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Il en est des prix comme des louanges, certains sont davantage mérités que d’autres. Dans le cas du professeur Vincent Caron, le prix Thémis de la meilleure thèse 2015, qui a mené à la publication de ce bel ouvrage intitulé Jalons pour une théorie pragmatique de l’interprétation du contrat : du temple de la volonté à la pyramide de sens, ne peut aucunement faire sourciller le juriste qui s’intéresse au droit des contrats. C’est un texte important et d’une rare valeur théorique en droit québécois des contrats. Sans aucun doute, l’ouvrage fera date.

Les thèses de doctorat en droit québécois des contrats sont très rares. La rareté n’est évidemment pas gage d’originalité, mais le professeur Caron ne s’est pas contenté d’orienter ses recherches vers ce domaine en lui-même spécifique. Il a mis l’accent sur un champ d’études spécialisé et à ce jour quasi absent de la littérature juridique universitaire québécoise, soit la question pointue de l’interprétation du contrat à l’aide de la linguistique. Pour traiter de manière approfondie de la délicate question de l’interprétation, le professeur Caron a fait appel à des connaissances interdisciplinaires en linguistique et, dans une moindre mesure, en philosophie. Le tout se déroule dans une optique de véritable révolution copernicienne : l’interprète est remis au coeur du système contractuel quant à son interprétation, au détriment de la mythique intention des contractants. À ce titre, l’approche est sans conteste ambitieuse. Afin de guider le lecteur dans le cheminement théorique[1] devant le mener du temple de la volonté – en fort mauvais état au demeurant ne manque pas de rappeler l’auteur – à la pyramide de sens bien assise sur ses trois piliers que sont la volonté, la logique et la légitimité, un plan en trois parties guide le lecteur. Structurée de la sorte, l’argumentation se développe avec rigueur. Le traitement de la jurisprudence et son analyse pragmatique ne sont rien de moins qu’impressionnants. Sur le plan formel, le style s’avère clair, précis et efficace. L’utilisation de tableaux et de diagrammes n’étant pas fréquente en droit civil, le professeur Caron a fait preuve d’innovation et d’un souci pédagogique certain en proposant des illustrations synthèses aussi originales qu’efficaces.

Par conséquent, le résultat est riche de stimulations intellectuelles. L’objectif initial de l’ouvrage, soit de répondre aux exigences d’une thèse de doctorat en contribuant à l’enrichissement des connaissances sur le droit, est largement atteint. Une telle étude méritait pleinement de rejoindre un plus vaste lectorat par l’entremise d’une publication, et nous soulignons le magnifique travail fait par les Éditions Thémis en l’espèce. C’est ni plus ni moins le droit civil dans son ensemble qui en bénéficie.

La qualité du texte et la haute valeur scientifique de l’ensemble, sans que cela soit paradoxal dans le contexte d’une recension, nous incitent maintenant à formuler quelques commentaires critiques qui ont pour objet de mettre en lumière la grande teneur théorique de l’ouvrage.

Précisons d’abord que la démonstration, dans l’ensemble, convainc. Cependant, le chemin qui mène (la méthodologie donc, au sens étymologique) à cette démonstration peut soulever certaines interrogations. En ce qui a trait à la cohérence de la structure de la thèse et de l’articulation des parties, quelques remarques s’imposent. Dès l’abord, la curiosité du lecteur est stimulée par la référence à la notion d’interprétation pragmatique. La première partie (au titre I) fait une présentation brève, mais claire, de la complexité théorique propre au domaine. Les schémas tentaculaires des pages 14 et 29 constituent par ailleurs un exploit. Le titre II de la première partie constitue toutefois un trop bref résumé d’une douzaine de pages de ce qui représente rien de moins que le socle théorique et argumentatif de la thèse, soit la théorie pragmatique. Une vingtaine de pages supplémentaires viennent, il est vrai, en renfort théorique au début de la troisième partie (p. 197-218), mais cela demeure très peu en raison du sujet lui-même. S’il découle de cette approche méthodologique un certain avantage d’ordre pédagogique (introduire le sujet, simplifier la présentation), cela nuit quelque peu aux impératifs de nature scientifique qui commandaient davantage que des références à des ouvrages d’initiation à l’étude de la linguistique. Il s’agissait à la base d’une thèse de droit, certes, mais cela ne peut justifier de survoler ainsi en partie l’aspect interdisciplinaire propre au sujet. De même, alors que le lecteur s’attend à la démonstration de la pertinence épistémologique de l’utilisation de la pragmatique en droit, il ne trouve qu’une introduction à l’approche (fort bien rédigée au demeurant). Cette démonstration attendue de la richesse théorique de la pragmatique ne sera faite que par défaut, à l’aide d’une longue deuxième partie d’une centaine de pages, en vue d’établir ce qui apparaît aujourd’hui comme une évidence : les faiblesses théoriques du volontarisme classique. Si le professeur Caron annonce en fin d’introduction que c’est par l’intermédiaire des concepts de la théorie pragmatique qu’il démontre les insuffisances de la théorie classique, cela ne ressort pas toujours clairement et se distingue peu de l’ensemble des critiques formulées par les civilistes sur le sujet depuis un siècle. Ainsi, on pourrait presque affirmer que la théorie pragmatique n’est pas tant utile à la démonstration maintes fois établie des lacunes de l’interprétation classique, mais bien plutôt à l’enrichissement qu’elle permet en raison de l’élargissement du cadre interprétatif du contrat qu’elle contribue à opérer, ce que la troisième partie de l’ouvrage démontre par ailleurs de brillante façon.

