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Les délais judiciaires sont structurellement[1] au coeur des préoccupations des justiciables comme de l’administration publique[2]. À l’heure actuelle, la maîtrise[3] ou l’accélération[4] du temps judiciaire sont unanimement considérées comme des conditions sine qua non de l’accès à la justice[5]. La lutte contre les délais judiciaires est ainsi placée au centre des priorités des ministères successifs de la Justice[6] comme des plus hautes juridictions. Depuis le début des années 90, le gouvernement québécois réforme à cette fin et en profondeur la procédure civile et encourage le recours aux modes alternatifs de règlement de conflits pour accélérer le temps judiciaire[7]. La Cour suprême du Canada, quant à elle, impose des plafonds dans les affaires criminelles et pénales[8] et appelle à un « virage culturel » en matière civile pour lutter contre des délais qui privent « les gens ordinaires de la possibilité de faire trancher le litige[9] ».

De nos jours, la pression imposée par la hiérarchie judiciaire ou les justiciables sur les acteurs du système judiciaire serait cependant telle que des auteurs soulignent une « obsession de la rapidité[10] » ou une « surenchère permanente à l’accélération[11] ». Certains s’inquiètent des dérives d’« une sorte de consumérisme juridictionnel » et invitent les justiciables à patienter[12]. Toutes les études récentes insistent ainsi sur la nécessité de ne pas confondre « vitesse et précipitation[13] » et de ne pas porter atteinte à la « qualité de la justice[14] ». Les juristes préfèrent alors parler de « célérité[15] » et de « délais de qualité[16] ».

Dans ces travaux, ce sont les causes mêmes des délais qui retiennent majoritairement l’attention. Le manque de moyens et d’investissements dans le service public de la justice, la procédure (accusatoire ou inquisitoire, collégiale ou non, etc.), le comportement des parties[17], la complexité des affaires et la performance des acteurs judiciaires sont généralement désignés comme des enjeux prioritaires pour maîtriser ou encadrer les délais, dans les affaires civiles en particulier[18].

L’aspect qui retient beaucoup moins l’attention des pouvoirs publics, comme de la doctrine, est que les délais judiciaires varient grandement selon les enjeux du litige ou encore selon le champ de compétence des tribunaux. Il est rare que des études analysent et comparent les délais selon qu’il s’agit de droit des affaires, de droit pénal, de droit de la famille, de droit social ou de droit de l’immigration, par exemple. Pourtant, la priorité accordée de facto à l’un ou à l’autre de ces domaines pourrait être contestée dans bien des cas, au regard notamment des enjeux sociaux, sanitaires et politiques qu’ils soulèvent. Dans le même sens, les rapports annuels de gestion des tribunaux présentent généralement les délais de manière absolue et globale, sans nécessairement les distinguer selon le domaine de contentieux traité. Au mieux, les tribunaux communiquent les délais selon les chambres qui composent le tribunal (civile, petites créances, jeunesse, etc.), mais sans les distinguer d’après le type de litige ou ses enjeux, comme si toutes les affaires civiles étaient identiques.

Or, au-delà de la complexité de chaque dossier pris individuellement, il est établi que les délais varient grandement au sein d’un tribunal ou d’une chambre en fonction des domaines de contentieux ou de la procédure[19]. Le temps judiciaire varie ainsi selon le champ de compétence des tribunaux, leurs règles internes, les priorités de l’administration judiciaire ou de celles des magistrats dans la gestion de leurs dossiers. En d’autres termes, l’organisation judiciaire et les règles de procédure internes aux tribunaux organisent le contentieux et participent donc au traitement plus ou moins efficient des litiges[20]. Elles fixent ainsi, implicitement ou explicitement, des priorités judiciaires dont nous pouvons penser qu’elles ont des répercussions différenciées sur les justiciables et la société, selon l’objet et les enjeux du litige. Cependant, ces priorités administratives, et notamment les critères retenus pour les établir, restent largement dans l’angle mort de l’analyse.

Dans un même ordre d’idées, les conséquences sociales et sanitaires des délais sont un autre enjeu relativement peu documenté[21]. Le plus souvent, les études publiées sur le sujet insistent sur les coûts financiers, les conséquences procédurales (perte de preuve, mémoire des évènements, etc.) et sur le risque de déni de justice qui en découle[22]. Les recherches juridiques, sociologiques, en médecine ou en psychologie sur les effets du temps judiciaire sur la santé par exemple, ou encore ses effets différenciés selon les catégories sociales visées (riches ou pauvres, patrons ou travailleurs, hommes ou femmes, État ou prestataires, nationaux ou étrangers, etc.), sont plus rares[23]. Bref, la majorité des études traite ainsi des délais à partir de justiciables abstraits, indépendamment des enjeux juridiques et sociaux[24] ou des conséquences sociales du temps judiciaire[25]. Implicitement, ces données postulent que les délais sont les mêmes pour toutes les parties au contentieux et qu’ils sont neutres du point de vue de leurs effets sociaux.

Or c’est précisément à partir de ces données abstraites, sans histoire ni enjeux humains ou sociaux, que se construisent et se développent les mécanismes de gestion et d’évaluation des administrations judiciaires, sur leur efficacité, leur performance, leur célérité ou leur qualité pour reprendre les termes employés. Plus exactement, avec l’introduction de la doctrine de la nouvelle gouvernance publique (new public management)[26], « qui promeut l’application à l’administration publique des méthodes de management en vigueur dans les entreprises privées », fondées « sur les seuls critères d’efficacité[27] », ces données chiffrées fixent les objectifs à atteindre pour les intervenants judiciaires[28]. Elles déterminent donc les priorités de l’administration judiciaire et l’organisation du contentieux. Et ces méthodes de travail, implantées dans un contexte où l’État refuse d’investir davantage dans les services publics, dont celui de la justice, exigent, par conséquent, de l’ensemble des travailleurs de ce service qu’ils trouvent les moyens d’accélérer le traitement des dossiers tout en réduisant les coûts. De telles méthodes participeraient ainsi, selon certains auteurs, au développement d’une « rationalité managériale[29] » ou d’un mode de « gouvernance par les nombres[30] », tout particulièrement, semble-t-il, au sein des administrations judiciaires aux prises avec des contentieux de masse[31].

Dans la lignée de ces derniers travaux, nous défendrons ici l’hypothèse que cette analyse statistique et ce discours sur les impératifs de performance, d’efficacité, de célérité, mais également de qualité de la justice, concourent à une « euphémisation des enjeux politiques », pour reprendre la formule de Cécile Vigour[32], et à l’occultation des enjeux sociaux du temps judiciaire. En d’autres termes, nous souhaitons montrer la manière dont ces méthodes de travail et d’évaluation dissimulent des choix administratifs et politiques qui privilégient une analyse comptable des délais sur les conséquences différenciées du temps judiciaire selon l’enjeu du litige et les catégories sociales visées. Les priorités des gestionnaires, qui ne sont pas nécessairement celles d’une justice de qualité, s’imposent alors par rapport à toutes autres considérations sociales, dont l’intérêt public. Cette approche arithmétique apparaît ainsi symptomatique des transformations décrites par Alain Supiot, où le « rêve de l’harmonie par le calcul » se substitue à la Loi et à l’intérêt général[33].

