Corps de l’article

La précarité est l’une des notions les plus typiques du vocabulaire sociologique contemporain, mais aussi l’une des plus épineuses. Le recours fréquent à la définition non spécifique consignée dans le dictionnaire témoigne de la difficulté à s’entendre sur ce que précarité veut dire en sociologie. Même des textes à vocation pédagogique, supposés transmettre un savoir bien établi, concèdent qu’il s’agit d’une « catégorie mal définie, qui ne permet pas de désigner clairement des individus ou des groupes » (Bresson, 2007 : 9), mais suffit pour décrire, « bon an, mal an », certains phénomènes sociaux (Cingolani, 2005 : 6). Tout en faisant un usage croissant des dérivés de la précarité (precarity, precariousness, precarisation, precariat), la sociologie anglophone partage souvent cette perplexité relativement à une notion « discutable » (della Porta et al., 2015).

En réponse au « flou » de la notion de précarité, un remède radical a été proposé. À la suite des difficultés rencontrées lors d’une tentative de comparaison internationale de la précarité de l’emploi, Jean-Claude Barbier a entrepris une généalogie des usages sociologiques de cette notion. Selon lui, depuis une « signification initiale » en « sociologie de la famille et de la pauvreté » à la fin des années 1970, la précarité a évolué vers la sociologie de l’emploi à la fin des années 1980, puis a dérivé dans la décennie suivante vers des acceptions très « englobantes » relevant vers la philosophie sociale (Barbier, 2005 : 352-357). Cette évolution dévoilerait la nature « politique, impossible à réconcilier avec une définition vraiment analytique » (Barbier, 2005 : 357) de la catégorie de précarité. On pourrait alors lui substituer l’expression, plus « neutre », de « qualité de l’emploi » (Barbier, 2005 : 368).

Tirant parti des travaux sur la variété des modèles sociaux européens, issu d’une expérience internationale et appuyé sur une documentation courant sur deux décennies, ce travail a fait date. Cependant, deux points invitent à revisiter la genèse de l’idée de précarité. Premièrement, cette genèse est controversée. En effet, en sollicitant des documents absents chez J.-C. Barbier, une autre rétrospective fait remonter aux années 1970 l’émergence d’une problématisation de la précarité centrée sur les statuts d’emploi (Cingolani, 2005). P. Cingolani retarde l’établissement des significations centrées sur la pauvreté jusqu’à la seconde moitié des années 1980 et discerne une troisième « configuration de sens », dans laquelle « les précaires » sont une figure du « refus du travail » (Cingolani, 2005 : 12). Ces divergences invitent à un réexamen.

Un deuxième point discutable concerne le rapport entre la sociologie et son dehors. En effet, dans son article de 2005, J.-C. Barbier tend à attribuer les difficultés logiques rencontrées autour de la « précarité » à la contamination progressive de la langue sociologique par une critique sociale hyperbolique. Au lieu de s’inquiéter, selon la formule narquoise de J.-C. Passeron, d’un « parasitage des travaux de la cité savante par un environnement délétère » (Passeron, 2006 [1991] : 35), nous proposons de revisiter la genèse de la précarité comme notion sociologique et politique en France, sans isoler la sociologie d’autres instances de production d’idées avec lesquelles elle était aux prises. Dans l’intérêt de la sociologie comme dans celui de la critique sociale, il est utile de reconstituer les façons dont elles se sont toutes les deux articulées dans les premiers investissements savants de la précarité.

Pour cela, nous avons mené une recherche extensive sur les premiers usages de la famille lexicale de la précarité pour désigner des phénomènes sociaux, en utilisant moteurs de recherche et catalogues de bibliothèques. La période concernée coïncide à peu près avec le septennat du président Giscard d’Estaing. Au lieu d’élaborer un corpus à partir de critères strictement lexicaux, nous avons privilégié la reconstitution d’univers de discours cohérents, impliquant différentes façons de constituer les précaires en entités collectives. On peut à ce sujet parler de modes de problématisation, au sens d’« articulations fortes entre politiques, outils et théories » (Monso et Thévenot, 2010 : 14). Pour les discerner, nous avons choisi d’insister sur un angle particulier, celui des rapports à la mesure, dont Alain Desrosières a montré la vertu heuristique pour faire ressortir des constructions politiques sous-jacentes (Desrosières, 2008). Les cohérences qui se sont progressivement dégagées au fil de l’exploration documentaire ne relevaient pas exclusivement du champ sociologique, mais d’ensembles plus ou moins hétérogènes, où les sociologues, lorsqu’ils interviennent, sont des protagonistes parmi d’autres. S’ouvrir ainsi au dehors de la sociologie proprement dite permet de faire ressortir les rapports de cette discipline avec d’autres univers de discours et de pratiques.

Nous laisserons au second plan la configuration de sens qui investit le terme de précarité à partir de problèmes de gestion de la pauvreté pour nous centrer sur les trois modes de problématisation les plus actifs lors du moment originaire que nous avons identifié, à la fin de la décennie 1970. La problématisation liée à l’emploi précaire est un point de départ logique puisque les autres se sont définies par rapport à elle. Nous montrerons comment elle a interféré avec la problématique de la pauvreté. Une seconde problématisation émerge dans le prolongement des discours des années 1970 sur le marginalisme et le refus juvénile de l’intégration sociale. Une troisième problématique, élaborée plus à l’écart de la sociologie, relève des mutations du marxisme, et de la recherche d’un nouveau sujet révolutionnaire. Dans le dernier tiers de chaque partie, nous donnerons un aperçu des développements ultérieurs des questions méthodologiques ou des propositions politiques issues de chaque mode de problématisation.

L’emploi précaire, assemblage fragile entre science sociale et critique sociale

Ce n’est ni en statistiques, ni en sociologie, ni encore dans la bouche d’acteurs politiques qu’apparaît dès le début des années 1970 l’expression « précarité d’emploi », mais dans un texte de loi : « Le salarié lié par un contrat de travail temporaire a droit à une indemnité de précarité d’emploi pour chaque mission effectivement accomplie par ce salarié[1]. » La loi en question est celle qui encadre l’intérim. Celui-ci, introduit en France à petite échelle dans les années 1960, bénéficiait auparavant d’une simple tolérance de fait ; la loi de 1972 en réglemente les conditions d’usage et en fait une forme d’emploi légale (Germe, 1978). Sept ans plus tard, une autre loi codifie les contrats à durée déterminée (CDD), qui relevaient auparavant de la jurisprudence. C’est autour de ces deux lois que se constitue un mode de problématisation du travail précaire, plus juridique qu’empirique, dont le transfert vers les statistiques ne va pas de soi et suscite une tension méthodologique durable.

Les sciences sociales du travail confrontées au coup d’arrêt de l’unification du salariat

Pour comprendre les réactions des contemporains aux lois de 1972 et 1979, il faut les situer dans l’évolution du droit du travail à cette période. Les législations de différents pays européens présentent alors une « tendance [à] l’unification des statuts » (Kravaritou, 1990 : 129). En France, les années 1950-1975 sont celles de la « construction de l’emploi typique » (Fourcade, 1992 : 10), notamment à travers des dispositions successives qui renforcent, pour le salarié, la garantie de continuité de son emploi, et affaiblissent le « droit de résiliation unilatérale » (Dauty et Morin, 1992 : 24) du côté de l’employeur. Cette évolution du droit du travail est une composante majeure d’une dynamique historique plus large qui semblait conduire vers une « société salariale » (Castel, 1995) inclusive.

