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Tous les inconvénients ne valent pas qu’on veuille mourir pour les éviter : et puis y ayant tant de soudains changements aux choses humaines, il est mal aisé à juger à quel point nous sommes justement au bout de notre espérance.

Montaigne, Les essais, livre II, chap. III

Ce texte aborde la relation des jeunes générations, surtout les adolescents, avec le suicide. Il s’interroge donc sur les représentations ambivalentes de la mort qui les caractérisent, et particulièrement sur la déréalisation dont elle est l’objet quand un jeune tente de se donner la mort. Il s’appuie surtout sur des données de terrain recueillies à partir d’une étude qualitative menée à l’université de Strasbourg sans discontinuer depuis 1995, à partir d’entretiens semi-directifs autour de la relation des jeunes au risque mais aussi d’innombrables rencontres avec des jeunes dans différents cadres (Le Breton, 2007). Il bénéficie aussi du recul donné par la responsabilité qui fut la mienne dans la rédaction du Rapport du comité de pilotage chargé de proposer des pistes d’amélioration pour la politique de prévention du suicide commandée par le ministre de la Santé en France en 2009.

Trouver un sens au suicide ?

Établir une « cause » à un suicide n’a guère de sens. Tel est l’abîme où se perdent parfois les proches qui essaient de comprendre, bouleversés et se pensant coupables d’un geste qu’ils n’ont su ni prévoir ni arrêter. Dans le film de Kore-Eda, Moborosi (1995) un jeune ouvrier se tue en marchant paisiblement en pleine nuit sur une voie ferrée malgré les appels de sirène émis par le conducteur du train qui n’a pu éviter l’accident. Sa jeune épouse reste sidérée par le suicide de son mari. Rien ne laissait présager son geste ; il était heureux, ou plutôt tout dans ses comportements en donnait l’apparence, il aimait sa compagne et son fils, il avait des amis, elle ne l’avait jamais vu une seule fois dans un état de tristesse. Sa mort est pour elle un abîme de sens irrésolu. Elle reconstruit cependant son existence en acceptant d’épouser un veuf dans une autre ville, le père d’une fillette. Les années passent, les enfants grandissent, le couple se rapproche. Un jour pourtant elle doit retourner dans sa ville pour la cérémonie de mariage de sa soeur. Ses pas la guident dans le quartier où elle vivait avant le drame. Un cafetier lui dit que son mari est venu à son comptoir quelques heures avant de se tuer, comme il le faisait souvent en sortant de son travail. Lui aussi continue à s’interroger, car ce soir-là il était comme d’habitude, enjoué et tranquille.

La plaie de la jeune femme se rouvre. Elle rentre dans son nouveau foyer, mais insensiblement elle s’éloigne de son compagnon et se perd dans de longues rêveries douloureuses. Un soir sa détresse éclate et elle ne rentre pas. Sur un promontoire rocheux, elle regarde la mer tandis que la nuit avance vers l’aube. Son mari la retrouve et avance vers elle. Mais elle est dans une autre dimension du monde, inaccessible, et soudain elle craque, elle se retourne vers lui et lui crie : « Pourquoi ? Pourquoi il a fait ça ! ». Désarçonné, l’homme reste un moment silencieux, puis il lui raconte qu’un jour son père qui pêchait au large sur son bateau a vu un moborosi, une étrange et belle lueur sur l’horizon qui l’a irrésistiblement attiré vers la haute mer. Sans savoir comment il a réussi à revenir. « Il a dû voir un moborosi » ajoute l’homme, parlant de l’ancien mari de sa compagne. Elle le regarde sidérée, bouleversée. L’abîme du sens se résout peut-être finalement dans un nom ou plutôt un récit qui le nomme, et le ramène ainsi au pensable. Le moborosi est une image paradoxale de l’irreprésentable. Mais il autorise le deuil en libérant les survivants de la culpabilité et de l’énigme.

