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Introduction

D’importantes transformations sociales telles que l’allongement de la jeunesse et l’individualisation des parcours de vie, liées à l’entrée des sociétés occidentales dans la « modernité avancée », ont contribué à une déritualisation du passage à l’âge adulte (Ébersold et Cordazzo, 2015). Cette déritualisation ne signifie pas cependant que les rites ont disparu; ils auraient plutôt changé de forme et seraient devenus plus individuels et personnels (Segalen, 2009). Sur le plan du travail social, on peut aussi constater que certains intervenants utilisent le rite, sous forme d’interventions ritualisées, au sein de leur pratique. Celles-ci ont comme fonction de construire des ponts symboliques (Goguel d’Allondans, 2002) afin d’aider des individus ou des groupes à transcender les épreuves auxquels ils sont confrontés. Dans un contexte de perte des repères, les rites, aujourd’hui singuliers, offriraient un point d’ancrage symbolique à ces personnes.

Cet article propose l’analyse du programme DesÉquilibres, une intervention par le sport menée depuis 9 ans auprès de jeunes inscrits dans des écoles secondaires au Québec. Un des objectifs principaux de ce programme est de lutter contre le décrochage scolaire, qui demeure très important au Québec malgré une baisse depuis les années 2000. Les taux de décrochage scolaire en 2011-2012 atteignaient 10 % chez les filles et près de 20 % chez les garçons (Bulletin statistique de l’éducation, 2015). Si plusieurs types d’intervention ont été développés par le gouvernement, les écoles et les ressources communautaires afin de répondre à cette problématique, les interventions par le sport semblent offrir des réponses alternatives intéressantes (Gonin et Dusseault et Hébert, 2015). Les résultats de recherche sur les approches d’intervention par le sport sont cependant contradictoires et montrent que certaines conditions sont nécessaires à l’obtention de résultats positifs (Moreau et coll., 2014). Cet article analyse le rite de passage, tel qu’il apparaît à travers le processus d’intervention de DesÉquilibres, comme l’une des conditions possibles du succès du programme. Formulé autrement, le programme DesÉquilibres serait, selon nous, davantage une intervention par le rite de passage en contexte sportif, plutôt qu’un programme d’intervention « par » le sport. Dans notre analyse, une attention spéciale sera donc accordée à l’articulation entre le rite et le contexte sportif, c’est-à-dire à la façon dont le rite de passage contribue à la transformation de la vision de soi chez les participants au programme.

Description du programme d’intervention DesÉquilibres

DesÉquilibres s’inscrit dans la lutte contre le décrochage scolaire en tentant de répondre aux différents facteurs qui y sont liés. C’est dans cette perspective que l’organisme a conçu une intervention en contexte de sport s’attachant au développement physique, psychologique et social des jeunes. Outre cette orientation plus holistique de l’intervention, les membres fondateurs de cet organisme souhaitaient rompre avec les modèles thérapeutiques traditionnels et offrir une solution alternative aux initiatives strictement scolaires visant à contrer le décrochage. L’approche de DesÉquilibres est donc innovante, en ce sens qu’elle considère les jeunes comme des participants à une aventure sportive, et non comme des « cas» à traiter. Plus spécifiquement, les objectifs de l’organisme sont qu’à la fin de leur participation au programme, les jeunes aient une meilleure capacité d’affirmation, une plus grande estime de soi et finalement une meilleure performance scolaire (Moreau, Molgat, Plante, Parlavecchio, Cosset, Chanteau et Benoît, 2013).

Le programme d’intervention est construit sur une durée de 12 semaines d’entrainement, divisé en trois blocs de quatre semaines. À la fin de chaque bloc, les participants ont à relever un défi dont le niveau de difficulté est plus important que le précédent. Afin de se préparer à ces défis, et dirigés par une équipe « d’éductraineurs[1] », les jeunes alternent entre un entrainement de course à pied et des jeux sportifs (Parlavecchio, 2015). Lors du défi final, ils participent à une course à pied à relais où l’équipe doit parcourir plus de 300 km. Les parcours se situent souvent entre deux villes éloignées des milieux de l’école, par exemple entre Trois-Rivières et le Lac Saint-Jean ou entre la Ville de Québec et Forestville (sur la Côte-Nord du Québec). Pendant le défi final, chaque jeune court une distance individuelle de 30 km en l’espace de 24h et, en équipe de deux, ils transportent un mousqueton jusqu’au prochain relais. Tout au long du parcours, les coureurs doivent s’assurer que le mousqueton qu’ils transportent ne s’immobilise jamais.

Le service social et l’intervention par le sport

Historiquement, les liens entre sport et intervention sociale remontent à la naissance du service social à Chicago vers la fin de XIXe siècle. En effet, dès la fondation des premiers Settlement Houses en 1893, un terrain de jeu ainsi qu’un gymnase étaient mis à la disposition des membres de la communauté. Les valeurs du sport (solidarité, esprit d’équipe, respect) étaient associées à celles du service social et sa pratique permettait de mettre en valeur le potentiel des résidents (Delgado, 2000). En d’autres mots, le sport était utilisé pour des bienfaits perçus comme étant intrinsèques et « naturels ». Or, l’institutionnalisation du service social a progressivement écarté le sport de l’intervention, et les liens entre ces deux champs n’ont jamais réellement fait l’objet d’enseignement dans les écoles de travail social en Amérique du Nord. En fait, de telles pratiques alternatives ont disparu en raison du l’évolution du travail social vers la pratique clinique individuelle et le case work (Delgado, 2000).

De nos jours, cette croyance envers les vertus intrinsèques du sport est toujours présente dans l’opinion publique et politique et plusieurs croient en son potentiel pour l’intervention sociale (Hébert, 2011). D’ailleurs, un certain nombre de programmes sociaux visent à contrer le décrochage scolaire, la délinquance ou le chômage par la participation sportive (Le Yondre, 2015). Par exemple, des travailleurs sociaux et des psychoéducateurs ont tenté de développer le mieux-être, notamment chez les jeunes ayant des difficultés en milieu scolaire, en utilisant le sport ou les arts martiaux dans une perspective psychosociale (Hébert, 2011). La prémisse de ces pratiques est de mettre le corps en mouvement : « corps qui doit apprendre à se situer dans l’espace et le temps pour être bien dans sa peau et dans sa tête » (Ibid., p.3). Dans cette perspective, le sport est vu comme un outil légitime pour canaliser les pulsions agressives et développer des valeurs prosociales. Et tout comme les arts plastiques et le théâtre, l’intérêt des jeunes envers le sport permet d’accrocher une population en transition vers l’âge adulte qui autrement aurait été plus difficile à rejoindre (Delgado, 2000).

