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Chers lecteurs, vous êtes conviés à une petite expérimentation. Entrez dans une grande librairie à Berlin, Leipzig ou Montréal et demandez s’ils ont en stock des livres de Siegfried Kracauer. Vous verrez, on vous dirigera vers la section « cinéma ». C’est en effet avant tout en tant que théoricien du cinéma que Kracauer est aujourd’hui connu. Sur les rayons, vous trouverez à coup sûr De Caligari à Hitler. Une histoire psychologique du cinéma allemand et Théorie du film. La rédemption de la réalité physique[1]. Sur la quatrième de couverture de ces ouvrages, vous pourrez lire que [2] :

Ou encore que :

Mais peut-être êtes-vous plutôt du genre à vous rendre à la bibliothèque de votre université ? Vous y trouverez certainement plus de livres de Kracauer qu’en librairie. En jetant un coup d’oeil aux rayons, vous remarquerez d’abord l’édition critique de ses écrits en neuf volumes. En la consultant, vous serez rapidement frappé par un détail particulier : une grande partie des écrits de Kracauer a été publiée dans des journaux. Les quatre tomes du volume intitulé « Essays, Feuilletons und Rezensionen » (Essais, feuilletons et recensions) ne comprennent pas moins de 2982 pages abordant les thèmes les plus divers[3]. L’héritage qu’il laisse à la sociologie est en grande partie à trouver dans ses écrits parus dans des quotidiens des années 1920 et 1930. C’est en tant que sociologue que nous souhaitons le présenter dans ces pages, lui mais aussi la forme qu’il a contribué à transformer dans les années 1920 et qu’il a notamment réexaminée à la fin de sa vie dans son dernier livre : le feuilleton.

Restez donc encore quelques instants à la bibliothèque. Sur le rayon dédié à Kracauer, si l’on exclut les livres sur le cinéma, l’ouvrage qui présente les marques d’usure les plus évidentes sera sans doute Les Employés. Aperçus de l’Allemagne nouvelle (2012 [1929/1930]). Les Employés, c’est une mosaïque de 12 feuilletons de 8 à 10 pages assortie d’une préface. La série a d’abord paru sous forme d’articles dans la Frankfurter Zeitung en 1929 avant d’être publiée en livre un an plus tard. Les Employés offre une saisissante analyse du quotidien d’une galerie d’individus dans le Berlin de l’après-Première Guerre. Kracauer les rencontre dans les bureaux, les grands magasins, les banques ; leur nombre ne cesse de croître. Il ne les définit pas à travers des catégories socioprofessionnelles ou des classes, mais par rapport à un souci existentiel : un désir d’ascension sociale combiné avec la peur de sombrer dans le prolétariat qu’ils méprisent. Les employés sont des hommes — et des femmes, il ne faut pas l’oublier — qui ont en commun un manque de conscience claire de leur situation réelle et de laborieux efforts pour maintenir le vernis d’une vie bourgeoise. Mais les employés ne pensent pas à tout ça — ou du moins pas en ces termes — ; ils ne voient pas, ou ne veulent pas voir, leur situation. Après leur quart de travail, ils n’attendent que d’user leurs souliers au café, aller au cinéma ou faire du sport.

Dans LesEmployés nous apparaît une première force de Kracauer, une des plus pertinentes pour la sociologie de la culture aujourd’hui. Ses écrits nous invitent à nous plonger dans la réalité empirique : observer, regarder de près, parler et écouter attentivement. C’est ce que fait Kracauer lui-même, et c’est une des raisons pour lesquelles plusieurs de ses textes méritent qu’on y revienne et sont encore aussi agréables à lire aujourd’hui : ils sont près des choses, concrets, tout en étant à la fois divertissants et élégants. Ceci est particulièrement vrai des Employés. Cette étude, Kracauer l’entreprend comme une enquête qui est résolument de terrain. Il mène de multiples conversations avec des employés, il les accompagne dans leur quotidien en observant leurs interactions au sein des entreprises — entre eux et avec leurs supérieurs — et en interrogeant les sélectionneurs, les premiers représentants des « ressources humaines ». Mais il ne s’en tient pas là : il suit les employés après le travail et pendant les week-ends. S’il consulte les statistiques, lit les débats parlementaires, se penche sur les discours des spécialistes des nouvelles sciences de la gestion ou des professeurs célèbres, son étude est avant tout un parti pris pour la réalité des employés et leurs espaces.