Les motifs d’un suicide sont sans doute inextricables, car ils mêlent trop de liens, trop de résonances secrètes, trop de blessures ou de vaines attentes, trop de silences. Le moment de l’acte est le plus souvent un point d’aboutissement qui aurait pu ne pas être si les circonstances avaient alors été autres, même d’un souffle. La tentation du suicide apparait parfois à la conscience à un moment de l’histoire personnelle avant de disparaître. La mort d’un proche, une séparation douloureuse, une maladie, un échec. La tentation d’en finir est repoussée, et peu à peu la blessure se referme, ou les événements de la vie l’éloignent. Les impératifs de la vie quotidienne avec leurs innombrables routines sont une forme de prévention ; ils permettent de franchir un mauvais cap. Le grain de sable qui précipite l’acte n’aurait pas eu le même impact quelques jours avant ou après. Un homme à bout de souffle décide de se pendre. Il se prépare à l’irréversible quand soudain le téléphone sonne. Il hésite et finalement va répondre. Un ami lui demande s’il peut passer le voir quelques jours plus tard. Les deux hommes échangent quelques mots. Quand il raccroche, il range la corde et la vie continue.

Aucun profil de suicidaire ne se dégage avec clarté. Il n’est pas possible de distinguer l’expérience d’une personne qui va se donner la mort de celle d’une autre qui continue à résister aux mêmes adversités. Trop de données entrent en jeu. Nul homme n’est une île, bien sûr, et les personnes qui l’entourent, le contexte social, culturel, mille autres faits interviennent dans le choix du suicide, dans le fait de le différer ou finalement de l’impossibilité d’envisager une telle issue. Le suicide d’un homme ou d’une femme de quarante ans était peut-être contenu déjà dans un drame d’enfance dont il a fallu tout ce temps pour qu’il vienne à éclore. Tous ignoraient cette fêlure que le temps a aggravée alors que pour d’autres il en a atténué la dureté.

Si certains suicides paraissent, mais avec le recul, inéluctables, logiques – mais combien d’hommes ou de femmes continuent à vivre des souffrances terribles sans penser un seul instant à attenter à leurs jours – d’autres, la plupart sans doute, relèvent de l’imprévisible. Tel homme travaille toute la journée à son bureau, plaisante avec ses collègues, rentre chez lui et se tire une balle dans la tête. « Un geste comme celui-ci se prépare dans le silence du coeur au même titre qu’une grande oeuvre, écrit Albert Camus. L’homme lui-même l’ignore. Un soir, il tire ou il plonge. D’un gérant d’immeubles qui s’était tué, on me disait un jour qu’il avait perdu sa fille depuis cinq ans, qu’il avait beaucoup changé depuis, et que cette histoire ‟ l’avait miné ”. On ne peut souhaiter de mot plus exact […]. Il y a beaucoup de causes à un suicide et d’une façon générale les plus apparentes n’ont pas été les plus efficaces […]. Se tuer, dans un sens, et comme au mélodrame, c’est avouer. C’est avouer qu’on est dépassé par la vie ou qu’on ne la comprend pas. » (1942, p. 15-19)

À l’exception du suicide médité, « philosophique », qui affirme la souveraine liberté de l’homme telle que la revendique par exemple Jean Amery dans Porter la main sur soi (1996) le suicide est rarement une recherche de la mort, il vise d’abord la fin d’une souffrance ou d’une impossibilité à donner un sens et une valeur à sa présence au monde. L’expérience clinique le montre, à défaut de trouver une solution pour s’extirper d’une impuissance, et convaincu de l’irréversibilité de la situation, la mort parait alors aux yeux de l’acteur la seule issue pour mettre un terme à une insupportable tension. Au coeur du suicide, il y a le sentiment que l’existence ne se coule pas dans une évidence tranquille, mais requiert un certain effort, une faculté d’apprivoisement qui connait des périodes contrastées. L’impossibilité d’avoir trouvé à l’existence un goût qui la rende heureuse. Mais le porte-à-faux est souvent présent. Le suicide n’est pas nécessairement lié à des circonstances précises. Il était là, lové au coeur de l’existence, comme une fissure qui ne cessait de s’élargir mais de façon insensible. Des hommes ou des femmes ont pu ainsi connaitre de longues années une vie régulière et sans doute heureuse, ils ont eu un métier, ils ont aimé, parfois ils ont eu des enfants, et un jour ils disparaissent, sans que rien ne laissât suspecter leur geste. Ils étaient dans leur existence comme dans une sorte d’exil, leur aspiration était ailleurs. Ils pensaient sans doute souvent à la mort comme à un havre prochain, mais nul ne le suspectait.