Nous entendons développer cette hypothèse en examinant « un acte de gestion, un geste en soi neutre[34] », à savoir la mise au rôle des demandes judiciaires. Plus précisément, en prenant pour terrain le contentieux locatif au Québec, l’un des plus volumineux au Québec, comme dans les sociétés occidentales en général, nous voulons d’abord montrer que cet acte de gestion, qui détermine très concrètement les délais d’audience des justiciables, c’est-à-dire le temps entre le dépôt d’une demande et la première audition par le tribunal, repose sur des choix ou des priorités judiciaires qui méritent d’être remises en question au regard de leurs conséquences tant sociales et sanitaires que procédurales (partie 1). Nous illustrerons ensuite concrètement ces enjeux en nous appuyant sur une analyse statistique et comparative des contentieux de l’expulsion pour arriérés de loyer, d’une part, et de l’insalubrité, d’autre part. À partir de cet exemple particulier et situé géographiquement, nous tenterons d’ouvrir la réflexion sur les limites d’une approche strictement comptable des délais judiciaires qui tend à nier les contradictions sociales traversant la société (partie 2).

1 Les délais judiciaires et la hiérarchisation des causes

Pour bien saisir les enjeux visés, nous présenterons d’abord le fonctionnement de la Régie du logement (1.1), puis nous nous pencherons sur les objectifs et les justifications officielles de la mise au rôle (1.2). Ensuite, nous exposerons le droit applicable en la matière, notamment l’étendue du pouvoir de gestion dont dispose l’administration judiciaire, au regard du principe d’indépendance judiciaire (1.3). Enfin, ce pouvoir sera situé à l’aune de la jurisprudence internationale et de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) en particulier (1.4).

1.1 La mise au rôle à la Régie du logement

Chaque année, la quarantaine de juges de la Régie du logement est saisie d’environ 70 000 demandes. C’est moins que les infractions pénales et criminelles (environ 275 000) traitées par la Cour du Québec, mais deux fois plus que le nombre de plaintes déposées à la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail ou que le nombre de dossiers ouverts en matière familiale à la Cour supérieure (environ 30 000)[35]. Il s’agit donc d’un contentieux de masse[36].

L’une des spécificités du contentieux locatif est d’être centré sur un petit nombre d’enjeux, au premier rang desquels l’expulsion du logement pour non-paiement. Créée à la fin des années 70[37] pour offrir aux justiciables des « recours simples, efficaces et rapides[38] », la Régie traite aujourd’hui, dans 88,8 p. 100 des cas, des demandes déposées par les propriétaires[39]. Plus précisément, en 2015, plus de 40 000 demandes d’expulsion pour des arriérés de loyers lui ont été soumises, que ce soit pour non-paiement de loyer depuis plus de trois semaines ou pour des retards fréquents[40]. Ces deux contentieux représentent à eux seuls, en moyenne, près de 60 p. 100 de l’ensemble des demandes déposées chaque année à la Régie. Autrement dit, il y a annuellement davantage de demandes d’expulsion pour non-paiement que de mariages et de divorces prononcés au Québec[41].

Compte tenu du volume du contentieux, des ressources à la disposition du tribunal, des enjeux financiers, sociaux et sanitaires soulevés par les délais, mais également des pressions exercées par le gouvernement pour améliorer la performance du tribunal, la question du temps judiciaire est au coeur des préoccupations de l’administration de la Régie. Pour illustrer ce dernier point, rappelons que, en réponse à un rapport d’enquête du Protecteur du citoyen sur la gestion du rôle à la Régie, le Gouvernement du Québec a entamé des poursuites judiciaires contre son président pour avoir donné des instructions afin d’« afficher des résultats intéressants lors de l’étude de crédit de 2010[42] ». Il était notamment reproché à l’ancien président de ne pas avoir maintenu la priorité d’audience dont bénéficient toutes les causes de non-paiement et d’expulsion[43].

En effet, contrairement à ce qui se fait devant d’autres tribunaux[44], les demandes déposées à la Régie ne sont pas entendues de manière chronologique ou, plus précisément, pas uniquement de cette manière[45]. Les 5 500 demandes soumises chaque mois sont d’abord classées par un maître des rôles dans des catégories distinctes selon la nature et l’urgence de la demande. Il existe ainsi cinq « silos[46] ». Deux portent respectivement sur le paiement du loyer et la fixation de loyers, qui constituent l’immense majorité du contentieux. Les trois autres silos concernent les causes dites « civiles » (distinguées entre « urgentes », « prioritaires » et « générales »). Et cette catégorisation détermine les délais d’audience[47].

Nombre de demandes et délais pour une première audience 2015-2016

Nombre de demandes et délais pour une première audience 2015-2016
Source : Régie du logement, Rapport annuel de gestion 2015-2016[48]

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Si le classement des causes de non-paiement et de fixation de loyer ne pose pas de problème, il est en revanche plus difficile de distinguer comment la Régie procède au classement des causes civiles et les hiérarchise selon l’urgence. La Régie précise simplement que les causes urgentes sont notamment celles qui portent sur la reprise du logement par les propriétaires ou encore celles qui impliquent « des risques pour la santé ou la sécurité des occupants[49] ». La question de savoir de quelle manière la Régie détermine ce qui est urgent ou non reste entière. Qu’est-ce qu’un risque pour la santé ? Quels sont les éléments déterminants pour conclure à un risque pour la sécurité, par exemple ?

Les demandes « prioritaires » sont celles qui sont « relatives à la résiliation du bail pour autres motifs que le non-paiement du loyer[50] » et les « générales », celles « dont le litige ne met pas en cause l’occupation du logement (par exemple l’octroi de dommages-intérêts ou la diminution de loyer)[51] ». Là encore, les critères retenus semblent laisser une large place à l’interprétation du maître des rôles, celui-ci ne disposant bien souvent que d’une requête sommairement rédigée pour apprécier ces éléments.

Cependant, au-delà de ces difficultés d’interprétation, le choix d’accorder une priorité judiciaire à toutes les demandes en matière de non-paiement, d’expulsion et de fixation, et cela, indépendamment des montants dus ou de l’historique de paiement, n’est pas motivé dans le rapport annuel.