Cette proximité entretenue avec les lieux, les hommes et les femmes auxquels s’intéresse Kracauer ne se limite pas à cette seule enquête. En effet, on la retrouve aussi dans ses textes sur Berlin et dans L’ornement de la masse (2008 [1963]), un recueil de feuilletons parus dans les années 1920 et en 1930. Les expéditions de Kracauer dans la grande ville moderne sont l’occasion d’observations précises dont la force d’analyse est remarquable. Elles peuvent être lues comme un plaidoyer en faveur de l’observation. C’est toutefois en vain que vous chercheriez dans ses livres un chapitre dédié à la méthode ; vous ne trouverez nulle part une indication sur le nombre d’entretiens à mener ou sur une technique précise d’analyse ou d’interprétation des données. Plus que dans la méthode en son sens étroit, c’est dans la posture de Kracauer relativement au matériau et à l’écriture que vous trouverez l’inspiration, une posture qui allie de façon surprenante la proximité empirique à la distance analytique. Animé par un souci du réel, Kracauer nous amène à voir le monde des employés, celui des bureaux, mais aussi de microcosmes comme des salles de cinéma, des rues et des parcs d’attractions. Présentée à la manière des ethnologues européens aujourd’hui, la vie des employés nous paraît soudainement exotique.

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Dans ses feuilletons, Kracauer observe, interprète, assemble. Il oeuvre comme sociologue et ethnologue de la grande ville devenu metteur en scène du quotidien : il présente parfois des gros plans de personnes ou de situations précises, parfois de perspectives théoriques. C’est un exercice de montage intimement lié à l’écriture et à l’auteur qui se met lui-même en scène. Lui-aussi est un employé, un employé très réflexif. Si Kracauer prend le parti pris des employés et souhaite que son étude « parle vraiment d’eux, qui ont tant de mal à parler d’eux-mêmes » (2012 [1929/1930] : 5), il ne leur épargne pas la critique. Lorqu’il se montre critique, c’est toujours au moyen de l’ironie, c’est-à-dire par un traitement à la fois décapant et empathique des employés. Lecteurs, vous aimerez ce que vous lirez et serez fascinés par l’actualité du propos et des tendances perçues qui marquent encore notre époque (« Comment a-t-il pu voir tout ça en 1929 ? », « Comment les choses ont-elles pu si peu se transformer ? »).

Kracauer entretenait d’étroits contacts avec des membres de l’Institut für Sozialforschung de Francfort, notamment Theodor W. Adorno. Ce dernier était toutefois agacé par les écrits de Kracauer, qui s’arrêtaient — lui reprochait-il à mots à peine couverts — avant la véritable critique (Adorno 1974). Mais qu’en est-il d’un texte comme « L’ornement de la masse », celui qui donne le nom au recueil mentionné plus haut (2008 [1963/1927]) ? N’y voit-on pas précisément une importante caractéristique des écrits de Kracauer : le mariage entre perspective critique et diagnostic du présent ? Dans « L’ornement de la masse », le présent décrit par Kracauer apparaît comme une époque qui entraîne l’individu dans les rouages des processus et institutions d’un appareil bureaucratique. C’est encore une fois en allant du « bas vers le haut » (2006 [1969] : 277) qu’il lit le monde moderne ; c’est le petit qui stimule l’imagination sociologique[4]. Ainsi, c’est à l’exemple des revues populaires des Tiller girls que Kracauer dessine « l’état d’esprit global du siècle » (2008 [1963/1927] : 60). Leurs chorégraphies produisent des figures géométriques, ornementales, derrière lesquelles disparaissent entièrement les danseuses, fondues dans la masse. Les danseuses sont certes des parties sans lesquelles le tout ne serait possible, mais elles ne sont, en tant qu’individus, rien d’indispensable. Kracauer voit là une analogie du monde qui lui est contemporain : le capitalisme moderne estompe, voire efface, les particularités et l’individualité des hommes et des femmes qui le font exister et devient, comme l’ornement de la masse, une fin en soi, une forme rationnelle, mais vide de sens.

On retrouve un diagnostic similaire dans Les Employés. Kracauer perçoit les employés comme enchevêtrés dans un processus de l’entreprise caractérisé par la rationalisation, le calcul et la planification, dont l’objectif et le résultat semblent être de les rendre interchangeables et remplaçables. La société des employés produit ses acteurs de façon à pouvoir les éjecter de ses circuits dès qu’ils ne sont plus nécessaires à son maintien ou à son expansion. Comment échapper, se demande Kracauer, à cette situation ? En tous les cas, certainement pas par un quelconque retour dans le passé : l’idée d’un état de nature marqué par l’absence de conflits relève à ses yeux du mythe. Pour dépasser cette situation et tendre vers une société meilleure, il importerait plutôt de reconnaître « la raison troublée » (2008 [1963/1927] : 65) telle qu’on la trouve dans le capitalisme. Et les employés ? Que font-ils dans tout ça ? Ils fuient : dans les films, les voyages et la danse. Kracauer en retrouve aussi plusieurs — nous l’avions anticipé — devant les tribunaux du travail et dans les agences de placement, autant de lieux qui incarnent le revers des nouvelles formes du travail.