Dans les années 1970, « cette trajectoire […] s’est brisée » (Castel, 1995 : 620). « [L]a consécration et la « juridification » de l’embauche précaire » (Kravaritou, 1990 : 139-140) participent à ce renversement de tendance. Les formes particulières d’emploi cessent d’être des poches d’informalité héritées du passé, liées aux activités en déclin et à faible intensité en capital comme l’artisanat ou l’agriculture. Elles entrent dans la panoplie de la gestion de main-d’oeuvre des entreprises les plus modernes et les plus performantes, celles-là mêmes qui avaient été le fer de lance de la condition salariale. Avec les lois de 1972 et 1979, le droit du travail se détourne du renforcement de la condition salariale et s’oriente vers la diversification des formes d’emploi, et donc des statuts.

À la fin des années 1970, militants syndicaux ou politiques et chercheurs en sciences sociales proches du mouvement ouvrier commencent à s’alarmer d’un mal nouveau : le « travail précaire ». L’inquiétude quant aux segmentations statutaires entre salariés précède la loi de 1979. Elle est d’abord centrée sur l’intérim, mais celui-ci est déjà nimbé d’une généralité qualifiée de « précaire ». Ainsi, dans l’article que l’économiste du travail J.-F. Germe consacre à l’intérim dans la revue trotskyste Critiques de l’économie politique, il insiste sur son rôle, aux côtés d’autres « formes précaires d’emploi » dont les premiers emplois aidés, dans la mise en cause des « garanties d’emploi de tous les travailleurs » (Germe, 1978 : 20 et 27 ; voir aussi CFDT, 1977).

Après la loi de 1979, l’alarme à propos du travail précaire s’étend à des espaces plus institutionnels. Tandis que J.-F. Germe prolonge au sein de la même revue universitaire marxiste ses réflexions de 1978, c’est dans Droit social que G. Lyon-Caen accuse en 1980 le « néolibéralisme » de produire un « précariat » massif à force de faire proliférer les « nouvelles formes d’emploi » (Lyon-Caen, 1980 : 9). De même, des sociologues introduisent la « précarisation » dans les titres d’articles de grandes revues universitaires : respectivement Travail et emploi et Sociologie du travail (Linhart et Maruani, 1982 ; Caire, 1982). On peut dire que l’espace vers lequel s’étend le souci des altérations de l’emploi est celui des « sciences sociales du travail », en reprenant le nom des instituts universitaires de formation syndicale créés dans les années 1950 (Tanguy, 2006).

Ces analyses sont relayées par des partis politiques. À l’automne 1980, le Parti socialiste organise un colloque sur le « travail précaire », édité en volume pendant que la campagne présidentielle bat son plein (Bachy et al., 1981). L’ancien sociologue et « délégué national travail-emploi » Jean-Paul Bachy y détaille le déséquilibre des rapports de force entre employeurs et salariés entraîné par l’introduction d’une « classe ouvrière « bis » », comportant « 3,5 millions de travailleurs » précaires (Bachy, 1981 : 11). Contre le projet qu’il prête au gouvernement d’établir « une société duale entre d’un côté les performants et de l’autre côté les laissés pour compte », le PS promet de « redonner au droit social son rôle unificateur » (Bérégovoy, 1981 : 27 et 29). J.-P. Bachy évoque la « proposition de loi que le Parti a déposée il y a déjà plusieurs mois, visant à supprimer le régime des contrats à durée déterminée et à limiter d’une façon draconienne le recours à l’intérim » (Bachy, 1981 : 14). Ainsi, lutter contre le travail précaire reviendrait à relancer la dynamique d’unification du salariat.

La quantification instable des emplois précaires

La statistique publique a commencé dès la fin des années 1970 à parler d’« emplois précaires », à propos de l’intérim (Économie et Statistique, 1978). L’INSEE cherche à les quantifier méthodiquement. Pour ce faire, un module spécifique a été inséré dans l’Enquête emploi en 1980, à partir d’une question filtre destinée à repérer les actifs étant passés par un « emploi précaire » au cours de l’année. L’article qui rend compte de cette tentative pour mesurer « l’ampleur des emplois précaires » insiste surtout sur les difficultés rencontrées, et sur la fragilité des résultats obtenus, malgré les « précautions » prises (Coëffic, 1982 : 33). Stagiaires et apprentis avaient été exclus du champ de l’enquête, leurs statuts ne relevant pas assez clairement de l’emploi, aux yeux des statisticiens, pour être jugés précaires. Les enquêteurs se sont aperçus que la question filtre « n’était pas adaptée pour isoler les emplois précaires du secteur public », y compris ceux des entreprises nationalisées, et les ont exclus (Coëffic, 1982 : 34). De même, la difficulté à faire ressortir un salariat « précaire » sur le fond des relations de travail informelles des mondes ruraux a motivé l’exclusion de l’agriculture. Malgré ces limitations, les difficultés de classement des cas qui se sont présentés renvoyaient à une défaillance concernant l’objet de l’enquête, formulée par sa directrice comme « une certaine imprécision dans la définition des populations auxquelles on s’attache » (Coëffic, 1982 : 35).

Comme le précise un rapport de l’INSEE consacré à la même enquête, « souvent, les salariés concernés […] se trouvaient dans des situations assez mal définies » : par exemple, les « cachets des artistes », les « contrats de remplacement des médecins » dont les « statuts sont à la frontière entre le salariat et le non-salariat, si bien que les règles de leur classement à l’enquête ont été assez floues » (INSEE, 1982 : 22). Les enquêteurs se sont heurtés à des discordances entre le statut juridique d’un emploi et le niveau de vulnérabilité ou d’incertitude qu’il impliquait effectivement pour le salarié. Par exemple : « dans des établissements publics, tels hôpitaux, ORTF, l’enquêté est en principe embauché avec un contrat à durée limitée, souvent de courte durée, mais, de fait, a la possibilité de signer un nouveau contrat dès la fin du précédent, et ceci un nombre de fois quasi illimité ; il arrive ainsi que tout en ayant un statut en apparence précaire, le salarié connaisse en fait une grande stabilité de l’emploi » (INSEE, 1982 : 21). Ainsi, la précarité que les enquêteurs pouvaient présumer à partir du contrat de travail se trouvait infirmée par les perspectives professionnelles réelles.

Le trouble était accentué par la dimension morale des jugements sollicités par le codage (Boltanski et Thévenot, 1983). Les enquêteurs ont ainsi trouvé « naturel » de coder comme CDD les saisonniers agricoles, mais il leur a semblé « un peu choquant » d’y inclure les salariés « occasionnels » n’intervenant que pour quelques jours (INSEE, 1982 : 22). Ces jugements reposent moins sur des critères formels que sur un sens de la justice, ce qui souligne la charge normative du classement comme « emploi précaire ».