En ce sens le suicide est associé à une affirmation radicale de liberté. Il est perçu parfois, notamment par la tradition stoïcienne, comme le fait d’instaurer soi-même sa propre limite. Il traduit le fait de rester maître de soi jusqu’au dernier souffle. La mort se mue dès lors en « seul appuy de nostre liberté » (Montaigne, I, XV). Bien d’autres auteurs ont défendu cette idée. Milan Kundera pense que le droit de se supprimer à sa guise s’impose dès lors que l’adolescent entre dans l’âge d’homme, il estime que « tout homme devrait recevoir du poison le jour de sa majorité. Une cérémonie solennelle devrait avoir lieu à cette occasion. Non pour inciter au suicide mais, au contraire, pour qu’il vive avec plus d’assurance et plus de sérénité. Pour qu’il vive en sachant qu’il est maître de sa vie et de sa mort » (Kundera, 1976, p. 114-115). Ou encore Jean Amery : « La mort volontaire est bien le chemin de la liberté, la recherche du grand air, et non la liberté ou le grand air eux-mêmes […]. Tout ce qu’on peut ressentir, c’est l’absurdité de la vie et de la mort, et quand celle-ci est volontaire, une absurde ivresse de liberté. Vivre cette ivresse n’est pas une piètre expérience. » (1996, p. 155)

Imagination du suicide

Le suicide n’est pas toujours une impulsion, il est parfois une décision étalée dans le temps, et d’abord une représentation, un apprivoisement intérieur de la volonté de disparaître. L’imagination du suicide possède une forte ambivalence, elle est pour les uns, à leur insu, une forme radicale de prévention, une manière de reprendre le contrôle d’une vie qui échappe. En pensant sans cesse au fait qu’ils peuvent mourir à leur gré, ils en repoussent la tentation, et au fil du temps le maniement de l’idée de leur mort volontaire leur fait franchir la zone de turbulences où ils se perdaient. Ce jeu avec la possibilité de se tuer peut durer quelques semaines dans un contexte de crise ou toute une vie. La pensée de la mort est un antidote pour ne pas mourir ou pour remettre à plus tard. André Gorz, qui se suicidera le grand âge venu avec sa compagne, ne cesse à vingt ans de se sentir hors du monde et à chercher à exister le « moins possible ». Il écrit à ce propos : « Pensée constante du suicide et, pendant des mois, réserve de chloroforme dérobée au labo, avec laquelle il s’anesthésiait parfois le soir, soi-disant pour dormir, en fait avec la pensée que peut-être il ne se réveillerait pas, qu’il attraperait une bonne pneumonie ou une syncope cardiaque » (2004, p. 209). Même le fait de décider de sa mort prochaine marque parfois le retour à une vie plus heureuse comme le traduit Pierre Drieu La Rochelle : « À partir du moment où je me crus sûr de ma résolution la souffrance commença à diminuer, minute par minute. L’idée du suicide était entrée, je l’avais introduite, pour me soigner, me guérir de cela même qui l’engendrait. Quand donc la souffrance eut assez diminué, l’idée de suicide tomba. » (1951, p. 27)

De son côté, Emil Cioran écrivait : « Je ne vis que parce qu’il est en mon pouvoir de mourir quand bon me semblera : sans l’idée de suicide je me serai tué depuis toujours. » (1987, p. 74). À 22 ans, épuisé par un long mal de vivre, il songe à se donner la mort, mais il écrit Sur les cimes du désespoir. La pensée du suicide possède donc des vertus paradoxales, manière de narguer la mort tout en lui donnant en apparence un engagement de fidélité. La sincérité du désir de disparaître n’est pas en question. Les circonstances, un grain de sable parfois, décident ou non du devenir de cette imagerie mentale qui évite ou précipite la mort selon la tonalité des événements rencontrés.

Adolescence et suicide

Ce jeu avec l’idée de mort est particulièrement fréquent à l’adolescence. La manipulation de l’idée de mort est une manière de tenir celle-ci à distance, d’en désamorcer la menace en se donnant le sentiment d’en avoir le contrôle (Haim, 1969). Elle est une voie vers la connaissance de soi dans le rapport au monde, une manière de prendre ses marques. Exutoire de l’agressivité contre soi et les autres. Manière d’amortir les coups. Elle évite le pire, même si elle n’est pas exempte de danger pour des jeunes plus en souffrance que les autres et qui risquent de se brûler avec le feu à force d’en attiser l’imaginaire. Mais essentiellement elle est un paravent contre l’angoisse, une manière de rester le maître du sens et de ne pas s’en laisser conter par les circonstances. Comme si mourir pouvait désormais advenir de sa seule volonté. Le fait de s’éprouver diffusément comme a-mortel n’est pas incompatible avec le sentiment de sa précarité personnelle. L’ambivalence règne, surtout à cet âge.

