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« La Révolution, tombeau des arts ! » C’est l’antienne reprise d’Edmund Burke à Auguste Cochin pour décrier la décadence esthétique provoquée par la Révolution française. En 1799, de manière à peine moins pessimiste, La Harpe considérait la décennie révolutionnaire comme un « véritable interrègne », ayant « donné naissance à une littérature que nous ne connaissions pas, qui n’existe que par lui, qui n’est digne que de lui, et qui, d’un moment à l’autre, doit disparaître avec lui[1] ». Des représentations semblables s’attachent au soulèvement de mai et juin 1968, comme si les dérèglements de la vie politique ne pouvaient que réduire au silence les arts et la littérature. Dans La littérature et le mouvement de Mai, il y a plus de trente ans, Patrick Combes s’interrogeait déjà : « pourquoi Mai offre-t-il l’image d’une “révolution culturelle” dont, étrangement, contre toute attente, la “littérature”, le “littéraire” semblent absents[2] ? » Pendant la plus grande grève générale de l’histoire de France, où l’occupation des facultés et des usines a rapidement succédé à l’occupation de la voie publique par des centaines de milliers de manifestants, la vie littéraire se serait brusquement interrompue, avant de reprendre son cours normal comme si rien n’avait eu lieu. À chaque commémoration décennale, on répète en effet que le printemps français, malgré son importance dans l’histoire des mouvements sociaux, n’eut aucun effet significatif sur la littérature et n’engendra que des oeuvres mineures, comme les romans Chien blanc de Romain Gary, Derrière la vitre de Robert Merle ou La manière noire d’Hélène Parmelin, qui n’ont certes pas marqué l’histoire de la littérature[3]. Il est au demeurant symptomatique que les grands ouvrages de synthèse sur la période consacrent des chapitres à l’architecture, à la peinture, au théâtre et au cinéma, mais n’abordent ni l’engagement des écrivains ni les incidences de la contestation sur la littérature[4]. Même Kristin Ross, l’une des historiennes les plus aguerries des politiques de la littérature, réaffirme en ouverture de Mai 68 et ses vies ultérieures le consensus critique qui s’est imposé au cours du dernier demi-siècle : « Mai 68 n’a guère eu d’influence dans les sphères de la haute culture française, plus particulièrement en littérature[5]. » D’où le paradoxe d’une explosion révolutionnaire sans égale dans le xxe siècle français, qui suscite une multitude d’interprétations, de commentaires, de témoignages, au point de se transformer en « un gigantesque événement de papier[6] » selon la juste expression de l’historien Philippe Artières, mais dont le souffle contestataire aurait à peine été ressenti dans le monde littéraire.

On ne peut manquer d’observer que plusieurs des oeuvres les plus novatrices à prendre en charge cette période de trouble social paraissent longtemps après le soulèvement et n’en retiennent souvent que les prolongements gauchistes. Que l’on pense à la prose littéraliste de Leslie Kaplan dans L’excès-l’usine au seuil des années 1980, qui relate le quotidien de son établissement en usine en tant que jeune militante maoïste, à la remémoration romanesque d’Olivier Rolin dans Tigre en papier vingt ans plus tard, qui revient sur l’aventure de la Gauche prolétarienne, ou encore, plus récemment, à la méditation lyrique de Mathieu Riboulet dans Entre les deux il n’y a rien, qui propose un bilan intime des années de plomb[7]. Pour expliquer l’apparition tardive de ces « retours narratifs » sur mai, Dominique Viart rappelle que l’état des débats esthétiques de la fin des années soixante était peu propice à l’appropriation littéraire des événements : l’ère des romans politiques à la Malraux et de la littérature engagée à la Sartre paraissait définitivement close, le formalisme du Nouveau roman et de la nouvelle critique ayant discrédité les narrations réalistes et les écritures autobiographiques[8]. Mais sans doute faut-il aussi tenir compte, comme y invite Christiane Fauré, du paradoxal « désir de littérature » qui s’exprimait dans les inscriptions murales et les slogans scandés lors des manifestations, qui apparurent aux contemporains comme des « gestes de lettrés[9] », qui fascinèrent nombre d’écrivains et les amenèrent à douter de la légitimité de leur propre parole. Ainsi, dans L’Éphémère, en juillet 1968, Jacques Dupin, admiratif de « la rumeur intarissable » qui venait d’envahir