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1. Introduction

Issue d’une communication faite à Montréal au 2e colloque international de l’Éducation (30 avril-1er mai 2015), notre contribution se situe au carrefour des recherches conduites en didactique de l’écriture et des travaux menés dans le champ des littéracies[1], en expansion dans l’espace francophone depuis le début des années 2000, à la suite notamment des Literacy Studies, qui ont été inspirées par les travaux de l’anthropologue Jack Goody (Delcambre et Lahanier-Reuter, 2012). Notre objectif est de montrer que la notion de rapport à l’écriture, introduite en didactique du français par Barré-De Miniac (1992), permet de concevoir, de mettre en oeuvre et d’évaluer des dispositifs didactiques visant l’amélioration de la compétence scripturale de publics très divers, dans des contextes institutionnels variés. Pour ce faire, nous proposons une analyse contrastive de deux expérimentations menées en Europe francophone, l’une avec des scripteurs faiblement littéraciés, l’autre avec des étudiants de niveau master s’initiant à l’écriture de recherche. Cette lecture croisée de deux dispositifs, qui, tout en visant des niveaux d’acculturation à l’écriture très différents, ont des fondements communs (une vision de l’écriture comme processus, une référence centrale à la notion de rapport à l’écriture, l’utilisation de notions, de méthodes et d’outils empruntés à la génétique textuelle, la didactisation de l’atelier d’écriture créative), s’intéresse plus particulièrement au rapport à l’écriture des deux publics. Nous appuyant, pour une part, sur des travaux antérieurs, nous analyserons l’évolution du rapport à l’écriture de ces scripteurs, à partir de l’étude de leurs déclarations et, dans une certaine mesure, des modifications linguistiques et graphiques de leurs textes. Enfin, à la lumière de ces résultats, nous conclurons sur le potentiel didactique de dispositifs qui prennent en compte «le sujet-écrivant» et le processus d’écriture-réécriture dont celui-ci est l’acteur.

2. Problématique

«[C]entrés sur l’histoire de l’écriture, de sa diffusion et de ses effets cognitifs» (Delcambre et Lahanier-Reuter, 2012, p. 7), les travaux de Goody (1979) ont eu une importance considérable dans la pensée didactique, via la notion de littératie, qui lui «est si intimement associée» (Kara et Privat, 2006, p. 3). Alimentant le débat qui a conduit la didactique du français à «réinscrire [les pratiques langagières] dans des configurations socio-culturelles» (Reuter, 2006, p. 7), ces travaux ont largement contribué à ce que les didacticiens considèrent l’accès à l’écrit/ure comme un «processus d’acculturation» continu (Barré-De Miniac et Reuter, 2006, p. 7) et cherchent les moyens d’accompagner ce processus, quel que soit le niveau d’enseignement ou de formation considéré. Concernant l’écriture, Guibert (2003) rappelle ainsi qu’«à chaque étape de l’écriture, tout auteur, aussi spécialiste de son domaine soit-il, a besoin de professionnels qui le relaient et l’épaulent, le soutiennent et le guident» (p. 118).

La mise en avant, par les didacticiens (Lafont-Terranova, 2009; Reuter, 2002), de la nécessité de cet accompagnement est également liée à l’émergence dans le champ de la didactique du français de la notion de rapport à l’écriture (Barré-De Miniac, 2015[2]; Chartrand et Blaser, 2008; Penloup, 2000). Déplaçant le regard des chercheurs et des praticiens vers l’apprenti scripteur, la diffusion de cette notion a permis de renouveler la vision traditionnelle de l’enseignement de l’écriture, dans laquelle l’écriture «se présente comme une synthèse "magique" des autres enseignements» de la discipline scolaire «français», «que les élèves sont censés apprendre à intégrer "par eux-mêmes"» (Reuter, 2002, p. 15). Cette remise en cause pose la question du rapport à l’écriture de ceux qui sont chargés de l’enseignement de l’écriture (Barré-De Miniac, 1992). Une enquête récente (Colin, 2014) montre en effet que les enseignants interrogés, soucieux d’accompagner les écoliers ou les collégiens dont ils ont la charge, ont tendance à se focaliser sur la question de la «maitrise de la langue» et à occulter le rôle de l’écriture dans la construction des savoirs, rejoignant ainsi leurs élèves qui attendent principalement, de la part de leurs enseignants, une aide sur le plan de la correction langagière. Ces résultats invitent à concevoir des dispositifs de formation et d’enseignement qui favorisent l’évolution du rapport à l’écriture aussi bien des apprenants que des (futurs) enseignants.

Les deux expérimentations présentées ici ont été menées auprès de deux publics particulièrement contrastés: d’une part, de jeunes adultes infrascolarisés en processus de réinsertion socioprofessionnelle, qui entretiennent des relations difficiles avec l’écriture (Niwese, 2010, 2012; Niwese et Bazile, 2014); d’autre part, des étudiants, futurs enseignants ou concepteurs de didacticiels, qui se forment à la didactique de l’écriture et sont confrontés aux transformations, voire aux ruptures à effectuer sur le plan du rapport à l’écrit/ure (Deschepper et Thyrion, 2008), impliquées par l’initiation à l’écriture de recherche (Lafont-Terranova et Niwese, 2016; Lafont-Terranova, Niwese et Colin, 2016).

3. Ancrages didactiques

La conception, la mise en oeuvre et l’analyse des effets des deux expérimentations se réfèrent principalement à deux cadres théoriques. Le premier renvoie au «modèle didactique de la compétence scripturale», développé par des didacticiens du français (Barré-De Miniac, 2015; Dabène, 1991; Penloup, 2000; Reuter, 2002), qui prend en compte le sujet-écrivant, permettant ainsi de ne pas réduire l’enseignement de l’écriture à l’école[3] à celui des «"sous-systèmes" de la langue: orthographe, syntaxe, vocabulaire, conjugaison» (Reuter, 2002, p. 15) et, à l’université, à celui de codes académiques et/ou au rappel de connaissances linguistiques et graphiques considérées comme insuffisamment acquises par les étudiants. En effet, si ces gestes techniques s’avèrent nécessaires, ils ne sont efficaces que s’ils sont intégrés dans une vision plus large de l’écriture qui prenne notamment en compte les niveaux textuels et discursifs des écrits à produire et dans un enseignement conçu comme un véritable accompagnement, ce qui suppose de s’intéresser aux relations complexes que les scripteurs entretiennent avec l’écriture.

