Corps de l’article

Le thème de la réconciliation évoque un imaginaire riche et diversifié : saint Paul l’utilise comme figure du salut, l’Église catholique la présente comme sacrement et plusieurs démarches de réconciliation ont été développées dans des pays longtemps divisés par des conflits. La réconciliation est un lieu théologique fructueux.

Dans le cadre de sa réflexion sur la mission en contexte contemporain, une récente congrégation générale de la Compagnie de Jésus, en 2008, a choisi d’utiliser la notion de réconciliation pour articuler sa vision de la mission. Au-delà des dimensions pragmatique, sacramentelle et salutaire de la réconciliation, une vocation de clé herméneutique s’ouvre ainsi à la notion théologique de réconciliation.

Nous tenterons, dans cet article, de cerner cet usage de la réconciliation comme figure d’intégration de la mission multiforme d’un ordre religieux et de montrer comment cet usage éclaire la notion même de réconciliation. Pour ce faire, nous explorerons d’abord la généalogie des décrets sur la mission des précédentes congrégations générales. Avant d’aborder dans le détail le texte même du décret qui nous concerne, les contours de la notion de réconciliation qui y est à l’oeuvre seront abordés. Par la suite, nous verrons les sources de la réconciliation et le contexte dans lequel elle s’inscrit. Finalement, à l’aulne de l’analyse du texte, une géographie de la réconciliation sera esquissée de même que la réarticulation des principaux éléments de la mission qu’elle a opérée.

1. Une généalogie marquée par la dichotomie

La 35e congrégation générale de la Compagnie de Jésus a eu lieu du 7 janvier au 6 mars 2008 à Rome. Contrairement aux autres ordres religieux[1], la Compagnie de Jésus ne se réunit en congrégation générale qu’à intervalle indéterminé, le plus souvent pour élire un nouveau préposé général (élu à vie), puis pour traiter de questions importantes[2]. La 35e congrégation générale avait pour premier motif l’élection d’un nouveau préposé général, en la personne du père Adolfo Nicolás. Deux-cent-dix-sept électeurs jésuites constituaient cette assemblée, représentant un peu plus de 18 000 jésuites répartis en 88 provinces et18 régions indépendantes ou dépendantes et présents en près de 120 pays. Six décrets furent produits par la congrégation générale et portaient sur la réponse au Discours du pape Benoît XVI (2008), sur le charisme de la Compagnie de Jésus, sur la mission, sur l’obéissance, sur la gouvernance et sur la collaboration (Compagnie de Jésus 2008)[3].

C’est le troisième décret, intitulé « Défis pour notre mission aujourd’hui », qui pose la réconciliation au coeur de sa réflexion. Ce décret débute par une relecture de la mission définie dans les précédentes congrégations générales (§§ 1-7), puis tente de cerner le contexte de la mission tel qu’il se présente aujourd’hui (§§ 8-11). La troisième partie du décret explore les fondements bibliques et ignatiens de la mission de la Compagnie de Jésus sous le titre « Un appel à établir des relations justes. Une mission de réconciliation » (§§ 12-17). La quatrième partie déploie la réponse apostolique de la Compagnie (§§ 18-36) en trois directions : la réconciliation avec Dieu (§§ 19-24), la réconciliation les uns avec les autres (§§ 25-30) et la réconciliation avec la création (§§ 31-36). Le décret se termine avec une série de préférences apostoliques sur le plan universel (5e partie : §§ 37-40)[4] et par la conclusion (§§ 41-43).

Avant de plonger dans cette saisie de la mission de la Compagnie de Jésus sous la figure de la réconciliation, il est important d’esquisser brièvement le parcours des dernières congrégations générales en ce qui a trait à l’énonciation de la mission. Le travail des congrégations générales est d’actualiser — tant dans la réflexion que dans les orientations apostoliques — la mission de la Compagnie de Jésus telle qu’elle s’exprime dans ses textes fondateurs[5], et ce, d’une manière qui fasse consensus[6].

Bien que la 31e congrégation générale, qui s’est tenue en 1965-1966, ait présidé à certaines adaptations dans la foulée du concile Vatican II[7], c’est la 32e congrégation générale (1974-1975) qui a marqué un tournant dans la définition de la mission de la Compagnie de Jésus[8]. Le décret 4 de cette congrégation, sur la mission, était coiffé du titre suivant : « Notre mission aujourd’hui : Service de la foi et promotion de la justice ». Ce titre annonçait déjà la manière dont ce décret serait reçu : foi et justice mises côte-à-côte — voire sur un pied d’égalité — dans la définition de la mission de la Compagnie de Jésus[9]. Le texte même du décret est cependant plus nuancé dans son exposition de la relation entre foi et justice ; il mentionne à quelques reprises la dimension de la réconciliation. Le coeur de ce décret se lit d’ailleurs comme suit : « En bref, la mission de la Compagnie de Jésus aujourd’hui est le service de la foi, dont la promotion de la justice constitue une exigence absolue en tant qu’elle appartient à la réconciliation des hommes demandée par leur réconciliation avec Dieu. » (CG 32, d. 4, § 2 ; je souligne)