Cependant, d’autres études montrent que si le sport peut être un véhicule de changement, il n’est pas suffisant en lui-même (Hartmann et Kwauk, 2011; Andrews et Andrews, 2003). Une acceptation naïve de ses bénéfices constituerait en fait une vision très réductrice de son rôle dans l’intervention sociale (Nichols, 2007; Hartmann, 2003). En ce sens, le sport comme outil d’intervention n’est ni bon ni mauvais ; il est ce qu’en font les intervenants. De surcroit, il faut souligner que les bénéfices éventuels sont aussi dépendants de variables contextuelles souvent externes à la pratique même du sport (Moreau et coll., 2014) et il est illusoire de croire qu’un comportement acquis en contexte de sport sera automatiquement transféré à la vie personnelle. Les travaux de Chobeaux et Segrestan (2003) montrent ainsi qu’un jeune à qui l’on enseigne à suivre les règles d’un sport ne respectera pas nécessairement celles de la vie sociale; pour obtenir de réels changements et amener des personnes à se voir autrement, il faut disposer des ressources nécessaires et concevoir adéquatement le programme (Chobeaux et Segrestan, 2003; Hartmann et Kwauk, 2011).

De façon générale, les recherches sur l’étude du sport comme outil d’intervention psychosociale auprès des jeunes montrent surtout des effets positifs. Parmi ces études, celle de Kirkcaldy, Shephard et Siefen (2002) suggère que la pratique d’un sport est liée positivement à la santé mentale et psychologique, en plus d’être liée négativement aux comportements de dépendance vis-à-vis l’alcool et les drogues. Dans la même perspective, l’étude de Moreau et coll. (2014) identifie un effet positif du sport sur la confiance en soi, l’efficacité personnelle et la stabilité émotionnelle. Ces interventions ont aussi des effets favorables au niveau scolaire : l’étude de Boiché et Sarrazin (2007) a enregistré de meilleurs résultats scolaires chez les élèves ayant participé à un programme d’intervention par le sport. Cependant, d’autres chercheurs ont relevé des aspects négatifs à la pratique sportive. Zabriskie, Lundberg et Groff (2005) rapportent que pratiquer une activité sportive peut freiner les jeunes dans l’exploration de multiples voies identitaires, alors que l’étude de Faulkner et coll. (2007) suggère que, chez les garçons, il existe un lien entre les comportements de violence, la consommation de drogues ou d’alcool et la pratique d’activités sportives. Ces études utilisent cependant la « pratique sportive » comme une catégorie homogène, ce qui ne permet pas d’insérer les facteurs contextuels à leur analyse. Cela expliquerait en grande partie la dichotomie de ces résultats. Par exemple, en « elle-même », la participation à des sports de contact pourrait potentiellement mener à des conduites agressives. Cependant, il est possible pour un entraineur adoptant une philosophie de non-violence de recadrer ces comportements et ainsi atteindre des objectifs prosociaux (Coakley, 2011).

Au cours des dernières années, les programmes d’enseignement d’habiletés de vie (life skills) se sont multipliés. Ces programmes, tel First Tee (Weiss, 2006), Going for the Goal (Danish et coll., 1998) ou Play It Smart (Petitpas, Van Raalte, Cornelius et Presbrey, 2004) visent l’apprentissage d’habiletés qui permettraient au jeune de s’épanouir dans les différentes sphères de sa vie (école, famille, amis). Concept très large, les habiletés de vie sont souvent divisées en habiletés comportementales (communication), cognitives (prise de décision), interpersonnelles (affirmation de soi) et intrapersonnelles (établissement d’objectifs) (Danish et coll., 2004). Aussi, pour qu’une habileté soit considérée « de vie », et non simplement comme une habileté sportive, elle se doit d’être transférable aux autres sphères de la vie du jeune (Gould et Carson, 2008). Il est ici possible de faire un parallèle entre ce type d’intervention et l’une des deux grandes approches en service social, à savoir le case work, qui s’inspire du modèle positiviste des facteurs de risque et de protection (Nichols, 2007). En effet, lorsqu’employés avec des jeunes dits « à risque », les programmes aux « effets prédéterminés » sont basés sur un modèle de réduction des déficits. L’intervenant est placé en position d’« expert » et enseigne des habiletés ciblées préalablement qui feraient défaut auprès de la population ciblée. Cette vision est cependant réductrice du développement du jeune et ne tient pas compte des barrières sociales et institutionnelles qu’il peut vivre. De plus, les participants n’étant pas en mesure d’acquérir les habiletés enseignées en raison de diverses formes d’inégalités sociales, pourraient être victimes d’exclusion dans le cadre de tels programmes (Haudenhuyse, Theeboom et Nols, 2013).

Dans son ouvrage sur le sport et la réduction des crimes, Nichols (2007) analyse les fondements théoriques sur lesquels reposent les programmes de prévention utilisant le sport et met à jour les facteurs contribuant à leur réussite ou leur échec. Il montre comment certaines interventions d’orientation plus constructivistes ont été mises sur pied afin de pallier aux lacunes des initiatives énoncées plus haut. En amenant l’individu à changer sa vision de lui-même, et non simplement en lui enseignant des habiletés, ces programmes s’inscrivent davantage dans une compréhension dynamique de la relation entre le participant et le programme. Nichols (2007) inclut dans cette perspective les programmes fondés sur la théorie du développement personnel, où l’aventure sportive est utilisée comme médium et catalyseur vers un changement dans la perception de soi et du monde. Cette approche, basée sur les forces et visant l’autonomisation des participants, utilise le sport dans une perspective qui rappelle les valeurs et pratiques des Settlement Houses. Selon Nichols (2007), ce modèle de développement personnel vise à augmenter chez l’individu sa capacité à utiliser ses ressources personnelles et sociales, à développer ses intérêts et à poursuivre des activités qui lui apportent de la satisfaction. Sur le plan théorique, l’approche consiste à augmenter le sentiment de compétence du jeune par rapport au risque perçu de la situation. En exposant le participant à des situations de plus en plus exigeantes au niveau psychologique, social et physique, l’individu qui se percevait comme incompétent en vient à changer le regard qu’il pose sur ses habiletés à surmonter une situation difficile.

