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Les études sur la mort ont donné lieu à de nombreuses publications. Qu’il s’agisse des travaux désormais classiques sur les rites de mort initiés entre autres par Louis-Vincent Thomas (1975, 1985), repris et poursuivis par maints auteurs comme Patrick Baudry (1999) et Jean-Hugues Déchaux (2000) pour n’en nommer que quelques-uns, des études anglo-saxonnes issues du courant des death studies (Walter, 1994) ou celles de thanatologie ayant donné lieu à la revue française Études sur la mort (sous la direction de Bacqué et Hanus), la mort occupe une place importante dans la littérature scientifique sans doute en raison de la gravité qu’elle soulève par rapport à la condition humaine et ce, peu importe l’âge auquel elle survient. Elle a souvent été abordée sous l’angle de la ritualité, comme l’un des grands rites de passage de la vie (Thomas, 1985; Clavandier, 2009; Cherblanc, 2011), et se centre aujourd’hui sur ce qu’il reste après son passage, le deuil des survivants (Bacqué, 1997a et b, 2000; Berthod, 2015). Plus récemment, les formes rituelles liées au développement du numérique occupent une bonne part de la littérature actuelle sur la mort (Julier-Costes, 2012; Lachance, 2012; Gamba, 2015). Bien que la mort ait fait l’objet de plusieurs interprétations interdisciplinaires, elle constitue encore de nos jours matière à réflexion. Se questionner sur le rapport entre la mort et les jeunes propose ainsi une multitude de perspectives à explorer. Dans ce texte, nous nous interrogeons sur les pratiques commémoratives des jeunes en deuil. Notre propos s’appuie principalement sur un cas singulier de ritualité vécue dans un groupe de jeunes adultes de 18-25 ans. Par le récit de la ritualisation ayant suivi la mort accidentelle d’un des membres du groupe, nous tenterons de comprendre comment se vit le rapport à la mort et au deuil face à la perte d’un proche, qui, près de huit ans plus tard, se prolonge encore. Tout porte à croire que les ritualisations réalisées par le groupe de pairs, notamment dans les pratiques commémoratives, participent au processus du deuil et qu’elles sont en quelque sorte l’expression de l’apprivoisement de la mort qui passe par la régénération de groupe.

Les rites de mort contemporains revisités : entre nouveaux rites et rites recyclés[1]

L’angle ethno-anthropologique sous lequel nous avons abordé la mort est celui des rites de passage contemporains en contexte québécois. Nous rappelons ici les principaux constats. À partir d’une vingtaine de témoignages et d’observations directes de rites funéraires variés s’étant déroulé entre 1998 et 2013, l’étude a mis en lumière une nette transformation des rites de mort, marquée d’abord par son émancipation de la sphère religieuse qui l’avait, jusqu’aux années 1960-1970, encadrée et qui s’explique, notamment, par les processus de sécularisation, de médicalisation, d’intimisation et d’individualisation, voire de personnalisation des rituels (Roberge, 2014).

Dans un premier temps, l’observation de la diversité des gestes rituels entourant la mort et des cérémonies qui les mettent en scène expose un déplacement de l’objet du rite vers la prise en charge des survivants (Roberge, 2015). Si la double finalité du rite de mort est toujours présente – c’est-à-dire assurer le passage d’un état à un autre pour le défunt et accompagner les endeuillés dans l’épreuve de la perte d’un proche –, il demeure que, de nos jours, le rituel funéraire est plus centré sur l’accompagnement des survivants dans leur traversée du deuil. De fait, cela se traduit entre autres par un investissement personnel des proches du défunt dans la préparation et le déroulement de la cérémonie quelle qu’elle soit; ceux-ci ne font pas qu’assister passivement aux obsèques. Ils s’engagent dans la situation rituelle en cherchant conseils et repères dans les ritualisations qu’ils connaissent ou qu’ils ont déjà vécues pour « choisir » des gestes expressifs significatifs, à la fois pour le défunt et pour eux-mêmes, afin de mettre en sens l’insensé. Ce constat repose sur le besoin de se réapproprier les rites de mort. Du point de vue des survivants, la participation à la ritualisation de la mort est ainsi vue comme un premier pas dans l’expression du deuil par l’apaisement visé dans la réalisation du rite. Au demeurant, si la prise en charge corporelle et spirituelle du défunt est encore la finalité première du rite de mort, son devenir post-mortem fait l’objet lui aussi d’une reconfiguration, entre autres lors des pratiques commémoratives. Celles-ci ont aussi subi une sorte de déplacement dans la ritualisation des célébrations funèbres. On observe par exemple que les hommages au défunt sont de plus en plus intégrés à la cérémonie comme telle, surtout lorsqu’il est question de rituels non religieux. Les hommages prennent la forme d’une commémoration où est exposée la vie du défunt, son travail, ses réalisations, ses passe-temps préférés, ses passions, les gens et les événements importants de sa vie, ses amis, sa famille, ses rencontres, etc. L’ensemble de la ritualisation de la vie du défunt s’accompagne de photos et d’objets lui ayant appartenu, qui défilent sur écran ou encore de mots sentis, éloges tristes ou humoristiques, lectures, chants et airs de musique que les endeuillés offrent en guise de dernier hommage. Les pratiques commémoratives deviennent, en ce sens, le coeur même de la cérémonie.