1.2 Les objectifs et les justifications de la mise au rôle

Le président de la Régie a toutefois été amené à expliquer devant le Conseil de la justice administrative (CJA) les fondements de cette catégorisation et de cette hiérarchisation des causes :

Dans son témoignage, le président rappelle que la Loi sur la Régie n’établit pas d’ordre dans les différents types de causes relevant de la compétence du tribunal. Placer toutes celles-ci dans un seul silo serait irréaliste. Selon l’interprétation du Code civil, la Régie accorde une priorité au traitement rapide des causes de non-paiement de loyers puisqu’il s’agit, bien souvent, de réclamations de petits propriétaires qui dépendent de ces revenus, mais il était difficile de planifier pour les autres types de dossiers. Grâce au travail de l’équipe des services opérationnels portant sur la fiabilité de l’information, il devenait possible d’obtenir des indicateurs de gestion solides, donc de fixer des cibles et de suivre l’évolution des résultats hebdomadairement, mensuellement ou pour l’année[52].

Il n’existe cependant, à notre connaissance, aucune disposition dans le Code civil du Québec qui permette de conclure que les causes de non-paiement, d’expulsion ou de « réclamations de petits propriétaires » doivent être priorisées par rapport à celles, par exemple, de « petits locataires[53] ». De plus, l’administration de la Régie semble faire ici une assimilation contestable entre les notions de préjudice sérieux et d’urgence. Pourtant, les deux font référence à des choses bien différentes, distinction qui est notamment faite en matière d’injonction[54]. En effet, la notion de préjudice sérieux s’appuie sur un degré de dommages, alors que celle d’urgence repose sur une exigence temporelle.

Reste que l’affirmation du président, selon laquelle il serait « irréaliste » de placer toutes les demandes dans le même silo, n’a pas été contestée par le CJA. Après avoir entendu les plaidoiries, ce dernier reprend à son compte l’analyse défendue par le président de la Régie et conclut :

Ces catégories sont déterminantes pour la mise au rôle des causes pour trois grandes raisons : [1] elles facilitent la hiérarchisation des dossiers lorsque vient le choix de fixer une cause au rôle ; [2] elles permettent d’évaluer et de comparer les volumes des causes selon leur nature et, finalement, [3] elles supportent l’analyse de la performance de gestion de la Régie via des indicateurs de gestion et des cibles stratégiques[55].

En ce qui concerne les deux premières raisons, qui renvoient à l’organisation des audiences, la mise au rôle des causes est effectivement structurée à partir de cette catégorisation, à Montréal à tout le moins. C’est elle qui détermine les audiences et le travail des magistrats. À titre d’exemple, et selon les données recueillies dans une étude de terrain[56], les demandes d’expulsion pour non-paiement sont d’abord regroupées et fixées pour différents jours de la semaine. Le jour de l’audience, l’administration classe les demandes en deux catégories en distinguant les affaires où les locataires sont présents ou représentés, d’une part, de celles où ils sont absents de l’audience, d’autre part ; des magistrats sont ensuite chargés d’entendre les demandes contestées, tandis que des greffiers spéciaux se consacrent aux demandes non contestées. Ainsi, un greffier spécial peut accueillir de 100 à 120 demandes d’expulsion en trois heures et demie, quand les locataires ne sont pas présents. Chaque affaire est alors réglée en à peine deux minutes et l’expulsion est ordonnée dans la quasi-totalité des cas. Quand les défendeurs sont présents, un juge entend de 20 à 25 causes par rôle, et les dossiers sont traités en cinq à dix minutes. En somme, la catégorisation permet effectivement d’organiser le travail judiciaire et de comparer l’évolution du volume des demandes de non-paiement.

Enfin, comme le souligne le CJA, cette catégorisation favorise également l’analyse de la performance de la Régie. Les cibles stratégiques à atteindre, notamment en termes de délais, sont fixées chaque année par l’administration judiciaire, pour chacune des cinq catégories ainsi instituées[57].

Cependant, ces trois raisons occultent le fait que la catégorisation classe les recours selon le statut du demandeur (propriétaire ou locataire) et détermine les délais dans lesquels seront entendues les demandes. Ils masquent également le fait que la Régie aurait très bien pu envisager d’autres silos. Les mêmes explications pourraient justifier de créer, par exemple, un « silo : salubrité » ou un « silo : harcèlement » et d’accorder une priorité d’audience à toutes ces demandes. Bref, les arguments avancés répondent d’abord à des impératifs de gestion administrative et de reddition de comptes, et dissimulent ainsi les choix politiques à l’origine de cette catégorisation, comme les conséquences sociales et humaines de cette hiérarchisation.

1.3 La hiérarchisation des demandes et les limites de l’indépendance judiciaire

Il est cependant bien établi, en l’état actuel du droit, que le président d’un tribunal bénéficie d’un important pouvoir dans la gestion du rôle et donc dans la hiérarchisation des causes selon leur urgence, les priorités sociales ou les exigences de gestion administrative.

Selon la jurisprudence de la Cour suprême du Canada, la gestion du rôle relève du pouvoir discrétionnaire de l’administration judiciaire et du magistrat chargé d’instruire les causes[58]. C’est une garantie de l’indépendance judiciaire, des tribunaux judiciaires et administratifs, et du principe de séparation des pouvoirs[59]. La Cour supérieure rappelait ainsi récemment, justement dans l’affaire opposant le CJA au président de la Régie, les risques que fait courir toute ingérence extérieure dans la gestion des rôles :

Le principe de l’indépendance judiciaire veut que les tribunaux aient la capacité d’instruire et de juger les affaires dont ils sont saisis sans contrainte et à l’abri de toute intervention extérieure, réelle ou apparente […] En d’autres mots, le Tribunal ne peut reconnaître au Comité le pouvoir de contrôler ou de s’immiscer dans les décisions du Président relativement à la gestion des rôles, puisqu’il s’agirait là d’une atteinte directe au principe constitutionnel de l’indépendance judiciaire[60].

Le choix de prioriser certaines causes par rapport à d’autres relève ainsi du pouvoir discrétionnaire de l’administration judiciaire ou des magistrats, notamment parce que « la mise au rôle n’est encadrée par aucune règle ou norme juridique[61] ». Par ailleurs, la Cour du Québec est récemment venue préciser que, « la gestion du rôle étant un pouvoir qui appartient exclusivement aux membres du Tribunal, ceux-ci ne peuvent être tenus responsables des délais reprochés[62] ».

Cependant, l’indépendance en matière de gestion des causes n’est pas absolue. En premier lieu, la Cour suprême relève que le Parlement a toujours la possibilité d’adopter « des lignes directrices générales concernant [le] fonctionnement [des tribunaux] » et de destituer des magistrats pour manquement à leurs devoirs[63]. Il faut alors distinguer les actes qui relèvent de la fonction décisionnelle, qui est protégée par le principe d’indépendance judiciaire, de ceux qui peuvent relever du fonctionnement[64], de la gestion ou du comportement des magistrats. Comme le souligne la Cour suprême elle-même, la démarcation est parfois ténue[65], tant et si bien que toute ingérence du Parlement ou du pouvoir exécutif dans l’administration judiciaire soulève immédiatement d’importantes controverses[66].

