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Introduction

Dans ce texte paru en janvier 2015 dans les pages de la Süddeutsche Zeitung[1], le correspondant culturel du quotidien à New York, Peter Richter, réagit à la popularité de Pegida. Le mouvement a vu le jour à Dresde à la fin de 2014. Ses membres se mobilisent contre l’immigration, l’islam, la politique de la chancelière Angela Merkel et, de façon générale, « l’establishment ». Rapidement, ils sont très nombreux à se rassembler tous les lundis. Le choix du jour, ainsi que certains des slogans scandés et lieux investis, ne sont pas anodins : ils font écho aux grandes manifestations de la fin des années 1980 en République démocratique allemande (RDA). Au-delà de Dresde, les manifestations Pegida font parler d’elles ; elles suscitent des initiatives similaires dans d’autres villes, mais aussi de nombreuses contre-manifestations. En janvier 2015, Peter Richter quitte New York pour Dresde, la ville de sa naissance et de sa jeunesse. C’est en sa qualité d’observateur, à la fois proche et lointain, qu’il décrit ici les manifestations.

Et, tout à coup, on attend de nouveau un tram au centre-ville, là où une manifestation du lundi doit avoir lieu ; comme à l’époque, il y a de cela une éternité de 25 ans, lorsqu’on n’était déjà plus un gamin, mais quand même encore assez jeune.

« Et, tout à coup, on se retrouve de nouveau dans cette ville où les parents vivent et les enseignants et les autres que l’on avait complètement oubliés », a écrit Erich Kästner dans un poème intitulé « Visite guidée de l’enfance ». Et parce que c’était un poème, il y avait une rime en plus : « À chaque pas, marcher devient plus éreintant »[2]. Il est possible que ce soit vrai pour plusieurs lieux. Mais là d’où vient Kästner, en tous les cas, ce l’est. S’il a décrit en détail « la chance de grandir à Dresde » dans ses mémoires d’enfance, lorsqu’il y retourne, adulte, que ce soit dans un roman ou un poème, « Le boucher Courtaud » est toujours devant sa maison et salue en retour d’un hochement de tête, l’air étonné : « on le connaît toujours. Il ne s’en rend pas compte ».

Quiconque ayant aussi eu la chance de grandir à Dresde est en principe condamné à toujours reprendre les propos de Kästner lorsqu’il vante les beautés de la ville à travers le monde. (Bien que Kästner n’avait pas à constamment ajouter de pénibles parenthèses telles que « si l’on ne pense qu’à la vieille ville » ou « lorsqu’on oublie ce pont ordinaire et utilitaire près du Waldschlösschen ».) Quand on s’est absenté longtemps, Kästner nous dessine aussi parfois le tracé du malaise : « On est dans le tram et on a du temps. Le contrôleur annonce les prochaines stations. Ce sont des stations du passé. On le croyait disparu. Il vit toujours ici ».

Il faut le dire, ça reste tout aussi vrai lorsque le contrôleur est une femme et que la voix susurrante d’un enregistrement annonce la rue Fetscher, là où à l’époque les Vietnamiens étaient la nuit enfermés dans leurs quartiers assignés, ce qui était en fin de compte le plus sûr pour eux. Et la « Place Fetscher » où des brailleurs de la Stasi avaient dirigé tout un cortège de manifestants qui pouvaient, de là, être facilement embarqués dans des camions stationnés et transportés en taule, à Bautzen. C’était le dimanche 8 octobre 1989. Le lendemain avait lieu la toute première manifestation à Dresde un lundi et, même là, il a fallu attendre encore longtemps pour qu’on parle ici de « manifestations du lundi ». En tant que Dresdois, on doit aussi admettre, même à regret : il y a des choses qui ont été inventées à côté, à Leipzig, et qui n’ont eu de sens que là-bas. Les manifestations du lundi sont nées des prières autour de l’église Saint-Nicolas, et l’appel « Nous sommes le peuple » était avant tout une réplique aux haut-parleurs, « Ici, la police populaire ». Là-bas, à Leipzig, on peut aussi parler plus légitimement d’une « révolution pacifique ». À Dresde, personne n’a par chance été fusillé, mais les événements n’ont pas commencé par une prière silencieuse, mais bien par un combat avec la police autour de la gare Centrale, là où les trains de réfugiés de l’ambassade de Prague étaient attendus. C’est pourquoi le début d’octobre ne ressemblait pas non plus à un rassemblement religieux, mais plutôt à un premier mai à Kreuzberg[3] : aucune bougie, mais des pavés, et cela pendant des jours. Le cliché qui veut que les habitants de Dresde, contrairement à ceux des villes saxonnes voisines prétendument plus vivantes, contemplaient l’Elbe, enchantés, et ne marmonnaient rien d’autre que des extraits romantiques de Tellkamp[4] n’est malheureusement pas vrai, ou alors seulement en partie. Il y a une autre partie de cette ville, elle est n’est pas du tout agréable, mais si agitée et agressive qu’elle fait peur à ceux de l’extérieur, et pas seulement à eux. À Dresde, lorsque les premières manifestations se sont formées à partir des émeutes, on avait l’impression que les gens d’Église et les gens comme il faut, les bourgeois dissidents, endiguaient davantage la situation qu’ils ne la dirigeaient. Un mois plus tard, après la chute du mur, on rencontrait plutôt deux manifestations progressant l’une derrière l’autre tous les lundis. À l’arrière, les barbes de dissidents ; à l’avant, les drapeaux allemands. À l’arrière, on se préoccupait plutôt de démocratie, à l’avant, plutôt du D-mark. Et ce qui se passait entre les deux occuperait aujourd’hui des unités entières de policiers. Mais pas à l’époque, car ils ne voulaient pas recevoir encore une fois des pavés sur leurs casques.