Nous avons également observé que le temps de la sépulture est une étape toujours essentielle du rite, mais qu’elle est en pleine transition. En effet, l’accompagnement du défunt dans son dernier repos ou sa dernière demeure ne se fait plus immédiatement après la cérémonie. On assiste à l’émergence de nouveaux lieux de sépulture – tels que cimetières virtuels, columbariums, mausolées, jardins du souvenir, mémoriaux en ligne – qui viennent combler les espaces insuffisants des cimetières classiques ainsi qu’à l’émergence de nouvelles pratiques de disposition des cendres humaines, dont leur conservation à domicile ou leur dispersion dans un ou plusieurs endroits. Il existe en effet au Québec divers modes de destination des cendres : enfouissement en terre, dispersion dans la nature, immersion en mer, niche de columbarium, bijoux cinéraires, domicile des survivants qui sont autant de lieux privés et publics de sépulture[2]. Devant cette diversité de lieux, on peut y voir comme certains un inachèvement du rite, par exemple lors de la dispersion des cendres en nature, sans trace tangible de sépulture pour pérenniser le souvenir du défunt, ou lors de la conservation des cendres à domicile, cette dernière pratique étant considérée par les intervenants et conseillers auprès des endeuillés comme une tentative de « retenue » du défunt dans le monde des vivants (Baudry, 1995). Par contre, ce mode privé de destination des cendres, lorsqu’il devient permanent, peut permettre l’aménagement d’un espace particulier de la maison de manière à offrir un lieu adéquat de recueillement, sorte d’autel domestique. Jusqu’à tout récemment, les pratiques commémoratives prenaient surtout place une fois le rite de mort accompli, c’est-à-dire qu’elles faisaient suite aux trois temps du rituel – le temps de l’exposition du corps, le temps de la cérémonie et le temps de la sépulture –. Cette quatrième séquence du rite comprenait essentiellement le service anniversaire du décès, les visites au cimetière et les pratiques entourant la Toussaint et le Jour des morts au début du mois de novembre. De nos jours, force est d’admettre que ce type de pratiques est en régression pour une grande part de la société qui a délaissé la religion catholique. De ce fait, les pratiques commémoratives ne sont plus relayées uniquement dans le cadre religieux, mais elles prennent diverses formes, plus personnalisées et plus personnelles, et s’insèrent dans le rite à différents moments, entre autres lors de la cérémonie d’adieu, comme nous l’avons constaté dans notre étude (Roberge, 2014). Au demeurant, leur fonction n’a pas changé : les pratiques commémoratives prennent toujours leur signification en relation avec la gestion du deuil des survivants lors de la perte d’un proche.

Qu’elles se réalisent au moment de la cérémonie d’adieu par un hommage au défunt ou lors de la sépulture lorsqu’il y a inhumation ou dispersion des cendres peu importe le laps de temps après la mort, ces pratiques de commémoration servent à apaiser le chagrin des endeuillés tout en pérennisant le souvenir de la personne disparue. Elles ne marquent plus nécessairement la fin du deuil comme cela était le cas lorsqu’il était socialement pris en charge par la communauté, mais ces pratiques permettent peut-être à tout un chacun de vivre le deuil à sa manière, de façon personnelle et progressive, le temps nécessaire à ce que la séparation se fasse. Le deuil se vit par étapes, selon le rythme de chacun. Pour certains, il n’est jamais terminé. Voyons maintenant, à partir d’un exemple particulier, recueilli en 2016 auprès de deux témoins, comment se déploient l’expression du deuil et les pratiques commémoratives actuelles dans un groupe de jeunes.