Les cas épineux soulevés ci-dessus se situent à la périphérie de la société salariale (agriculture, professions libérales, services publics, arts du spectacle), et surtout loin du travail industriel et masculin dans les grands établissements privés, qui apparaît ici comme le noyau implicite de la dénonciation du travail précaire. De plus, la précarisation de l’emploi est d’abord perçue par les sciences sociales du travail du point de vue de l’intérêt collectif des salariés, c’est-à-dire comme l’objet d’un grief d’ordre juridique, et non pas comme une généralité sociologique. Les sciences sociales du travail ne se posent pas la question des conditions de vie des travailleurs précarisés et ne construisent pas l’emploi précaire comme une généralité de fait, mais comme la rupture d’une universalisation de droit. Les difficultés dont les publications de l’INSEE font état reflètent l’impossibilité de maintenir ce type de généralité lors de la traduction statistique. Dès lors, les attributs de fragilité et d’injustice qui étaient formulés à l’échelle du conflit entre le collectif ouvrier et le patron doivent être transposés en propriétés sociales observables à l’échelle des individus ou des foyers visités par les enquêteurs. La dénonciation d’un tort collectif sur le plan du droit ayant été rabattue au niveau de maux individuels, le récit syndical d’une brèche percée dans le front salarial doit maintenant pouvoir se traduire en une série de cas de travailleurs lésés et en détresse.

Puisqu’il faut que les précaires par leurs formes d’emploi s’avèrent aussi précaires en un sens « social », celui-ci emprunte à un autre investissement de la notion de précarité, ébauché dans les années 1970, et qui se prête mieux à l’observation au cas par cas : celui qui la définit comme une forme spécifique de pauvreté familiale, synonyme d’un déficit de « pouvoir social » (Join-Lambert et Fayard, 1975) ou d’une vulnérabilité populaire « mal connue des services sociaux » car suspendue entre la visibilité des « « cas sociaux » » et l’autonomie des « usagers spontanés des services et aides institutionnelles » (Pitrou, 1978 : 30 et 39). Ainsi, la logique même de la transposition statistique de la question précaire favorise le chevauchement entre deux perspectives : les conflits du travail, et le soin des pauvres.

Des constructions sociologiques entre critique sociale et pauvreté

La carrière de la précarité de l’emploi dans la sociologie française a été marquée par des difficultés et des remises en cause récurrentes. Les statistiques de l’emploi précaire tenues par l’INSEE depuis les années 1980 agrègent une série variable de situations d’emploi. Si l’intérim et les CDD constituent le noyau constant de l’emploi précaire, le temps partiel (éventuellement « subi ») et l’apprentissage n’y sont pas toujours retenus, cette variation contribuant à en faire « une catégorie instable et fragile » (de Peretti, 2006). Le malaise statistique est chronique, comme en témoigne le fait qu’un « groupe de travail sur la définition d’indicateurs en matière d’emploi, de chômage, de sous-emploi et de précarité de l’emploi » au Conseil national de l’information statistique voit toujours dans la précarité, près de trente ans après son entrée au menu de l’INSEE, « une notion difficile à cerner » (CNIS, 2008 : 38).

Des travaux sociologiques importants parus depuis les années 1990 peuvent être compris comme des efforts pour surmonter cette difficulté. Telle qu’elle a été élaborée par les sciences sociales du travail autour de 1980, la précarité relevait de la critique sociale, au sens d’une forme de critique du capitalisme qui a pris son essor avec le mouvement ouvrier, et dénonce l’égoïsme et les inégalités (Boltanski et Chiapello, 1999 : 82). En 1998, Pierre Bourdieu a réactivé cet héritage dans un texte militant où il faisait de la « précarité » la condition que « l’invasion néolibérale » aurait tendu à universaliser, la précarisation des uns se répercutant comme menace « sur tous les autres, qu’en apparence elle épargne » (Bourdieu, 1998). Le paradoxe de ce texte était de placer la « précarité » au coeur d’une critique sociale renouvelée, tout en en faisant une condition depuis laquelle la mobilisation était réputée presque impossible.

Le travail précaire a néanmoins donné lieu à des conflits dans les années 2000 (Perrin, 2004). Héritant du paradoxe laissé par Bourdieu, les sociologues qui les ont étudiés ont eu tendance à scinder leurs analyses en deux plans : un plan symbolique, sur lequel on peut décrire les usages militants du « label précaire » (Boumaza et Pierru, 2007 : 8) et un plan de réalité substantielle où la précarité, assumée cette fois-ci par le chercheur comme un concept sociologique, détermine en fin de compte, conformément aux analyses de Bourdieu, la (faible) portée des interventions militantes (Mathieu, 2007). Par exemple, les actions et les propos de « précaires mobilisateurs » ne pourront surmonter que momentanément la « précarité démobilisatrice », qui explique l’épuisement du mouvement des intermittents (Sinigaglia, 2007).

D’autres travaux opèrent une refondation conceptuelle de la précarité. À partir d’une philosophie sociale durkheimienne, Serge Paugam la redéfinit comme une dégradation de l’intégration professionnelle et lui assortit une quantification graduelle à partir d’une enquête par questionnaire au sein de laquelle la situation d’emploi n’est qu’une variable parmi d’autres, même si elle tient une place de choix dans l’analyse (Paugam, 2000). Cette construction philosophique et méthodologique lui permet de s’inscrire dans les débats et les inquiétudes publiques liées à ce terme, tout en se démarquant de son « flou ».

Un autre instrument qui quantifie la précarité de façon graduelle plutôt que comme une catégorie discrète est le score EPICES (pour : Évaluation de la précarité et des inégalités de santé pour les Centres d’Examens de Santé), mis au point au sein de l’administration médicale au début des années 2000 (Sass et al., 2006). Les réponses à une série de questions sur la situation personnelle[2], pondérées par des coefficients issus d’une enquête test, aboutissent ici à un « score individuel » échelonné en paliers corrélés avec un faisceau de risques sanitaires dont la détection précoce importe aux services médico-sociaux. Cet instrument a été adopté récemment dans le cadre d’une « sociologie politique des précaires » (Braconnier et Mayer, 2015).

Ces quantifications graduelles répondent à une critique formulée par Chantal Nicole-Drancourt. En 1992, à l’occasion d’une enquête sur l’insertion des jeunes, cette sociologue remarquait que « l’idée de précarité » tendait à amalgamer les « “nouvelles formes d’emploi” », l’« “emploi précaire” », la « “précarité” », et des trajectoires sociales censées conduire vers « le chômage et l’exclusion » (Nicole-Drancourt, 1992 : 58). Or, les présomptions de fragilisation sociale multidimensionnelle contenues dans « l’idée de précarité » ne se vérifiaient, une fois appréhendés finement les parcours des individus, que dans une minorité de cas : « l’emploi précaire […] ne signifie pas obligatoirement précarité » (Nicole-Drancourt, 1992 : 62). Le souci de rigueur méthodologique conduit ici à placer très haut le seuil de précision empirique en deçà duquel il n’y aurait pas lieu de parler de précarité. La notion s’éloigne alors du droit du travail, et se rapproche de l’étude de la pauvreté.

Ainsi, en favorisant les significations liées à la pauvreté, la traduction statistique de la précarité de l’emploi lui a donné une charge sémantique à double foyer, qui ne pouvait manquer de susciter des cas épineux. Dès lors, une issue consistait à déchoir la situation d’emploi de son rôle de critère de précarité, soit pour la rejeter totalement, soit pour l’inclure au sein d’un indicateur multidimensionnel. La précarité ainsi redéfinie par un glissement de l’emploi vers la pauvreté, et de la catégorie critérielle vers la grandeur continue devient un instrument plus satisfaisant d’un point de vue technique, mais change d’implications politiques.