Déclinée par Barré-De Miniac (2015, p. 139-149) en plusieurs dimensions – investissement, attitudes et opinions face à l’écriture, conceptions de l’écriture, mode de verbalisation de l’écriture et de son apprentissage –, qui rendent compte de cette complexité, la notion de rapport à l’écriture et plus largement de rapport à l’écrit se révèle opératoire pour les chercheurs, en servant «d’outil euristique pour analyser des données de recherche en didactique du français» (Chartrand et Blaser, 2008, p. 107). Sur le terrain, la prise en compte des dimensions affective et praxéologique[4] permet d’aider les scripteurs à surmonter l’«insécurité scripturale» inhérente à l’écriture (Dabène, 1987) et de mettre au jour leurs atouts: désir d’écrire comme un écrivain (Penloup, 2000), investissement dans des pratiques extrascolaires (Penloup, 1999), compétences déjà-là peu développées et/ou peu valorisées, voire ignorées par l’école (Penloup, 2007); la prise en compte de la dimension conceptuelle du rapport à l’écriture conduit à proposer des dispositifs visant à détacher les scripteurs d’une vision romantique (l’écriture vue comme un don) et/ou réductrice de l’écriture et de ses fonctions, qui fait obstacle à son enseignement-apprentissage; enfin, la prise en compte de la dimension axiologique permet de montrer l’omniprésence de l’écriture non seulement à l’école, mais aussi dans notre vie quotidienne (publique et privée). Ce sont plusieurs de ces dimensions du rapport à l’écriture que les dispositifs conçus dans les deux expérimentations cherchent à travailler de manière conjointe, en tenant compte des besoins spécifiques des deux publics.

Le second cadre s’inscrit dans une vision de l’écriture qui s’intéresse au «caractère intrinsèquement artisanal et laborieux de l’écriture» (Penloup, 1994, p. 15) et qui inspire, depuis l’étude génétique menée par Fabre (1990) sur les brouillons d’écoliers, de nombreux travaux sur le brouillon et la réécriture à l’école. Nos deux expérimentations s’appuient plus particulièrement sur la vision que les généticiens du texte ont du «manuscrit comme acte de langage» et comme «parole intérieure extériorisée» (Grésillon, 2002, p. 27 et 19). Nous empruntons ainsi à la génétique textuelle des «notions, centrales dans la discipline, comme celles d’opération de réécriture, de dossier génétique, de campagne d’écriture, de versions ou d’états» (Lafont-Terranova, 2013, p. 344), tout autant que des méthodes (comparaison des versions) et des outils élaborés pour analyser «les traces linguistiques et graphiques du processus d’écriture dans des manuscrits d’écrivains […] et plus récemment de théoriciens» (Lafont-Terranova et Niwese, 2015, p. 189). Mettre autant l’accent sur le processus d’écriture que sur son produit devait, selon nous, favoriser la prise de conscience, par les scripteurs, du «caractère dynamique intrinsèque à l’écriture en production» (Fenoglio et Boucheron-Pétillon, 2002, p. 5), tout en permettant à l’enseignant-chercheur[5], voire aux scripteurs eux-mêmes quand le contexte s’y prête, de remonter, à partir des traces du processus d’écriture, «aux opérations systématiques de l’écriture – écrire, ajouter, supprimer, remplacer, permuter» et de former «des conjectures sur les activités mentales sous-jacentes» à ces opérations (Grésillon, 1994, p. 15).

Les deux dispositifs expérimentés, l’un, à Bruxelles, et l’autre, à Orléans, sont par ailleurs largement tributaires des travaux de Lafont (1999) portant sur des expériences d’ateliers d’écriture fonctionnant sur le modèle de l’atelier de loisir et favorisant la réécriture, conduites avec des publics contrastés (adultes experts, lycéens, formation continue). Lafont (1999) montre[6] en effet qu’il est possible d’importer le modèle de l’atelier d’écriture de loisir dans des institutions d’enseignement et de formation, tout «en en conservant les principales caractéristiques: écriture en petits groupes sous la conduite d’un animateur, rupture par rapport aux méthodes scolaires, valorisation des productions, importance des interactions verbales» (Lafont-Terranova, 2013, p. 343). Les analyses effectuées sur des transcriptions d’échanges verbaux mettent en évidence des effets positifs sur l’évolution du rapport à l’écriture des participants, en termes de réassurance et de mise à distance du processus d’écriture, tandis que la comparaison de premiers jets et de versions réécrites montre l’intérêt, pour la qualité des productions, d’inclure, dans l’atelier, un temps explicitement consacré à la réécriture. Les résultats de ce travail initial ont permis de concevoir et d’expérimenter plusieurs dispositifs didactiques, dont l’un auprès de publics en difficulté (Niwese, 2010, 2012; Niwese et Bazile, 2014), et les autres, en contexte universitaire, auprès de publics relativement littéraciés (Lafont-Terranova, 2007, 2009, 2013, 2014a et b).

Dans cette contribution, nous nous proposons d’aller plus loin en menant une lecture croisée de deux de ces dispositifs expérimentés dans deux contextes très contrastés (formation pour une réinsertion sociale vs université), afin de mettre en évidence le potentiel didactique et l’adaptabilité d’un modèle inspiré de l’atelier de loisir et favorisant la réécriture à l’aide d’outils empruntés à la génétique textuelle pour faire évoluer le rapport à l’écriture des scripteurs en vue de développer des savoirs et des savoir-faire constitutifs de la compétence scripturale.

4. Deux contextes fortement contrastés

À Bruxelles, l’expérimentation a eu lieu dans un centre de formation d’adultes auprès de vingt jeunes stagiaires, faiblement scolarisés et sans travail officiellement connu, en processus de réinsertion sociale et professionnelle. Le public était hétérogène par ses origines culturelles (Afrique noire, Amérique latine, Maghreb, Occident), son parcours scolaire (la plupart n’avaient pas fini les études secondaires) ainsi que par ses pratiques linguistiques et scripturales. Maitrisant peu l’écriture et se posant des questions identitaires traduisant un déficit de l’estime de soi et une méfiance vis-à-vis des tiers, ces stagiaires «avaient le sentiment de faire partie des exclus de la société», mais «ils voulaient en revanche améliorer leur rapport à la langue écrite» (Niwese, 2012, p. 124). Un atelier d’écriture créative a été expérimenté auprès de ce public en deux périodes de l’année 2007.

