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Cet ouvrage s’inscrit dans une démarche philosophique interculturelle et comparative cherchant à établir un dialogue avec les traditions éthiques autochtones de deux régions des Amériques (l’est de l’Amérique du Nord, représenté par le Québec, et les Andes, représentées par le Pérou) pour en comprendre les fondements théoriques et pratiques, et leurs principes fondateurs.

L’auteur situe la pertinence de ce travail par rapport aux défis que pose la mondialisation, particulièrement en termes d’échanges interculturels, du pluralisme grandissant de nos sociétés et des relations établies entre différentes cultures et avec notre environnement. Le livre se pose en réponse aux idées d’éthiques et de principes planétaires qui accompagnent la mondialisation, en notant que de telles idées s’inscrivent par définition dans la géopolitique du savoir, en continuité avec l’entreprise coloniale de la modernité occidentale. De ce fait, les traditions éthiques des nations et régions colonisées par l’Occident, dont les nations autochtones des Amériques, se trouvent exclues des considérations d’une éthique mondiale. Afin d’éviter de perpétuer les relations coloniales, il importe donc de ramener au centre de la discussion les considérations éthiques venant de ces traditions, ce que l’auteur cherche à faire ici.

L’approche théorique qui sous-tend le livre est ainsi clairement identifiée dans le paradigme interculturel latino-américain de la décolonialité (Quijano 2004 ; Walsh 2002), tout en y intégrant des éléments propres à la philosophie interculturelle et à la littérature comparée. Par exemple, un concept central à l’analyse des textes autochtones abordés ici est celui d’éthicologie, tel que développé par Pierre Fortin (1995). C’est donc sur la base d’une grille de lecture en quatre temps, propre à ce concept d’éthicologie, que Nicolas Beauclair réalise une analyse détaillée de textes écrits au début de l’époque coloniale (xviie siècle) qui ont pour origine des traditions orales autochtones andines et nord-américaines.

Dans le contexte andin, c’est l’analyse d’extraits du Manuscrit de Huarochiri (dont l’écriture est anonyme, et la date estimée à 1608), ainsi que de la chronique de Joan Santa Cruz Pachakuti Yampqui Salcamaygua (dont la rédaction est estimée à 1613), qui est présentée. Les deux textes faisant partie de deux traditions andines différentes (un manuscrit quechua décrivant les traditions huarochiries pré-incas, et une chronique en espagnol écrite par un Aymara et décrivant des traditions à la fois aymaras et incas), l’analyse comparative du discours met en lumière le principe de réciprocité qui se retrouve au coeur des deux récits. L’auteur en déduit que la réciprocité est aux fondements d’une éthique andine, sous-tendant les relations complexes établies entre les diverses entités du cosmos (p. 119).

Dans le contexte nord-américain, ce sont les traditions orales innues et wendates qui sont présentées, à travers les Relations des Jésuites de Paul Lejeune (1634) et de Jean de Brébeuf (1636). Encore une fois, deux traditions autochtones différentes, et leur analyse discursive comparée, permettent d’identifier un principe commun, soit celui de respect, qui se trouve au coeur des relations établies entre tous les êtres d’un même territoire (p. 178). Ce principe est donc identifié comme le fondement d’une éthique autochtone nord-américaine.

Finalement, en comparant les deux contextes, et la façon dont leurs éthiques respectives sont ancrées dans un souci d’entretenir les dynamiques relationnelles entre tous les êtres/entités d’un même territoire ou même du cosmos, l’auteur en déduit que les peuples autochtones des Andes et de l’est de l’Amérique du Nord partagent une conception de l’éthique qu’il nomme « cosmo-éthique ». Celle-ci correspond à une « façon plus globale de comprendre l’éthique, incluant les éléments non humains de l’univers » (traduction libre) [p. 193]. L’auteur entend par « cosmo-éthique » des principes éthiques qui orientent non seulement les relations qu’entretiennent les humains avec leur environnement, mais aussi avec ce qui échappe à notre compréhension première du monde, soit l’inconnu (p. 182). En ce sens, la cosmo-éthique implique le principe de tiers inclus, sur la base d’une logique de relationalité qui conçoit le cosmos comme un tout équilibré, où chaque partie ou entité est en relation avec les autres (p. 182). Ce concept de cosmo-éthique pour décrire ce qui est commun aux différentes éthiques autochtones du Nord et du Sud représente une contribution importante, probablement la principale de l’ouvrage.

De plus, si la comparaison mise en scène ici permet à l’auteur de mettre en relief certaines similarités, elle permet également d’identifier certaines différences entre les éthiques autochtones de deux contextes américains distincts. Une des thèses que développe l’auteur repose d’ailleurs sur la distinction des environnements andin et nord-est américain, pour expliquer que la cosmo-éthique s’exprime de façon spécifique dans chaque région (p. 181). Ainsi, la complémentarité des régions écologiques dans les Andes (montagnes et vallées, régions humides et sèches, etc.) et des activités économiques (agriculture et élevage, par exemple) mène à une éthique de la réciprocité. En revanche, pour l’est de l’Amérique du Nord, l’auteur conclut que l’environnement hostile et les activités comme la chasse exigent un travail communautaire et le développement de collaboration et de solidarité entre toutes les personnes, y compris les non-humains, qui prennent la forme du concept de cercle de la vie et d’une éthique du respect (p. 158).