Bien qu’intéressant du point de vue de la transformation de la vision de soi, le processus de changement décrit par Nichols (2007) apparaît réducteur puisqu’il est simplement associé à l’augmentation du sentiment de compétence par rapport au risque perçu. Haudenhuyse, Theeboom et Skille (2014) rappellent que quatre postulats sont largement acceptés dans la recherche sur les interventions basées sur le sport : 1) les bienfaits au niveau social ne sont pas automatiques, 2) les interventions doivent prendre les besoins du jeune comme point de départ, 3) l’activité sportive doit faire partie d’un projet plus large et 4) les résultats dépendent du contexte et de la nature de l’expérience des participants. C’est particulièrement en lien avec ce dernier point que nous croyons à l’utilité du rite de passage; l’utilisation du concept de rite de passage semble offrir davantage de balises à l’intervention et permet d’approfondir la compréhension des mécanismes de changement. Du point de vue de l’analyse que nous avons menée sur le programme DesÉquilibres, ce ne serait pas tant la pratique sportive elle-même que l’implantation d’un rite de passage qui a permis à cette intervention en contexte de sport de donner des résultats positifs. Nous décrivons dans la section suivante le concept de rite de passage, son évolution et son articulation dans les sociétés occidentales contemporaines, puis proposons des liens entre ce concept et l’intervention sociale.

Les rites de passage

Avant de proposer l’analyse de l’intervention, il est essentiel de bien situer le rôle et la structure des rites de passage dans les sociétés contemporaines. On associe souvent les rites de passage à des sociétés plus traditionnelles, qui étaient fortement hiérarchisées et obligeaient chacun à tenir son rang et à accepter des rôles sociaux qui contribuaient à la cohésion du groupe (Segalen, 2009). Or, dans les sociétés contemporaines, l’individu est beaucoup moins contraint par ces hiérarchies, rangs et rôles sociaux, de telle sorte que sa « liberté » le place en situation de quête constante de soi (Beck, 2003; Galland, 2001; Goguel d’Allondans, 2002; Martuccelli, 2009 et 2010). Dans cette quête de singularité, le sujet fait l’objet d’une forte incertitude et d’ambivalences continues liées à la complexité des structures sociales qui autrefois guidaient les comportements (Goguel d’Allondans, 2002). Les rites de passage ont, dans ce contexte, changé de forme et sont devenus plus personnalisés (Segalen, 2009).

Les rites de passage traditionnels

Tel que conceptualisé pour la première fois par Arnold Van Gennep en 1909 dans son livre Les rites de passage, le rite de passage traditionnel est synonyme d’un changement radical de statut social (Gleyse et Valette, 1999). Il est « une mise en scène organisée par les ainés d’une communauté qui symbolise la traversée d’une étape fondamentale de l’existence pour un ou plusieurs membres » (Lachance, 2012, p. 30). Van Gennep (1981) propose de diviser le rite de passage en trois phases distinctes qu’il nomme séparation, marge et agrégation. Plus tard, ces phases seront reprises par Turner (1990) qui les renommera préliminaire, liminaire et post-liminaire.

Dans Socio-anthropologie de l’adolescence, Lachance (2012) intègre ces deux conceptualisations du rite et les explicite à l’aide de l’exemple du passage à l’âge adulte dans les sociétés traditionnelles. Le premier stade, préliminaire (ou de séparation), est celui où le sujet tourne le dos à son identité et abandonne son statut actuel. L’enfant est séparé symboliquement et physiquement de ses repères quotidiens, du monde maternel et de l’enfance; il est détaché de tout ce qui le retient à son statut d’enfant. Le deuxième stade, liminaire (ou de la marge), est celui de l’entre-deux. C’est une période d’incertitude pendant laquelle l’initié n’est ni enfant ni adulte. Il est dans une sorte de néant, dans l’attente de l’épreuve rituelle. Par la suite, la réussite de la mise à l’épreuve physique et psychologique de l’initié marque la fin de la période liminaire et l’accession à l’âge adulte. La dernière phase, post-liminaire (ou d’agrégation) est celle du retour vers le groupe d’appartenance. C’est donc la réussite de l’épreuve qui garantit sa reconnaissance sociale et son nouveau statut. La communauté pose alors un regard nouveau sur le jeune maintenant devenu un adulte. L’acquisition de ce nouveau statut et la nouvelle forme de relation et d’appartenance de l’individu au groupe sont ensuite symbolisées par une marque corporelle.

Turner (1990) a approfondi la réflexion sur le rite en développant les concepts de liminalité et de communitas. La liminalité fait référence au « passage d’un statut moins élevé à un statut plus élevé [qui se fait] à travers les limbes d’une absence de statut » (Turner, 1990, p. 98). Durant ce stade intermédiaire, les caractéristiques du sujet ne sont plus ce qu’elles étaient et ne sont pas ce qu’elles seront. L’initié n’a pas non plus de fonction sociale; il est dans un état ambigu, dans l’entre-deux, appartenant à la fois au monde des vivants et des morts (Turner, 1990). La communitas est quant à elle une forme de vie en groupe qui s’oppose à la communauté (la hiérarchie sociale classique) et ne serait possible qu’en situation de liminalité. En effet, selon Segalen (2009), la communitas conduirait vers une « anti-structure sociale » alors que la communauté représente la structure hiérarchique normale du groupe social (famille, amis). Dans la communitas, le groupe n’est pas soumis à l’ordre social habituel : tous sont égaux et des liens peuvent alors se créer en dehors des hiérarchies et des rapports sociaux habituels (Segalen, 2009). La phase liminaire des rites de passage et la communitas visent donc à construire les relations entre les individus et à faire valoir le rôle et la place de chacun au sein de la société.

Les rites contemporains

Dans un chapitre consacré aux rites de passage contemporains liés à l’adolescence, Jeffrey (2008) rappelle que le rite de passage contemporain demande lui aussi l’affranchissement d’une épreuve, c’est-à-dire des limites personnelles à la fois physiques et psychologiques, afin d’accéder à un nouveau statut. Le rite de passage transformerait « la sensibilité, la capacité d’effort, de concentration, d’attention, de patience, et éveille un état mental […] qui dispose à un travail sur soi afin de se voir autrement » (Jeffrey, 2008, p. 108). Le processus des rites contemporains serait donc complété après que l’individu ait transformé la vision qu’il avait de lui-même. Cependant, afin qu’il soit « réussi », le rite à l’adolescence doit répondre à certains critères, notamment permettre l’appropriation des règles qui constituent les normes du vivre ensemble, avoir un sens symbolique pour l’ensemble du groupe et être reconnu et accepté par les adultes (Jeffrey, 2008).