La seconde expérimentation, qui a eu lieu à l’université d’Orléans de 2009 à 2013, a concerné 42 étudiants inscrits en première année du 2e cycle universitaire, en Master «Linguistique et didactique». L’expérimentation, menée dans le cadre d’une Unité d’Enseignement (UE) intitulée «Atelier d’écriture et compétence scripturale» et intégrée dans un parcours de formation à la didactique du français langue première, proposait une expérience d’atelier d’écriture créative, destinée à être le support d’une réflexion sur l’écriture, menée dans une perspective didactique. (Futurs) enseignants ou futurs concepteurs de didacticiels, les étudiants étaient principalement inscrits en formation initiale et «visaient pour la plupart, un diplôme de maitrise ou de master» (Lafont-Terranova et al., 2016). Il est à noter que certains participants venaient d’autres filières que les sciences du langage et que plusieurs enseignants ont bénéficié du dispositif, en tant qu’étudiants ou en tant qu’auditeurs libres[7]. Dotés d’un rapport à l’écriture jusque-là souvent positif sur le plan affectif, les participants étaient plutôt à l’aise avec l’écriture créative – pas tous, cependant, notamment à cause d’une conception de l’écriture réduite à la maitrise de l’orthographe. Mais l’UE se clôturant par la production d’un mini-mémoire portant sur des données issues de l’atelier d’écriture, ils se sont retrouvés confrontés aux difficultés suscitées par l’initiation à l’écriture de recherche, dont ils n’avaient, pour la plupart, aucune expérience.

Dans le centre de formation, trois objectifs étaient visés: améliorer le rapport à soi et à autrui; identifier les compétences et les difficultés en matière d’écriture d’un tel public; améliorer le rapport à l’écriture des participants. En master, deux objectifs, la formation à la didactique de l’écriture et l’acculturation à l’écriture de recherche, étaient intimement liés:

[L]’objectif central étant la construction, par les étudiants, de savoirs et de savoir-faire sur l’écriture et son enseignement, l’acculturation à l’écriture de recherche [qui] s’est […] imposée comme un «artéfact» au service de la conceptualisation par les étudiants de leurs propres pratiques d’écriture […] a également été développée pour elle-même, comme propédeutique à l’écriture du mémoire demandé en deuxième année de master

Lafont-Terranova et al., 2016

Il s’agissait donc d’accompagner les étudiants sur deux plans: d’une part, celui de la construction, via l’écriture créative et l’écriture de mémoire, d’une posture professionnelle (d’enseignant, ou de concepteur de didacticiel) prenant en compte le sujet-écrivant et notamment le rapport qu’il entretient avec l’écriture; d’autre part, celui de l’inscription dans une posture d’apprenti chercheur, via le recul réflexif demandé à chacun sur ses propres représentations, pratiques et productions scripturales mises en relation avec les apports et les outils de la recherche; autrement dit, il s’agissait d’accompagner, voire de provoquer «les ruptures sur le plan du rapport à l’écrit/ure que suppose l’acculturation à l’écriture de recherche et dont Deschepper et Thyrion (2008) soulignent la nécessité» (Lafont-Terranova et Niwese, 2015, p. 188).

Ainsi, au-delà des différences, les deux dispositifs visaient une évolution du rapport à l’écriture (variable en fonction des individus, des situations et des types de production), évolution que l’accompagnement des scripteurs devait rendre possible et qui devait se manifester à travers la verbalisation et la réécriture.

5. Présentation des deux dispositifs

Les deux dispositifs comportaient un atelier d’écriture créative destiné à jouer un rôle déterminant dans l’évolution du rapport à l’écriture des scripteurs et dont le rituel était inspiré de celui des ateliers d’écriture de loisir favorisant la réécriture. Ainsi, aux quatre temps qui scandent de manière générale les ateliers de loisir – «proposition d’une médiation d’écriture, temps d’écriture, lectures et commentaires» (Lafont-Terranova, 2013, p. 343) –, s’ajoutait un temps (facultatif dans le rituel de l’atelier de loisir) dans lequel la réécriture était explicitement favorisée[8]. Ce point commun ne doit pas masquer des différences, notamment celles concernant l’organisation, le rôle et la place de l’atelier dans chacun des deux dispositifs.

5.1 Au centre de formation d’adultes

La lecture des travaux sur les ateliers d’écriture ainsi que l’observation faite sur le terrain nous ont permis de constater que face à des publics en difficulté, la tendance des organismes de formation et des formateurs était de proposer aux participants des dispositifs qui visaient le développement personnel, tandis que les ateliers d’écriture permettant de travailler la compétence scripturale étaient destinés à des publics suffisamment littéraciés (Pimet et Boniface, 1999). Se situant au-delà du travail sur la personne, certes indispensable pour un public fragile, le dispositif expérimenté à Bruxelles s’est inscrit aussi bien dans la pédagogie du projet (Huber, 2005) pour éviter des activités fragmentées, qui ne construisent pas une logique d’ensemble, que dans la pédagogie différenciée (Gillig, 1999) pour tenir compte du sujet-écrivant dans le rapport singulier et complexe qu’il entretient avec l’écriture. L’atelier mis en place a favorisé la réécriture pour mettre au jour ce qui était déjà là, ce qui se mettait en place et ce qui restait à faire:

En effet, en plus d’être inhérente à tout acte d’écriture, la réécriture révèle ce dont le sujet est capable, favorise l’autocorrection et contribue à réduire la surcharge cognitive qui peut être à l’origine de plusieurs imperfections textuelles

Niwese, 2012, p. 130

Enfin, compte tenu du public, les propositions d’écriture ont été centrées sur la production de textes narratifs que nous considérons comme étant de type autobiographique, dans la mesure où les récits à produire n’étaient pas posés comme des autobiographies au sens de Lejeune (1996) supposant «l’existence d’une triple identité entre l’auteur, le personnage central et le narrateur» (Niwese, 2010, p. 270). En effet, afin d’éviter des dérives liées à l’exploitation sauvage de l’écriture de soi en formation et aux «risques […] de mise en scène des problèmes psychologiques et d’appels dans un espace qui n’est pas thérapeutique» (Reuter, 2002, p. 138), suivant Ricoeur (1985, p. 442) dans sa conception de l’identité narrative, nous avons insisté avec les stagiaires sur le fait que tout texte narratif, qu’il soit dit fictif ou historique, reste ce «rejeton fragile issu de l’union de l’histoire et de la fiction» et que l’enjeu, pour l’atelier, n’est pas de savoir si ce qui est raconté dans le texte produit a eu lieu ou non. Le récit a été choisi non seulement parce qu’il est accessible au scripteur débutant (Schneuwly, 1985), mais aussi et surtout parce qu’il permet d’observer des phénomènes relevant de plusieurs séquences textuelles (Adam, 2008) et de développer plusieurs compétences. En outre, en plus de constituer «une voie royale conduisant au soi» du scripteur, le récit de soi permet de «prendre du recul, d’intellectualiser les évènements et de socialiser l’émotion» (Niwese, 2012, p. 132). Il se pose comme «un lieu où des questions non seulement linguistiques, mais aussi identitaires [peuvent] se rencontrer et être travaillées» (Niwese, 2010, p. 479).