Les circonstances de l’accident de Guillaume et les pratiques commémoratives[3]

Guillaume, 21 ans, est décédé le samedi 17 février 2007 dans un accident de voiture à Lévis sur la Rive-Sud de Québec. Ni la vitesse, ni l’alcool ou autre substance ne semble être en cause. Par contre, le climat, l’état de la route ou la fatigue sont des facteurs ayant pu provoquer l’accident. Nul ne peut le savoir avec certitude. Les circonstances de l’accident demeurent nébuleuses, mais Guillaume avait déjà confié à une amie proche qu’il avait tendance à « s’endormir au volant » quand il conduisait. Seul dans la voiture, il revenait d’une fête d’amis, qui avait lieu à moins de cinq kilomètres de chez lui. Il aurait perdu la maîtrise de son véhicule dans une courbe sur une route de banlieue mal éclairée et glacée. Sa voiture a fracassé un poteau de téléphone. Selon le rapport de police[4], Guillaume n’est pas mort sur le coup, mais au moment où le poteau s’est fendu en deux pour retomber sur la voiture côté conducteur. Ce coup a été fatal. Il devait être autour de minuit trente. Une amie devait l’accompagner, mais comme il était trop tôt pour quitter la fête, elle a décidé de rentrer chez elle par ses propres moyens. D’autres amis ont confirmé que Guillaume avait quitté la soirée tôt, en raison de la fatigue, car il avait beaucoup fêté la veille. Celui-ci avait la réputation d’être un « gars de gang », bon vivant, énergique, boute-en-train, fêtard, aimant la vie, toujours en blagues et souriant. Selon le témoignage de Marie, « il est exclu à 100 % qu’il s’agit d’un suicide ! », car Guillaume, ayant connu des difficultés scolaires au niveau du secondaire, avait enfin trouvé sa voie dans ses études collégiales qu’il avait entreprises en éducation spécialisée. Issu de parents séparés, mais ayant gardé une excellente relation, il était l’aîné d’une famille de deux garçons. Guillaume adorait travailler auprès des jeunes; il savait s’entourer d’amis et son dynamisme était recherché. Il côtoyait la troupe scoute de sa ville et était très impliqué dans l’animation des terrains de jeux tant comme moniteur qu’animateur. Il faisait partie du groupe SAVEUR[5], spécialisé dans la formation et l’animation des moniteurs de camps de jour et des terrains de jeux. Ce groupe jouera un rôle particulier dans la perpétuation du souvenir de Guillaume.

L’annonce du décès d’un jeune des suites d’un accident de la route correspond toujours à un moment grave et les circonstances entourant les dispositions funéraires sont souvent très sensibles. Dans son témoignage, Marie précise qu’elle a appris par téléphone le lendemain matin la mort accidentelle de Guillaume alors qu’elle se trouvait au travail. Elle a d’abord cru à une blague, puisque cela faisait partie du type habituel de cabotinage entre les membres du groupe SAVEUR auquel elle appartenait aussi. Un rendez-vous était fixé dans l’après-midi à 16 heures chez une des membres du groupe. Marie se souvient d’être allée ce soir-là sur les lieux de l’accident; elle avait besoin de voir et de constater par elle-même l’état des lieux pour essayer de comprendre, pour admettre l’improbable. Un rassemblement d’amis a aussi eu lieu, mais pour Marie les souvenirs se confondent avec les dispositions officielles. Selon l’avis de décès, la famille a reçu les condoléances le jeudi 22 février de 14h à 17h et de 19h à 22h ainsi que le vendredi matin à compter du 10h au funérarium. Puis, une liturgie de la parole a été célébrée à l’église le vendredi 23 février à 13h30. Marie se souvient que l’église « était pleine à craquer ». Après la liturgie de la parole, la famille a convié les amis et les proches au centre communautaire attenant pour partager un dernier repas à la mémoire de Guillaume. L’accident ayant eu lieu en février, le corps a été incinéré et exposé dans une urne. L’inhumation a eu lieu plus tard au printemps au cimetière de Lévis. Selon les deux témoignages recueillis, la pierre tombale est très originale, à l’image de Guillaume. L’épitaphe comporte une parole du groupe SAVEUR et celle-ci est surmontée d’un soleil qui symbolise le groupe et son travail d’animation d’été dans les terrains de jeux. Quatre empreintes de mains, celles de ses amis d’enfance et du cours primaire, sont également gravées dans la pierre en souvenir de leur amitié indéfectible. Un bandana y est aussi gravé puisqu’il représente Guillaume qui arborait en tout temps ce signe distinctif sur la tête. La pierre tombale est toujours garnie de fleurs.