Mais le temps était-il à l’époque toujours si pourri lors des manifestations du lundi ? Si froid ? Et la pluie si infecte ? La mémoire répond vaguement : oui. La mémoire dit qu’à l’époque, les blousons de jeans délavés avaient été troqués contre ce qu’on appelle des anoraks, qui étaient en fait plutôt des blousons, mais doublés. Cette mer d’anoraks et de drapeaux allemands, devant laquelle Helmut Kohl, en ce jour de décembre il y a 25 ans, veut avoir reçu de l’atmosphère qui régnait devant les ruines de l’église, la Frauenkirche, l’ordre de réaliser l’unification allemande — pendant que même ceux qui étaient d’accord avec le plan d’action plus prudent du SPD étaient chassés à travers la ville comme soi-disant communistes. La mémoire dit aussi qu’il était déjà consternant que les extrémistes de droite se soient approprié, en ce même endroit, la commémoration du 13 février, le jour de la destruction de la ville. Depuis ceux qui, de l’autre côté, manifestaient au Hofgarten à Bonn contre les euromissiles, des pacifistes en parka aux cheveux longs avaient utilisé ce jour pour manifester devant les ruines de la Frauenkirche contre la course aux armements dans le bloc de l’Est. Des gens qui rabâchaient des trucs sur « l’Holocauste nucléaire anglo-américain » les ont alors écartés. Au moins, il était divertissant de voir qu’ils le faisaient vêtus de douillets bombardiers anglo-américains. La mémoire dit encore qu’ils avaient aussi souvent l’habitude de porter ces produits toujours bien chauds de chez Alpha Industries alors qu’ils allaient, dans la rue de Prague en plein été, à la chasse frénétique aux étrangers et aux manipulateurs de jeux illégaux, applaudis allégrement par certains passants : des gens avec des sacs à provisions, des gens en bras de chemise, des gens dont les peurs et soucis ne préoccupaient pas « ceux d’en haut », comme on disait déjà l’époque — mais qui préoccupaient cependant un homme mal rasé et en sueur répondant au nom de Rainer Sonntag. Rainer Sonntag venait de Dresde, il avait déjà fait de la prison en RDA, avait été expulsé à l’Ouest, avait fait carrière à Francfort-sur-le-Main dans le milieu du jeu et de la prostitution et était retourné après un certain temps à Dresde comme garde du corps du néonazi Michael Kühnen qui voulait en quelque sorte faire de lui le chef de district de la nouvelle « capitale du mouvement ». Quelque chose devait avoir donné à ces gens l’impression que ça pouvait ici en valoir la peine. En 1991, il a été abattu lors de querelles avec des proxénètes de l’Ouest. Il semble qu’il ne s’agissait pas tant d’une question de principe que d’affaires.

Quelqu’un comme lui nous vient aussi tout à coup à l’esprit dans le tram, dans la catégorie « ceux qu’on avait complètement oubliés ». Que l’on aurait volontiers oublié en quittant la ville à l’époque. Et dont on se souvient maintenant une fois de retour et en voyant les types qui se joignent de leurs pas lourds à cette manifestation du lundi. Des bouchers courtauds. On les connaît encore. On s’en rend tout de suite compte.

