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Au cours des dernières années, plusieurs chercheurs universitaires ont tenté de comprendre les différentes transformations qui s’opèrent actuellement dans le droit[1]. Valérie Lasserre, professeure et directrice du laboratoire Thémis-UM[2] à la Faculté de droit de l’Université Le Mans, prend part à ce mouvement avec la publication de l’ouvrage suivant : Le nouvel ordre juridique. Le droit de la gouvernance.

Parue en mai 2015, cette étude tente audacieusement de rendre compte d’un nouvel ordre juridique : celui du droit de la gouvernance. Ce dernier, présenté comme le résultat d’une « révolution invisible », semble servir de tentative pour surmonter le caractère parfois démesurément complexe du droit et sa vision trop simpliste des réalités sociales qu’il a pour mission de réguler (p. xvii). Par la démonstration de ce que l’auteure appelle « les nouvelles sources du droit », l’ouvrage prête à l’ordre juridique un visage nouveau en proposant d’élargir les frontières qui le définissent (p. xviii). Concrètement, l’ouvrage de la professeure Lasserre se divise en deux sections : « La puissance des données légitimantes » (titre I) et « La puissance des normes officielles non obligatoires » (titre II).

L’ouvrage débute par le constat des « turbulences » que connaît le droit depuis la fin du xixe siècle. Selon l’auteure, l’avènement d’une multitude de normes qui n’appartiennent en rien aux catégories traditionnelles du droit amène une « idée générale de crise » (p. 1) dans la communauté des juristes[3]. D’après elle, les conséquences qui en découlent méritent l’attention des juristes et démontrent l’utilité d’envisager un nouvel ordre juridique plus flexible et adapté à cette réalité (p. 5 et 6). Pour penser un tel renouvellement de la réflexion envers le système juridique dans son ensemble, la professeure Lasserre avance qu’il faut d’abord passer minutieusement en revue les « nouvelles sources du droit » (p. 6). Elle les présente comme des forces qui s’opèrent en amont du processus de création du droit : les données légitimantes et les normes officielles non obligatoires (p. 21). L’auteure souhaite donc éclairer le rôle subtil – mais non moins déterminant – que celles-ci jouent dans la production des normes.

La puissance des données légitimantes

Dans le premier titre, la professeure Lasserre aborde la puissance des données légitimantes, qui s’imposent, à son avis, par leur « autorité intrinsèque » (p. 21). Deux catégories différentes, mais complémentaires, composent les données légitimantes : l’expertise et l’information (p. 24). Chacune d’elles joue un rôle juridique déterminant et interpelle, par le fait même, un besoin d’être soumis à un processus démocratique.

L’expertise est d’abord définie ainsi : « évaluation ou […] appréciation fondée sur des connaissances techniques » (p. 25). Qu’elle soit utilisée à des fins législatives, judiciaires ou administratives, l’expertise est une source externe, compétente, neutre et objective par rapport à l’organe décideur. En ce sens, elle constitue une source d’autorité élevée et permet de « légitimer une décision en connaissance de cause » (p. 26). Par sa force légitimante, elle est souvent perçue comme une source de vérité dans la détermination de la responsabilité des acteurs du droit (p. 35) et dans la refonte des liens sociaux qu’elle entraîne (p. 61). Par exemple, nous pouvons dire que l’expertise génétique a joué un rôle de premier plan dans l’établissement de ce qui détermine les liens de filiation au sein d’une famille. De plus, servant tantôt de mode ultime de décision (p. 71), tantôt de mode de gestion du risque (p. 102), la force légitimante de l’expertise lui permet de se qualifier de source en tant que sécurité juridique (p. 69). Dans chacune de ces sphères, l’auteure montre que l’expertise semble être devenue une véritable source du droit, soulevant d’importantes questions de transparence et d’accessibilité. Dans une société démocratique où l’expertise agit telle une source du droit, « le développement de modes d’expertise pluralistes et contradictoires, ouverts aux citoyens et laissant véritablement place aux opinions minoritaires et dissidentes » (p. 114) s’avère impératif (p. 114 et 115)[4].

Quant à l’information, seconde catégorie de données légitimantes, elle regroupe les données qui sont caractérisées comme fiables et objectives et qui ont la capacité de rendre compte le plus fidèlement possible de la réalité (p. 24). Par sa force légitimante, l’information devient d’abord source de droit expansionniste (p. 122) en permettant la légitimation (p. 127) et la sociologisation (p. 150) de l’action publique. Sans entrer dans les détails de ces notions, nous tenons à souligner que l’information permet au droit de s’étendre, d’investir dans des champs nouveaux et de se développer là où il n’existait auparavant aucun droit. L’information est également source de droit sectoriel (p. 163) en agissant comme mode de reconnaissance de la société plurielle (p. 164) et à titre de mode d’autonomisation des sources sectorielles (p. 177). En bref, l’information figure au rang des fondements du droit, interpellant une fois de plus l’imposant besoin d’encadrement par le droit, en vue de « soumettre les producteurs d’informations à des contrôles démocratiques de fiabilité et de qualité » (p. 127).

La puissance des normes officielles non obligatoires

Après avoir fait état de l’origine kelsénienne de la norme prescriptive et obligatoire, l’auteure affirme que l’évolution des normes contemporaines pousse maintenant le monde juridique à constater les divers degrés possibles de normativité des règles juridiques (p. 200). Deux concepts sont abordés pour rendre compte de la puissance des normes officielles non obligatoires : la normalisation et les recommandations. Selon la professeure Lasserre, il y a lieu de reconnaître leur valeur juridique et de les encadrer puisqu’elles régissent manifestement les rapports juridiques (p. 203).