Paris, disait craindre que sa production poétique se situe désormais « au-dessous du niveau de la rue[10] ». Dans Frêle bruit, Michel Leiris, qui avait pris part à l’occupation de l’appartement du ministre de l’Intérieur au Musée de l’homme et prêté main-forte aux émeutiers lors de la deuxième nuit des barricades, confiait pour sa part la satisfaction esthétique que lui avaient procurée les « fusées » et les « adages » de mai, dont il n’hésitait pas à comparer les inventions langagières aux vers de Mallarmé. Mais cette poésie qui s’incarnait dans la rue, qui se criait derrière les barricades, lui semblait faire obstacle à sa propre activité d’écriture et heurter une certaine idée de la littérature : « Comment honorer l’ABSENTE DE TOUT BOUQUET si LA SOCIÉTÉ EST UNE FLEUR CARNIVORE[11] ? » Devant l’irruption d’une « parole commune », Louis-René des Forêts allait jusqu’à défendre le « mutisme[12] » des écrivains.

Pourtant, à condition de porter l’enquête au-delà de la thématique des oeuvres et de l’ouvrir à la sociologie politique et à l’histoire culturelle, qui ont profondément renouvelé depuis dix ans la compréhension de la crise de mai et de juin[13], force est de constater que des écrivains, des critiques et des théoriciens ont bel et bien pris acte du renouvellement des pratiques et des discours de la contestation cristallisé par les événements de 1968 et oeuvré à le transposer en littérature. Pour aborder cette période et combler une lacune historiographique, ce dossier de la revue Études françaises propose d’opérer un triple déplacement du regard critique par rapport aux usages traditionnels en études littéraires. D’abord, au lieu de recenser les références aux manifestations étudiantes et aux grèves ouvrières dans les textes, les collaborateurs de ce dossier ont fait le choix de mesurer l’incidence de Mai 68 sur l’histoire des « politiques de la littérature[14] », c’est-à-dire sur l’évolution des systèmes de représentations et de pratiques à travers lesquels les acteurs du champ littéraire s’affrontent pour définir ce qu’est la littérature et pour négocier son rapport au monde social. Remettant en cause la division du travail entre écrivain et lecteur, questionnant le statut et le rôle de l’intellectuel classique, critiquant les institutions qui assurent la production et la médiation des oeuvres, traquant les effets d’assujettissement induits par les pratiques symboliques, la crise de Mai a mis à l’épreuve l’idée même de littérature et les modalités de son action dans l’espace public, comme le montrent avec force les articles de ce dossier. Ensuite, pour ne pas réduire ce moment politique à une stricte séquence événementielle, ce dossier adopte une périodisation longue en s’intéressant aux « années 68 », c’est-à-dire au cycle de mobilisation qui s’amorce, pour la France, pendant la guerre d’Algérie, et qui s’étend jusqu’aux années 1970, quand les luttes sociales paraissent se résorber, au moins temporairement, dans les institutions parlementaires[15]. La grammaire de la contestation qui accompagne ce cycle de mobilisation, en amont et en aval des mois de mai et de juin, se caractérise par la critique des institutions fondées sur la délégation de la parole, la valorisation et l’expérimentation de la démocratie directe, la revendication des valeurs d’autonomie et de créativité, le refus de la normativité des conduites et des identités sociales, la multiplication des terrains de lutte dans une perspective minoritaire et transversale, la transgression de la division du travail, autant de thèmes qui obligent les contemporains à redéfinir les formes, les usages et les finalités de la littérature[16]. Enfin, tout en reconnaissant que la littérature repose sur un « régime de singularité[17] » qui valorise l’individualité, l’originalité et l’irréductibilité, plusieurs collaborateurs ont fait le choix de mettre en lumière la dimension collective des pratiques et des représentations qui expérimentent dans le domaine littéraire le répertoire d’actions et d’énoncés propre aux années 68. Sans négliger l’étude des oeuvres et des interventions individuelles des écrivains, les articles de ce dossier prêtent en effet une attention particulière aux « acteurs collectifs » du champ littéraire et aux instances de médiation que sont les groupes littéraires, les journaux et revues, les maisons d’édition, qui contribuent à la gestation, à la production et à la circulation des politiques de la littérature.