Quoi qu’il en soit, c’est en vertu de ce pouvoir de formuler des lignes directrices de fonctionnement que le Parlement et le gouvernement peuvent exiger des administrations judiciaires[67] qu’elles adoptent une planification stratégique, qu’elles déposent un rapport annuel à l’Assemblée nationale et que leur président soit appelé à témoigner pour justifier les résultats obtenus, notamment concernant les délais. Et s’il appartient à la direction du tribunal de fixer elle-même ses cibles stratégiques[68], un tel contrôle exerce nécessairement une certaine influence sur la gestion du rôle et les priorités de l’administration judiciaire compte tenu, en particulier, du mode de financement des tribunaux[69], de nomination des magistrats[70] ou des présidents des tribunaux administratifs[71] et, dans certains cas à tout le moins, des primes de rendement attribuées aux magistrats[72].

En deuxième lieu, la Cour supérieure relève que le principe d’indépendance judiciaire « n’empêche pas toutefois la tenue d’une enquête externe sur la conduite d’un décideur dans l’exercice de ses droits constitutionnellement protégés[73] », ce qui a été confirmé récemment par la Cour d’appel du Québec[74]. En vertu de ce pouvoir de contrôle, un comité peut donc apprécier le comportement des magistrats, comme du président du tribunal[75], en cas d’infractions à une règle déontologique[76]. Sur ce point, la Cour supérieure a jugé en 2013 que le CJA, qui est compétent en la matière, n’a pas « le pouvoir de contrôler ou de s’immiscer dans les décisions du Président relativement à la gestion des rôles, puisqu’il s’agirait là d’une atteinte directe au principe constitutionnel de l’indépendance judiciaire[77] ». Selon cette cour, il faut distinguer le comportement de la décision per se[78], démarcation qui peut là encore être ténue. Tout compte fait, selon la Cour supérieure, l’organisme de contrôle déontologique peut, tout au plus, « enquêter sur la conduite d’un décideur en examinant la façon dont celui-ci a exercé ses prérogatives et déterminer si celui-ci a agi à titre d’exemple, de mauvaise foi, fait preuve d’abus répétés ou encore de partialité au point où il y a eu manquement aux règles déontologiques[79] ». Ainsi, le CJA sanctionne parfois des magistrats pour manquement à leur devoir déontologique de diligence ou de discernement quand ils ne respectent pas, par exemple, le délai de délibéré de trois mois[80]. Dans ce contexte, le CJA pourra notamment s’interroger sur les priorités établies par les magistrats dans le traitement des dossiers dont ils ont la charge[81], leur productivité statistique[82] et, de manière plus surprenante, leur réputation de travail[83]. Notons simplement ici que, de façon quelque peu paradoxale, les priorités et la performance des magistrats peuvent faire l’objet d’une appréciation et d’une sanction déontologique, alors que le CJA lui-même décline compétence — au nom de l’indépendance de la justice — quand il est question d’apprécier les priorités fixées par l’administration judiciaire, comme les performances du tribunal, en tant qu’institution.

En troisième et dernier lieu, au-delà du contrôle gouvernemental, parlementaire et, éventuellement, par un comité déontologique de la gestion du rôle, l’indépendance judiciaire ne signifie pas que les actes de gestion judiciaire ne peuvent jamais être sanctionnés juridiquement par un tribunal. C’est notamment le cas quand un justiciable se plaint d’avoir été victime d’un délai déraisonnable[84]. Dans de telles affaires, les magistrats doivent tenir compte « de la nature de l’affaire et de sa complexité, des faits et des questions en litige, de l’objet et de la nature des procédures, de la question de savoir si la personne visée par les procédures a contribué ou renoncé au délai, et d’autres circonstances de l’affaire[85] ». Au moment de cette évaluation, les actes de gestion de l’administration judiciaire ou le travail des magistrats dans le traitement des dossiers peuvent parfois être pris en considération[86]. Sur ce dernier point, il est cependant rarissime que les tribunaux au Québec se prononcent sur les choix de gestion effectués par les administrations judiciaires[87] comme sur le travail des magistrats ou des enquêteurs[88]. L’immense majorité des recours sont en effet rejetés pour d’autres motifs, comme le rôle des avocats[89], la perte de documents ou le processus d’enquête[90].

En résumé, pour garantir l’indépendance judiciaire, le droit en vigueur et la jurisprudence accordent aux administrations judiciaires un large pouvoir de gestion en matière d’ordonnancement et de hiérarchisation des demandes. Si ce pouvoir n’est pas absolu, et qu’il peut être apprécié juridiquement dans des cas exceptionnels, le droit en vigueur ne permet cependant pas d’en déterminer précisément les limites. Tout au plus, nous déduisons de la jurisprudence que la mise au rôle peut, voire doit, tenir compte de la « nature de l’affaire » puisque le préjudice subi ou les enjeux du litige peuvent parfois déterminer, en cas de contestation, le caractère manifestement déraisonnable des délais. La question qui se pose alors est de savoir comment les administrations judiciaires — ou les magistrats dans le traitement de leurs dossiers — peuvent concilier la hiérarchisation des causes avec le principe d’égalité des justiciables et la règle de base d’après laquelle les demandes sont appelées selon leur ordre d’arrivée[91].

1.4 L’égalité des parties et les priorités judiciaires

La mise au rôle n’est donc « encadrée par aucune règle ou norme juridique[92] ». Cependant, nous croyons important de rappeler, sur ce point, les dispositions de l’article 23 de la Charte des droits et libertés de la personne : « Toute personne a droit, en pleine égalité, à une audition publique et impartiale de sa cause par un tribunal indépendant et qui ne soit pas préjugé, qu’il s’agisse de la détermination de ses droits et obligations ou du bien-fondé de toute accusation portée contre elle[93]. »

Cet article, qui reprend les termes de l’article 10 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948[94] et ceux de l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques[95], est important en ce qui concerne la gestion du rôle. En effet, comme le mentionne Françoise Calvez au sujet de l’article 10 de la Déclaration universelle, si celui-ci ne mentionne pas expressément le terme de « délai »,

[la] référence à l’égalité entre tous les justiciables n’est cependant pas sans lien avec « le délai raisonnable » quand on sait combien les délais excessifs sont facteurs d’inégalité : entre celui qui peut attendre une décision de justice, tant financièrement que moralement, voire qui cherche à la retarder, et le justiciable pour qui tout report d’audience représente un coût financier ou humain insupportable, l’écoulement du temps peut devenir lui-même la source d’une nouvelle injustice[96].

C’est notamment cette idée qu’entérine le CJA quand il relève que « [l]a règle alléguée du “premier arrivé, premier servi” n’en est pas une d’application absolue. En fait, dans la gestion quotidienne, les maîtres des rôles utilisent plusieurs autres variables[97] », comme l’urgence des affaires, les enjeux du litige ou encore l’engorgement ou non des tribunaux visés. Dans le même sens, la jurisprudence internationale, notamment celle de la CEDH, est venue préciser que dans certaines circonstances à tout le moins, par exemple en cas d’engorgement des tribunaux[98], ceux-ci doivent revoir l’ordre de priorité à appliquer[99]. La Commission européenne pour l’efficacité de la justice rappelait en 2004 qu’accorder un traitement prioritaire à certaines affaires dans lesquelles le temps compte permet de renforcer l’efficacité des tribunaux, sans pour autant porter atteinte aux principes d’égalité et d’impartialité[100]. La CEDH a ainsi été amenée à apprécier les enjeux des litiges in concreto et à juger que des affaires en particulier devaient être priorisées[101].