La perception de la mort chez les jeunes générations possède une dimension d’irréalité, elle est sans cadavre (Le Breton, 2007). On meurt un moment, et l’on revient après ce détour les soucis enfin résolus. Une confusion du dehors et du dedans témoigne de limites de sens confuses et amène à concevoir la mort dans le prolongement de l’existence comme une zone de retraite et de réparation, un refuge contre l’adversité. La mort est un mot pour désigner le calme, l’apaisement, la fin des tensions. La tentative de suicide est une manière magique de casser l’enchaînement insupportable des choses et de « recommencer à zéro », de biffer l’avant pour éprouver face à soi une situation enfin propice. L’intuition de la mort n’est pas celle d’une fatalité, d’une destruction de soi, mais le fait de se reprendre en main sans pressentir les conséquences possibles d’un choc en retour qui retranche définitivement de l’existence.

Les jeunes ne possèdent pas de la mort la vision fatale et irréversible qui est celle de leurs aînés ; elle n’est pas perçue comme une destruction de soi, elle n’a pas le sens de la fin de l’existence. Dans le propos de maints jeunes, surtout des adolescentes, elle est à l’image d’un sommeil dont on s’éveille un jour, un temps de suspension, voire même de purification qui dépouille enfin des scories qui infectent l’existence. « Je voulais dormir », « Je voulais que ça s’arrête », « Ça me prenait trop la tête », « Je voulais faire réagir mon père ». Une sorte de coulisse où trouver l’apaisement avant de renouer avec les nécessités de la représentation. Mourir n’est pas se tuer mais disparaître comme derrière un rideau sur une scène avant de bientôt revenir, purifié de tout souci dans une sorte de fantasme de « Belle au bois dormant ». Le recours aux médicaments pour tenter de se donner la mort est révélateur ; il est le moyen le plus souvent utilisé par les adolescents, surtout les filles, renvoyant à une conduite magique d’effacement de la souffrance par un procédé immédiat. De la même façon que leurs parents essaient de réguler leurs difficultés personnelles avec des procédés chimiques : psychotropes, etc., dans une quête de la molécule magique et non plus en essayant de changer le cours de leur existence, leurs enfants effectuent un usage détourné des molécules. Ces médicaments pour soulager du mal de vivre sont là utilisés pour soulager l’existence tout entière dans une attente magique que tous les maux se résolvent.

Ce désir de dormir est aussi pour une large part une forme de régression, une volonté de retourner à l’enfance et d’être libéré de la charge de tension liée au fait de grandir et de devoir assumer de nouvelles responsabilités. Les contraintes d’identité deviennent trop lourdes à porter et elles appellent un soulagement symbolique. Recherche de blancheur, d’effacement provisoire de soi. Volonté d’abandonner les contraintes de l’identité, de ne plus être soi (Le Breton, 2007, 2015). Suspension de soi, effacement des circonstances, quête d’un coma non prémédité, mais intérieurement désiré comme un havre où se reconstituer. Mort non brutale et définitive mais réversible et maternelle, lieu d’apaisement des tensions, en un mot une mort sans cadavre. Le souci est moins de mourir que de ne plus être là. Il est moins de se tuer que de se dépouiller seulement du pire. Nombre de ceux qui meurent ne le voulaient pas, à la différence du suicide touchant des personnes plus âgées où le sentiment du tragique de l’existence est nettement présent.

La quête poursuivie lors de la tentative de suicide est celle d’une mort qui mette un terme aux tourments, la recherche d’une matrice où trouver la paix. Elle est l’instance où s’abolit enfin l’insupportable. En manipulant l’idée de mort, en partie aseptisée dans son esprit, car elle n’est pas susceptible réellement de le détruire, le jeune effectue un compromis avec son mal de vivre, sa quête de reconnaissance et sa volonté de ne devoir qu’à lui.

Pour les jeunes générations, la tentative de suicide apporte un soulagement provisoire, parfois durable ou définitif, à la difficulté d’être soi. Elle expulse la tension qui produisait le sentiment d’un effondrement de soi. Son issue en termes de redéfinition de soi sous une forme plus heureuse, dépend des ressources personnelles du jeune et de la qualité d’accompagnement de son entourage. Dans un premier temps le jeune éprouve le sentiment diffus de sa légitimité à exister puisqu’il a survécu à l’ordalie (Le Breton, 2007), mais l’attitude des proches est décisive. S’ils ne reconnaissent pas le jeune et banalisent son geste, ils le confirment à l’inverse sur son insignifiance.