Conditions structurelles et expériences critiques des marges précaires

En 1979, paraît dans Le Monde un reportage intitulé « Les précaires ». Ils y sont définis comme « des travailleurs sans garantie qui se contentent de “jobs au coup par coup” » (Desanti, 1979). Inspirés par « l’écologie » et la critique de la société industrielle, ils auraient « désacralisé le travail », dédaigneraient de faire carrière et s’efforceraient de vivre de peu (Desanti, 1979). L’article s’appuie sur des interviews de jeunes colocataires parisiens, d’origines sociales variées mais plutôt diplômés, dont un garçon en « ethno », qui assure : « Un jour, on parlera du “précariat” comme on parle du salariat. ».

Les significations ici données à la famille lexicale de la précarité prennent le contre-pied de celles des sciences sociales du travail : il ne s’agit plus de dénoncer les emplois précaires, mais de s’en servir pour reporter l’intégration professionnelle. Cet usage est-il répandu ? Sans indiquer de chiffres, la journaliste avançait : « On commence à les voir paraître dans les statistiques : non que leur nombre pèse, mais leur pourcentage monte » (Desanti, 1979). Cependant, du fait même du type de critique qu’ils sont censés incarner, ces « précaires » entrent en tension avec des conventions de dénombrement liées à l’intégration dans la société salariale. Les différentes façons de les relier à la sociologie quantitative — ou de s’y refuser — sont par conséquent chargées d’enjeux politiques.

Le « marginalisme » : rupture du front de classe et perturbation de la société industrielle

Les sciences sociales du travail voient dans le genre d’attitudes évoquées par D. Desanti un effet des campagnes publicitaires pour l’intérim qui promeuvent « le travail précaire sous des airs de liberté », voire « comme une nouvelle forme de contestation du travail » (Fédération générale services-livre, 1977 : 220). Or, non seulement, comme le suggère l’article du Monde cité ci-dessus, ces appels ont un écho au sein de la jeunesse, mais encore la publicité peut ici compter sur la complicité d’intellectuels. C’est l’interprétation de la sociologue Danièle Linhart, qui accuse les discours sur les « nouvelles aspirations » des jeunes d’avoir établi une « “ambiance idéologique” » qui aurait facilité « l’essor des formes précaires d’emploi » en relativisant la centralité du travail et de ses luttes (Linhart, 1982 : 179-181).

Les grands partis de gauche condamnent les « idéologies » qui encourageraient à délaisser les luttes internes au salariat. Ainsi, la revue du Parti communiste vilipende les tentatives pour instiller parmi les jeunes « une idéologie du “refus du travail” » qui leur ferait miroiter « une nouvelle qualité de liberté ». En effet, cela les conduirait à rompre leur identification avec la classe ouvrière, et les engagerait « dans la recherche sans espoir d’une solution individuelle et bricolée à la crise » (Robert, 1980 : 52-53). Pour y résister, il faudrait notamment réaffirmer, contre les inquiétudes écologiques, le « caractère positif [du] progrès technique » (Robert, 1980 : 54). De même, le Parti socialiste accuse André Gorz d’affaiblir la classe ouvrière en lui substituant les « travailleurs marginaux » amateurs de « temps libre », ce qui reviendrait à abandonner aux « multinationales » le terrain du travail (Bérégovoy, 1981 : 30-31). Ces deux textes réaffirment que la critique du capitalisme doit se jouer au sein du salariat et non contre lui.

Or, dans la France des années 1970, les expressions de rejet de l’identification salariale sont courantes, investissant notamment le terme de « marginaux ». Ainsi, la revue Marges, créée en 1974, se veut l’expression « de tous les nomades, de tous les révoltés, de tous les réprimés de cette terre » et mise sur le potentiel « révolutionnaire » du « désir » (Dittmar, 1974 : 1-2). En 1977, un essai veut voir une « nouvelle force politique » dans « les marginaux », qui refusent le « travail débile, l’armée, l’État, l’école, l’amour à la missionnaire, la consommation abusive, le pillage des sols », et dont la revue Actuel aurait été le forum (Lévy-Stringer, 1977 : 47). Il s’agit alors de trouver des « moyens de survie » pour « éviter le travail et toutes ses aliénations » et tendre vers l’autosuffisance (Lévy-Stringer, 1977 : 50-51).

L’attrait des « jeunes » pour les « marges » préoccupe alors un champ d’expertise proche du management (Galambaud, 1977 ; voir Sartin, 1977 : 28) ou du pouvoir politique (Bachy, 1977 ; Vimont, 1981), où l’on craint la perturbation que l’« allergie au travail » ou le « marginalisme professionnel » (Rousselet, 1974) infligeraient à la société industrielle. Ainsi, en 1977, un rapport du Bureau international du travail (BIT) se désole que « la plupart des jeunes travailleurs de l’industrie ne semblent plus trouver dans leur tâche les satisfactions dont celle-ci était autrefois porteuse » (BIT, 1977 : 26). Le « divorce » avec la discipline laborieuse se traduirait par « de l’instabilité, de l’absentéisme, une faible productivité, voire des malfaçons et des sabotages » (BIT, 1977 : 26). Les « attitudes anticarriéristes » (Rousselet, 1974 : 11) impressionnent d’autant plus qu’elles sont réputées atteindre jusqu’à des cadres d’âge mûr que l’on verrait « renoncer à toute activité régulière et opter pour des carrières indépendantes et peu lucratives, où ils retrouvent “le temps de vivre” et le “sens de la vie” » (BIT, 1977 : 33).

La « population marginale » préoccupe les pouvoirs publics au point de faire l’objet d’une mesure par l’INSEE. Parmi les jeunes de moins de 25 ans, les marginaux ne seraient en ce sens que 200 000 (Rousselet, 1974 : 28). Mais l’expert qui cite ce chiffre juge trop restrictive la définition utilisée par l’INSEE[3], et propose d’ajouter les saisonniers et les travailleurs occasionnels, ce qui multiplierait par trois ou quatre le nombre de « jeunes pouvant être qualifiés de “marginaux professionnels” » (Rousselet, 1974 : 29). De telles spéculations quantitatives sont rares parmi des travaux qui préfèrent les types pittoresques et les « attitudes » déconcertantes aux catégories dénombrables.

Les mécanismes de production des aspirations déplacées

Les auteurs qui s’alarment du « marginalisme » s’interrogent sur les moyens de le contenir. Il s’agit d’abord de comprendre les conditions économiques de possibilité du mode de vie marginal. Pour Claude Vimont, ancien de l’INED et du Plan, « [l]a hausse générale du niveau de vie observée depuis la fin de la guerre permet […] plus aisément à l’heure actuelle, à un jeune de vivre, sans avoir un emploi stable », et la disponibilité des « emplois précaires » y contribue (Vimont, 1981 : 108). Sur ce point, les auteurs déploient des listes variables de petits boulots davantage informels que précaires, allant des cours particuliers à la distribution de prospectus. Le Dr Rousselet signalait les « travaux artisanaux plus ou moins folkloriques » (Rousselet, 1974 : 31) qui, avec l’agriculture biologique, composent la panoplie de la « vie communautaire » (Mauger et Fossé, 1977 : 247). Les mondes artistiques sont compris comme des repaires pour les individus « refusant l[…]’insertion classique[ : ] figuration de cinéma, de théâtre ou de publicité, photographie de mode ou autres, mannequins volants, hôtesses, etc., orchestres de danse, musique des rues, etc. » (Rousselet, 1974 : 31). Vient enfin un pôle d’illégalismes (Rousselet, 1974 : 31 ; voir aussi Mauger et Fossé, 1977 : 248).