Si cette thèse repose sur des théories anthropologiques qui auraient pu être discutées plus à fond, la méthode est certainement un des points forts de l’ouvrage. On y présente une lecture serrée et détaillée des documents. Ainsi, l’analyse du discours réalisée pour chacun des documents est rigoureuse, incluant les contextes, les traditions discursives et les énonciateurs de ces discours. Les exemples sont étoffés pour supporter les arguments avancés par l’auteur. Mais au-delà de la méthode, ce qui ressort particulièrement de cette lecture, et qui représente en soi un apport important, c’est la prise au sérieux des principes éthiques autochtones exprimés dans des littératures coloniales. Ainsi, ces éthiques sont placées d’amblée comme pouvant répondre à des problèmes globaux contemporains, incluant les relations entre différentes cultures et avec notre environnement, et réaffirmant par là même leur pertinence au niveau mondial.

L’ouvrage contribue également à une perspective globale en établissant un dialogue hémisphérique, entre le nord et le sud des Amériques. Alors que d’autres comparaisons sont plus fréquentes, par exemple, entre les peuples autochtones dans un contexte colonial d’héritage anglo-saxon (Canada, États-Unis, Nouvelle-Zélande, Australie), les perspectives comparant les contextes nord et sud américains sont rares, et l’ouvrage comble en ce sens une certaine lacune dans la recherche sur les questions autochtones. Ce faisant, l’ouvrage innove également en réalisant cette comparaison sur la base d’une littérature théorique latino-américaine concernant l’interculturel. Trop souvent, on applique des perspectives nord-américaines au contexte sud-américain, et inverser les rôles est un choix à fois politiquement et théoriquement intéressant. Le fait d’avoir choisi de publier l’ouvrage en espagnol est également ingénieux, puisque cela permet de faire découvrir les traditions éthiques autochtones du Nord à un public du Sud, alors que l’inverse est beaucoup plus courant.

Par contre, si les concepts latino-américains, par exemple, d’interculturalité et de colonialité, sont bien intégrés à la problématique du livre, il aurait été intéressant de considérer certaines théories autochtones nord-américaines pour les mettre en dialogue, dans la problématique. Par exemple, le paradigme de relationalité a été amplement développé par Shawn Wilson (2001, 2008) et aurait pu être intégré à la discussion finale sur la cosmo-éthique et les principes de réciprocité et respect qui font tous deux référence au relationnel, comme le note l’auteur lui-même (p. 186). De plus, l’analyse des textes d’Amérique du Nord aurait pu inclure des concepts de communitism (Justice 2008 ; Whiteduck 2013) et de parenté (kinship) tels que développés par plusieurs intellectuels autochtones nord-américains (Garroutte 2003 ; Justice 2008 ; TallBear 2016). Ces éléments auraient ajouté de la profondeur au principe de respect développé ici.

Mais plus globalement, les analyses nord-américaines sur le colonialisme, particulièrement le settler colonialism, et la résurgence comme réponse à ce colonialisme (Corntassel 2012 ; Coulthard 2014), m’ont semblé manquer à l’appel dans la construction de la problématique sur la place des éthiques autochtones dans la globalisation. Le pont aurait pu être établi entre ces analyses et celles sur la modernité/colonialité et la pensée décoloniale et frontalière, qui viennent de l’Amérique latine et que l’auteur a développées plus en détail ailleurs (Beauclair 2015).

Ces éléments auraient permis de situer l’ouvrage plus solidement dans les questions de colonialisme, évitant les interprétations plus libérales de l’interculturel ou du multiculturalisme. Cela serait d’autant plus pertinent pour établir les rapports entre les textes du début de l’époque coloniale et les principes autochtones modernes, et la façon dont ils répondent à des dynamiques similaires, dans une vision modernité/colonialité (Mignolo 2011) et de colonialisme continu des États-nations en Amérique (Alfred et Corntassel 2005 ; Corntassel 2012 ; Regan 2010 ; Simpson 2014 ; Tuck et Yang 2012). Finalement, l’intégration de ces perspectives théoriques aurait permis de pousser l’analyse des textes et des éthiques présentés beaucoup plus loin dans leur potentiel décolonial. La conclusion aurait alors pu être plus étoffée, pour revenir au rôle de la cosmo-éthique autochtone, dans une optique de philosophie interculturelle, pour résoudre certains problèmes éthiques contemporains, dont les dynamiques coloniales actuelles, brièvement mentionnées en début de livre.

L’ouvrage reste à mon avis une lecture importante qui apporte des pistes de réflexion quant à la façon dont les peuples autochtones ont développé des éthiques qu’il vaudrait la peine de prendre en compte aujourd’hui, pour répondre à certains problèmes contemporains.