Par ailleurs, Marie se souvient d’un hommage à Guillaume qui s’est fait entre amis seulement et auquel elle a assisté : « Ses amis avaient préparé une vidéo, il y avait une projection sur un mur, il y avait des photos de lui, de la musique, des mots puis il y a eu des lectures. C’était triste et joyeux à la fois. » Elle se rappelle que ce rassemblement a eu lieu dans une maison privée, où tous les amis étaient invités. Cette rencontre entre jeunes d’une même génération peut être considérée comme une forme de ritualité transversale. Elle correspond sans doute à un besoin de se réunir entre pairs afin de partager par le récit des souvenirs et des faits pour trouver une sorte d’apaisement face à la disparition soudaine d’un des leurs. Aux dires de Marie, l’événement de la mort de Guillaume était d’autant plus « surréaliste » que le groupe SAVEUR avait tenu une de ses « fameuses » réunions préparatoires des stages le week-end précédent. Ces fins de semaine intensives, du vendredi soir au dimanche matin, où les membres du groupe étaient enfermés dans un chalet, avaient comme particularité de souder les uns aux autres de façon soutenue et en marge du reste de la communauté. À lui seul, le groupe SAVEUR formait une sorte de « communitas spontanée » au sens de Victor Turner (1990). Les membres partageaient l’expérience de nombreuses activités d’animation et de préparation de celles-ci, ainsi que d’autres expériences plus extrêmes d’exploration des limites de la fête, marquées par quelques débordements. Réunions de travail certes, mais empreintes de moments de folie et de détente entre les ateliers qui se déroulaient dans l’enthousiasme, voire parfois dans l’euphorie. Pas étonnant que, dans le contexte de ce groupe spécifique, la perte d’un membre laisse un aussi grand vide, que certains ont éprouvé plus fortement que d’autres, et qu’ils aient souhaité, à leur façon, conjurer la mort.

En parallèle aux obsèques officielles et à l’inhumation au cimetière, certains membres du groupe SAVEUR ont décidé d’ériger un mémorial sur les lieux de l’accident. À l’instar de tous ces bouquets, bornes et croix funéraires qui parsèment les bords de routes et autoroutes pour signaler le souvenir d’un accident, le poteau de téléphone qui a fauché la vie de Guillaume est devenu le symbole de sa mort et un haut-lieu commémoratif. L’initiative revient à deux de ses amis les plus proches auxquels les membres du groupe SAVEUR ont emboîté le pas pour décorer le poteau de divers objets ayant appartenu à Guillaume ou le représentant : peluches, photos, bandanas, mots d’affection, fleurs. L’apport le plus significatif du groupe est un T-shirt à l’effigie du thème d’animation de l’été du groupe SAVEUR monté sur une croix en bois. Celle-ci est plantée au pied du poteau de téléphone et trône au milieu des autres objets qui rappellent la mémoire du défunt, sacralisant en quelque sorte le lieu. L’érection de ce mémorial dans l’espace public témoigne d’un rapport particulier au lieu de l’accident. Pour les compagnons du groupe SAVEUR et les autres amis du défunt, cette borne funéraire improvisée devient symboliquement une façon de s’approprier la mort en laissant une trace tangible, en la localisant. Cette borne de mémoire est aussi devenue un lieu d’appartenance des jeunes de ce groupe qui s’y rassemblent à des fréquences variées. De fait, l’entretien du lieu et des objets décorant le poteau de téléphone fait régulièrement partie des pratiques commémoratives qui permettent de raviver la mémoire du défunt. Chaque année à l’anniversaire de sa mort, quelqu’un du groupe SAVEUR, le plus souvent une recrue de la même cohorte de Guillaume, publie un mot sur Facebook. Des commentaires et des souvenirs à sa mémoire fusent alors parmi ses amis. En 2015, huit ans après son décès, deux amis proches, Philippe et Luc, ont convié, par un message sur Facebook, ceux qui étaient disponibles à un rassemblement au mémorial pour rafraîchir le tout, désherber et débroussailler autour du poteau et le bord de route. La rencontre a eu lieu au début de l’été et a rassemblé une dizaine de jeunes, tous du groupe SAVEUR. L’objet le plus symbolique a été remplacé par un nouveau T-shirt arborant une thématique plus récente du groupe SAVEUR. Ce rassemblement n’a cependant pas donné lieu à un cérémonial très organisé : aucun chant du groupe, aucun slogan ni discours hommage, par contre des souvenirs ont été évoqués : « Qui se rappelle de sa voix ? ». Marie, qui y a participé, se souvient : « On a tous bu des petits shooters de fort (alcool, eau-de-vie, tord-boyaux) dégueulasse, parce que ça fait partie aussi du groupe SAVEUR de boire des affaires dégueulasses, extrêmes, pas rapport, genre de la téquila cheap, épouvantable, c’est du ramonage de tuyau, c’était le but, c’était obligatoire [de boire], sauf la femme enceinte, sauf la femme allaitante, c’était une tradition du groupe. On en a pris genre un pis deux pis trois shooters sur le bord de la route. » L’usage d’alcool dans cette séquence suscite plusieurs interprétations : nier ou effacer momentanément ce qui est arrivé, intensifier les émotions pour mieux les ressentir, désinhiber pour créer du lien, simuler la présence de l’absent, partager une tradition du groupe pour mieux resserrer les liens (Julier-Costes, 2012, p. 66). La rencontre s’est terminée et le groupe s’est dirigé dans un pub pas très loin des lieux de l’accident où ils ont bu une bière à la mémoire de Guillaume.