S’étendant sur 13 séances de trois heures chacune, l’atelier expérimenté a été divisé en trois phases: la mise en route du dispositif (4 séances), la production du texte long, le récit de soi (6 séances) ainsi que la finalisation et les évaluations finales (3 séances). La première visait à créer les conditions nécessaires à la production du récit de soi – qui reste l’objectif principal – et à développer des techniques et des thématiques qui ont été réinvesties dans la deuxième phase.

Concrètement, la première phase conçue comme une phase de sensibilisation a, entre autres, permis de situer l’atelier dans la pédagogie active, de négocier les conditions de sa mise en oeuvre, de favoriser la cohésion entre les participants, d’identifier et de travailler leur rapport à l’écriture, de faire produire différents types de textes, de finaliser l’apprentissage des savoirs grammaticaux et d’oeuvrer pour l’amélioration de l’image que les stagiaires avaient d’eux-mêmes. La deuxième phase, envisagée comme une phase d’approfondissement, a consisté en la production d’un texte long qui met en scène un narrateur-personnage principal s’exprimant en «je» et a mis un accent particulier sur la réécriture. Ainsi, le texte final a été réécrit au moins trois fois: la réécriture du premier jet par le stagiaire sans l’aide manifeste du formateur, la réécriture avec l’aide du formateur et la réécriture par le formateur avant la publication du texte. La phase d’évaluation et de finalisation poursuivait trois objectifs: «la vérification et la conscientisation de ce qui a été acquis, la finalisation des textes produits et le renforcement de l’estime de soi par le biais de la publication solennelle du recueil des textes» (Niwese, 2010, p. 338). Les évaluations finales, qui s’ajoutaient aux évaluations intermédiaires, ont été réalisées via un questionnaire, des entretiens semi-directifs et par la production d’une postface rédigée à partir des points proposés.

5.2 En master

Le dispositif expérimenté en master est inspiré directement d’une expérimentation mise en place à l’IUT d’Orléans pour de futurs informaticiens, généralement à l’aise sur le plan linguistique, mais ayant du mal à s’engager suffisamment dans l’écriture pour atteindre, dans leurs écrits, la qualité professionnelle attendue dans la filière. L’évaluation de l’expérience menée à l’IUT, alors en cours (Lafont-Terranova, 2007), montrait l’intérêt, sur le plan réflexif, d’un dispositif complémentaire – un dossier constitué par chaque scripteur avec les différentes versions de ses textes d’atelier, et complété par un texte bref revenant sur sa démarche d’écriture – pour accentuer les effets de l’atelier proprement dit.

L’idée était d’adapter au master le dispositif expérimenté à l’IUT pour faire de l’atelier d’écriture créative le «point de départ d’une prise de conscience, par les étudiants, d’une réflexion sur leur propre processus d’écriture en lien avec une appropriation des notions-clés de la didactique de l’écriture» (Lafont-Terranova et al., 2016). Pour cela, nous inspirant du portfolio expérimenté par Vanhulle (2001) avec de futurs enseignants (Lafont-Terranova, 2014b), nous avons introduit ce que nous avons appelé un journal d’écriture, «destiné à faciliter un premier recul par rapport à l’expérience d’atelier» (p. 133-134), et repris l’idée du dossier expérimenté à l’IUT, en demandant une partie réflexive beaucoup plus étoffée, qui devait s’appuyer sur le journal et sur les différentes versions de textes créatifs pour analyser «l’expérience [d’atelier] à la lumière de référents théoriques» (Lafont-Terranova, 2013, p. 345). Les éléments personnels issus de l’expérience d’écriture créative ont pris explicitement le statut de données constituées en corpus (Lafont-Terranova, 2014b) et le dossier celui d’un mini-mémoire (appelé «mémoire») d’initiation à l’écriture de recherche, dont l’écriture devait être accompagnée au même titre que l’écriture créative. L’objectif était notamment de mettre l’accent sur la verbalisation, par les scripteurs, de leurs propres procédures scripturales pour les faire passer «du mode de la seule narration à celui d’une conceptualisation qui intègre les séquences narratives, extraites du journal d’écriture, par exemple, dans la construction intellectuelle du mémoire» (Lafont-Terranova, 2013, p. 346).

Concrètement[9], l’UE, qui comportait 40 à 48 heures, selon les années, articulait «des séances d’écriture créative [favorisant explicitement la réécriture], des apports théoriques et la tenue d’un journal d’écriture avec la production d’un mémoire d’une […] [vingtaine] de pages» (Lafont-Terranova et Niwese, 2012, p. 116) portant sur une notion en lien avec celle de «compétence scripturale» ou sur une question de recherche issue de la mise à distance de l’expérience d’écriture-réécriture créative.

Des échanges étaient menés à partir d’extraits des journaux d’écriture librement choisis par les participants et des apports théoriques sur la didactique de l’écriture et la génétique textuelle, en vue d’une mise à distance de l’expérience d’écriture créative et des écrits produits, préalable, puis concomitante à l’écriture individuelle du mémoire. Lors du temps explicitement consacré à l’écriture du mémoire, l’accompagnement de l’écriture prenait plusieurs formes: la poursuite de la tenue du journal d’écriture et de l’exploitation des apports théoriques, dont des apports ciblés sur l’écriture de recherche, l’analyse d’extraits de productions antérieures «sur les principes du teaching with corpora» (Rinck, Boch et Jacques, 2013), une pré-soutenance du mémoire en cours d’écriture, ainsi que la demande explicite de deux versions du mémoire, la première (V1) étant annotée par l’enseignant avant la remise de la version définitive (Vdef).