Ces orientations critiques, qui nous amènent à envisager collectivement et politiquement la littérature des années 68, sont perceptibles dans chacun des articles du numéro. En ouverture du dossier, Boris Gobille met en lumière l’impact de mai et de juin 1968 sur les écrivains de l’avant-garde, qui se trouvent mis en demeure de former des collectifs et de se mesurer à la prise de parole caractéristique du mouvement, qui se veut égalitaire, anonyme, profane. La reconstitution des positions et des stratégies adoptées par Tel Quel, le Comité d’action étudiants-écrivains et l’Union des écrivains montre à quel point le régime de communauté propre aux événements bouleverse le régime de singularité de la littérature et met à mal les mythologies romantiques présentant l’écrivain comme un créateur inspiré, à la fois étranger à la conflictualité sociale et extérieur aux déterminations économiques. Ces groupes se disputent en outre l’idée d’une « performativité révolutionnaire » de l’écriture : Tel Quel la reconnaît aux seuls écrivains d’avant-garde, le Comité l’attribue à une parole communiste anonyme, et l’Union des écrivains la situe au point de rencontre de l’écriture littéraire et des narrations idéologiques. Cette contestation de la littérature, bien qu’elle soit généralisée par la crise de mai et de juin, s’inscrit en fait dans un cycle de mobilisation de plus longue durée. Comme le montre Julien Lefort-Favreau, les éditions Maspero participent, dès leur fondation, en 1959, à l’inscription conflictuelle de la littérature dans l’espace social, à la fois par la diffusion de la parole des subalternes issue du mouvement de la décolonisation et par la mise à distance de la doctrine sartrienne de l’engagement, y compris par Sartre lui-même dans sa préface à la réédition d’Aden Arabie. Cette politisation de la littérature, en rupture avec les prescriptions esthétiques du Parti communiste, se manifeste aussi dans la revue Partisans, qui publie les premiers articles de Georges Perec, et dans la collection « Théorie », qui accueille la réflexion des althussériens sur l’art et l’idéologie. Tout comme les éditions Maspero, les situationnistes contribuent à définir le répertoire des discours et des représentations dans lequel puiseront les militants lors de la crise de mai et de juin. Dès la fin des années 1950, l’Internationale situationniste, en plus d’apporter une contribution majeure à la révision du marxisme, appelle au dépassement de l’art et de la littérature au nom de la transformation de la vie quotidienne et de la lutte contre la société du spectacle, préfigurant certains des grands thèmes de la révolte de mai. Mais, comme le rappelle Patrick Marcolini, la trajectoire de Guy Debord est paradoxale. Celui qui s’était interdit de faire oeuvre devient, en aval de 1968, un grand mémorialiste, révélant a posteriori la radicalité critique que le situationnisme continuait à attribuer à la littérature malgré ses déclarations sur la nécessité révolutionnaire de son abolition comme activité séparée de l’existence commune.