Dans l’atteinte de ces objectifs, le passeur joue un rôle essentiel. Propre aux rites de passage, le passeur est un adulte qui accompagne le jeune dans l’épreuve (Jeffrey, 2008). Son rôle est alors de reconnaître le jeune, c’est-à-dire de créer un climat de confiance et lui permettre d’assumer des responsabilités au sein du groupe. En offrant un contexte sécuritaire, le passeur accorde ainsi au jeune l’espace pour réfléchir au sens de ses conduites. Ces éléments sont nécessaires afin que l’initié se sente soutenu dans son épreuve, que son vécu soit valorisé et que ce dernier fasse sens avec son histoire personnelle.

Ainsi, l’objectif de cet article est de comprendre comment une intervention par le sport peut être vécue comme un rite de passage. Pour ce faire, nous analyserons le processus de transformation de l’image de soi et ses liens avec les composantes du rite de passage tel que décrit par les participants au programme DesÉquilibres.

Méthodologie

Les analyses qui suivent sont issues d’un projet de recherche qui visait à évaluer et modéliser le programme d’intervention par le sport de DesÉquilibres. Le projet cherchait à explorer les effets du programme sur le développement physique et psychosocial des jeunes et sur leur engagement social après le programme d’entrainements et de défis de 12 semaines, ainsi qu’à documenter les pratiques et le processus d’intervention afin qu’il puisse éventuellement être implanté dans d’autres milieux. Cet article se fonde sur 14 entretiens qui ont été menés auprès de jeunes inscrits en 3e secondaire[2] ayant participé au projet au courant de l’automne 2011. Bien que trois autres cohortes aient été étudiées dans le cadre du projet, celle de l’automne 2011 a été retenue parce qu’elle a fait l’objet d’entrevues auprès de participants qui devaient compléter les volets sportif et d’engagement social du programme[3]. Les entretiens ont duré entre 50 et 90 minutes et ont abordé les grands thèmes suivants : le déroulement global de leur participation, les aspects positifs et négatifs du programme ainsi que les changements vécus chez le jeune et dans son entourage.

L’article présente donc une analyse secondaire et qualitative d’entretiens semi-directifs de la recherche initiale. S’inspirant de la méthodologie de la théorisation ancrée (Charmaz 2006, Glaser et Strauss, 1967), nous avons effectué une analyse thématique (Paillé et Mucchielli 2008; Quivy et Van Campendhoudt, 1995). Nous avons d’abord procédé de manière inductive, en partant du corpus pour générer des thèmes liés aux effets de la participation; mais nous avons rapidement découvert que la thématique du rite s’imposait pour comprendre les effets du programme. Nous avons alors procédé de manière déductive en identifiant, préalablement à l’analyse, les thèmes à repérer dans les entretiens, ceux liés en fait à la problématique présentée plus haut portant sur les rites dans les sociétés contemporaines (l’appropriation des règles du vivre ensemble, l’épreuve, le rôle de l’adulte comme passeur et la transformation de la vision que les jeunes ont d’eux-mêmes).

L’analyse a été effectuée par le biais du logiciel d’analyse qualitative informatisée QSR Nvivo 10. L’analyse thématique est un processus éprouvé de déstructuration-restructuration du corpus (Miles, Huberman et Saldaña, 2014; Tesch 1990) qui permet de décrire conceptuellement les significations du discours des jeunes (saturation des catégories) et de faire ressortir les relations entre les catégories, et entre les entretiens, pour dégager des constantes et en vérifier la stabilité (Denzin et Lincoln, 2011). Les significations du discours des jeunes ont permis de cerner les dimensions importantes qui font de leur expérience un rite de passage et de comprendre comment cela a contribué à la transformation de la vision qu’ils avaient d’eux-mêmes.

Description de la population et de l’échantillon

La population est constituée de tous les jeunes des quatre cohortes (n = 88) de l’étude sur la modélisation du programme d’intervention par le sport de l’organisme DesÉquilibres. Dans la recherche initiale, les participants ont été sélectionnés selon la technique de collecte des données par choix raisonné. Un nombre proportionnel de participants a été sélectionné selon les catégories de participation suivantes : a) suite à l’arrêt de participation au programme sportif (avec les jeunes qui interrompent leur participation); b) après le volet sportif (pour ceux qui ne s’engagent pas dans le volet social) et c) suite au volet engagement social. Les participants étaient âgés de 14 à 18 ans.

Aux fins de l’analyse, nous nous sommes concentrés sur les 14 participants qui ont terminé le défi final et n’avons pas fait de distinction entre les participants qui ont complété ou non le volet d’engagement social puisque nous cherchions à analyser la place du rite dans l’intervention sportive de groupe. Nous avons plutôt visé un type d’échantillon à variation maximale afin de mettre en évidence les différentes significations personnelles du rite de passage vécu au sein de DesÉquilibres. Parmi les 22 participants de la cohorte initiale à l’étude, trois ont abandonné avant le premier défi (semaine 4), quatre avant le deuxième (entre la 5e et la 8e semaine) et un avant le défi final (entre la 9e et la 12e semaine). Ainsi, nous avons inclus dans l’analyse tous les participants (n =14), hommes (n = 9) et femmes (n =5), ayant complété leur participation au programme de 12 semaines.

Analyse des données

L’analyse qui suit montre comment le rite se manifeste concrètement dans l’intervention sportive de DesÉquilibres et décrit les liens entre cette intervention ritualisée et le changement de vision de soi chez les participants. Les éléments repérés dans les entretiens puis analysés sont liés aux thèmes principaux caractérisant les rites de passage traditionnels, mais aussi contemporains. Ainsi, en plus d’y retrouver les phases liminaire (y compris la communitas) et post-liminaire, plusieurs éléments essentiels de la définition des rites de Jeffrey (2008) sont aussi présents. Parmi ces derniers, nous avons relevé l’importance de l’appropriation des règles du vivre ensemble, de l’épreuve, du rôle de l’adulte comme passeur et, plus globalement, de la transformation de la vision que les jeunes ont d’eux-mêmes.