Tous ces préalables visaient notamment la verbalisation et la levée de blocages comme «l’insécurité scripturale accrue face à un genre nouveau» (Lafont-Terranova, 2014b, p. 141) afin de permettre aux étudiants d’effectuer les repositionnements attendus sur les plans épistémologique, dialogique et énonciatif pour entrer dans l’écriture de recherche (Deschepper et Thyrion, 2008). Autrement dit, le dispositif reposait sur l’articulation étroite entre deux ateliers d’écriture, en partie concomitants, un atelier d’écriture créative «didactisé» et ce que l’on peut considérer comme un atelier d’écriture de recherche. Ces deux ateliers, situations de parole autant que d’écriture, visaient tous deux la mise en scène et la mise à distance, via sa verbalisation, du processus qui conduit à l’écrit fini, afin de «favoriser le passage d’une posture naïve à une posture réflexive, puis celui d’une posture réflexive à une posture d’apprenti-chercheur» (Lafont-Terranova et al., 2016) et de permettre in fine la conceptualisation de savoirs et de savoir-faire sur l’écriture, essentielle pour le transfert didactique.

6. Analyse et interprétation des résultats

Deux types d’analyse ont été menés sur les données recueillies dans le cadre des deux expérimentations:

  • des analyses de contenu de déclarations écrites et orales faites par les participants et portant sur leur activité scripturale pour cerner, d’une part, l’évolution de leur rapport à l’écriture, sur les plans affectif, axiologique, conceptuel et praxéologique, et pour déterminer, d’autre part, dans quelle mesure cette évolution favorise le développement de la compétence scripturale et l’acculturation au genre travaillé;

  • l’analyse de l’évolution des écrits remis sous la forme de plusieurs versions, à partir d’une méthode inspirée de la génétique textuelle (Lafont, 1999; Niwese, 2010), qui se fait en deux temps: (i) repérage et classement des opérations de réécriture (suppressions, ajouts, remplacements, déplacements) effectuées entre deux versions[10]; (ii) étude des effets de ces opérations sur la qualité des écrits produits sur les plans linguistique, textuel, discursif et générique. À travers cette étude sont également recherchés des indices de l’évolution du rapport à l’écriture des scripteurs concernés, complémentaires de ceux relevés dans les déclarations et qui témoignent de l’engagement du scripteur dans le processus d’écriture et de ses conceptions de l’écriture.

Comme nous l’avons déjà indiqué, nous présenterons, dans le cadre de cet article, les résultats qui se rapportent essentiellement au rapport à l’écriture, que le courant didactique auquel nous nous rattachons considère comme étant une composante à part entière de la compétence scripturale.

6.1 Au centre de formation

Au centre de formation, le matériau analysé a été principalement collecté en 2007 en avril-juin, d’une part, et en octobre-décembre, d’autre part. Il est composé (i) de 48 textes écrits par les stagiaires, soit 96 versions, représentant la première version (V1) – premier jet – et la version deux (V2), qui est une réécriture de la V1 sans l’aide explicite d’un tiers[11]; (ii) de déclarations écrites et orales, recueillies tout au long de l’expérimentation, notamment par le biais de questionnaires, d’entretiens individuels et collectifs, de postfaces, etc.

L’analyse des déclarations a consisté à voir si le dispositif expérimenté avait permis aux participants d’améliorer la relation qu’ils entretiennent avec l’écriture, avec eux-mêmes et avec autrui, et la comparaison entre les versions s’il pouvait permettre de déterminer les changements qui interviennent en passant d’une version à une autre. Qu’un atelier d’écriture puisse aider les scripteurs à écrire davantage, d’autres chercheurs l’avaient déjà démontré (Guibert, 2003; Lafont, 1999). Mais «ce qui restait encore à déterminer, c’était de savoir si un tel dispositif pouvait conduire aux mêmes résultats avec un public peu scolarisé et fragilisé comme celui [du centre de formation]» (Niwese, 2010, p. 347).

6.1.1 Investissement de l’écriture

Dans l’ensemble, sur le plan de l’investissement de l’écriture, les participants ont jugé l’expérience heureuse et exprimé des sentiments de satisfaction et de surprise face à leur progression, même si certains ont, en même temps, fait part de leur regret de voir l’expérimentation se terminer, alléguant que cela constituerait un risque de régression:

Ça me met un peu triste parce que c’est bien dommage, c’est déjà terminé, je pourrai plus continuer [alors que] je suis en train de progresser, moi […] si je devais rester à la maison, pour moi, ça aurait encore régressé.[12]

Ces propos d’Albertine, exprimés au cours de l’entretien, révèlent qu’elle «a la conviction que l’atelier d’écriture l’aide à écrire, mais qu’elle n’a pas encore acquis une autonomie suffisante pour pouvoir écrire seule en dehors de celui-ci» (Niwese, 2010, p. 356). Ses déclarations rappellent les «difficultés de sevrage» rencontrées par des publics qui fréquentaient les ateliers d’écriture d’Elisabeth Bing (une des pionnières des ateliers d’écriture en France) et soulignées par Boniface (1992, p. 50) notant que, chez Bing, «l’écriture s’éloign[ait] après qu’on l’a[vait] approchée de si près». Ce manque d’autonomie semble normal, pour un public en grande difficulté, chez qui on doit d’abord stimuler l’envie d’écrire. À l’opposé d’Albertine, d’autres participants croient que le dispositif a rallumé en eux l’envie d’écrire et qu’ils vont continuer à écrire après l’expérimentation:

Pour moi, l’atelier d’écriture m’a permis de tester mes aptitudes à l’écriture, de créer une petite histoire à partir de l’imaginaire. Ça m’a aussi permis de confirmer mon envie d’écrire. J’ai toujours voulu écrire l’histoire de mon père et grâce à l’atelier d’écriture, l’envie devient plus grande. J’ai aussi appris à structurer une histoire et oser partager mes écrits avec les autres, car j’ai déjà écrit, mais j’étais la seule à les lire.

Dans cet extrait de sa postface, Samira met en évidence la part de l’autre dans l’investissement de l’écriture, rejoignant ainsi André (1989, p. 68) pour qui tout écrivant, «même s’il a peur, même s’il est insatisfait du résultat, […] souhaite être lu».

L’investissement se traduit aussi par le fait que les stagiaires affirment que le dispositif leur a permis d’écrire «davantage et plus facilement qu’auparavant», d’oser «écrire sans se laisser paralyser par le risque de commettre des erreurs» et de se rendre compte qu’ils avaient «des capacités, dont ils ne soupçonnaient pas l’existence» (Niwese et Bazile, 2014, § 29 et 30). Dans ce sens, Côme, dont la pratique scripturale se limitait à l’envoi de textos, a affirmé, au cours de l’entretien, qu’il a été surpris de remarquer qu’à la fin de l’atelier, il arrivait à produire plus d’une page:

Je suis pas quelqu’un qui écrit souvent, qui lit beaucoup. J’ai pas tendance à lire beaucoup, donc ça m’a déjà apporté quelque chose, parce qu’écrire tout ce qu’on a écrit tout ça, moi, au début, j’étais un peu bloqué, parce que je savais pas, c’était pas facile. Donc, quand vous disiez faire deux pages, moi déjà, […] faire une page, c’était déjà, parce que j’ai pas l’habitude.