Ces catalogues des ressources du marginalisme s’accompagnent parfois de commentaires moralisateurs, blâmant « une jeunesse qui a reçu une éducation des plus laxistes, où l’habitude et le sens de l’effort ont été abandonnés » (Sartin, 1977 : 13), ou s’indignant de « l’indulgence d’une société d’assistance, aussi prête à entretenir ceux qui ne veulent d’aucun travail que ceux qui ne réussissent pas à en trouver un » (Rousselet, 1980 : 179). Toutefois, l’inquiétude sur la crise du travail suscite des réflexions plus sophistiquées, reposant sur l’opposition entre un état de crise et un état ordonné. Ce dernier, reporté dans un passé vague, est celui où les nouvelles générations se projetteraient dans la vie active sur la base d’aspirations conformes aux besoins de main-d’oeuvre. Réaliste, la jeunesse ne demande alors qu’à prendre place dans la division du travail. L’état de crise est au contraire celui où les aspirations de la jeunesse ne reflètent pas les positions professionnelles disponibles. Les désirs des jeunes ne sont plus réalistes, d’où une frustration dans laquelle ces experts voient la seule explication possible aux agitations de la décennie qui suit Mai 1968.

Reste à identifier les mécanismes de production des aspirations déplacées. Au-delà de considérations pessimistes sur les conséquences culturelles de la démocratie[4], des facteurs plus précis sont incriminés, comme les effets anomiques de médias à travers lesquels des célébrités « qui ne représentent qu’une faible partie de la population active » risquent d’exercer une attraction disproportionnée sur la jeunesse (BIT, 1977 : 25). Le BIT s’inquiète aussi de l’effet de la fréquentation prolongée du système scolaire, le coût psychologique de l’insertion professionnelle étant censé être d’autant plus élevé qu’elle a été plus longtemps différée (BIT, 1977 : 24). Ce second facteur, en principe moins éloigné de la sphère d’action des dirigeants, est davantage discuté. Plusieurs textes se soucient du volume, du niveau, ainsi que de la répartition qualitative des titres scolaires, dont le lien avec la crise du travail est alors un lieu commun du débat public : « Un phénomène de “rejet” beaucoup plus important qu’avant-guerre se produit, les jeunes préférant entrer dans la “couche intermédiaire” de l’occupation précaire : “travail noir”, travail à temps partiel, intérimaires, etc., en attendant mieux, plutôt que de se “fixer” en dessous des barreaux de l’échelle sociale auxquels ils s’estiment destinés par leurs études » (Drouin, 1977).

L’étiologie scolaire du marginalisme suggère de ralentir, voire d’interrompre l’expansion du système éducatif. Mais cette analyse place les élites modernisatrices face à une contradiction. En effet, comme le relève le sociologue et cadre du PS J.-P. Bachy, on ne peut résoudre le « déphasage formation-emplois » sans « limiter volontairement le progrès de la diffusion des connaissances ». Or, « restreindre artificiellement l’un des besoins les plus fondamentaux des individus dans les sociétés développées : celui de se former » serait un reniement de la promesse méritocratique qui est un socle des démocraties libérales. Ce serait une « perspective malthusienne » (Bachy, 1977 : 31), inacceptable pour une classe dirigeante qui a lié son destin à l’expansion économique.

Du fait de cette contradiction, l’objet principal des interprétations de la crise du travail par une surproduction scolaire est peut-être moins de déboucher sur des réformes, que de réaffirmer la pertinence du cadre de pensée et d’action des gestionnaires de la croissance, en montrant qu’il est capable de rendre compte dans ses propres termes de ce qui prétend lui opposer une mise en cause radicale. En effet, on peut alors voir les comportements réfractaires comme des dysfonctionnements, c’est-à-dire sans avoir à quitter le domaine du fonctionnement, et l’idéal d’une harmonie sociale régie par l’impératif productif. La crise du travail ne marque plus l’irruption d’un en dehors incontrôlable surgi du tréfonds des expériences individuelles, elle est le résultat prévisible de désajustements entre des paramètres susceptibles d’être réajustés sans avoir à écouter les griefs des désajustés. De plus, les généralités indéfinies (et en cela menaçantes) du « marginalisme » cèdent alors la place à des processus sociaux limités et, au moins en principe, mesurables. Enfin, cela permet d’appliquer aux expressions contestataires le schème du déclassement qui les disqualifie en les renvoyant au ressentiment (Boltanski, 2012 : 257).

Désertion précaire et marge sociologique

Comme les experts proches de l’entreprise, les sociologues qui se prononcent sur la « Révolte de la jeunesse contre le travail » (Mauger et Fossé, 1977 : 33) s’accordent pour y voir l’effet, différencié selon les origines sociales, d’un désajustement entre formations et emplois. Ainsi, sollicité par la revue Autrement sur le rapport des jeunes au travail, V. Merle ramène « la contestation des jeunes issus des classes moyennes » aux « manifestations anomiques » d’un dysfonctionnement du système scolaire, lequel « n’assur[erait] plus que très imparfaitement l’allocation des individus en fonction de la structure des emplois disponibles » (Merle, 1979 : 17-18 ; 26 et 22).

De même, dans L’épreuve du chômage, Schnapper oppose d’une part les classes populaires dont le « chômage total » marquerait l’adhésion au rôle intégrateur du travail, et d’autre part des jeunes souvent « issus des classes moyennes ou supérieures » et « diplômés de l’enseignement supérieur », qui éprouvent « l’inadéquation entre le système d’exigences suscité par le système d’enseignement — indépendance, réalisation de soi — et la traduction de cette qualification sur le marché du travail » de sorte qu’ils se trouvent « menacés par la prolétarisation » (Schnapper, 1981 : 168-169). Ce serait chez eux, « et non parmi les jeunes ouvriers, qu’on trouve[rait] le véritable refus — en tous cas provisoire — du travail réel, c’est-à-dire du travail qu’ils sont susceptibles de trouver » (Schnapper, 1981 : 168).

Chez O. Galland, qui intervient quelques années plus tard, l’« écart entre le destin social escompté et les chances objectives » ne provoque plus, en guise de comportement contestataire chez les « enfants des classes moyennes titulaires de diplômes ou de formations générales dévaluées », qu’un effort défensif pour maintenir l’indétermination adolescente et « “musarder” dans la vie » (Galland, 1984 : 62 et 59). Le spectre de la marginalité s’en trouve réduit à une « forme de passage à l’âge adulte » (Galland, 1984 : 52), laquelle ne représente plus « un modèle “contestataire” » ou « porteur de radicalité » (Galland, 1984 : 59). La mise en lumière de la « “flânerie” » d’une fraction des adolescents petits-bourgeois, momentanément et volontairement « “déclassés” », doit être retranchée de la présomption d’« exclusion sociale » qui serait trop uniformément appliquée à « la pratique de la précarité » (Galland, 1984 : 61-62).

Ainsi, la sociologie française autour de 1980 tend à dissoudre une figure sociale qui, définie par la volonté de se soustraire aux classements, récuse les supports même de l’intelligibilité sociologique. Ce lien entre instruments et prises de position est tout aussi manifeste dans les décisions méthodologiques d’un ouvrage qui, quelques années plus tard, veut au contraire aborder les expériences marginales de façon compréhensive : L’Exil du précaire (Cingolani, 1986).