La phase liminaire

Le stade liminaire, ou liminalité, est le stade intermédiaire des rites de passage, l’entre-deux (Turner, 1990). Dans le cadre de cette analyse, il suit la phase préliminaire de constitution du groupe des participants qui, dès la première séance d’entraînement, sont séparés symboliquement et physiquement de leurs repères quotidiens en participant à des jeux dont les règles ont été inventées par l’organisme (Parlavecchio, 2015) ainsi qu’en pratiquant la course à pied hivernale. La liminalité apparaît au début de la transformation des participants, c’est-à-dire à partir du moment où ils commencent à se percevoir différemment. Concrètement, à l’intérieur du programme de DesÉquilibres, la phase liminaire a lieu au cours des premières semaines alors que les jeunes, qui étaient des coureurs novices, constatent qu’ils font des progrès impressionnants en peu de temps. Durant cette phase, ils ne se voient ni comme novices, ni comme experts, mais un peu des deux.

L’analyse a permis de relever des symboles qui facilitent la traversée de la phase liminaire, donnent un sens aux efforts des jeunes, permettent aux participants de situer leur progression et les poussent au dépassement de soi. Parmi les symboles de gradation, il y a le fait que le temps d’entraînement consacré à la course à pied augmente chaque semaine. Les propos de Henrik montrent bien cette progression : « pendant la semaine, on courait le même temps. […] ensuite on montait de 5 minutes. » De leur côté, les défis deviennent eux aussi de plus en plus difficiles et reflètent les efforts fournis par les jeunes. C’est là le sens qu’accorde Éric aux défis : « c’est pour te montrer que tu t’es amélioré toi-même ». Bref, la symbolique de l’amélioration de soi se concrétise à travers les entrainements et les défis, et permet aux participants de prendre conscience de leur évolution.

La symbolique du dépassement de soi, quant à elle, est plutôt représentée par la consigne que personne ne doit arrêter sa course, autant lors des entrainements qu’au moment du défi final. Les jeunes mentionnent qu’il s’agit de cette consigne, unie aux encouragements des autres, qui les pousse à dépasser leurs propres limites. Le discours de Philip est éloquent à ce propos: « quand on court, quand on est fatigué, comme on est trop fatigué pis on a envie d’arrêter, c’est les autres qui viennent t’aider pis qui viennent courir avec toi pour pas que t’arrêtes ».

La communitas. La phase liminaire est un prérequis à la seconde composante essentielle au rite, celle de la communitas qui renvoie à une structure groupale où les hiérarchies et les catégories sociales sont rejetées (Turner, 1990). Cette structure se constitue au cours de la participation à DesÉquilibres puisque les jeunes considèrent qu’ils deviennent progressivement égaux, ce qui conduit à la création de liens entre eux. La communitas se construit notamment par le fait d’être confrontés tous ensemble aux mêmes risques, particulièrement lors des trois défis. Dans leur étude sur le programme, Moreau et ses collaborateurs (2014) soutiennent que l’expérience partagée des risques augmente la cohésion du groupe et facilite le tissage de liens sociaux. De plus, la façon dont sont structurés les entrainements et les défis (accent sur l’esprit d’équipe, la socialisation, la coopération et la formation d’une équipe qui est représentée comme homogène), l’insistance des entraineurs sur l’importance du collectif ainsi que la présence de divers actes symboliques favorisent la mise en place d’une communitas, cette « anti-structure » sociale décrite par Turner (1990). En créant la communitas, les habiletés des participants sont homogénéisées et une place d’importance égale est accordée à chaque participant.

La communitas se construit d’abord par les jeux d’entrainement que propose l’organisme et qui nécessitent la coopération de tous les participants. Ces jeux ont été pensés de façon à ce que les jeunes travaillent en équipe. Par exemple, Karlos décrit comment les jeux sont modifiés pour que les garçons n’aient pas le choix de faire participer les filles et que chaque participant ait son importance dans la victoire: « les jeux, c’est des jeux comme d’habitude, mais les entraineurs, ils ont une manière de mettre des défis, de les modifier […] Comme pour le basket, ils [les éductraineurs] ont modifié le jeu. T’as le droit de faire trois pas et après il faut faire une passe. Après trois pas, tu n’as pas le droit d’avancer ». Les modifications apportées aux jeux traditionnels demandent la participation de tous les joueurs et contribuent ainsi à niveler les habiletés des participants. Aussi, l’importance du collectif est mise de l’avant comme seul moyen de surmonter les défis; les participants devant laisser tomber leurs différences individuelles et joindre leurs efforts. En particulier, le défi final (la course de 300 kilomètres en relais) exige que les participants s’unissent, courent ensemble et soient intégrés au groupe en tout temps. Le relais de chacun devient alors une pièce essentielle à la réussite de l’ensemble de l’épreuve. « Je me suis senti presque obligé de revenir pis de continuer… Obligé envers tout le monde, envers tout le groupe, parce que je me disais : « ah, si je le lâche, ils vont se sentir mal pis ils vont avoir plus de kilomètres à courir » (Sergio).

Sur le plan symbolique, la communitas prend forme par la passation du mousqueton entre les participants pendant la course à relais. Elle vient unir l’équipe en agissant comme fil conducteur vers l’objectif commun et oblige les coéquipiers qui courent ensemble à s’entraider, car tous deux doivent être présents lors du relais au couple de coureurs suivants. C’est ce que mentionne Sergio en parlant du défi final :

Si on n’est pas unis, le monde, par exemple, ils vont courir plus vite et ils vont laisser les autres derrière. Quand on va aller aux défis, ils vont mettre ce monde-là ensemble et ils ne vont pas courir au même rythme. Et le mousqueton qu’on avait, il devait être remis en même temps, à la personne en avant.

Bref, la phase liminaire des rites de passage et la communitas favorisent, par l’aplanissement des catégories sociales et des hiérarchies, la construction de relations entre les individus tout en valorisant la place de chacun au sein du groupe.

La phase post-liminaire

Cette section s’attarde d’abord aux symboles qui marquent la réussite du défi final et l’accession des jeunes à un nouveau statut, puis se penche sur la manière dont les jeunes se voient différemment, y compris aux yeux des adultes.

Les actes symboliques qui sont présentés ici marquent la fin de la phase liminaire et l’entrée dans la période post-liminaire. Ils constituent le signe d’une nouvelle reconnaissance sociale accordée aux jeunes. Tout d’abord, la présence de la directrice de leur école secondaire, avant le début de l’épreuve finale, a une portée symbolique importante pour les participants. Isabelle explique que, pour elle, cette présence marque un changement dans l’opinion des adultes à leur égard. Ces derniers croiraient maintenant aux chances de réussite des jeunes, ce qui n’était pas le cas en début de programme :

Parce qu’au début, le monde disait que nous, les jeunes, on ne serait pas capable de faire ce défi-là. […] Avant le défi final, on était tous dans le bus et il y a quelqu’un qui a dit : « ah, la directrice est là! » On était comme : « la directrice est là? ». Puis elle est montée dans le bus avec son fils et on était vraiment surpris qu’elle soit venue jusqu’à Trois-Rivières pour nous encourager. On s’est dit : « wow! ». Ils ont changé littéralement d’avis quand ils ont vu qu’on était rendu au défi final et que ça allait se faire.