En d’autres termes, les enjeux du litige, c’est-à-dire les conséquences potentielles des délais sur les individus visés ou la société, peuvent autoriser les tribunaux à hiérarchiser les demandes. Parmi les enjeux où la CEDH exige une célérité particulière de la part des États membres, Françoise Calvez relève notamment en matière civile ou administrative : les affaires dans lesquelles l’état de santé du requérant est en jeu[102] ; celles dans lesquelles l’âge avancé du requérant exige une procédure rapide[103] ; celles qui concernent la préservation du lien familial dans des décisions relatives à la garde d’un enfant ou à l’exercice de l’autorité parentale[104] ; ou encore les affaires rattachées à la capacité et à l’état physiques limités du requérant[105].

Au regard de cette jurisprudence, il est donc parfois justifié de remettre en cause la règle de base qui consiste à enregistrer les affaires et à les appeler selon leur ordre d’arrivée[106]. Cependant, les critères permettant une telle hiérarchisation des causes restent, pour le moment, limités et principalement liés à la santé, à l’âge, à la capacité physique ou au moyen de subsistance des parties.

2 Les conséquences d’une mise au rôle construite sur des statistiques

A priori, la catégorisation et la hiérarchisation des causes ne semblent pas soulever d’enjeu juridique au regard du droit applicable au Québec, qui accorde à l’administration judiciaire un large pouvoir discrétionnaire dans sa gestion du rôle. C’est donc un acte administratif, protégé par le principe d’indépendance judiciaire. Toutefois, au regard des critères fixés par la jurisprudence internationale pour prioriser certaines causes par rapport à d’autres (comme l’urgence, la santé, l’âge, la capacité physique ou le moyen de subsistance des parties), la priorité accordée aux demandes d’expulsion et de recouvrement de loyer par rapport à toute autre demande, même lorsque la santé des locataires est en cause, mérite d’être contestée. C’est ce que nous tenterons de faire dans la seconde partie en analysant un certain nombre de conséquences sociales, sanitaires et procédurales qui découlent de cette hiérarchisation.

À cette fin, nous proposons de commencer par une analyse statistique des délais, selon la catégorie sociale des demandeurs (propriétaire ou locataire) et pour deux enjeux particuliers : le recouvrement de loyer et l’expulsion de logement, d’une part, ainsi que l’insalubrité et la santé des locataires, d’autre part (2.1). Nous défendrons l’hypothèse selon laquelle la mise au rôle, cet « acte de gestion a priori neutre », tend à prioriser les intérêts d’une minorité de propriétaires (2.2) par rapport aux enjeux de santé publique (2.3) et à l’accès à la justice des milliers de victimes d’insalubrité (2.4).

2.1 Les délais en matière d’expulsion et d’insalubrité

Selon une étude réalisée en 2015 sur les délais judiciaires à la Régie, une demande d’expulsion de logement pour non-paiement du loyer y est entendue en 45 jours en moyenne, tandis que 790 jours sont nécessaires au tribunal pour reconnaître la présence de moisissure dans le logement d’un locataire[107]. À la suite de la publication de ce rapport, le tribunal précise que, « lors de l’évaluation d’une demande par un maître des rôles, si les motifs exposés dans la demande font état d’un risque pour la santé ou pour la sécurité des occupants, la demande est systématiquement placée » dans les causes civiles urgentes[108]. Faisant suite à la première étude, une seconde est menée sur la période allant du 1er juillet 2015 au 30 juin 2016, en ajoutant cette fois-ci le terme « santé » aux précédents critères[109]. D’après les résultats de recherche, il faut encore 774 jours en moyenne (742 jours, pour la médiane), soit plus de deux ans pour que le tribunal conclue à la présence de moisissure dans le logement et à un risque pour la santé pour les locataires. Le délai pour les causes de non-paiement, quant à lui, est toujours de 45 jours en moyenne.

Si ces données doivent être nuancées, compte tenu du fait que de nombreuses causes rendues pendant la période de référence de cette étude ont été déposées avant la réforme de la mise au rôle, ces délais restent, quoi qu’il en soit, sans commune mesure avec ceux du contentieux de l’expulsion. Il demeure ainsi dix-sept fois plus rapide d’expulser un locataire que d’obtenir réparation pour avoir vécu dans un logement contaminé par une présence fongique.

2.2 La priorisation des intérêts d’une minorité

Comme nous l’avons vu, l’ancien président de la Régie justifie, lors de son audition, la priorité accordée aux demandes d’expulsion pour non-paiement à partir d’une interprétation du Code civil, mais sans préciser la disposition en question, d’une part, et parce qu’il « s’agit, bien souvent, de réclamations de petits propriétaires qui dépendent de ces revenus[110] », d’autre part. Si le fondement légal d’un tel choix administratif reste encore à établir, ces explications ont le mérite d’être claires. Le titre de propriété justifie, en lui-même, une priorité d’audience et l’atteinte au principe d’égalité devant les tribunaux et à la règle de base du « premier arrivé, premier servi ». Aussi, en l’absence de disposition légale justifiant une telle priorité d’audience pour les propriétaires de logements locatifs, il semble utile de situer ce choix administratif dans le contexte social actuel, et ce, pour tenter d’en saisir les conséquences sur les catégories sociales visées.

Relevons tout d’abord qu’au Québec, province d’un peu plus de 8 millions d’habitants, il y a environ 1,3 million de logements loués[111]. Une recherche réalisée en 2002 estimait que ces logements appartenaient à 277 000 propriétaires. Sur ces derniers, nous n’avons pu trouver de données relativement à leurs conditions de vie ou à leur revenu. Nous ne sommes pas ainsi en mesure de confirmer qu’il s’agit bel et bien de « petits propriétaires qui dépendent » des revenus de location, comme l’affirme l’ancien président de la Régie pour justifier la priorité accordée aux causes de non-paiement[112]. Nous savons en revanche que les revenus dégagés par les loyers étaient estimés, en 2002, à 6 milliards de dollars[113], alors que les pertes dues à des loyers non payés étaient évaluées, à Montréal, à 0,9 p. 100 du revenu potentiel annuel de l’immeuble loué[114]. Pour leur part, Marc Daoud et Guillaume Hébert ont réalisé, en 2011, une vaste étude sur le marché locatif constatant que les rendements étaient globalement excellents pour les propriétaires québécois : les rendements en question avoisinaient 10 p. 100 par année selon un scénario pessimiste et atteignaient presque 18 p. 100 d’après une projection optimiste[115].