Bornes funéraires et ritualité transversale

L’exemple retenu illustre une ritualisation de la mort en deux temps, celui de la communauté et celui du groupe de pairs ou, pour reprendre les termes socio-anthropologiques de Julier-Costes (2012; 2016), il rend compte à la fois des ritualisations funéraires instituées et instituantes[6]. Bien qu’il soit fréquent chez les jeunes générations de ne pas se reconnaître dans les rites dits classiques, même remaniés, il ne faut pas pour autant conclure que les rites sont complètement évacués de leur monde et qu’ils vivent leur deuil uniquement de façon intime. Le rassemblement des survivants à l’occasion de la mort d’un proche, le culte de la trace par sa localisation dans un lieu de sépulture et sa commémoration font partie des invariants du rite funéraire. Central dans le cas de Guillaume, le phénomène des bornes ou bouquets de route apparaît comme un rite funéraire en marge des rites de mort officiels. Il dénote un rapport à la mort et au deuil qui se vit dans l’espace public hors des lieux de mémoire clos et règlementés que sont les cimetières. Leur présence visible dans des endroits où ils n’ont pas lieu d’être renvoie automatiquement à la mort et au souvenir. Ces bornes commémoratives, plus souvent des croix, portent un double message : celui de la prévention comme un appel à la prudence sur les routes et celui du souvenir de la personne qui a trouvé une fin tragique à cet endroit. L’installation de bornes de mémoire le long des routes en dérange plus d’un et fait même l’objet de controverses. Elles sont parfois considérées comme une distraction pour les passants alors que d’autres sont gênés devant ce spectacle désolant et trouvent inconvenant de voir la mort exposée dans l’espace public car sa place est, selon eux, plus adéquate au cimetière. Ces réactions sont celles d’observateurs et de passants qui ne considèrent pas le point de vue de ceux qui ont perdu un proche dans un accident de la route et alimentent, jusqu’à un certain point, la thèse du déni social de la mort (Ariès, 1975; Thomas, 1975; Des Aulniers, 1998). Dans les faits, cette pratique populaire n’est pas encadrée partout de la même manière. Au Québec par exemple, les bornes de route sont interdites par le Code de la sécurité routière régie par le ministère des Transports tout comme dans plusieurs états américains[7]. Par respect des endeuillés, ce geste de piété populaire est toutefois toléré par Transports Québec dans la mesure où la borne ne nuit pas à la circulation ni ne compromet la sécurité des usagers de la route. Pour cette raison, on recommande que la croix ou la borne soit bien visible de la route afin que les gens ne soient pas tentés de s’arrêter sur l’accotement, certains lieux étant particulièrement risqués ou moins visibles comme dans une courbe par exemple. Malgré l’absence de règlementation claire pour leur installation, ces mémoriaux de bord de route sont davantage perçus comme une incitation à la prudence que comme un lieu de recueillement. Lorsque l’on parcourt les faits divers des journaux, nombre de cas d’accidents mortels de la route sont rapportés[8]; ils concernent souvent des jeunes, adolescents et jeunes adultes, et dénoncent tantôt l’injustice, l’inexpérience, la négligence, la vitesse ou les conduites à risque de certains conducteurs, tantôt la conduite avec facultés affaiblies impliquant alcool et autres substances ou simplement la fatigue. Toutefois, quand il est question d’un accident impliquant un jeune, une constante demeure dans les articles de journaux recensés : l’érection de croix commémoratives et autres bornes funéraires est le plus souvent une initiative du groupe d’amis qui souhaitent accomplir un geste concret, en dehors du cadre funéraire officiel, religieux ou laïc, de réconfort, de soutien, d’amitié et de solidarité, bref, une façon de manifester leur attachement, de garder près d’eux celui qu’ils ont perdu, de perpétuer