Dès le stade de la définition de l’objet, au lieu d’adopter le « cadre de représentativité » de la « définition juridique ou économique du travail précaire » (Cingolani, 1986 : 17), l’auteur cherche à comprendre « la logique précaire de “rejet du travail” » (Cingolani, 1986 : 38), une attitude susceptible de se traduire par des passages en emploi précaire, et dont les interviews cités dans l’ouvrage montrent qu’elle s’accompagne d’une volonté d’« échapper au classement » (Cingolani, 1986 : 91). L’Exil du précaire privilégie le déploiement de l’individualité des interviewés, le sociologue rejoignant « le précaire » dans le mouvement de « ressaisissement de soi » par lequel celui-ci s’efforce de s’arracher à « l’indolence du travailleur » identifié à son rôle (Cingolani, 1986 : 41). Reste à décrire le « “violent compromis” » que le précaire noue « avec le travail pour lui arracher du temps » (Cingolani, 1986 : 9), sous la forme d’une succession de petits boulots entrecoupés de plages de temps libre allongées par un souci ascétique de réduction des dépenses.

Cette démarche entraîne des renoncements sur le plan scientifique : pas d’« échantillonnage » ni de « mesure » (Cingolani, 1986 : 11), et une « difficulté à délimiter, à circonscrire ceux qui étaient l’objet de l’enquête » (Cingolani, 1986 : 21). Elle entraîne aussi une polémique avec la sociologie structurelle, accusée de partialité philosophique lorsqu’elle veut « rabattre sur les places tout ce qui se donne comme ailleurs », et « ramener tous les rêveurs à l’ordre, afin que nul ne manque à sa place » (Cingolani, 1986 : 114). Non pas que l’auteur récuse les facteurs explicatifs tels que les médias ou « la scolarisation de masse » (Cingolani, 1986 : 160), mais il les comprend plutôt comme ayant multiplié les sources de normativité et de réflexivité auxquelles les individus sont exposés, ce qui aurait facilité leur désadéquation à eux-mêmes. La subjectivité précaire ne se forme pas mécaniquement, sous l’effet de conditions structurelles, mais à travers des « rencontre[s] » (Cingolani, 1986 : 99).

Pour se rendre à son tour disponible à ces rencontres, et pour donner à l’expérience précaire toute sa cohérence, le sociologue se dépouille d’instruments d’objectivation qui prennent parti contre elle, et renonce à opérer sur une catégorie à bords définis. La généralité à laquelle il peut prétendre n’est plus alors celle de l’extension du phénomène observé, mais celle de la force d’interpellation de l’expérience dont il offre une représentation stylisée. En s’éloignant des « épreuves de réalité » privilégiées par la sociologie pour se centrer sur des « épreuves existentielles » (Boltanski, 2009 : 162), l’Exil du précaire se risque à un exil méthodologique vers les limites de cette discipline[5].

Précaires et recomposition de classe

À la fin des années 1970, en France, la représentation de la classe ouvrière comme sujet de la lutte des classes, telle que le Parti communiste et la CGT s’efforcent de la maintenir, est contestée notamment depuis des positions politiques proches du PSU et de la CFDT (Boltanski, 1982 : 267 sq.). La classe ouvrière peut y être soit décentrée par l’intellectualisation de la production et le développement de forces de travail très qualifiées, selon le thème de la « nouvelle classe ouvrière » (Mallet, 1963), soit scindée par la précarisation d’une frange des producteurs (Rosanvallon, 1979), soit encore supplantée par une constellation sociale alternative, située au point de convergence de la précarisation et de l’intellectualisation du travail, et qui reléguerait la classe ouvrière classique parmi les groupes intégrés au système capitaliste (Gorz, 1980). Dans la conjoncture des années 1970, cette destitution de la classe ouvrière comme support de la perspective révolutionnaire ouvre une possibilité nouvelle : transférer aux « précaires » la centralité productive et la vocation à renverser le capitalisme. Le mouvement qui s’en saisit est celui des autonomes qui, tout en demeurant quantitativement très faibles[6], sont actifs au cours de la décennie et ont exercé une influence durable.

Les autonomes français et l’autonomie italienne

En février 1979, un « autonome » anonyme est interviewé dans Le Monde. D’après ce militant, le démantèlement des bastions de la classe ouvrière « garantie », c’est-à-dire salariée stable, découle inéluctablement de la stratégie de « restructuration » menée par le capital et par l’État. Par conséquent, malgré leur violence, les résistances des sidérurgistes lorrains n’empêcheront pas leur élimination : « On va vers un type de production où il y aura une petite minorité de techniciens hyper-productifs et une masse énorme d’individus qui feront des petits boulots sans garanties, mal payés » (Greilsamer, 1979). La « restructuration » disloque donc la « classe ouvrière » dont les organisations de la gauche avaient fait leur base sociale.

La tâche de la pensée révolutionnaire serait alors d’identifier une nouvelle coalition sociale subversive. Comme le formulait la revue autonome Camarades quelques mois plus tôt, il faut « ouvrir systématiquement une enquête sur la composition de classe actuellement », à deux niveaux : celui de « la façon dont elle est découpée en tranches par l’organisation capitaliste du travail » et celui de « ses niveaux subjectifs d’organisation » (Camarades, n° 7/8, 1978 : 1). On pourra alors discerner « le sujet historique ou les sujets porteurs d’intérêts, de besoins qui unifient les luttes matériellement, qui reconstituent une unité des exploités » (Camarades, n° 7/8, 1978 : 1).

Quel serait ce sujet ? Pour l’autonome anonyme de février 1979, la classe ouvrière doit « se recomposer » sur « la figure » du « non-garanti », ou du « jeune travailleur précaire », celle du « jeune prolétariat des métropoles » d’où émergent justement les militants autonomes (Greilsamer, 1979). Quand le journaliste demande qui sont ces « précaires », il répond : « ce sont les deux millions de chômeurs, ce sont tous les gens qui travaillent en intérim, qui bossent dans de petites boîtes de sous-traitance sans garantie. C’est aussi, d’une certaine manière, les O.S. qui sont à la lisière entre le garanti et le précaire » (Greilsamer, 1979). Puisque « le capital se restructure en ce moment sur la figure de l’ouvrier précaire » (Greilsamer, 1979), les révolutionnaires doivent faire de même.

Cette interview résume la pensée de l’autonomie française, et en particulier de la revue Camarades (1974-1978). Son interprétation de la conjoncture doit beaucoup au marxisme opéraïste, développé dans les années 1960 autour de Mario Tronti (Wright, 2002). En soulignant la profondeur des transformations auxquelles le capitalisme aurait été acculé par les luttes sociales, ce courant théorique débouchait à la fois sur un appel au dépassement des anciennes organisations du mouvement ouvrier, et sur la valorisation du rôle d’intellectuels qui seraient capables, dans la conjoncture nouvelle, « d’indiquer les lignes de dégondage de la réalité » (Tronti, 2013 : 147).

L’intérêt pour l’Italie tient également à l’intensité d’un cycle de luttes sociales inauguré par l’occupation, en 1973, de l’usine automobile de Mirafiori à Turin, et que l’État ne parvint à interrompre, à la fin de la décennie, qu’en incarcérant près de 12 000 militants (Schifres, 2004 : 10). Animé par une revendication radicale de refus du travail, et dirigé contre les formes instituées de représentation de la classe ouvrière autant que contre le pouvoir patronal, ce mouvement est porté en premier lieu par de « nouvelles recrues ouvrières, ces jeunes émigrés du sud de l’Italie, actifs et créatifs, et d’avant-garde par rapport aux plus vieux, éprouvés par les luttes et les défaites » (Tronti, 2013 : 73). Mais il mobilise aussi une coalition sociale bigarrée : « les chômeurs, les “exclus” de toutes sortes, les femmes, les travailleurs de la connaissance, les étudiants, les minorités sexuelles, les sous-prolétaires » (Tarì, 2011 : 75).