Il est également connu que les catégories sociales les plus pauvres de la société québécoise sont davantage locataires que propriétaires[116]. En effet, s’il est pour le moins difficile de considérer les locataires comme une classe sociale en soi[117], il n’y a aucun débat pour constater que l’accès à la propriété n’est pas un choix au Québec. Comme le soulignait récemment la Direction de la santé publique de Montréal (DSP), « le statut de propriété est fortement lié à la richesse des ménages[118] ». En d’autres termes, les riches sont davantage propriétaires que les pauvres et les propriétaires s’enrichissent plus que les locataires[119].

Aussi, et contrairement à la situation des locateurs de logement — dont on ne connaît pas grand-chose, si ce n’est qu’ils font partie de la catégorie générale des propriétaires —, les conditions de vie des locataires québécois sont relativement bien documentées[120]. La DSP relève ainsi que les « écarts entre les propriétaires et les locataires se creusent depuis le milieu des années 1980 ». Par ailleurs, 37 p. 100 des ménages locataires vivent sous le seuil de faible revenu[121], soit avec moins de 24 000 $ pour une personne seule, ou un montant inférieur à 30 000 $ pour deux personnes (avant impôt, en 2015)[122]. Or, le loyer moyen d’un studio dans un bâtiment construit après 1940, par exemple, est de 511 $ par mois et de 711 $ pour un logement de deux chambres[123]. Ainsi, en 2011, 40 p. 100 des ménages locataires consacraient plus de 30 p. 100 de leur revenu à l’habitation, alors que cette proportion était de 23 p. 100 pour les ménages propriétaires[124]. Dans ce contexte, un ménage locataire sur dix déclare avoir craint d’être expulsé de son logement au cours des dix dernières années[125].

Enfin, en ce qui concerne la salubrité des logements, le rapport de la DSP révèle que 28,2 p. 100 des locataires ont des problèmes de moisissures apparentes ou des traces d’infiltration d’eau (contre 10,9 p. 100 pour les propriétaires) et que 37,8 p. 100 ont de la vermine ou de l’humidité excessive (en regard de 17,7 p. 100 pour les propriétaires)[126]. Les risques pour la santé qui en découlent sont en proportion de ces problèmes de salubrité, alors qu’on estime qu’en Amérique du Nord, « les individus passent près de 90 % de leur temps à l’intérieur » et qu’« à lui seul, le temps passé dans le logement peut atteindre jusqu’à 15 à 16 heures par jour[127] ».

Pour résumer, la priorité d’audience concerne donc une minorité de propriétaires de logements locatifs, qui ont structurellement des revenus supérieurs à ceux des locataires et qui vivent dans des logements en bien meilleur état que ceux des locataires.

2.3 La santé financière des propriétaires au détriment de la santé publique

Les conséquences des délais judiciaires ont déjà été l’objet de nombreuses études, tout particulièrement en ce qui concerne leurs effets sur la preuve et la procédure. Cependant, les études de terrain ou sociologiques sur les conséquences sociales et sanitaires des délais (les ressources économiques, les familles, les maladies, etc.) se révèlent plus rares.

Depuis le milieu des années 2000, il existe toutefois de précieux travaux en épidémiologie, en médecine ou même en droit qui étudient les conséquences du recours au système judiciaire sur la santé des justiciables et qui dénoncent les effets délétères de la longueur de la procédure. Un certain nombre de ces travaux — généralement regroupés sous la thématique plus large de la « jurisprudence thérapeutique » (therapeutic jurisprudence)[128] ou des effets des mesures législatives et administratives (legal and administrative process effect)[129] — traitent des conséquences des délais de procédure sur la santé physique et mentale[130]. Ceux-ci sont le plus souvent centrés sur les conséquences des délais administratifs des régimes d’indemnisation, comme les accidents du travail[131]. Ces études traitent plus rarement du contentieux civil[132]. Nous nous contenterons ici de souligner que ces travaux tendent à défendre l’hypothèse, pour le moins problématique pour des juristes, que le système judiciaire peut participer à la détérioration de la santé des justiciables[133]. Et si certains de ces travaux restent contestés, notamment en raison de la démarche méthodologique retenue[134], ils soulèvent tout de même d’importants enjeux qu’il semble difficile d’ignorer pour toute personne qui s’intéresse à l’accès à la justice.

À notre connaissance cependant, ces travaux ne traitent pas des effets différenciés des délais selon la catégorie sociale à laquelle appartiennent les parties au litige. Ils contestent plutôt, et ce, majoritairement, les effets des délais sur une catégorie de justiciables (les victimes d’accidents du travail, par exemple)[135] ou encore sur les parties au litige (demanderesses ou défenderesses en matière civile, par exemple), mais sans tenir compte de la catégorie sociale (de classe, de sexe[136] ou de race, par exemple) à laquelle elles appartiennent. Par ailleurs, et toujours autant que nous sachions, ces travaux ne comparent pas les effets des délais selon les enjeux du litige. Par conséquent, si ces travaux nous permettent d’émettre l’hypothèse que les délais judiciaires devant la Régie nuisent à la santé des parties au contentieux locatif, indépendamment de leur statut (propriétaire ou locataire), elles ne nous autorisent pas à conclure que la mise au rôle à la Régie et les délais qui en découlent ont des effets différenciés sur la santé des locataires ou des propriétaires ou encore selon le type de litige (non-paiement, expulsion ou insalubrité, par exemple).

Toutefois, s’il n’existe pas actuellement de données concernant les effets des délais judiciaires sur la santé des propriétaires victimes de non-paiement de loyer, les conséquences du temps passé dans un logement insalubre sur la santé des locataires commencent à être relativement bien documentées. Ainsi, près de 30 p. 100 des ménages montréalais ont au moins un problème d’insalubrité dans leur logement (soit environ 240 000 ménages). Au moins 20 p. 100 d’entre eux ont, plus précisément, de la moisissure apparente ou des traces d’infiltration d’eau, ce qui constitue le problème de salubrité le plus répandu dans les logements montréalais[137]. La DSP précise également que « ces données sous-estiment vraisemblablement l’ampleur de la problématique de l’humidité, car elles ne prennent pas en compte l’humidité et les moisissures non apparentes. En utilisant des critères plus larges, on a établi à 38 % la proportion de ménages montréalais aux prises avec des problèmes liés à l’humidité excessive[138] ». C’est donc plus du tiers des ménages montréalais qui sont touchés par la problématique des moisissures, qu’ils soient propriétaires ou locataires. Les risques pour la santé qui en découlent sont en proportion de ces problèmes de salubrité.