Une autre remarque peut être formulée, relative à la structure de l’argumentation et de l’articulation du plan, et elle va au-delà de l’aspect anecdotique apparent. N’est-il pas anachronique de présenter une progression du temple vers la pyramide, dans la mesure où le premier temple (le Temple de Salomon) serait apparu vers le premier millénaire av. J.-C., alors que les premières pyramides remontent à plus de 4 000 ans avant notre ère ? Ce n’est pas ici un simple détail, car l’ensemble du texte s’appuie sur la démonstration (souvent métaphorique) d’une forme d’évolution nécessaire de ce que l’auteur présente comme le passage du temple de la volonté à la pyramide de sens. Dès que le professeur Caron traite du plan, cela se révèle à tout le moins discutable, pour autant que la volonté demeure l’une des bases de la modernité juridique. En ce sens, l’auteur écrit : « Bien que la théorie classique laisse croire que les colonnes du temple de la volonté soient de marbre (pureté, prestige et solidité), l’analyse attentive de celles-ci démontre de sérieuses fissures » (p. 139) ; ou encore : « Si la contemplation des colonnes du temple n’offre pas de solutions éclairantes » (p. 141). Un tel traitement peut agacer, puisqu’il caricature – voire ridiculise – un courant de pensée trop important pour donner l’impression d’une argumentation plus ironique que rigoureuse. Le professeur Caron n’avait évidemment pas le devoir de doubler son intérêt pour la linguistique d’une passion pour la philosophie du droit, mais le fait d’écarter cette dernière par le recours à la dissertation métaphorique prête le flanc à la critique en ce que cela semble influer sur la rigueur de l’ensemble. Plutôt que de se référer à cette allégorie, l’auteur aurait gagné, nous semble-t-il, à annoncer clairement, au sein même du plan, l’objet de la démonstration, qui est, si nous nous fions à l’introduction (p. 7), de partir des « incongruités » du volontarisme – partir, et non en faire le centre de l’argumentation – afin de pouvoir dévoiler les véritables enjeux contemporains de l’interprétation.

Outre cet élément de nature formelle, soulignons que la deuxième partie de l’ouvrage paraît trop développée en ce qu’elle apporte peu à la démonstration principale. Il est reconnu de longue date, comme le souligne évidemment le professeur Caron, que le rôle strict de la volonté dans la formation et l’interprétation des contrats doit être remis en question. Ce rappel aurait pu être fait sommairement dans l’introduction ou dans un bref chapitre préliminaire, ce qui aurait ainsi permis d’élaborer davantage sur les apports de la linguistique à l’interprétation des contrats. L’auteur propose une très bonne synthèse, nous le reconnaissons, mais elle ne soutient pas la thèse en elle-même, et des questions demeurent :

  • Quelle est la critique que l’auteur veut formuler sur la critique elle-même opérée par la majorité des juristes quant à la valeur scientifique de la théorie classique ?

  • Quel est le point de vue personnel du professeur Caron sur cet important débat ?

  • Pourquoi la volonté n’est-elle plus au centre du contrat, de sa formation, de son interprétation et de sa mise en application ?

  • Et, enfin, sinon surtout : par quoi, aujourd’hui, cet idéal volontariste est-il remplacé ?