L’acte suicidaire s’efforce d’extraire la mauvaise part de soi qui apparaît comme un mur empêchant d’avancer. Sa radicalité, par la sollicitation physique qu’il impose, restaure avec force des limites de sens avec le monde. Il a une efficacité symbolique en ce qu’il redéfinit l’existence. Il modifie en profondeur les relations entre le monde intérieur du jeune et son environnement. Il s’agit rarement de se tuer pour mourir, mais plutôt de se tuer pour devenir autre, se défaire de ses tourments. L’acte vise à s’arracher à soi-même, à se désengluer des images négatives. Tuer l’autre en soi ou les représentations néfastes qui collent à la peau. À cet âge surtout les tentatives de suicide sont toujours des tentatives de vivre, une recherche de renaissance afin de s’affranchir de circonstances et de représentations insupportables, et non une quête de destruction. La mort à l’horizon des tentatives de suicide adolescentes ne s’oppose pas à la vie, mais seulement à la souffrance, au fait de ne pouvoir se supporter soi. Elle entend effacer l’existence présente et non réfuter l’existence en tant que telle.

Pour d’autres, la représentation de leur mort volontaire a l’allure d’un programme ; elle est une préparation discrète mais efficace à leur disparition, une délectation morose qui apparait comme un ultime sursaut pour desserrer l’étau et vivre avec le soulagement d’avoir pris une décision qui fera que bientôt tout sera fini. Ils possèdent un sésame pour vivre les yeux grands ouverts sur un monde qu’ils ont décidé de quitter sans plus en souffrir, avec même un sentiment de grâce, de puissance, de savoir qu’ils mettront bientôt fin à leurs jours et que les autres l’ignorent. Dans Le récit secret, Drieu La Rochelle apparait comme un homme hanté par la question de la mort et qui envisage tranquillement le suicide comme une solution. Il n’en ressent nulle angoisse. « Le suicide c’est la ressource des hommes dont le ressort a été rongé par la rouille, la rouille du quotidien. Ils sont nés pour l’action, mais ils ont retardé l’action ; alors l’action revient sur eux en retour de bâton. Le suicide c’est un acte, l’acte de ceux qui n’ont pu en accomplir d’autre » (1963, p. 164). Le texte est écrit après sa première tentative en 1944. « Je ne croyais nullement en me donnant la mort contredire en moi l’idée de l’immortalité. C’était au contraire parce que je croyais à l’immortalité que je me précipitais si vivement vers la mort. Je professais que ce qu’on appelle la mort n’est qu’un seuil et qu’au-delà continue la vie, ou du moins, quelque chose de ce qu’on appelle la vie, quelque chose qui en est l’essence. » (1963, p. 30)

Le goût de la cerise

La volonté de mourir la plus ferme peut être désarmée par les circonstances, et parfois les plus insolites. Dans Le goût de cerise (1996), de Abbas Kiarostami, un homme a décidé de mourir en avalant des psychotropes. Il a creusé sa tombe dans la montagne, mais il souhaite que quelqu’un vienne combler le trou. Il rencontre une série de personnages qui se dérobent tous, sauf un vieux gardien de musée qui lui promet de faire ce que l’homme lui demande. Lui-même, dit-il, a tenté un jour de se tuer. Plus rien n’allait dans sa vie et il a voulu se pendre. Mais la corde ne s’accrochait pas aux branches du cerisier, alors il est monté dans l’arbre. Là il a cueilli une cerise et l’a mangée, puis une autre. Il a regardé le paysage, le soleil. Des enfants sont arrivés et ils lui ont demandé de secouer l’arbre. Ils se sont éloignés en mangeant les cerises. Lui-même en a ramassé et il a rebroussé chemin vers sa maison. À son réveil sa femme aussi a mangé les cerises. Le vieil homme interpelle alors son interlocuteur. Il ne verra plus le lever du soleil, les jours de pleine lune… « Ceux qui sont de l’autre monde veulent venir ici, et toi tu veux t’expédier là-bas ! ». Et il lui pose une question : « Tu veux te passer du goût de la cerise ? ». Non, l’homme ne le peut pas. Il s’effondre. Il est revenu au monde.