Au-delà de ces déclarations, les stagiaires ont produit et réécrit plusieurs fois et profondément leurs textes, comme en témoignent l’existence de différentes versions d’un même texte (chaque texte a été réécrit au moins trois fois), l’évolution du volume de l’expression textuelle lors du passage d’une version à une autre (le volume des versions suivantes est, par endroit, supérieur à celui des versions antérieures) ainsi que la présence, la variété et la qualité des opérations de réécriture (plus de 10 opérations de réécriture sur 100 mots réécrits – dont 51 % de remplacements, 29 % d’ajouts, 15 % de suppressions et 3 % de déplacements; les réécritures touchant des segments importants du texte).

6.1.2 Conceptions de l’écriture

Ce travail de transformation du déjà-écrit qui, au regard d’autres travaux (Fabre, 1990), place les stagiaires du côté des scripteurs habitués à l’écriture, est non seulement un signe d’investissement, mais aussi un indice d’inscription dans une vision de l’écriture comme processus ne limitant pas celle-ci au premier jet, ce qui relève de la dimension conceptuelle du rapport à l’écriture. Le changement par rapport à cette dimension se trouve corroboré par les déclarations des stagiaires qui sont nombreux à dire qu’à la fin de l’expérimentation, ils écrivent «par couches successives», pour reprendre l’expression de Guibert (2003). Dans l’exemple suivant, extrait de l’entretien, Tharcisse semble ainsi séparer le «quoi» et le «comment» dire, que l’on peut toujours retravailler après avoir écrit le premier jet: «L’histoire que je veux raconter est là, mais le style est pas là. […] C’est pas encore vraiment ce que je veux dire, c’est trop brut». Les propos de Lucien sur la réécriture en général et sur sa pratique de réécriture lors de l’entretien, semblent aller dans le même sens: «Parce qu’on forme des phrases et après on essaie de mieux les refaire. En plus, la première fois, on réfléchit pas trop et au fur et à mesure ça s’améliore […]. Donc chaque fois, j’ai un peu amélioré». Il s’avère donc qu’en différant dans le temps, grâce à la réécriture, certaines tâches, les stagiaires arrivent à s’autocorriger et à avoir le sentiment d’améliorer leurs textes.

6.1.3 Opinions et attitudes

En plus de l’investissement et de l’inscription dans une conception de l’écriture comme processus, l’analyse des données révèle une évolution des opinions et des attitudes. Dans la phase exploratoire, nous avons relevé que, pour des raisons variées, certains stagiaires se méfiaient de l’écriture et préféraient communiquer oralement. Dans ce sens, Déborah, au cours d’un entretien qui a eu lieu en 2006, pendant la phase exploratoire, justifie une telle position en invoquant la permanence de l’écrit que l’on peut toujours vous opposer, la perte de son contrôle, une fois qu’on l’a produit, et son manque de sincérité, vu qu’écrire suppose toujours une certaine autocensure:

Parce que quand on dit quelque chose, dans un sens il y a pas de preuves, mais quand on écrit, déjà c’est vraiment écrire, et puis on peut venir te trouver et te dire [….] «tu as dit ça, tu as dit ça». […] Et puis après, on ne sait pas où va aller la feuille, on ne sait jamais qui va tomber dessus. Moi je parle à trois personnes et je sais que ce que je dis c’est ces trois personnes qui l’ont entendu, c’est tout. […] Peut-être qu’il n’y aura pas non plus la même sincérité par écrit que par oral.

Les propos de Déborah confirment qu’il n’est pas anodin de s’intéresser à la dimension axiologique de l’écriture. En effet, «l’obstacle à la lecture [mais aussi à l’écriture] ne réside pas d’abord dans un manque de techniques mais dans l’absence de raisons de se doter de ces techniques» (Stercq, 2009, p. 102). L’analyse des déclarations montre d’ailleurs une évolution sur ce plan. En effet, à la fin de l’expérimentation, les stagiaires envisagent l’écriture comme facteur de mobilité sociale et comme préalable dans le processus de l’insertion sociale et professionnelle, rejoignant ainsi les conclusions des experts de l’OCDE (2001, p. 155) selon lesquelles «ce sont les lecteurs [mais aussi les scripteurs] "faibles" qui ont vraiment le moins de chances de bénéficier de perspectives d’emploi prometteuses, gages de mobilité sociale».

Par rapport aux objectifs de l’expérimentation, l’exemple qui suit montre combien le genre choisi (texte narratif de type autobiographique) et la réécriture encouragée ont offert la possibilité de travailler conjointement des aspects textuels et identitaires. Après avoir raconté son enfance, Sophie, le personnage de Céline, avait terminé son histoire, dans la version précédente, en évoquant le début de sa vie d’adulte. Dans la deuxième version, par un long ajout conclusif (repris ci-dessous), Céline fait revenir Sophie sur les leçons tirées de son parcours et sur la part de celui-ci dans la construction de sa personnalité et dans le choix de son projet de vie:

Ce que j’en retiens, c’est que ça a forgé ma personnalité et renforcé mon caractère face à la société. Aujourd’hui, grâce à une remise en question, sur moi-même, je suis heureuse et épanouie car je sais où je vais et pourquoi. Je ne choisis que des gens positifs autour de moi pour faire partie de mon univers personnel et professionnel. Je vais suivre une formation pour aider des personnes qui veulent être encore autonome et ce d’après mon parcours et mes connaissances je sais que je pourrai leur apporter un bien-être. Cela va m’apporter une satisfaction énorme de pouvoir donner du bonheur à des gens qui sont dans le besoin d’aide qu’ils soyent handicapés ou malade.

Ce récit – raconté, selon la proposition d’écriture, à la première personne par un narrateur-personnage principal – met en scène un personnage qui peut avoir des ressemblances avec son auteur, et qui l’accompagne dans son retour réflexif sur son passé et dans sa projection dans l’avenir. Sur le plan de la qualité de l’opération de réécriture, cet ajout montre que les transformations n’ont pas été de simples modifications de surface et qu’elles sont également révélatrices d’une grande activité réflexive.