son souvenir, de ne pas l’oublier. Dans cette optique, ériger une borne à la mémoire de quelqu’un peut conduire à une sorte d’apaisement du chagrin et de la douleur associés à la perte d’un proche, une façon plus personnelle et intime de vivre son deuil. Dans l’exemple retenu, on peut penser que les jeunes du groupe SAVEUR ont voulu perpétuer la mémoire de l’un des leurs à leur façon en mettant en valeur les qualités de Guillaume, son dynamisme et sa joie de vivre. Le T-shirt du groupe symbolise la vitalité de celui qui n’a pas eu la chance de poursuivre son action sociale envers les jeunes dans son engagement dans les mouvements sociaux et d’animation. Pour Marie, le mémorial de l’espace public n’a pas plus ou moins de valeur que celui de l’espace privé du cimetière; elle ne fréquente ni l’un ni l’autre comme lieu de recueillement, d’autant plus que l’endroit de l’accident est difficile d’accès pour s’y arrêter en toute sécurité. Cependant, il lui importe de garder un souvenir vif de ce jeune et l’entretien du mémorial, à fréquence relativement régulière, contribue à cet effort de mémoire et redonne au lieu et au geste toute son efficacité symbolique. L’abandon de ces bornes funéraires dans l’espace public, leur négligence ou leur apparence défraîchie est d’ailleurs l’un des arguments de ceux qui « trouvent désolante la vue de croix non entretenues, avec des photos et des rubans affadis et des fleurs fanées[9]. » Pourtant, il ne faut pas croire que ce geste de piété populaire, aussi spontané soit-il, « de déposer des fleurs sur un lieu d’accident soit un acte plus précipité et plus brouillon qu’une autre forme de pratique funéraire, telle que la gravure de quelques mots sur une plaque de marbre déposée sur une tombe. » (Tavner, 2008-2009, p. 9). Ces pratiques d’apaisement se vivent comme des rites intimes et personnels pour ceux qui les réalisent. À l’instar des cas que nous avions déjà répertoriés (Roberge, 2014) qui rapportent d’autres formes d’apaisement comme le marquage corporel, l’accomplissement d’une performance artistique ou d’un pèlerinage réalisés en marge des rites institués pour trouver une voie vers l’acceptation continue du caractère définitif de la perte d’un proche, les mémoriaux de route relèvent d’une ritualité transversale ayant sa propre signification.

Mais ne pourrait-on pas aussi voir dans ces bouquets et bornes commémoratifs des formes d’expression publique du chagrin, qui redonnent une dimension collective au deuil ? Puisque ce dernier n’est plus vécu socialement, entre autres par le port de vêtements spécifiques, il s’est en quelque sorte intériorisé. Déni de la mort et déni du deuil vont de pair dans nos sociétés contemporaines. Les mémoriaux de route stigmatisent le paysage de façon à ce que collectivement nous prenions conscience que la mort a frappé une fois de plus. En ce sens, ils jouent un rôle primordial sur le plan symbolique et collectif. Même si le passant n’est pas directement concerné par le disparu à la vue d’une borne funéraire, le spectre de la mort ne peut lui échapper; elle est porteuse d’un double message : « Ici la mort a frappé; ici la mort est dorénavant commémorée. » Si l’intention première de ceux qui érigent ces bornes à la mémoire des proches relève d’abord d’une pratique d’apaisement, leur inscription dans l’espace public transmet un message à une plus grande échelle, c’est-à-dire à tous les passants et usagers de la route, qui, eux, le décrypteront à leur propre façon : devoir de mémoire, danger de la route, incitation à la prudence, réflexion sur le deuil des familles éprouvées, autant d’interprétations possibles et de questionnements sur ces objets symboliques. Au-delà du deuil vécu de manière de plus en plus individualisée, ces marques commémoratives dans l’espace public sont une invitation à une réflexion commune sur la mort et le deuil, en dehors des lieux et des temps circonscrits et conventionnels de mémoire.