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Un autre aspect des écrits de Kracauer qui mérite d’être relevé concerne sa position relativement à un constat courant de son époque : celui de la « souffrance métaphysique due au manque de signification supérieure de ce monde » (2008 [1922] : 107). Alors que le sens de la réalité fait si cruellement défaut à la masse des employés, des hommes — les femmes ne sont pas ici mentionnées —, dont une bonne partie desquels, des intellectuels, serait, selon Kracauer, à la recherche de sens pour combler le vide laissé par l’effacement de la religion. Devant le vide, plusieurs d’entre eux ne pourraient se satisfaire d’un scepticisme par principe, la position stoïque d’un Max Weber […], et se laisseraient emporter par les voies qui s’ouvrent à eux : anthroposophie, communisme ou mouvements communautaires sont ainsi autant de solutions de rechange à leur disposition. Kracauer qualifie ces hommes — à ses yeux superficiels — d’« hommes court-circuit ». Se distinguant aussi bien de la position du sceptique par principe que de celle des hommes court-circuit qui se perdent dans les nouvelles religions, Kracauer choisit la position de « l’attente ». Cette attitude n’est toutefois pas une simple attente passive ; « ceux qui attendent » sont aussi à la recherche d’un monde de la réalité. Ils ne sont pas aussi détachés que le « desperado » intellectuel ni aussi crédules que les hommes court-circuit. Ceux qui attendent affichent davantage « un demeurer ouvert-hésitant » (2008 [1963/ 1931] : 116) relativement aux voies métaphysiques, ils se démarquent par une « […] activité tendue et [une] active autopréparation » (2008 [1963 / 1931] : 116).

Nous retrouvons ici une posture caractéristique de tant de textes de Kracauer : une méfiance envers les professions de foi rapides et superficielles, envers des vérités absolues et envers des jugements définitifs. « Ceux qui attendent » gardent l’oeil ouvert. Attentifs, ils scrutent les nouvelles tendances, repoussent les ardeurs messianiques et ne se laissent pas enfermer dans une approche théorique unique. Ils se tiennent dans un espace que Kracauer qualifie « d’antichambre ». Qu’entend-il par là ? Il s’agit de l’espace des avant-dernières choses, contrastant avec celui de la vérité philosophique, des idées ultimes, des préoccupations dernières, de la philosophie et de l’art. Le feuilleton, la forme que Kracauer a contribué à développer — à la suite d’auteurs comme Georg Simmel et aux côtés d’autres comme Walter Benjamin et Ernst Bloch (Rammstedt, 2008 : 8) —, est confortable dans cet espace : il scrute le quotidien, s’arrête à des détails, est théorique, mais sans formalisme.

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À la fin de sa vie, à New York, Kracauer fait publier sous forme de livres deux recueils de feuilletons parus entre 1920 et 1933 : L’ornement de la masse (2008 [1963]) et Rues de Berlin et d’ailleurs (1995 [1964]). Il revient aussi sur son approche et sur l’histoire comme discipline, qu’il pense à partir d’une réflexion sur la photographie et le cinéma (2006 [1969], 1997 [1960]). Il voit une forte affinité entre ces médias et le travail de l’historien — nous pourrions dire du sociologue. Comme les médias photographiques, la sociologie met en scène et rend ainsi visibles « des modes d’existence qui n’ont pas encore reçu de nom et restent de ce fait ignorés ou mal compris » (2006 [1969] : 57), des sujets marginaux, encore peu articulés (la culture de masse dans Les Employés, l’opérette dans la biographie d’Offenbach [1994 (1937)], le roman policier dans l’essai du même nom [1981 (1922-1925)], la vie d’un outsider dans le roman Genêt [1933 (1928)]). Elle est attentive à la surface, à ce qui est sous nos yeux mais passe (de ce fait même) souvent inaperçu. La photo et le cinéma « nous aident à penser à travers les choses, non au-dessus d’elles » (2006 [1969] : 264). Il ne s’agit donc pas d’une conception « naïve » de la photographie et de l’historiographie, pas d’un simple cliché, d’un « instantané », mais toujours d’une composition de la « réalité » telle que la critique de la « nouvelle objectivité » et de la conception jugée erronée du reportage de l’époque qu’on retrouve en préface des Employés en fait état.

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Vous l’aurez déjà remarqué par les titres que vous parcourez des yeux sur les rayons de la bibliothèque, la littérature secondaire propose souvent une lecture romancée de Kracauer, l’homme : on le qualifie de « chiffonnier mélancolique » (Agard 2010 ; Benjamin 2012 [1930]) ou d’« intellectuel nomade » (Traverso 2006)[5]. Il est en effet facile de se laisser captiver par la biographie de l’auteur (sa vie d’exilé, son existence à la marge du monde universitaire, son style d’écriture à la fois élégant, mordant et parfois irrévérencieux). Mais ne vous méprenez pas. Kracauer nous invite, à partir du quotidien et de la matérialité de l’existence, à une sociologie réflexive, pénétrante, divertissante, belle tout en étant résolument empirique. Comme la photographie et le cinéma, cette sociologie est en tension avec l’art et la philosophie, mais « (…) tenu[e] de travailler [et limitée par] à partir de matériaux donnés » (2006 [1969] : 143).

Il est à espérer que, lors d’une prochaine visite en librairie, vous trouverez cette fois également les livres et recueils de Kracauer parmi ceux des sociologues, et que les livres de la bibliothèque auront trouvé leur chemin vers les séminaires de sociologie.