Ces résultats nous paraissent devoir être rapportés à la visée de l’expérimentation (l’amélioration conjointe du rapport à soi, aux autres et à l’écriture ) et montrer que le dispositif a permis aux stagiaires «de se comprendre et de mieux comprendre l’autre» et qu’il a été perçu comme «un espace-temps où le sujet-écrivant s’est senti écouté par le groupe et encouragé par le formateur» (Niwese, 2010, p. 375).

6.2 En master

Les données collectées sont principalement les 41 mémoires produits et rendus par les 42 étudiants ayant suivi l’UE entre 2009 et 2013. Les analyses qualitatives que nous avons effectuées portent sur les mémoires proprement dits (V1 et Vdef)[13]. Outre quelques données quantitatives relatives à l’investissement des scripteurs, nous présentons ci-dessous des exemples significatifs de l’évolution du rapport à l’écriture des scripteurs, issus des travaux menés depuis 2012[14], exemples que nous revisitons et dont, le cas échéant, nous redéfinissons le périmètre.

6.2.1 Investissement de l’écriture

Sur le plan de l’investissement, nous notons la proportion de mémoires (37 sur 41) remis systématiquement sous la forme de deux versions depuis 2010, l’importance et l’augmentation des volumes textuels des mémoires proprement dits (20 pages en moyenne et jusqu’à une trentaine de pages les dernières années[15]), et des annexes (25 pages en moyenne et jusqu’à plus de 50 pages): des constats qui témoignent à la fois d’un investissement globalement très important de la part des étudiants et d’une accentuation de leur engagement dans l’écriture au fur et à mesure des améliorations apportées au dispositif (Lafont-Terranova et Niwese, 2016, p. 315). Le nombre, la variété des opérations de réécriture (Lafont-Terranova et Niwese, à paraitre) ainsi que la présence parmi elles de déplacements, opérations considérées comme couteuses sur le plan cognitif (Fabre, 1990), sont également à rapporter à un engagement fort des scripteurs dans le processus d’écriture-réécriture. Les déplacements les plus significatifs à cet égard concernent des volumes textuels importants, qu’il s’agisse de ceux qui sont déplacés ou de ceux qu’il faut prendre en considération pour effectuer le déplacement, comme c’est le cas dans l’exemple extrait du mémoire de MS que nous citons plus loin.

6.2.2 Conceptions et modes de verbalisation de l’écriture

Les exemples suivants[16], qui se rapportent notamment à la dimension conceptuelle du rapport à l’écriture et aux modes de verbalisation de l’écriture et de son processus, sont révélateurs des diverses façons dont les scripteurs se représentent et conceptualisent l’écriture-réécriture. FL12[17] la présente comme un processus relevant d’une expérience personnelle («J’ai pu constater une sorte de dialogue avec moi-même. C’est comme mettre de l’ordre dans le chaos»), tandis que MC13 adopte, grâce à l’effacement du «je», une position de surplomb pour décrire la réécriture en intégrant des notions empruntées à la génétique textuelle («La réécriture donne alors naissance à une multitude de possibilités, gouvernées par des mouvements de déplacement, d’ajout, de remplacement et de suppression»). Enfin, l’exemple qui suit dénote un degré d’abstraction avancé: le scripteur (ALD10) utilise, en effet, la troisième personne pour renvoyer au «je» scripteur de l’écrit créatif analysé en la combinant avec celle du «je» énonciateur du mémoire, ce qui renvoie à «la posture de surénonciation» (Grossmann et Rinck, 2004), caractéristique de l’écriture scientifique:

Lorsque le sujet écrit son premier jet, il modifie déjà son texte. Il écrit en fait très souvent une sorte de deuxième jet dans la «première1» version de sa production (voir annexes I, III, VII et XII).

  1. Je mets le mot «première» entre guillemets car on peut se demander s’il s’agit alors vraiment encore d’une première version. N’est-ce pas au contraire déjà une deuxième version? […]

Ainsi, à travers des modes de verbalisation plus ou moins avancés sur les plans de la conceptualisation, ces différents exemples révèlent des prises de conscience très intéressantes, allant de pair, dans certains cas, avec la prise en compte, sur les plans dialogique et énonciatif, des caractéristiques de l’écrit scientifique.

6.2.3 Acculturation à l’écriture de recherche

Le repérage des opérations de réécriture et l’analyse de leurs effets sur les écrits produits donnent également des indications sur le niveau de conceptualisation et d’acculturation à l’écriture de recherche. Ainsi, l’extrait cité ci-dessous résulte de la combinaison de plusieurs opérations de réécriture, dont un déplacement à plusieurs pages de distance. Ce remaniement important permet au scripteur (MS10) de rapprocher l’analyse de l’évolution de ses conceptions de la réflexion qu’il mène plus loin sur la notion de rapport à l’écriture (Lafont-Terranova et Niwese, 2016, p. 319), donnant ainsi à son analyse le statut d’exemple éclairant la question de la nécessité de la réécriture. Cette question est elle-même précédée d’un sous-titre, qui témoigne de la compréhension, par le scripteur, des enjeux de l’UE et d’un degré de conceptualisation avancé, malgré des formulations parfois maladroites:

La réécriture: un enjeu qui amène à changer le rapport à l’écriture[18]

La réécriture […] [e]st-elle vraiment obligatoire pour l’écriture?

L’exemple qui me parait le plus éclairant est celui de la piste d’écriture intitulée «écrire, c’est...» (cf. annexes, p. 21)[19],.[…] Je remarqueJ’observe[20] […] que mes trois premières versions de «Écrire, c’est» n’abordent pas une seule fois le moment de rature, le fait […] de revenir en arrière, de remodeler le texte etc. A partir de la quatrième version (cf. annexes, p. 22), un changement important s’est toutefois opéré puisque j’écris sur l’écrivain débutant qu’«une fois sur la patinoire de l’écriture, ses sentiments confirment ses pensées du début: il chute, chute, et rechute...». La chute est ainsi ce qu’on appelle communément la rature mais elle n’est pas pour autant le signe de quelque chose de raté. La rature est en effet à mettre en lien avec une étape importante, de l’écriture et de la réécriture, car elle dévoile tous les processus de création scripturale qui se mettent en place.