La normalisation est l’ensemble de références généralement reconnues par une communauté d’individus qui permettent de définir les exigences techniques, les conditions de réalisation ou les procédés d’élaboration concernant, par exemple, des produits industriels (p. 203, 205 et 206). Ces références constituent en premier lieu une source de droit économique, c’est-à-dire que non seulement elles facilitent la sécurisation et la valorisation des biens et des services, mais aussi qu’elles servent de mode d’homogénéisation du marché (p. 225, 226 et 240). En bref, la normalisation se révèle indispensable pour l’élaboration du droit économique, car elle augmente les niveaux de qualité, de sécurité, de fiabilité et d’efficacité des services au coût le moins élevé (p. 226). Or, son encadrement juridique s’avère essentiel pour empêcher les atteintes excessives à la concurrence ou les abus de position dominante qui risqueraient de favoriser uniquement les intérêts privés (p. 226 et 261). En second lieu, la normalisation est source de droits fondamentaux (p. 261). Agissant à titre de mode de consécration des valeurs en matière sociale (p. 262) et environnementale (p. 270), la normalisation est source de politiques de « qualité », ce qui rend dès lors possible la protection d’intérêts supérieurs (p. 261). Quoiqu’elle soit souhaitable à cet égard, la normalisation comme source de droits fondamentaux requiert également, au dire de l’auteure, un contrôle juridique et démocratique par l’ouverture de débats ou encore, par exemple, par la vérification de la qualité et de la clarté des normes (p. 275).

De leur côté, les recommandations constituent en quelque sorte des directives servant à encourager un comportement considéré comme souhaitable ou opportun dans un contexte donné (p. 277). Les recommandations sont source d’opinion légitime (p. 281) puisqu’elles ont toutes en commun d’émaner d’acteurs « capables de leur conférer une certaine légitimité dans le débat public » et qu’elles sont toutes « dotées d’un certain caractère officiel » (p. 282). De ce fait, elles ont la force d’agir en qualité d’outils de contrôle dans des secteurs émergents et en tant que mode de réforme (p. 287). Les recommandations s’avèrent aussi source de commandement (p. 296) en agissant tel un mode de mise en oeuvre du droit et en guise de mécanisme de pression juridique (p. 298 et 307). Un exemple permettant d’illustrer leur force de commandement est celui des recommandations de meilleures pratiques en matière médicale. Plus précisément, celles-ci sont définies comme des « propositions développées méthodiquement pour aider le praticien et le patient à rechercher les soins les plus appropriés dans des circonstances cliniques données[5] ». Leur rôle est fondamental : elles normalisent les processus des soins dans le but d’obtenir les meilleurs résultats possible en matière de « contrôle de la qualité de la pratique médicale[6] ». Donc, malgré leur caractère non obligatoire, elles arrivent à jouer un rôle important de mise en oeuvre du droit. Bref, ces normes souples soulèvent évidemment des questionnements : détenant un potentiel juridique certain, elles n’ont pas, pour autant, « été soumises à des procédures fixes, à des règles de compétence et à des débats démocratiques suffisants » (p. 278). Cela pourrait engendrer, notamment avec l’exemple précis des recommandations de pratiques exemplaires en matière médicale, un problème de divergence entre les diverses recommandations ou un obstacle de lisibilité des normes (p. 302). Les recommandations s’imposant parfois avec autant de force que les règles législatives en pratique, l’auteure soutient qu’il est primordial de reconnaître leur qualité de source du droit afin d’assurer un encadrement juridique approprié (p. 278).

Ainsi, il ressort de l’analyse présentée par la professeure Lasserre que les données légitimantes, d’une part, et les normes officielles non obligatoires, d’autre part, influent manifestement sur le droit. L’encadrement juridique devient donc essentiel si l’objectif est de continuer d’assurer le respect de la justice dans toutes les sphères de la société démocratique contemporaine.

Conclusion

L’apparition des nouvelles sources du droit – et des nouveaux phénomènes normatifs qui en découlent – participent certainement des révolutions invisibles que connaissent la société et le droit. La puissance des données légitimantes et des normes officielles non obligatoires se développent ainsi dans l’ombre, c’est-à-dire dans un arrière-plan non formellement reconnu expressément par le droit. Quoiqu’elles bénéficient d’une utilité certaine et d’une puissance notoire, les normes souples n’échappent pas au besoin d’encadrement juridique. En effet, l’auteure rappelle en conclusion qu’il faut faire preuve de vigilance devant la force de ces nouvelles sources dans un contexte où, ne disposant d’aucun encadrement juridique concret, celles-ci influent grandement sur la production normative (p. 350). Ainsi, il semble que, à la suite d’une prise de conscience des mutations contemporaines du droit et d’un élargissement de la conception actuelle du système juridique, l’intégration de ces données légitimantes, officielles et non obligatoires devient possible et le besoin d’encadrement qu’elles sous-tendent paraît alors une évidence. C’est dans cet esprit que l’auteure pose finalement, sans y répondre toutefois, la question de savoir si le nouvel ordre juridique de l’époque contemporaine ne serait pas simplement le droit de la gouvernance (p. 358).