Des tensions semblables traversent la brève aventure du Comité d’action étudiants-écrivains, fondé dans la Sorbonne occupée, qui entreprend par solidarité avec le soulèvement des étudiants et des ouvriers de faire grève de la littérature. Ces écrivains « au service du mouvement » abandonnent le fétiche du livre et se lancent dans la rédaction collective et anonyme de tracts, d’affiches et de bulletins qui créent à la faveur du soulèvement un espace public oppositionnel. Mais ce refus de la littérature, s’il appartient au répertoire de l’agitation culturelle des années 68, souligne Jean-François Hamel, est aussi un thème récurrent de la littérature française du xxe siècle, bien au-delà des seules avant-gardes, dont le Comité cherche à actualiser le potentiel contestataire. C’est dire que même les écrivains du refus puisent dans une certaine tradition lettrée les formes de leur engagement. Ce sont d’autres contradictions qui traversent les oeuvres d’Armand Gatti et de Michel Vinaver, que présente Catherine Brun. À la recherche d’une dramaturgie collective et politique, Gatti prend le parti, après l’interdiction de La passion du général Franco au Théâtre national populaire en 1968, de s’éloigner des institutions théâtrales afin de développer un théâtre hors les murs et d’expérimenter de nouvelles modalités d’écriture et d’autres lieux de représentation. Tout à l’inverse, avec sa pièce Par-dessus bord, Michel Vinaver retrouve le chemin du théâtre institué pour y représenter le spectacle du système capitaliste qu’il connaît de l’intérieur en tant que directeur de filiale d’une grande entreprise américaine. Ces parcours croisés témoignent d’acceptions contrastées de la contestation théâtrale des années 68 et d’interprétations divergentes des révoltes du printemps, invitation pour les uns à faire descendre l’art dans la rue, occasion pour les autres de critiquer une confusion persistante entre liberté et libéralisme. La contestation de l’autorité prend encore une autre tournure dans Les guérillères de Monique Wittig, qui transpose la crise de l’ordre symbolique provoquée par Mai 68 dans un univers féministe postrévolutionnaire. Tablant sur la technique du montage, Les guérillères problématise la domination patriarcale reproduite par le langage en tant que véhicule privilégié de l’idéologie et esquisse une dialectique historique orientée vers l’abolition des différences de sexe et de genre. Comme le signalent Iraïs Landry et Louis-Thomas Leguerrier, le roman de Wittig s’approprie la critique de la séparation typique de ces années et lui donne une dimension proprement épique, voire utopique, d’ailleurs peu fréquente à l’époque. Olivier Penot-Lacassagne nous transporte quant à lui au crépuscule des années 68, quand « l’extension du champ possible » diagnostiquée par Sartre dans son célèbre entretien avec Daniel Cohn-Bendit s’épuise et se renverse dans le « No Future » des écrivains punks. Issu de la contre-culture, ce mouvement encore peu étudié, qu’illustrent les textes hybrides de Patrick Eudeline, Kriss Vilà, Jean-François Bizot et Yves Adrien, témoigne non sans cynisme de l’effondrement des rêves de mai dans un contexte de crise économique et de désenchantement politique qui fragilise le régime d’historicité moderne et sa croyance en des lendemains qui chantent. Cette « novölittérature » marquerait donc le terminus ad quem des années 68, après lequel semble en effet se délier un certain nouage de la littérature et de la contestation.

Ce dossier jette ainsi une lumière nouvelle sur un chapitre central de l’histoire des théories et des pratiques de l’engagement littéraire au xxe siècle. S’il est vrai que l’affaire Dreyfus a provoqué une politisation durable du champ littéraire français dont les effets se sont exercés sur tout le siècle, que la Grande Guerre et la Révolution d’Octobre ont structuré les débats sur les esthétiques militantes pendant les années 1920 et 1930, et que l’Occupation et la Résistance ont imposé le thème de la responsabilité de l’écrivain dont Sartre s’est fait après-guerre le porte-étendard, ce dossier montre bien que les « années 68 » ont permis de redéfinir les rapports de la littérature et de la politique en transformant aussi bien les formes que les visées de l’engagement. Enfin, pour marquer le cinquantième anniversaire du soulèvement, des textes rares et inédits du Comité d’action étudiants-écrivains ont été rassemblés en annexe. Le lecteur y trouvera des tracts distribués dans les rues, des communiqués parus dans les journaux, des inscriptions murales prélevées à la Sorbonne, une lettre de Maurice Blanchot expliquant son exigence de rupture, un bilan de cette « révolution libertaire » par Daniel Guérin, un programme de contestation des institutions culturelles par Georges Lapassade, et encore la justification d’un acte de vandalisme par Dionys Mascolo. À travers ces documents d’époque, dont plusieurs sont publiés pour la première fois, nous souhaitons rendre hommage à l’inventivité esthétique et politique manifestée non seulement par les écrivains, mais aussi et surtout par les manifestants et les grévistes tout au long de ces événements qui ont ébranlé la France.