Plutôt qu’une synthèse de ce que les juristes n’ont de cesse de répéter depuis le début du xxe siècle, il aurait sans doute été préférable d’en traiter uniquement à titre de prolégomènes pour s’attaquer de manière plus directe au coeur du sujet novateur de l’ouvrage : la définition et la mise en application de l’interprétation pragmatique en matière de contrat. Cependant peut-être n’est-ce que l’effet de l’éveil de notre intérêt en cours de lecture ! En ce sens, plusieurs sources en théorie du droit et en linguistique n’ont été citées qu’indirectement, ce qui contribue à une forme d’insatisfaction chez le lecteur. Le sujet en lui-même appelle une étude des textes premiers, bien qu’ils ne soient pas tous – voire pour cette raison – directement liés au champ juridique. Par exemple, outre quelques références éparses, Friedrich Müller n’est cité que dans une source de seconde main, alors que ses écrits représentent encore l’une des bases théoriques de la démonstration. Ainsi, une seule page de Müller sera citée (la même aux notes 891 et 892), présentant la théorie structurante du droit en moins de trois pages, ce qui est peu en fonction du sujet.

Autre exemple du même ordre, à la page 56 où le professeur Caron définit la linguistique de l’énonciation et se réfère aux importants travaux de Jacobson. Il le fait toutefois à l’aide d’un extrait du Dictionnaire Larousse de la linguistique. Les travaux de Jacobson sont étudiés dans tous les domaines du savoir ; pourquoi pas alors dans une thèse de droit qui porte sur l’interprétation du contrat ? D’autant plus que cette notion est l’un des fondements de l’approche pragmatique. De même pour l’ouvrage de Benoît Frydman qui, bien qu’il soit fort riche, ne peut servir de manière aussi évidente de base théorique sans que cela soit clairement indiqué en introduction. N’y avait-il aucun désaccord avec les propos de l’auteur ? Aucune précision à apporter ? Aucune interrogation ? Frydman est partout dans la thèse (une soixantaine de citations tirées d’un seul ouvrage), mais aucun recul intellectuel ne semble être pris. Là encore, dans le contexte d’une thèse de doctorat qui a pour objet de démontrer l’indépendance intellectuelle d’un chercheur, il fallait soit indiquer clairement l’adhésion, soit souligner les désaccords argumentatifs. Et expliquer pourquoi et en quoi une référence argumentative si marquée à un seul des ouvrages d’un auteur qui a publié bien d’autres travaux au demeurant – pourquoi cet ouvrage et pas d’autres articles ? – était justifiable dans ce cas.

Enfin, la note 1790 ouvre la porte à une conclusion à l’ensemble de notre commentaire critique. L’auteur cite Walter Lippmann : « Quand tout le monde est du même avis, c’est que personne ne réfléchit beaucoup. » Or, la quasi-totalité des juristes contemporains remet en question la théorie classique. Était-il possible alors, plutôt que d’affirmer comme tout le monde que le volontarisme est « dépassé », de démontrer, dans cette belle et importante rédaction, en quoi une interprétation pragmatique du contrat peut renforcer la pertinence théorique du volontarisme ? Car si ce n’est sur la volonté resituée dans son contexte sociétal (à l’aide de la linguistique, de la sociologie, de l’économie, etc.), de quelle manière l’auteur soutient-il pouvoir fonder la norme contractuelle ? Après avoir sévèrement remis en question le rôle de la volonté au sein du contrat, le professeur Caron ne cherche pourtant pas à l’écarter complètement de l’approche pragmatique. Si le rôle de la volonté demeure (ne peut que demeurer ?) important, pourquoi consacre-t-il tant d’efforts à la destruction du temple plutôt qu’à sa rénovation ? Autre possibilité enfin, inspirée par la phrase qui conclut la thèse[2] : ne pouvait-on pas, tout simplement, oublier la visite du temple décati pour se concentrer sur celle de cette impressionnante pyramide construite par l’auteur ?

Trêve de propositions touristiques, au final, la grande qualité de l’ensemble ne fait aucun doute et assure un voyage de qualité à l’esprit juridique en quête de réflexions. Pour aller à l’essentiel, disons que tant la rareté des ouvrages théoriques en droit des contrats que l’originalité de l’approche et la pertinence du choix du traitement jurisprudentiel assurent une portée certaine et méritée à cet ouvrage majeur. Et nous insistons : la parution de ce livre est une grande avancée pour le droit québécois des contrats qui se doit d’être saluée comme telle, et nous ne pouvons qu’encourager sa lecture.