« Peggi Pegida », m’a écrit un vieil ami de Dresde à la fin d’un courriel, tout simplement parce qu’il y a encore des gens qui cultivent un regard moqueur sur les choses et la langue alors que d’autres, on le sait grâce à la télévision, ne parviennent pas même à articuler leur colère. Peggy Pegida sonne un peu comme Zony Gaby en chanteuse de variété[5]. « Peggy joue à partir de 18h30 @ le champ Cocker », écrivait donc l’ami. Il a malheureusement d’autres choses plus importantes à faire. Mon dieu, oui : le champ Cocker, le champ où Joe Cocker a chanté en 1988, derrière la « cuillère sale » comme on nommait à l’époque le café-restaurant Picnic à la Place Fucik, où les alcooliques étaient assis et les fans du Dynamo buvaient avant le match, lorsque le joueur d’avant-centre s’appelait encore Matthias Sammer et l’équipe de Berlin parfois aussi « les Juifs Berlin ». Entre temps, la Place Fucik s’appelle la Place Strasbourg et la cuillère sale, « chez Acki ». Ce n’est donc pas comme si tout était resté pareil. Qui voit-on un peu avant 18h00 devant le café, à boire avant le match ? Comment appelle-t-on ces jeunes en vestes de plein air avec des banderoles en lettres gothiques, « Erzgebirge » et « Zschopau » et « Allemand et libre » (« Deitsch un frei »), comme on dit en dialecte, et dont certaines des tonalités seraient mieux rendues par des caractères cyrilliques ? La jeunesse Jack Wolfskin ? On ne doit pas tout de suite faire comme si tous les gens qui participent aux manifestations Pegida étaient des nazis.

On ne doit pas, on ne doit pas, on ne doit pas.

On s’imagine quand même les « citoyens inquiets » autrement[6].

Un grand nombre de personnes étaient sur place pour « voir d’abord la chose de leurs propres yeux », et cela au risque — connu depuis les premières manifs du lundi — de ne pas pouvoir regarder sans faire partie de la foule. Ici en ce lundi, les seuls qui avaient vraiment l’air de citoyens inquiets étaient ceux qui voulaient voir de leurs propres yeux ce qui en était et qui, horrifiés, se sont éloignés avant que la foule se précipite dans sa « promenade » autour du stade Dynamo. En réalité, on aurait dit un jour de match lorsque, par exemple, Berlin est en visite : tous ces jeunes avec des casquettes noires et jaunes sur la tête et, au cas où, des gants de combat dépassant de la poche arrière. Ce n’est que grâce aux supplications des organisateurs de ne pas s’en prendre aux contre-manifestants (« Vous menacez le mouvement ») qu’ils ont pu en être empêchés. Et tous ces hommes en pétard qui agitent leurs drapeaux comme si c’était des matraques. Qui a eu l’émouvante idée de parler de peurs qu’il faudrait en plus prendre au sérieux ? La peur est vraiment la seule chose que personne n’exprime ici, sauf peut-être pour l’inspirer. Il existe une distinction simple entre la peur et le ressentiment, et elle est de nature physionomique. Dans une manifestation où on peut voir peut-être sept pour cent de femmes — et là encore on compte les hommes aux cheveux longs —, c’est de toute façon une idée plutôt étrange. Aucune idée de ce que tout cela a à voir avec les citoyens normaux et inquiets du prétendu milieu de la société que le politicien Alexander Gauland de l’AfD ou l’écrivaine Monika Maron disent avoir rencontrés ici[7]. Les gens des villages sur lesquels on a pu tant lire, qui accueilleraient si volontiers des familles de réfugiés syriens et qui s’étonnent qu’il n’y ait que des jeunes hommes tunisiens hébergés chez eux qui, en vertu de la loi sur l’asile, ne peuvent rien faire d’autres que glander. C’est possible qu’ils aient été aux dernières manifs du lundi. Mais ils ne sont pas venus à celle-là, vraiment pas. À la place : des mâchoires saillantes bêlant des huées vers le ciel quand le nom d’Angela Merkel est mentionné. Une oratrice de Pegida se plaint du manque de sympathie de la chancelière et peut vraiment se réjouir qu’elle n’ait pas à immigrer ici : elle ne passerait pas le test d’allemand, notamment la partie grammaire. Mais elle n’a pas besoin de le faire de toute façon. De toute évidence, quelques mots-clés auxquels la foule peut répondre par la belle et vieille expression « traître à la nation » suffisent aux visées de l’événement. Udo Ulfkotte (anciennement du quotidien FAZ, anciennement converti à l’islam, aujourd’hui journaliste et critique de l’islam) lit depuis ses notes des plaintes sur les missiles nucléaires des Américains et quelqu’un se met à crier, ce n’est pas une blague, « Ricain go home », et comme toujours, ils scandent tous : « La presse à mensonges », et Ulfkotte raconte alors que certains cimetières allemands ont des espaces réservés aux rites musulmans, et on entend encore ce cri de rage inouï et on doit se demander si la famille syrienne serait réellement mieux accueillie que le jeune homme arrivé seul de Tunisie. Et à la fin, on célèbre une phrase de Henryk Broder, et ça n’a presque pas d’importance de savoir si précisément lui, Broder, serait heureux s’il pouvait voir ceux qui applaudissent ici ses paroles[8]. On se demande seulement ce qu’en pensent ceux qui, par exemple en Rhénanie, doivent vraiment — pas seulement en théorie — gérer des salafistes. Si le mouvement Pegida a accompli quelque chose jusqu’ici en Allemagne, c’est bien d’avoir rendu toute réflexion sérieuse sur l’islam difficile, voire impossible. En fin de compte, la gronde de Dresde alimente l’extrême-droite.