Pratiques commémoratives et rôle des réseaux sociaux

Pour comprendre la ritualité contemporaine, il faut l’analyser en tenant compte du contexte dans lequel les expériences rituelles s’inscrivent, dont celui des mondes numériques. Dans l’exemple de l’accident de Guillaume, les réseaux sociaux jouent un rôle primordial dans les activités de commémoration. Néanmoins, on ne peut pas à proprement parler de ritualité funéraire numérique telle que certains auteurs la définissent. Fiorenza Gamba distingue quatre formes de rituels funéraires numériques qui ont émergé depuis moins d’une vingtaine d’années : 1) les cimetières électroniques, virtuels incluant les funérailles virtuelles qui sont « des sites Internet qui reproduisent d’une manière plus ou moins fidèle les objets utilisés et les actions accomplies dans les cimetières traditionnels lors des cérémonies funèbres » (2015, p. 201); 2) les coffres-forts numériques, correspondant à « des sites qui conservent les données numériques importantes – codes d’accès, mots de passe, documents – des inscrits […] et organisent ce matériel dans des fichiers » (2015, p. 201) et qui offrent un service de messagerie post-mortem; 3) Facebook et autres SNS (Social Network Site) qui ont des fonctions dédiées aux inscrits décédés, entre autres la fonction In Memoriam, qui « consiste dans la possibilité pour les proches, après avoir obtenu la permission des administrateurs du site, d’utiliser le profil du défunt et les données qu’il contient pour diffuser des souvenirs et accueillir des messages […] de la part des amis » (2015, p. 202) et enfin, 4) les flashcodes tombeaux qui sont « des codes QR gravés sur une plaque de porcelaine et fixée sur les tombes » (2015, p. 202) qui permettent d’accéder, via un téléphone intelligent ou une tablette numérique, à des sites où sont conservés les données du défunt sous forme de fichiers biographiques incluant vidéos, photos, textes et images présentant des fragments de la vie du défunt. Par leur inscription dans l’espace virtuel qui nous enveloppe, toutes ces nouvelles formes rituelles rendent la mort et le deuil très présents et ce, quotidiennement. Au demeurant, la séparation symbolique qu’impose le rite en nous faisant entrer dans un temps spécifique, sorte de mise entre parenthèses du quotidien, ne se fait plus de manière aussi marquée. Le temps sacré du rite est de plus en plus exceptionnel, car ce dernier se contracte, se simplifie au point parfois de disparaître (Jeffrey, 2016, p. 117). Paradoxalement, les usages que nous faisons au quotidien d’Internet et des réseaux sociaux redéfinissent notre rapport à la mort et au deuil.