Cet exemple, dans lequel MS10 analyse la mise au jour, dans son corpus d’écrits créatifs, du rôle de la réécriture dans le processus d’écriture, est également révélateur d’une appropriation de la dimension dialogique de l’écrit scientifique, puisqu’il renvoie, d’une manière certes encore implicite, à la génétique textuelle et à La réécriture n’est pas un raté (Penloup, 1994) évoqués en cours. D’autres opérations comme le remplacement de «je remarque» (V1) par «j’observe» (Vdef) et l’ajout, dans la Vdef de références précises aux différentes versions de ses écrits créatifs, qui leur confèrent «un statut de données» (Lafont-Terranova et Niwese, 2016, p. 319), sont aussi le signe d’une appropriation, encore en cours, des caractéristiques épistémologiques et dialogiques de l’écrit scientifique.

Dans cette série d’exemples, où l’on retrouve sous-jacentes des notions comme celles de versions, d’états ou de variantes, on peut faire l’hypothèse que le scripteur a refait «à sa manière une partie du chemin suivi par les généticiens du texte pour construire les notions qui permettent de lire les manuscrits comme des traces du processus d’écriture-réécriture» (Lafont-Terranova, 2013, p. 354).

Pour terminer, nous souhaitons confronter un extrait de l’introduction du mémoire de MA11, dans lequel le scripteur reformule ce qu’il a compris des caractéristiques du genre attendu, avec la définition qu’il donne plus loin de la notion de rapport à l’écriture:

[il faut] se servir des propos des auteurs de référence en les reprenant et en les intégrant à notre pensée, tout en s’appuyant sur nos propres écrits pour illustrer et donner plus de poids à nos propos. Il faut façonner sa propre pensée à travers les écrits d’auteurs reconnus.

[…]

Le rapport à l’écriture est […] une notion complexe qui nécessite une description fine et à travers laquelle de nombreux éléments entrent en jeu. Notons que la notion de rapport à l’écriture est proche de la notion de représentation sociale, mais elle présente un avantage car elle dépasse la notion de «représentation sociale» puisse qu’elle permet d’inclure les représentations, mais aussi la possibilité de l’évocation ou de l’observation de ses propres pratiques. L’expression «rapport à» est donc préférée car elle permet, selon Marie-Claude Penloup (2000), de souligner l’activité, l’implication du sujet alors que la notion de représentation renvoie plutôt à un sujet passif, endossant un discours commun, qui circule déjà.

Cette définition très aboutie apparait en effet comme l’application, par le scripteur, de ce qu’il a développé dans l’introduction en cernant ce que Deschepper et Thyrion (2008) considèrent comme l’une des ruptures à effectuer sur le plan du rapport à l’écrit/ure pour entrer dans l’écriture scientifique.

Ainsi, l’analyse des différents exemples cités fait apparaitre une évolution qui porte principalement sur l’investissement, sur les conceptions de l’écriture, sur la verbalisation du processus d’écriture et des procédures scripturales, tandis que des indices d’une appropriation des spécificités de l’écriture scientifique montrent que des ruptures importantes sur le plan du rapport à l’écriture ont été effectuées ou amorcées par les scripteurs sur les plans épistémologique, dialogique et énonciatif. Le lien entre la verbalisation de l’expérience d’atelier et des conceptions de l’écriture, d’une part, et l’adoption d’une posture d’apprenti chercheur et l’acculturation à un genre, d’autre part, ressort également de l’analyse des réécritures, tout à la fois conséquences et indices de l’évolution des scripteurs sur le plan du rapport à l’écriture.

7. Conclusion et perspectives didactiques

Les deux expérimentations présentées ont en commun: (i) un atelier d’écriture créative mettant au centre de son action le travail sur le rapport à l’écriture des scripteurs, en ses différentes dimensions; (ii) des modalités d’accompagnement du processus d’écriture inspirées par la génétique textuelle. Mais, alors qu’au centre de formation, l’accent est mis sur la fonction de l’écriture comme expression de soi, en master, l’accent est mis sur la fonction épistémique de l’écriture, qui suppose justement de passer de l’usage de l’écriture comme expression de la subjectivité à celui de l’écriture pour penser, construire et transmettre des savoirs. Ces points communs et ces différences se retrouvent dans nos résultats.

Les analyses présentées ci-dessus mettent ainsi en exergue des effets significatifs de l’ancrage théorique et didactique commun aux deux expérimentations sur trois dimensions du rapport à l’écriture: l’investissement de l’écriture, d’une part, l’évolution des conceptions et les modes de verbalisation de ces conceptions et de leur évolution, d’autre part. C’est sur ces deux dernières dimensions et sur la dimension axiologique du rapport à l’écriture que des différences apparaissent. Dans le cas du master, l’impact du dispositif sur le degré de conceptualisation, parfois très important, renvoie, selon nous, à l’accent mis sur la fonction épistémique de l’écriture et nous parait révélateur de l’entrée dans une posture d’apprenti chercheur et d’une acculturation à l’écriture de recherche, plus ou moins avancée selon les scripteurs. Dans le cas du centre de formation, les effets repérés sur la dimension axiologique de l’écriture nous semblent directement liés à l’accent mis sur l’expression de soi et au processus de réinsertion professionnelle dans lequel sont engagés les stagiaires.

Nous retenons que les deux dispositifs ont en commun de favoriser le développement de la réflexivité, développement qui se fait d’abord par le truchement de la réécriture encouragée. En effet, «toute opération de réécriture favorise une démarche métacognitive dans la mesure où toutes les modifications effectuées volontairement nécessitent un retour réflexif sur ce qui a été produit» (Niwese, 2010, p. 426). Des compétences métaréflexives sont également développées grâce à la tenue du journal d’écriture (recommandé, mais librement renseigné) en master et, au centre de formation, par le biais des questionnaires, des entretiens et de la production guidée des postfaces, les stagiaires devant répondre à des questions préparées par le formateur. Dans les deux cas, la réflexion sur l’écriture se fait également pendant les commentaires sur les textes lus ou lors des échanges qui prolongent ou anticipent l’écriture créative, puis l’écriture de recherche pour le master.

Ces résultats convergents, même si des différences apparaissent, que l’on peut relier aux différences de publics et de contextes, nous semblent prometteurs. D’une part, il apparait que la double centration sur le sujet-écrivant et sur le processus d’écriture est pertinente pour guider la conception de dispositifs d’enseignement-apprentissage de l’écriture, quels que soient le contexte institutionnel et le niveau des scripteurs concernés. D’autre part, du fait de leur potentiel didactique et réflexif, des dispositifs fondés sur ce double parti-pris semblent adaptés à une formation d’enseignants ou de formateurs, appelés à prendre en charge l’enseignement de l’écriture dans des sociétés où les attentes en matière de pratiques littéraciées sont de plus en plus élevées.