Le mouvement autonome italien se revendique bien de la « classe ouvrière », mais ce terme connaît en son sein un glissement de sens, comme le montre la façon dont il s’est approprié le concept d’« ouvrier social » forgé par le philosophe Toni Negri. Chez Negri, ce concept caractérise la figure ouvrière qui succède à l’« ouvrier-masse », lié aux grandes concentrations industrielles, lorsque le capitalisme se restructure sur un modèle de dissémination spatiale et temporelle où la force de travail est rendue productive à travers sa mobilité sur le territoire des métropoles. Une possibilité offerte par ce concept est celle d’y projeter « l’incarnation éclatante de nouvelles “figures productives” — intellectuelles, technologiques, communicationnelles — qui devenaient parfois les nouveaux “sujets révolutionnaires” » (Tarì, 2011 : 75). Mais l’usage qui en est fait au sein de l’autonomie italienne consiste au contraire à tirer parti de son abstraction pour arracher le signifiant « ouvrier » à son ancrage dans les structures d’une société segmentée selon les besoins du capital, et pour l’étirer jusqu’à ce qu’il corresponde à la représentation que le mouvement se fait de lui-même comme « une aire (area), c’est-à-dire un espace aux limites incertaines » (Tarì, 2011 : 53). Cette aire suit les lignes de certains clivages sociaux préexistants et en chevauche d’autres. Suivant cette conception, l’identité ouvrière perd toute signification sociologique, pour se résorber dans l’équation politique : « Centralité ouvrière = centralité de la lutte, point » (Tarì, 2011 : 238).

Dans ces conditions, le conflit entre l’autonomie et ses adversaires de gauche n’oppose pas seulement deux groupes sociaux différents, mais encore deux modes de regroupement, qui se traduisent par des rapports opposés à la quantification. En effet, le pôle « garanti » peut se représenter, de son propre point de vue, à travers une série de catégories juridicisées et quantifiables, relevant du statut professionnel et de l’appartenance formelle à une organisation. La quantifiabilité des forces sur lesquelles peuvent compter le PCI et les syndicats apparaît aux autonomes italiens comme un signe de leur intégration à l’ordre capitaliste. Au contraire, l’expérience de la diffusion urbaine et sociale des luttes incite le pôle « autonome » à se penser plus volontiers en termes de « coeur vif » de la contestation et de « détonateur social de la subversion » « susceptible d’accroître la force et l’intensité » des événements auxquels ses membres prennent part (Tarì, 2011 : 83). Dès lors, la question du « nombre de militants » relève d’une vaine « “numérologie” » (Tarì, 2011 : 83), la priorité accordée aux intensités et aux événements conduisant à mépriser les équilibres quantitatifs entre masses statiques.

La composition politique des précaires

Du point de vue des autonomes français, le travail précaire présente un caractère double. D’un côté, Camarades affirme que « le travail temporaire » sert au capital pour « organiser la disponibilité au travail » de façon à « lutter contre toutes les formes de refus du travail » (Camarades, n° 2/3, 1975 : 34). Sa contribution à la « restructuration » est aussi d’assurer « une programmation plus souple, plus élastique », et d’introduire « une nouvelle forme de division dans la classe ouvrière », tout en rendant « pratiquement impossible […] la lutte dans l’entreprise qui y fait appel » (Camarades, n° 2/3, 1975 : 34). Il est donc un aspect de la contre-offensive du capital contre les pratiques qui, surtout chez les ouvriers spécialisés et immigrés, tiraient parti de la mobilité. Cette stratégie du capital consacre la défaite du « Mouvement Ouvrier, officiel, institutionnel, syndicaliste, révisionniste, groupé autour de la figure de l’ouvrier professionnel français hautement qualifié », mais elle dessine, d’un autre côté, la possibilité d’un « nouveau sujet politique de classe » (Camarades, 1977, n° 6 : 20). Il est donc vital, pour les autonomes, de démontrer l’importance de l’aire sociale précaire.

C’est pourquoi, lorsque Libération accuse les autonomes de plaquer sur la France des analyses qui ne vaudraient que pour l’Italie, la réplique de Camarades consiste à insister sur l’ampleur du travail précaire, en énumérant les catégories sociales auxquelles on peut l’identifier : travail au noir, intérim et sans-papiers, auxquels s’ajoutent encore la « moitié des 800 000 étudiants chaque année qui travaillent », ainsi que les chômeurs et les 30 % de « hors-statut » du secteur public (Camarades n° 7/8, 1978 : 1). Sans parler encore de « précaires », l’article de 1975 sur la « mobilité de l’emploi » affirmait déjà leur importance quantitative en dénombrant au titre de « la clef de la restructuration » « plus ou moins 6 millions passés dans la mobilité », soit « 40 % de la classe ouvrière (en cols bleus ou blancs) » (Camarades, n° 2/3, 1975 : 29-38). Le point crucial est que, dans une « restructuration [où] tout le monde devient un intérimaire en puissance, un travailleur et un chômeur intermittent » (Camarades, n° 2/3, 1975 : 33), les précaires seraient le point de fuite des transformations du travail.

Ainsi, l’autonomie française insiste, davantage que son homologue italienne pour laquelle les événements politiques relèguent au second plan les structures économiques, sur ce que les opéraïstes appellent la « composition technique » de classe, telle qu’elle est statistiquement approchable. Cependant, la réflexion autonome menée en France ne se réduit pas à un pur économisme des avant-gardes productives issues de la « restructuration ». Elle considère que l’épicentre de la recomposition de classe doit également être désigné par les luttes qui y éclatent. Les quelques « grèves de précaires »[7] (Camarades, n° 7/8, 1978 : 13) sont donc suivies avec attention. Pour la revue Autonomie pour le communisme, qui succède en 1979 à Camarades, « [l]es luttes de réappropriations, les occupations de logements et de lieux », ainsi que les illégalismes de masse concernant le paiement des loyers, de l’électricité, la perception d’allocations « ont traduit l’apparition de nouveaux acteurs de la classe ouvrière sans emploi garanti » (Autonomie pour le communisme, n° 1, 1979 : 5). Les luttes de chômeurs, en particulier, qui ont « arraché le transport gratuit à Angers » (Greilsamer, 1979), montreraient le caractère prometteur de la conflictualité sociale ouverte par la précarité. Dès 1975, Camarades souligne le « clivage entre la lutte défensive sur l’emploi, gérée par le syndicat, et la lutte offensive sur le terrain du revenu » (Camarades, n° 2/3, 1975 : 64-69) portée par les précaires, chômeurs y compris, reflétant la socialisation accrue de la production. D’où l’espoir placé par Camarades dans « le rôle d’entraînement » que les mouvements de chômeurs « peuvent jouer au niveau de la lutte sur le terrain social dans tout son ensemble » (Camarades, n°2/3, 1975 : 64-69).