Dans l’exemple retenu, le groupe de pairs a mis en place une ritualité en parallèle visible à plusieurs moments dans le rite. Comme le mentionne Julier-Costes (2012, p. 66), l’un des temps forts des ritualisations « funéraires instituantes est le regroupement des amis dès l’annonce du décès. Les jeunes éprouvent le besoin d'être ensemble pour faire front face à la mort en se regroupant, mais aussi pour ne pas vivre seul des sentiments très forts. C’est un moment crucial et beaucoup de jeunes l’associent à un sentiment de survie. » Le témoignage de Marie à cet effet est éloquent. Les membres du groupe SAVEUR se sont réunis entre eux dès le lendemain de l’accident; certains sont allés en groupe sur les lieux, comme si la présence des amis permettait de mieux intégrer l’absence d’un des leurs, de mieux vivre ce sentiment déchirant de la perte. Un deuxième rassemblement a eu lieu après les funérailles officielles où le groupe SAVEUR s’est retrouvé pour rendre un hommage à celui qui, par son énergie, son dynamisme et son engagement envers les jeunes, reflétait si bien les valeurs du groupe et son action sociale dans l’animation des terrains de jeux. Si ce rassemblement a pris des allures festives, c’est sans doute pour incarner l’image du groupe. Comme le souligne Julier-Costes (2012, p. 66), la forme de ritualisation funéraire instituante « la plus significative est certainement la fête. […] être présents, être là et faire la fête, puisque c’est ce qu’on a toujours fait avec la personne disparue. Sans être particulièrement joyeux, ce moment est festif et il contribue à la coreconnaissance des membres du groupe face à un événement fort qui les déstabilise. » C’est précisément ce dont rend compte le témoignage de Marie quand elle parle du surréalisme de l’accident. Un troisième rassemblement du groupe de pairs a eu lieu au printemps sur les lieux de l’accident pour ériger une borne de mémoire. La rencontre a été planifiée dans le cadre des activités du groupe SAVEUR qui utilisait déjà les outils électroniques de communication. Puis, des pratiques commémoratives se sont poursuivies chaque année à l’anniversaire du décès de Guillaume. Si ce dernier ne possédait pas de page Facebook au moment de l’accident en 2007, cela n’a pas empêché ses amis de transmettre des messages de souvenir et d’amitié, des photos et vidéos en utilisant la messagerie électronique. Les mutations rapides des technologies du numérique ont, par ailleurs, favorisé l’éclosion de nouveaux usages que les membres du groupe SAVEUR se sont appropriés comme nous l’avons démontré. Les pratiques commémoratives se sont ainsi déployées par l’entremise de Facebook, le plus répandu des médias sociaux, offrant des possibilités infinies de ritualisation. À la fois outil de communication et espace virtuel d’emmagasinement des mémoires, Facebook fait entrer la ritualité dans l’ère numérique, et qui plus est, dans le quotidien. Dans l’exemple retenu, ce réseau social a permis d’établir une mise en relation continue entre les membres du groupe SAVEUR pour conserver vivant le souvenir de Guillaume et a également donné lieu à des activités rituelles, comme celle du quatrième rassemblement du groupe en 2015 pour rafraîchir et entretenir le mémorial de route érigé huit ans plus tôt. Pour Marie, il ne fait nul doute que Facebook joue un rôle important dans la commémoration de cet événement qui a marqué profondément l’histoire du groupe SAVEUR : « Ça sert à nous réunir. Ça continue de perpétuer le souvenir de Guillaume, autrement ça [l’événement] ferait partie du passé. » Pour prolonger l’histoire du groupe, elle mentionne une autre activité de rassemblement des membres : « Puis, même il y a Philippe qui a créé une page Facebook “Anciens du groupe SAVEUR” dernièrement. Tout le monde est appelé à y mettre des photos, à l’animer. […] Je ne sais pas si les retrouvailles vont avoir lieu un jour, mais il y a au moins cette page qui est créée. » Pour reprendre l’idée de Julier-Costes (2012, p. 68), il est frappant d’observer combien les ritualisations funéraires instituantes sont « significatives aux yeux des amis et contribuent, parallèlement aux [ritualisations] funéraires instituées, à la construction d’une mémoire de l’ami défunt. » D’après le témoignage de Marie, il y a lieu de croire que la mort d’un membre du groupe va bientôt être commémorée dans cette page comme un fait marquant de l’histoire du groupe que les « anciens » ont désormais le devoir de sauvegarder afin de perpétuer sa mémoire. De plus, ces pratiques commémoratives, qui interviennent à différents moments du rite et qui mettent à profit les outils du numérique, servent à ressouder le groupe des pairs, anciens comme nouveaux, face à la perte d’un des leurs. Comme le souligne Gamba (2015, p. 209), « [l]’efficacité de ces outils de communication permet d’élargir les possibilités de commémoration et d’expression du deuil, et de satisfaire les exigences variables des survivants. » De la sorte, ils modifient notre rapport à la mort et au deuil en les dédramatisant et ce, au quotidien. En utilisant le numérique pour entretenir une continuité avec le défunt et perpétuer ainsi sa mémoire, les membres du groupe SAVEUR, et plus spécifiquement les jeunes en général, conjurent en quelque sorte la mort, la domestiquent et vivent en continu leur deuil, tout en contredisant une certaine conception pathologique de son prolongement. Au final dans cet exemple, les pratiques commémoratives relayées dans l’univers numérique conservent leur fonction symbolique d’autrefois; elles apparaissent, tant au plan personnel que social, comme des stratégies de gestion de l’émotion et du chagrin qui visent à donner du sens à l’insensé.