De façon plus formelle, les jeunes ont aussi été appelés à signer le Livre d’or de la ville de Laval. Dans l’extrait suivant, Ricardo raconte comment il s’est senti lors de cette cérémonie de reconnaissance : « laisser sa marque quelque part, surtout dans la ville là… Laisser ma marque à seize ans, je trouvais ça remarquable. […] Je ne sais pas vraiment comment expliquer ça, mais c’est un bon sentiment, quand tu fais quelque chose dont les autres sont fiers que tu l’aies fait. »

Lors de l’épreuve finale, les participants ont été filmés. Selon les jeunes, la présentation de la vidéo qui en a été faite lors d’une cérémonie à l’hôtel de ville de Laval a agi comme moteur afin de stimuler la reconnaissance des adultes. Philip parle ainsi de la fierté de sa mère : « elle est fière de moi parce qu’elle ne savait pas que c’était gros comme ça. Je lui ai dit, mais elle se disait : « c’est sûrement une petite affaire »… Mais quand elle a vu la vidéo, elle a vraiment vu que c’était gros ». Plus loin dans l’entretien, il mentionne que les professeurs de l’école l’ont aussi regardé : « la majorité des profs ont pleuré quand ils ont vu la vidéo. […] J’étais surpris, parce que je ne m’attendais pas à ce qu’ils pleurent. J’étais surpris, ému qu’ils pleurent ».

Ultimement, la réussite de l’épreuve permet à chaque jeune de poser un regard nouveau sur soi-même. Les participants affirment en ce sens qu’ils ont accompli quelque chose de singulier, un projet que plusieurs autres personnes ne pourraient réussir :

Ah, je me sentais satisfait d’avoir accompli le dernier défi, (...) celui qui venait fermer la parenthèse. J’étais vraiment heureux d’avoir terminé le défi, d’avoir comme accompli quelque chose de dur que plusieurs personnes n’auraient pas pu faire. […] C’était ouais… quelque chose de vraiment spécial à la fin.

Michael

Dans l’ensemble, le fait de conclure le défi final est vecteur de changement. Les jeunes se voient et sont aussi perçus différemment. Dans la perspective des rites de passage, ils sont passés d’un état à un autre et d’un statut à un autre. Lorsqu’on lui demande à quoi servent les défis, Thierry fait référence au fait que les adultes de son environnement ne croyaient pas en leurs capacités. En effet, il mentionne qu’ils sont utiles « [pour] prouver aux adultes qui disent que les jeunes ne peuvent pas le faire, qu’ils sont capables de l’faire ». Ayant démontré qu’ils peuvent déployer les efforts nécessaires à l’atteinte d’un objectif, ils sont maintenant considérés par leurs professeurs comme étant « capables ». Ludovic décrit comment la perception de ses professeurs a changé:

Ça m’a aidé à l’école aussi parce qu’il y a des personnes qui ne croyaient pas en moi, maintenant qui disent : « OK ça va, je crois maintenant que tu peux y arriver ». Les professeurs sont tous fiers de moi, mes parents aussi. […] Je dirais dans la plupart des matières, ça n’allait pas bien, maintenant ça va mieux avec tous les professeurs.

D’autres voient leurs parents agir différemment avec eux. Ils mentionnent entre autres que leurs parents leur font davantage confiance et leur accordent plus de liberté :

Je trouve que mes parents me laissent un petit peu plus de liberté et que je suis plus responsable qu’avant. […] Parce qu’avant DesÉquilibres, j’restais chez nous, j’écoutais la télé et tout ça. Mais maintenant, quand j’peux aller quelque part avec mes amis, j’demande juste une petite permission à mes parents. Maintenant, mes parents disent toujours oui, donc j’y vais souvent.

Henrik

Comme en témoignent ces quelques extraits, les jeunes ont non seulement changé de statut aux yeux des adultes de leur entourage, mais ils ont aussi changé à leurs propres yeux. Pour quelques-uns, il s’agit d’un premier projet dont le dénouement est positif. C’est le cas d’Isabelle, qui se dit très fière d’elle : « juste le fait d’avoir couru, d’avoir fait tout ce parcours-là et de l’avoir fini. C’est vraiment mon premier projet que j’ai fini jusqu’à la fin ». Pour d’autres, la réussite du programme est une sorte de confirmation personnelle qu’ils sont capables d’atteindre d’autres objectifs importants :

Pour moi, c’est un exploit. Parce que je n’ai jamais pensé… Moi le sport c’était pas vraiment… Je jouais juste au baseball, mais déjà là ça me fatiguait à cause de mes problèmes (cardiaques). Mais à faire ça, ça m’a donné une meilleure estime de moi. Je suis capable d’aller plus loin. Je sais que j’suis capable de me forcer, que je suis capable de faire des exploits que d’autres personnes ne sont pas capables de faire.

Quentin

L’appropriation des règles du vivre ensemble

L’appropriation des règles du vivre ensemble est un facteur important pour déterminer s’il y a présence d’un rite de passage (Jeffrey, 2008). L’analyse du discours des participants a permis de faire ressortir des valeurs, des normes sociales, ainsi que des codes de conduite relatifs à la vie en société. Ce sont les valeurs de persévérance et de dépassement de soi qui ont été les thèmes récurrents chez les participants. Selon les interviewés, les éductraineurs ont été les vecteurs de cette transmission, comme l’exprime un des participants au sujet de la persévérance : « ça m’a appris que quand je commence quelque chose, il ne faut pas abandonner. Que je suis capable de le faire. […] Le coach, il ne voulait vraiment pas que j’abandonne. Luk (éductraineur) ne voulait pas » (Karlos)[4]. De son côté, Sergio fait plutôt référence au dépassement de soi lorsqu’il décrit ce qu’il retient de son expérience avec DesÉquilibres : « ils nous ont appris que tu peux toujours aller plus loin que la limite que tu penses ».