C’est une chose que l’on doit, dans la capitale du mouvement pour ainsi dire, reprocher à Pegida. Une animosité envers toute critique de l’islamisme à cause d’injures stupides à l’encontre de l’islam.

L’autre chose concerne le patriotisme que ces gens s’approprient par le nom du mouvement. Ici, on doit en effet rappeler sévèrement « la presse » à l’ordre quand elle remâche la vieille blague de la « vallée des ignorants » et qu’elle se sert d’une hostilité envers Dresde qui est aussi stupide que la haine de Pegida lors de ses manifestations[9]. La vallée des ignorants, chers collègues, est une autodésignation ironique datant de l’époque où les ondes de télévision ouest-allemande n’arrivaient pas jusqu’ici. Ça ne s’appliquait pas aux ondes radio — alors que le reste de la RDA regardait « Tutti Frutti » sur RTL, la Deutschlandfunk écoutée presque partout diffusait de vraies informations à Dresde — et des études universitaires prétendent avoir découvert que la télévision ouest-allemande avait davantage endormi que mobilisé les gens. L’ignorance est certainement la mauvaise accusation. Il existe plutôt une idée assez précise de ce que l’on veut et de ce que l’on ne veut pas. Et ça rend les choses encore pires.

Il est scandaleux que Dresde, à cause de Pegida, soit perçue par plusieurs comme une ville qui a été, est, et demeurera de droite et conservatrice, qui ne générera jamais que des idées de droite et conservatrices, et qui est responsable de l’émergence de Pegida. Le pauvre Herbert Wehner. Et la pauvre Katja Kipping. Et tous les amis, connaissances et parents qui, sans exception, récusent Pegida, la méprisent, manifestent contre elle, et qui néanmoins doivent entendre qu’ils vivent dans une ville que n’importe quel plaisantin qui débarque considère abusivement comme un dépotoir pour ses ordures conservatrices. Un institut des « identitaires » au Weißer Hirsch, le quartier des villas de Dresde, et associé à la nouvelle droite, a été fondé par un professeur de karaté de Chemnitz. Il se présente aux manifs de Pegida avec des pancartes confuses, n’intéresse sinon personne à Dresde, mais nuit à l’image de la ville. Même si tous les prétendus 18 000 participants de la dernière manif du lundi étaient de Dresde, ce serait encore une proportion infime. Ce n’était pas le cas. Ils venaient de Bavière, de Rhénanie-du-Nord-Westphalie, de Brandebourg, ils dressaient leurs étendards comme s’ils représentaient des provinces nationales-socialistes auprès d’un… Ah, peu importe.

Si on ne pense pas comme eux, on pourrait peut-être nourrir l’espoir de les intégrer d’une manière ou d’une autre ; ça ne va pas si mal pour eux avec toutes ces entreprises étrangères qui ont créé des emplois dans la ville. Si, en revanche, on pense comme Pegida, on devrait en fait carrément expulser les 18 000 personnes. En tant que facteur de risque pour la ville. Mais qui en voudrait.

Et on est soi-même que de passage, arrivé ici un jour avant de repartir le lendemain.