La réconciliation avec Dieu (= la foi) exige donc la réconciliation des êtres humains (= la justice). La suite du document fait émerger à plusieurs reprises cette notion de réconciliation[10], mais elle n’y sera pas utilisée comme notion intégratrice ; la notion sera plutôt éclipsée, dans la réception du décret, par le couple foi/justice[11], qui sera d’ailleurs décrit, dans le décret 3 de la 35e congrégation générale comme le « principe unificateur » (§ 2) ou « principe intégrateur » (§ 3) de la mission. Cette insistance nouvelle sur l’exigence de justice s’inscrit parfaitement dans le contexte socioculturel et ecclésial des années 1970[12]. Le texte du décret 4 de la 32e congrégation générale, malgré ses références à la réconciliation, reste globalement marqué par une teinte de « lutte ». L’impulsion venait de haut, puisque le pape Paul VI, dès la 31e congrégation générale, avait confié aux jésuites la tâche de « faire front aux formes multiples de l’athéisme contemporain[13] » (je souligne).

La 33e congrégation générale (1983), brève et dramatique[14], a confirmé l’orientation de la congrégation précédente (CG 33, d. 1, § 38) tout en notant l’interprétation parfois « tronquée, partielle ou mal équilibrée » (CG 33, d. 1, § 32) du décret 4 de la 32e congrégation générale. Les délégués ont reconnu les « tensions » produites, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la Compagnie de Jésus, par l’accentuation unilatérale d’une dimension de la mission — habituellement la justice sociale — sur une autre — la foi — et ils en ont appelé à Paul VI qui considérait que « pas plus un spiritualisme désincarné qu’un activisme purement sécularisé ne servent vraiment une proclamation intégrale de l’Évangile dans le monde d’aujourd’hui[15] ». Foi et justice se devaient donc d’aller inséparablement de pair[16].

La 34e congrégation générale, convoquée en 1995, redéploya cependant le binôme foi/justice dans une mission quadripartite : proclamation de l’Évangile, promotion de la justice, dialogue avec la culture et dialogue avec les autres traditions religieuses[17] ; chacune de ces composantes a fait l’objet d’un décret propre[18]. La notion méthodologique de dialogue[19] était ainsi élevée au rang d’élément central de la mission, puisque la moitié des décrets sur la mission se présentaient sous son chef. En voulant désenclaver le couple foi/justice, la 34e congrégation générale a choisi la voie d’une expansion en parallèle, n’offrant pas de ce fait d’élément intégrateur clair. Telle est la généalogie du décret sur la mission de la 35e congrégation générale, qui devait inscrire celle-ci sous la figure de la réconciliation.

2. Quelle réconciliation ?

Considérant l’utilisation polysémique du concept de réconciliation, il est important de clarifier l’optique dans laquelle cette notion est abordée dans le cadre de la 35e congrégation générale. D’abord, l’angle privilégié n’est pas celui de la dimension sacramentelle de la réconciliation, ce qui mettrait l’accent sur le caractère individuel et peccamineux de ce qui est à réconcilier. Or, la réconciliation dont il s’agit ne touche pas qu’à des situations individuelles ; le plus souvent, elle concerne l’ensemble de la société, voire toute l’humanité. Par ailleurs, l’horizon de la réconciliation ne s’appuie pas sur une situation de péché — dans le sens d’un acte impliquant une imputabilité personnelle ou collective. De fait, jamais la congrégation générale n’utilise le terme « péché » ; cela ne signifie pas que le péché reste dissocié du contexte même de la réconciliation, mais l’usage de cette notion (de réconciliation) ne s’établit pas sur ce fondement.

Une autre utilisation spécialisée de la notion de réconciliation doit être tenue à distance, à savoir son utilisation comme modèle alternatif ou complémentaire de justice. La commission Vérité et réconciliation en Afrique du Sud — et ses successeurs en d’autres lieux touchés par des conflits civils — a généré une abondante réflexion sur le rapport entre justice et réconciliation ; la théologie a d’ailleurs contribué à cette réflexion. Un autre usage spécialisé connexe est celui de la « justice réparatrice » (restorative justice), développée particulièrement en Occident, qui cherche à proposer des compléments, voire des alternatives, au système judiciaire pénal. Ces deux courants s’inscrivent tout à fait dans la ligne de la réconciliation, mais la conception de la mission globale de la Compagnie comme une mission de réconciliation ne se base pas sur ces expériences circonstancielles ; le décret propose plutôt un horizon plus vaste qui ne soit pas d’abord enté dans une réflexion sur la justice au sens pénal[20].