Un autre aspect de l’activité des militants autonomes consiste à produire des événements mettant en scène, par de « petites violences », comme dit l’interviewé du Monde, la révolte de la figure de classe qu’ils prétendent incarner. À la fin de l’année 1978, les autonomes parisiens ont par exemple ravagé des agences d’intérim. Pour dénoncer le coût du stationnement à Paris et des transports publics, ils ont un autre jour détruit composteurs du métro et parcmètres et ont mis en scène leur révolte contre la police en lui tendant des guets-apens (Schifres, 2004 : 14). Une telle violence « n’est pas isolée, elle est une dimension quasi nécessaire des luttes autonomes » (Camarades, n° 4/5, 1977 : 31), voire un opérateur politique essentiel : les « possibilités réelles et présentes de regroupement » se découvrent « en combattant le même ennemi », de sorte qu’« [i]l ne saurait […] y avoir de fédération des autonomies à froid » (Autonomie pour le communisme, n° 4, 1979 : 2). L’activité politique des autonomes peut alors être comprise comme un travail de figuration sociale par l’affrontement violent.

Cependant, le rendement politique des destructions urbaines ainsi que des affrontements avec la police est limité par un traitement médiatique peu propre à susciter l’admiration ou l’identification. Autonomie pour le communisme se plaint par exemple que l’auteur des « “Destructions” et “révolte[s]” » soit décrit dans la presse comme un « misérable sans aucune imagination acculé à la violence, un jeune prolétariat ne pouvant plus ni aimer ni créer, un desperado qui préfère une fin effroyable à une vie de merde, totalement livré à sa “pulsion de mort” » (Autonomie pour le communisme, n° 1, 1979 : 2). De plus, l’élévation du niveau de violence de la part de certains groupes issus de l’autonomie rend bientôt impraticable le « terrain de petites violences » sur lequel l’autonome de février 1979 prétendait précipiter la recomposition de classe autour des jeunes précaires urbains.

Résurgences et transformations d’un projet politique

La fin de la séquence contestataire des années 1970 ne marque pas une extinction définitive de la matrice politique mise au point par les autonomes français lors de cette décennie. Au cours des années 1980, la montée du chômage s’accompagne de tentatives pour créer un mouvement des chômeurs (Demazière et Pignoni, 1998). Des militants autonomes s’y impliquent. Dans leur revue, significativement intitulée Cash !, ils luttent contre la réduction des chômeurs à « des orphelins du travail à la recherche d’une dignité perdue » (Baudouin et al., 1990 : 17). Ils critiquent les syndicats pour leur « défense du système productif fordien » (Baudouin et al., 1990 : 191) et cherchent à dissocier la figure du chômeur de la pauvreté, pour l’englober dans une catégorie de « précaires », qui pourrait se constituer en une « identité collective » et en une « force sociale » (Cash !, 1987, n° 7 : 37). La figure du « précaire » est ici arrimée à une analyse économique selon laquelle « la richesse produite aujourd’hui par la société ne résulte pas d’une somme de travail individuel mais bien d’une organisation sociale et technologique complexe, au sein de laquelle le travail direct est minoritaire » (Baudouin et al., 1990 : 103). Dès lors, il faudrait revendiquer une « rétribution de la précarité du travail », sous la forme d’un « revenu garanti pour tous » (Baudouin et al., 1990 : 76).

Cash ! a vu en 1988 dans le revenu minimum d’insertion (RMI) une ébauche de reconnaissance de « cette force de travail formellement non salariée dont l’utilité productrice ne se mesure plus au nombre d’heures de présence dans une entreprise, mais à sa disponibilité et sa polyvalence » (Baudouin et al., 1990 : 180). Mais la revue s’interrompt l’année suivante. Dans son dernier numéro, un militant souligne le manque de réalisme sociologique de son armature théorique. Cash ! ne percevait le chômage et les emplois précaires que comme les différents moments de l’existence des mêmes travailleurs mobiles. Or, les passagers du chômage sont de deux sortes : une minorité de « chômeurs-précaires », qui se retrouvent dans la « problématique » portée par la revue, mais surtout des « chômeurs-chômeurs » qui correspondent « à la définition classique d’exclus de la production », et dont les besoins pressants entraînent le mouvement vers « la revendication humanitaire d’un salaire pour vivre », que le RMI satisfait partiellement (Cash !, 1989, n°11 : 7).

Un courant autonome est demeuré actif au sein du mouvement des chômeurs. Mais c’est surtout à la faveur du mouvement des intermittents de 2003-2006 que se ranime l’invocation des « précaires » comme sujet social. En effet, la Coordination des intermittents et précaires proposait d’étendre les principes du régime d’indemnisation chômage des intermittents à tous les travailleurs à emploi discontinu (Sinigaglia, 2007). Cette proposition militante pouvait s’articuler avec des analyses que Y. Moulier-Boutang, autrefois l’un des principaux animateurs de Camarades, a synthétisées sous le nom de « capitalisme cognitif » (Moulier-Boutang, 2007).

Un projet similaire a été porté à l’échelle européenne, par le réseau Euromayday qui, au milieu des années 2000, s’est efforcé de mobiliser le « précariat européen » autour de revendications parmi lesquelles figurait le revenu garanti (Mattoni, 2010). Les réflexions anglophones inspirées par ce mouvement ont critiqué les efforts pour « sociologiser » la précarité (Neilson et Rossiter, 2008), et ont préféré y voir une « proposition » d’identification (Casas-Cortes, 2014 : 207), dont la plasticité se prêterait à articuler les luttes de différents groupes sociaux.

L’hypothèse politique du « précariat » a récemment été popularisée par Guy Standing, qui insiste sur l’importance de faire converger un pôle créatif et diplômé avec les franges précarisées des milieux populaires, ainsi qu’avec la précarité issue des migrations (Standing, 2011). On trouve le même souci d’une hétérogénéité sociale à surmonter dans Révolutions précaires (Cingolani, 2014). Ces deux ouvrages maintiennent chacun à sa façon la dimension eschatologique que les tentatives autonomes des décennies précédentes prêtaient à l’affirmation politique des précaires mais, à la différence du récent courant « accélérationniste » (Srnicek et Williams, 2015), ils ne la gagent pas sur une interprétation optimiste de la dynamique des forces productives, ce qui les rapproche de la perspective qui espère en une issue surgie des marges.

Conclusion

À la fin des années 1970, le mot « précaire » a été investi depuis plusieurs modes de problématisation des tensions sociales propres à cette période : les sciences sociales du travail s’alarment d’un renouvellement des segmentations juridiques de la condition salariale, dans des termes qui débouchent sur un flottement entre juridisme et paupérisme. Des sociologues ont rejoint des experts plus proches d’instances de pouvoir dans une discussion à propos d’usages « marginaux » des emplois précaires, dont l’enjeu tacite est la portée de la contestation juvénile contre la civilisation industrielle. Enfin, en réponse aux discours sur l’obsolescence de la classe ouvrière comme acteur révolutionnaire, un courant de l’extrême gauche a cherché à reporter ce rôle sur « les précaires », inaugurant une série de tentatives pour élargir à l’ensemble des « précaires » les conflits déclenchés au sein de telle ou telle de leurs fractions.

Ces frayages anciens des « précaires » en sociologie et en politique, auxquels s’ajoute celui sur la pauvreté, sont reconnaissables dans les travaux récents, au sein de la sociologie ou dans le halo de pensées critiques qui l’entoure. La pluralité persistante des modes de totalisation des « précaires », qui se traduit par différents rapports à la quantification, reflète la fragmentation des matrices critiques issues du mouvement ouvrier, ainsi que leur difficulté à rouvrir des perspectives progressistes crédibles et engageantes.