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Aujourd’hui encore, « Kouchibougouac » est généralement associé au déplacement des 1200 personnes qu’engendra la création du parc fédéral, en 1969, à l’est de la province du Nouveau-Brunswick. Ronald Rudin retrace ici l’histoire de ces populations.

Consacrée à la mise en parc de Kouchibougouac, la première partie du livre commence par un chapitre expliquant la logique qui préside au déplacement de ses habitants, « les plus pauvres du plus pauvre comté du Canada » (p. 30). À la fin des années 1960, bureaucrates, aménageurs et chercheurs en sciences sociales sont en fait convaincus qu’une fois déplacées, ces populations « fragiles » et « dysfonctionnelles » pourront d’abord échapper à l’exode rural, et ensuite être « réhabilitées » (p. 35). Voilà pourquoi le gouvernement fédéral planifie simultanément la création du parc, et l’expulsion des occupants de ce territoire de 238 km2 faits de dunes, de marais salants et de forêts.

Cette « pensée moderniste » (p. 67), détaillée dans le deuxième chapitre, détermine l’action des responsables provinciaux et fédéraux. Les premiers doivent céder aux seconds la propriété d’un parc libéré de tout droit d’usage et, ensemble, ils oeuvrent dans une complète négation des populations. Ignorant la complexité d’une économie quasi informelle basée sur une agriculture, une pêche et une foresterie de subsistance, la planification experte et chiffrée du déplacement semble alors vouée à l’échec.

Objet du troisième chapitre, ce déplacement débute en 1969. Après avoir reçu de l’administration provinciale une offre inconditionnelle de rachat de leur propriété, les premiers résidents partent s’installer de l’autre côté de la frontière du nouveau parc, emportant généralement jusqu’à leur maison. Les mécontentements se font presque aussitôt entendre. Tous contestent la perte de leur droit de pêche. Certains jugent les compensations reçues insuffisantes – ainsi Thérèse Mazerolle qui écrit au printemps 1970 au ministre Jean-Pierre Chrétien : « If the federal government thought that our land was beautiful enough for a National Park, it should pay the price it is worth » (p. 104). D’autres dénoncent une politique fédérale aux relents colonialistes – ainsi John Irvine qui en 1971 associe publiquement le déplacement des populations « au second dérangement acadien » (p. 118). Puis, progressivement entendus par les responsables fédéraux, tous les résidents ou presque finissent par quitter les lieux. En 1974, seules deux familles sont encore présentes.

Le départ des sept communautés de l’espace-parc s’est néanmoins accompagné d’une âpre résistance, analysée dans un quatrième chapitre (seconde partie). Face au refus initial de Parcs Canada de revaloriser les compensations, d’offrir davantage d’emplois aux expropriés et de maintenir leur droit de pêche, les résidents font montre d’une résistance devenue, en 1972, particulièrement virulente : occupation et saccage des bureaux du parc, incendie d’anciennes propriétés, menace à l’encontre du personnel du parc, etc. L’administration fédérale pense d’abord pouvoir négocier au cas par cas, et dissuader par la force les plus récalcitrants, suivant la logique du surintendant du parc : « the one who throws the first punch has the advantage on his opponent » (p. 154). Néanmoins en 1976, après que l’accès aux locaux administratifs eut été bloqué six mois durant et que le surintendant eut été agressé, Jean-Pierre Chrétien cède : 700 personnes (au lieu de 166) reçoivent 2 millions de dollars canadiens (au lieu de 300 000$), et elles conservent un droit de pêche en eau peu profonde, là où se pêche le homard.

Une autre histoire débute alors : celle de Jackie Vautour, « The Acadian Freedom Fighter » que l’on découvre pleinement au cinquième chapitre. Après avoir refusé toute compensation, participé aux actions de résistance, été jugé puis expulsé de force, il revient en 1978 occuper illégalement sa terre, avec sa famille. Et jusqu’à 1981, sa détermination alimente la résistance contre Parcs Canada. Manifestations, barricades, journée de solidarité, arrestations ou repossessions de leur terre par des anciens habitants… autant d’actes collectifs qui participent à ce que Rudin nomme l’acadianisation de l’histoire de Kouchibougouac : « a park […] where a forced removal had been contested, and the man whose name […] suggested that Acadians could vigorously stand up for their rights » (p. 222). Jackie Vautour vit aujourd’hui encore sur sa terre où, en sa qualité de « squatteur », il ne bénéficie d’aucun service public (électricité, poste, travaux publics, etc.).

La résistance a cependant laissé sa place au souvenir et à une reconstruction mémorielle, objets de la troisième partie « Remembrance ». Dans un sixième chapitre, Rudin analyse d’abord les oeuvres et les artistes qui, en même temps qu’ils s’en inspiraient, « ont fait Kouchibougouac » (p. 228) : les chansons de Zachary-Richard, les poèmes de Gérard Leblanc ou encore le film de Paul-Eugène Leblanc. Puis vient le temps de la réécriture de l’histoire du parc, expliquée dans un septième chapitre. Mise en oeuvre dans les années 2000 à la faveur d’un rapprochement entre les anciens habitants et les autorités fédérales, cette réécriture est toujours en cours. Peut-être tendra-t-elle vers la réconciliation de deux parties qui se sont affrontées puis tournées le dos. Ou peut-être achoppera-t-elle sur l’interprétation du passé à proposer aux visiteurs : un déplacement plus ou moins consenti de populations rurales, et qui pourrait aujourd’hui être accepté ; ou une expulsion forcée de populations acadiennes, et qui devrait être condamnée.

Cette histoire, on l’aura deviné, est donc une histoire écrite au ras du sol. Pareille perspective justifie qu’on lise cet ouvrage en le suivant pas à pas, presque au jour le jour, les péripéties d’une dizaine de familles. Cette focale par le bas tend cependant à opposer une histoire incarnée et en mouvement (celle de populations moteur de changements) à une histoire impersonnelle et immobile (celle de « Parcs Canada » et d’un « parc national »). Alors, à terme, si l’on découvre bien « l’acadianité » de Kouchibougouac, l’on ne connaît presque rien de sa « canadianité ». Parce qu’elle a trait à la conversion d’un lieu de vie quotidienne converti en un espace de visites temporaires, la mise en parc de Kouchibougouac suscita, naturellement, des résistances locales. Mais dans le contexte des années 1970 et du fédéralisme d’attaque de Pierre Eliott Trudeau, que signifiait la création d’un parc fédéral dans la province du Nouveau-Brunswick traversée par une révolution similaire à celle québécoise ? Et quarante ans plus tard, dans le contexte du nationalisme compétitif de Stephen Harper, que signifie la réconciliation promue par l’administration fédérale ? Ces questions restent ici sans réponse, Ronald Rudin ayant fait le choix d’écrire une histoire des anciens habitants de Kouchibougouac, et non l’histoire d’un parc canadien. Mais il va sans dire que les 1200 personnes expulsées méritaient bien, au moins, qu’un livre leur soit consacré.