Les normes d’autonomie et de responsabilisation s’expriment pour leur part dans les discours des participants sous l’angle de la prise de décision :

On se sentait comme des propres adultes. On décidait, on prenait nos propres décisions. Des fois ils nous ont dit : « si vous avez un problème ou quelque chose, c’est avec vous qu’on va les régler parce que vous êtes les adultes de demain, donc ça va commencer maintenant ». […] Il y a peut-être des fois où je ne voulais pas aller à mes pratiques parce qu’il y avait une tempête. Mais là finalement je me suis dit : « ou je reste seul ou je m’amuse… ou je reste chez moi à rien faire, ou je vais à une pratique avec tout le monde, être dans la neige et où je ne serai pas tout seul ». Je me suis dit : « je vais à ma pratique ».

Ricardo

Les jeunes racontent aussi avoir appris certains codes de conduite relatifs à la vie en société. Parmi les plus importants : se rassembler et travailler en équipe malgré les différences individuelles, aider et soutenir ceux qui ont plus de difficultés et, enfin, se respecter l’un l’autre. Tout au long du programme, les jeunes ont appris que le groupe peut accomplir davantage qu’un individu seul : « quand tu es tout seul, t’es faible. Mais quand on est tous réunis, on est fort » (David). Enfin, les jeunes mentionnent comment certaines de leurs relations, à l’extérieur du programme, ont changé, notamment parce qu’ils font preuve de plus de respect et de patience envers les autres. C’est le cas de David qui rapporte : « maintenant j’suis plus gentil. Parce que… ça m’a dégêné un peu. Avant j’étais un peu gêné par les nouveaux gens. […] Maintenant je respecte plus les [autres] personnes ».

Le passeur

L’éductraineur de DesÉquilibres est en plusieurs points similaire au « passeur » présent dans la littérature sur les rites de passage. Selon ces écrits, le passeur est un adulte, une personne significative qui donne le goût de grandir, qui accompagne dans les épreuves et qui ouvre des espaces de liberté et des espaces pour réfléchir au sens de ses conduites (Jeffrey, 2008). C’est entre autres ce que fait l’éductraineur. Il accompagne les jeunes tant dans les épreuves, que dans les entrainements. Christian mentionne l’implication des éductraineurs lors des entrainements : « quand on faisait les pratiques dehors, eux ils les faisaient avec nous. Ils essaient d’être du même niveau que nous ». Une autre similitude avec les passeurs est qu’ils considèrent les jeunes au rang d’adultes. C’est d’ailleurs ce que rapporte Julia : « vraiment, moi je les voyais comme des amis. Je ne les voyais pas comme des entraîneurs. […] Ils nous disaient  : « C’est avec vous, ce n’est pas avec vos parents qu’on parle, c’est avec vous. » Tu vois qu’ils veulent communiquer avec toi, pas avec tes parents ». Les considérant comme des égaux, les éductraineurs impliquent aussi les jeunes dans les décisions de groupe :

Une fois, un de mes amis, son père ne voulait plus qu’il fasse DesÉquilibres donc là il a quitté. Pis ensuite il a manqué le deuxième défi. Après ça, il voulait revenir, il a essayé de convaincre son père. Et là, on a pris la décision si on voulait le reprendre ou non. En groupe, on a pris la décision de le reprendre.

Ricardo

Discussion

L’analyse du discours des participants nous a permis de constater que le programme d’intervention sportive de DesÉquilibres comprend toutes les caractéristiques permettant de le vivre comme un rite de passage. Il est composé d’épreuves physiques et mentales (les trois défis) qui sont reconnues par les adultes et qui ont une portée symbolique pour l’ensemble du groupe. En effet, en début de programme, plusieurs des participants ne croyaient pas pouvoir réussir une course à relais de 300 km. Tout au long des 12 semaines d’entrainement, les éductraineurs ont su leur transmettre l’idée selon laquelle, en groupe, il est possible d’accomplir de grands projets. Ceux ayant complété l’épreuve finale croient en effet être en mesure d’accomplir des projets qu’ils croyaient irréalistes auparavant, y compris sur le plan de leurs études.

Le programme permet aussi l’acquisition de normes du vivre ensemble. Effectivement, plusieurs jeunes se disent plus autonomes et plus responsables dans leur prise de décision (Moreau, 2009; Otero, 2003). La majorité des participants semble aussi avoir intégré les valeurs de dépassement de soi et de persévérance prônées par l’organisme. La présence de plusieurs gestes symboliques répétitifs permet aussi de décrire le programme DesÉquilibres comme une intervention ritualisée. Comme nous l’avons vu, certains de ces gestes avaient comme objectif de symboliser la progression et le dépassement de soi, alors que d’autres ont permis de former la communitas ou de souligner l’accomplissement du groupe. L’analyse montre aussi que les éductraineurs ont agi comme des passeurs tout au long du rite. Enfin, le fait que le programme permette d’amener le jeune à se voir différemment, à se considérer comme un individu « capable » et à être perçu comme tel, confirme que le programme agit bel et bien comme un rite de passage.

Sur la base de l’analyse présentée, cinq conditions paraissent essentielles pour que les interventions sportives soient vécues par les jeunes comme un rite de passage. Premièrement, et conformément aux recherches et théories sur les rites de passage, les interventions sportives, afin d’être ritualisées, nécessitent une épreuve physique et mentale permettant le dépassement de soi. C’est d’ailleurs le fait de s’affranchir de ces épreuves qui permet au participant de se voir autrement. En deuxième lieu, il est essentiel que ces épreuves aient un sens symbolique pour l’ensemble du groupe. Cela permet aux participants d’avoir un objectif commun et de donner un sens à ce qu’ils vivent. Par exemple, à travers DesÉquilibres, les jeunes ont intériorisé le fait qu’ils sont capables, en équipe, d’accomplir quelque chose qu’ils croyaient impossible, soit de courir l’équivalent d’un marathon dans des conditions climatiques souvent très difficiles[5]. Troisièmement, il est nécessaire que l’épreuve bénéficie d’une certaine reconnaissance sociale. Étant reconnue dans l’entourage des jeunes, la réussite de l’épreuve finale du programme devient ainsi gage d’un nouveau statut du jeune, aux yeux de ses proches et du personnel enseignant. La quatrième condition essentielle est la présence d’un passeur. Particulièrement dans le cadre d’un programme d’intervention sportive, le passeur doit parvenir à faire franchir aux participants leurs limites personnelles tout en évitant la comparaison de leur performance avec celle des autres. Enfin, le cinquième élément nécessaire aux interventions sportives ritualisées est l’importance de faire valoir le rôle et la place de chacun au sein du groupe. Ce dernier élément est indispensable à la formation de la communitas et est essentiel dans l’accomplissement du projet final, car il permet à chaque participant de se sentir utile à l’équipe et de créer de liens solides avec les autres jeunes.