Il est en effet bien établi que l’insalubrité en général, et la moisissure en particulier, peut avoir de graves conséquences sur la santé, tant physique que mentale, des adultes et des enfants[139]. De nombreuses études ont ainsi montré les liens entre les conditions de logement et la prolifération des problèmes de santé, en particulier d’asthme et de complications respiratoires et neurologiques[140]. L’Organisation mondiale de la santé, tout comme Santé Canada, a dénoncé à de nombreuses reprises les effets délétères de l’insalubrité sur la santé[141]. À Montréal plus précisément, le rapport de la DSP[142] relève que la moisissure dans les logements est notamment associée au développement ou à l’aggravation de maladies respiratoires (asthme, rhinite allergique ou infections respiratoires), mais également à des problèmes de santé mentale. À titre d’exemple, sur l’île de Montréal, « 5 000 enfants souffrent d’asthme en lien avec des problèmes d’humidité excessive ou de moisissures dans leur logement ». Dans le même sens, la DSP rapporte les résultats d’une enquête menée auprès de 1 376 mères interviewées quand leur bébé avait six semaines et qui « a démontré une association significative entre les conditions d’humidité ou de température du logement et la dépression maternelle[143] ».

Bref, le temps passé dans un logement infecté de moisissure, en raison des délais judiciaires, a nécessairement un important impact sur la santé des justiciables. Cependant, les coûts sociaux et économiques de ce phénomène restent, pour le moment, largement inconnus. Nous pouvons néanmoins émettre l’hypothèse que, si ces coûts sont mis en balance avec les avantages économiques et sanitaires potentiels liés au fait d’accorder des délais de 45 jours pour les demandes d’expulsion des propriétaires[144], la priorité donnée à ces dernières pourrait être contestée au regard de l’intérêt général. Et ce, d’autant plus qu’il est bien établi que toute expulsion a elle aussi d’importantes répercussions sur la santé des locataires[145], notamment sur les mères de famille et les enfants[146], comme sur les services sociaux[147].

2.4 L’accès à la justice des créanciers avant celui des victimes de l’insalubrité

À partir de l’analyse des résultats d’une recherche jurisprudentielle, nous voulons mettre en lumière maintenant les conséquences procédurales de la priorité accordée aux causes de non-paiement. Plus précisément, trois points retiennent notre attention afin d’illustrer les risques de déni de justice qu’engendre une telle hiérarchisation des causes.

En premier lieu, compte tenu des risques pour la santé et des délais judiciaires médians (742 jours), il n’est pas surprenant de constater que l’immense majorité des locataires qui dénoncent judiciairement la présence de moisissure dans leur logement n’y habitent plus au moment de l’audience et de la décision. Ainsi, selon les données, dans 85 p. 100 des jugements (16/19) où les locataires obtiennent finalement gain de cause, ils ont déjà quitté les lieux lorsque le tribunal se prononce[148]. Or, dans tous ces cas, le jugement ne porte plus sur l’insalubrité en tant que telle et les travaux requis, mais uniquement sur les conséquences, à savoir l’indemnisation de la victime.

La jurisprudence constante déclare que les magistrats ne peuvent imposer des travaux dans des logements que les locataires n’habitent plus. La demande des locataires de remettre le logement en état est alors considérée comme « sans objet ». Les jugements ordonnant la réalisation des travaux sont ainsi exceptionnels. Il s’ensuit que l’immense majorité des propriétaires condamnés par le tribunal pour avoir loué un logement insalubre peuvent le relouer sans que les travaux aient été ordonnés, tant et si bien qu’il est pour le moins difficile de considérer le recours au tribunal comme un mécanisme de lutte contre l’insalubrité.

En deuxième lieu, la priorité accordée aux causes de non-paiement a des répercussions sur la gestion du contentieux et des audiences. Il n’est pas rare en effet que, à la suite du dépôt d’une demande par le locataire, le propriétaire entame à son tour des poursuites. C’est plus précisément ce qui s’est passé dans près du tiers (10/32) des demandes soumises à la Régie par les locataires[149] dans l’échantillon. Or, comme une demande de résiliation pour non-paiement de loyer est entendue en un mois et demi (45 jours), tandis que les causes civiles, considérées par le maître des rôles comme non urgentes, sont entendues 21 mois après le dépôt de la demande, le locataire qui fait un recours en exécution en nature ou en diminution de loyer peut être expulsé pour non-paiement avant même que sa cause soit entendue.

Il est en fait impossible, en vertu de la procédure à la Régie, de soumettre une demande reconventionnelle (à l’audience) en matière de contentieux locatif. Chaque partie doit déposer sa propre demande, dans un dossier distinct, pour que celle-ci puisse être entendue devant le tribunal. En d’autres termes, un locataire poursuivi en non-paiement ne peut demander réparation à l’audience pour l’insalubrité du logement s’il n’a pas préalablement déposé une demande écrite au tribunal. Le jour de l’audience en non-paiement, il pourra tout au plus soulever l’exception d’inexécution, sans grande chance de succès toutefois[150].

Cependant même si le locataire a bien déposé un recours avant l’audience en matière de non-paiement, il n’est pas certain que sa demande soit entendue : tout dépend de la décision du magistrat de réunir ou non les demandes[151]. En effet, selon l’article 57 de la Loi sur la Régie du logement, le régisseur peut décider de réunir les demandes. La Cour du Québec a récemment rappelé que « la Régie a discrétion pour fixer les audiences dans des dossiers introduits à des dates différentes, même si elles mettent en cause les mêmes parties[152] ». Toutefois, le juge Jacques Lachapelle de la Cour du Québec a déjà annulé, en 2005, une décision en soulignant que ce pouvoir discrétionnaire devait être exercé « de manière à maintenir l’équilibre entre les droits de chacune des parties[153] ». Cet équilibre n’est pas toujours facile à garantir[154], notamment en raison des risques d’instrumentalisation des actes de procédure par les parties, qui peuvent déposer des recours afin de retarder ladite procédure, mais également de l’organisation du travail des magistrats. Étant donné que les audiences sont planifiées selon le type de demandes (non-paiement, causes civiles, etc.) et que le nombre de dossiers que les magistrats doivent régler pendant un rôle est fixé en fonction de cette catégorisation, la décision de joindre les demandes au moment de l’audience a nécessairement d’importantes répercussions sur la gestion du temps et le traitement des autres dossiers. Si le magistrat décide de joindre une cause civile déposée par les locataires à une demande de non-paiement, l’audience sera inévitablement plus longue, ce qui contraindra le magistrat à renvoyer un certain nombre d’audiences initialement prévues. Outre les inconvénients qu’une telle décision soulève pour les justiciables présents à l’audience, qui devront se déplacer de nouveau, cette décision aura probablement un impact sur le volume de dossiers que doit traiter chaque année le magistrat et donc sur sa « performance » et son évaluation[155]. Dans tous les cas, la question de la réunion des demandes apparaît d’autant plus centrale au regard des délais judiciaires que les locataires qui n’ont pas les moyens de déménager et de quitter un logement qu’ils considèrent comme insalubre sont de facto encouragés à retenir leur loyer pour obtenir une audience dans un délai raisonnable et à demander, à l’audience, la réunion des demandes.