En poussant plus loin l’analyse, les interventions ritualisées de l’organisme semblent contribuer de manière significative à la réussite scolaire (un des objectifs principaux de DesÉquilibres), mais aussi plus globalement au devenir adulte des participants. Sur le plan scolaire, il est utile de rappeler que l’école constitue aujourd’hui une des seules formes de sanction institutionnelle dans les parcours biographiques des jeunes. Martucelli (2006) affirme en ce sens que c’est l’école qui transmet aujourd’hui une confiance institutionnelle en soi, confiance dont l’effet se répercutera tout au long du parcours de vie: « la certification scolaire apparaît […] comme une des rares épreuves à sanction claire dans une société ou bien d’autres mécanismes de validation et de reconnaissance de soi sont en crise » (p. 37). Par contre, la façon dont est structurée l’école fait passer à l’arrière-plan le manque de ressources, autant sociales qu’économiques, et place à l’avant-plan la responsabilité individuelle dans la production de l’échec ou de la réussite. D’après Martuccelli (2006), c’est l’individu qui doit désormais déterminer sa place dans la société par la façon dont il s’acquitte des épreuves et apprentissages qu’il y fait. Responsable de sa réussite, le jeune doit alors trouver les moyens pour sortir gagnant d’un système scolaire structurellement inégal. En ce sens, le programme d’intervention de DesÉquilibres apporterait un soutien précieux, car il permet aux jeunes de développer l’autonomie et la confiance en soi qui sont essentiels à leur survie, voire à leur réussite, à l’école secondaire.

Enfin, sur le plan du service socia, l’analyse des entretiens montre que l’intervention sportive ritualisée de DesÉquilibres accompagne les jeunes dans leur devenir adulte. En effet, les passeurs ainsi que les aspects de la phase post-liminaire marqués par une reconnaissance sociale des adultes, amènent les jeunes à se voir autrement que comme des élèves à risque et contribuent à développer leurs capacités de décider et d’agir. Ce faisant, l’intervention permet aux participants de faire des avancées notables sur le plan de l’autonomie et de la prise de responsabilités qui sont aujourd’hui des caractéristiques centrales du devenir adulte (Otero, 2003). Le discours des jeunes sur ces aspects allant au-delà du sport aura donc permis de mettre en lumière ces éléments sociaux essentiels à la transformation de la vision de soi.

Conclusion

L’objectif de cet article était d’approfondir les connaissances sur les conditions nécessaires à l’obtention de résultats positifs à l’intérieur des programmes d’intervention par le sport. Plus spécifiquement, nous cherchions à comprendre la place du rite de passage dans l’intervention du programme DesÉquilibres et la façon dont les interventions sportives pouvaient être vécues comme tel. Nous en avons soulevé les éléments essentiels. Parmi ceux-ci, il y a la nécessité d’une épreuve physique et mentale, la symbolique commune de l’épreuve, sa reconnaissance sociale, le besoin d’un passeur et l’importance du rôle et de la place de chacun au sein du groupe. Notre analyse montre également que l’intervention sportive ritualisée de DesÉquilibres peut faciliter le passage à la vie adulte. Elle permet aux jeunes de se voir autrement et d’être perçus comme tels. Bref, DesÉquilibres donne l’occasion aux jeunes de développer des stratégies qui leur permettent de faire face aux épreuves qui se présentent à eux et d’expérimenter un succès.

Dans le cadre de cet article, nous ne nous sommes pas penchés sur les raisons qui ont mené à l’arrêt du programme pour certains participants, ce qui constitue une limite possible. Il nous est aussi difficile de nous prononcer avec certitude sur la permanence des changements rapportés par les participants. La proximité de l’expérience et leur investissement émotif dans le programme pourraient avoir eu un effet sur leur perception de la profondeur du changement qui s’est opéré chez eux. Par contre, le fait que la perception plus positive des jeunes soit présente non seulement dans le regard porté sur soi, mais aussi dans celui porté sur les jeunes par leur entourage nous incite à penser que ce changement pourrait s’inscrire dans la durée. Alors qu’une panoplie d’interventions auprès des jeunes – dont certaines par le sport – mise actuellement sur l’apprentissage de nouveaux comportements individuels pour répondre aux difficultés, DesÉquilibres propose une alternative qui repose davantage sur des expériences collectives permettant à chacun de voir sa valeur et ses capacités. Il nous apparaît important que la recherche et l’intervention auprès des jeunes soient attentives aux pratiques ritualisées qui permettent de structurer de tels passages vers une nouvelle vision de soi.

Plus largement, cet article amène aussi à réfléchir sur la terminologie « intervention par le sport », souvent employée dans les milieux de pratique et de la recherche, mais qui semble réducteur de la complexité de l’intervention psychosociale. La préposition « par » suggère implicitement que l’intervention se limiterait au sport lui-même, et peut même mener à croire aux effets « magiques » du sport. Comme nous avons pu le constater au sein du programme DesÉquilibres, ce n’est pas tant le sport qu’un rite de passage qui est le moteur du changement chez les jeunes. Pour cette raison, nous avons préféré utiliser « en contexte de sport » pour décrire le type d’intervention propre à DesÉquilibres. L’analyse du programme québécois Bien dans mes Baskets (BDMB), implanté à l’école Jeanne-Mance à Montréal, abonde dans le même sens. Gonin et ses collaborateurs (2015) montrent que, dans ce programme, le sport n’est pas utilisé directement comme moyen d’arriver aux changements recherchés. Il crée plutôt un contexte favorisant l’utilisation et la coordination de différents niveaux d’intervention: individuel, familial, groupal et communautaire. Bref, comme pour DesÉquilibres, le sport dans le programme BDMB n’est pas « l’outil » de l’intervention, il en fournit le contexte. Dans cette perspective, il nous semble essentiel que les travailleurs sociaux qui souhaitent utiliser le sport dans l’intervention réfléchissent à la façon dont ils conçoivent « ce qui pose problème », les objectifs d’intervention qui en découlent ainsi que leur opérationnalisation dans la pratique. Car, si le sport constitue certainement un contexte intéressant et attrayant pour les jeunes, l’intervention qui s’y déploie se doit d’être bien construite et cohérente avec les visées psychosociales de l’intervenant.