En troisième et dernier lieu, nous pouvons faire l’hypothèse, faute de données, que cette hiérarchisation et les délais qui en découlent permettent d’expliquer, du moins partiellement, le peu de recours des locataires, voire le non-recours au tribunal[156]. Au regard des données consultables sur l’insalubrité des logements à Montréal, et tout particulièrement dans les cas de moisissure dans les logements locatifs, il ressort que les justiciables ne recourent qu’exceptionnellement au tribunal en matière d’insalubrité. Le terme « moisissure », par exemple, n’apparaît que 177 fois dans les jugements rendus par la Régie, au bureau de Montréal, entre le 1er juillet 2015 et le mois de juin 2016[157]. Ce résultat, comparé aux dizaines de milliers de locataires visés par le problème, tend minimalement à révéler que le recours au tribunal ne semble pas perçu par les justiciables comme un outil permettant de résoudre leur problème de salubrité. La question se règle autrement ou pas du tout.

Il n’est évidemment pas question ici de réduire le phénomène du non-recours à la seule question des délais judiciaires. Toutefois, et dans la lignée des travaux de Wim van Oorschot[158], soulignons que le non-recours n’incombe pas aux seules personnes visées en partant du principe qu’elles sont individuellement responsables de leur non-demande ou qu’il s’agit d’un manque de connaissance du droit et de sa pratique. Au contraire, si tous les locataires savaient qu’ils devront attendre deux ans pour éventuellement obtenir gain de cause, que l’exercice des droits peut avoir d’importantes répercussions sur leur santé mentale, que les recours sont chronophages et qu’ils nécessitent toujours des efforts financiers notables (et cela, même pour les bénéficiaires de l’aide juridique), nous estimons que de telles informations ne participeraient pas à l’exercice des droits. Ainsi, au-delà des comportements individuels et du capital social et culturel des justiciables, Win van Oorschot insiste sur des éléments plus structurels, comme le fonctionnement même de l’administration. Et si cet auteur ne se penche pas précisément sur les délais judiciaires, son modèle met en lumière l’impact des délais administratifs sur l’exercice ou non des droits[159]. Dans la continuité de ce travail, nous soumettons l’idée que le choix de l’administration de prioriser certaines causes par rapport à d’autres a nécessairement des répercussions sur l’exercice des droits des publics ciblés[160]. Et sur ce point précis, notons que l’administration de la Régie ne se contente pas d’accorder une priorité d’audience aux demandes d’expulsion des propriétaires, mais qu’elle facilite également les démarches de ces derniers. En premier lieu, elle exclut le recours à la procédure de médiation en matière de non-paiement, ce qui rend l’expulsion quasi automatique puisque le magistrat n’a pas le choix de résilier le bail dès que le non-paiement est constaté. En second lieu, la Régie autorise le dépôt des demandes d’expulsion par l’entremise d’Internet[161], alors qu’une telle possibilité n’est pas offerte aux victimes d’insalubrité. Comme le souligne Win van Oorschot en conclusion de son étude sur le non-recours, « [l]es décideurs politiques et les responsables administratifs ont aussi leur part de responsabilité. Le nier reviendrait finalement à “accuser la victime”[162]. »

Conclusion

Dans son rapport annuel de gestion 2013-2014, après avoir relevé que le délai moyen pour traiter des causes civiles avait augmenté, contrairement à celui des demandes d’expulsion, la Régie soulignait ceci : « Il faut cependant mentionner que pour tous les types de causes confondus, le délai moyen pour obtenir une première audience en 2013-2014 a été de 4,6 mois, ce qui fait de la Régie du logement un tribunal administratif performant[163] ». De fait, pris dans l’absolu, de tels délais se comparent très honorablement avec ceux d’autres tribunaux.

Cependant, une telle donnée chiffrée masque le fait que les délais varient grandement selon la catégorie sociale des justiciables et les enjeux sociaux et sanitaires des litiges. En d’autres termes, ces analyses strictement comptables des délais, désormais imposées par la quasi-totalité des administrations judiciaires, ne fournissent que très peu d’informations utiles pour qui s’intéresse aux conséquences sociales et sanitaires des délais judiciaires. Elles permettent tout au plus d’obtenir des critères de performance pour les administrations judiciaires, d’organiser une gestion « efficace » du tribunal et d’évaluer la productivité du travail des magistrats comme des fonctionnaires visés.

Les rapports de gestion des tribunaux compilent des données qui n’ont rien à voir les unes avec les autres, si ce n’est que ce sont des demandes judiciaires. Peu importe le nombre de personnes touchées ou l’ampleur du préjudice pour les individus visés ou la société, toutes les affaires se valent et peuvent être compilées, comptabilisées et utilisées en vue de fixer des cibles à atteindre pour réduire les délais judiciaires et évaluer la « performance » du tribunal. Cela conduit à la production de résultats, et potentiellement d’analyses, complètement absurdes : si une année la minorité de propriétaires de logements locatifs déposent davantage de demandes d’expulsion que l’année précédente et que, dans le même temps, les dizaines ou les centaines de milliers de locataires victimes d’insalubrité font encore moins de recours, les délais judiciaires de la Régie seront automatiquement réduits. En d’autres termes, plus les propriétaires déposent des demandes d’expulsion et plus l’administration de la Régie pourra « afficher des résultats intéressants[164] » à l’occasion de la prochaine étude de crédits : les délais globaux seront effectivement réduits. La question de l’accès à la justice des locataires victimes d’insalubrité restera cependant entière.

Ces données chiffrées contribuent ainsi à voiler des choix administratifs et donc des décisions politiques. En effet, l’analyse statistique et le discours sur les impératifs de performance, d’efficacité et de célérité qui vient la légitimer participent très efficacement à l’occultation des contradictions sociales en matière d’accès à la justice. Pour reprendre la formule de Cécile Vigour, « la recherche d’efficience s’effectue au détriment d’une réflexion sur le sens de l’activité de l’institution judiciaire[165] ». Concrètement, cette analyse et ce discours légitiment une mise au rôle qui contribue à privilégier des intérêts bien particuliers, d’une minorité, c’est-à-dire ceux des propriétaires de logements locatifs. Ainsi, les contradictions sociales qui traversent la société, de même que les inégalités sociales qui en découlent, sont niées dans cette analyse statistique construite à partir de justiciables abstraits, présumés égaux en droit et en fait, bref « des nomades sans chair et sans histoire[166] ».

Ces constats et ce mode de gouvernance judiciaire sont peut-être propres au contentieux locatif québécois. Cependant, les réformes procédurales actuelles en vue de désengorger les tribunaux et de réduire les délais (comme le développement de la médiation, des « circuits courts », etc.) mériteraient également d’être remises en question au regard de leurs effets différenciés selon la classe sociale, le sexe ou l’ethnie par exemple.

Quoi qu’il en soit, au regard des données recueillies ici, il est difficile de ne pas supposer que le tribunal est non seulement le « domaine privilégié de citoyens eux-mêmes privilégiés », pour reprendre l’expression de Pierre Noreau[167], mais également une institution qui participe à la production et à la reproduction de citoyens eux-mêmes privilégiés.