David Hollenbach propose la définition suivante de la réconciliation dans son acception théologique :

La réconciliation, analysée d’un point de vue théologique, c’est le renouement des relations rompues entre Dieu et le peuple. Dieu lance ce processus et les humains répondent à l’initiative de Dieu à travers la foi ; le résultat, c’est la reconstitution de la communauté humaine comme nouvelle création[21]. Pour les chrétiens, l’espoir de la réconciliation est donc strictement lié à la foi dans l’action rédemptrice du Christ parmi nous.

Hollenbach 2009

Cette définition situe d’emblée l’oeuvre de réconciliation dans le cadre d’une relation entre Dieu et son peuple. La dimension collective de la réconciliation est doublement soulignée par la visée téléologique d’une nouvelle création. L’autre élément essentiel que cette définition met en valeur est la centralité de la relation — des relations — dans le processus de réconciliation ; le travail de « restauration » de celles-ci se situe au coeur de l’oeuvre de réconciliation.

En somme, il faut retenir que l’usage théologique de la notion de réconciliation place au centre de la réflexion la dimension relationnelle — ouverte à la transcendance — à restaurer dans le cadre d’une communauté[22]. Ainsi, les divers « ministères » de réconciliation évoqués ne sont ni le fondement ni le seul aboutissement d’une conception de la mission comme réconciliation.

3. Les sources et le contexte de la réconciliation

3.1 Les fondements de la réconciliation dans le décret 3 de la 35e congrégation générale

Quatre types de fondements — biblique, historique, spirituel et existentiel — se conjuguent dans ce décret pour asseoir une vision de la réconciliation (§§ 12-17).

La première source est biblique. Les §§ 13 et 14 dépeignent Jésus Christ dans la tradition des prophètes juifs, inaugurant son ministère à la synagogue de Nazareth avec les mots d’Isaïe, selon l’Évangile de Luc : Jésus « annonce la bonne nouvelle aux pauvres, la libération aux captifs, la guérison aux aveugles, et la liberté aux opprimés. » (CG 35, d. 3, § 13, en référence à Lc 4,16s) La congrégation en conclut qu’« [e]n proclamant le message divin d’amour et de compassion, Jésus franchit les frontières physiques et socio-religieuses » (§ 14). Ce n’est donc pas la dimension eschatologique du rôle du Christ comme réconciliateur qui est mise en avant mais sa dimension relationnelle, c’est-à-dire son attention à se déplacer, à franchir lui-même l’écart qui sépare des pauvres, des prisonniers, des aveugles, des opprimés et les marginalise — ou les exclut — de la société. Ce choix de fondement biblique isaïo-lucanien est assez original, puisque le terme même de réconciliation (katallagè) est presque essentiellement paulinien dans le Nouveau Testament[23]. Une référence est faite à saint Paul et à la dimension rédemptrice de l’oeuvre de réconciliation entre Dieu et le monde par le Christ[24], mais ce n’est pas sur ce fondement que s’établit la réflexion de la congrégation générale. En effet, alors que chez saint Paul la réconciliation est présentée à hauteur spéculative, la vision de l’oeuvre de réconciliation qui s’exprime en Lc 4,16-30 se situe davantage à hauteur humaine. On peut donc conclure à un choix délibéré de la part de la congrégation générale de mettre de l’avant une notion de réconciliation qui soit très incarnée en mettant en valeur la dimension relationnelle de celle-ci.

Le ministère de réconciliation de Jésus Christ est ainsi localisé de diverses manières par rapport à une frontière : « hors » (§ 14) des frontières (vers l’étranger, le publicain, le pécheur, la prostituée), voire même en-dehors de toute frontière (« Son ministère de réconciliation ne connaît pas de frontière » (§ 14)), s’adressant aussi aux puissants et ne créant pas de nouvelle frontière, comme ce serait le cas s’il se situait uniquement du côté des exclus[25]. En ce sens, « [l]e Royaume de Dieu qu’il prêche constamment devient la vision d’un monde où toutes les relations sont réconciliées en Dieu » (§ 14). De manière très irénique, l’accent est mis davantage du côté de l’établissement de relations (justes), dans la perspective téléologique d’une « nouvelle création » (§ 14), que sur une explication systématique ou métaphorique du rôle du Christ comme réconciliateur[26] — bien que la croix soit mentionnée.

Le deuxième fondement de réconciliation est historique. Sur le plan de l’histoire de la Compagnie de Jésus et de son fondateur, Ignace de Loyola, trois modalités de réconciliation sont mises de l’avant (§ 15). Une première consiste en l’envoi au-delà des frontières, comme c’est le cas de François Xavier aux Indes. Il s’agit alors de dépasser la frontière en la franchissant et en y créant par le fait même une brèche. Une deuxième modalité est constituée par la traversée personnelle de frontières à l’intérieur même de la société : « entre riches et pauvres, entre lettrés et ignorants » (§ 15)[27]. En ce sens, la congrégation générale donne l’exemple de Laynez et Salmerón, deux des premiers compagnons, qui furent envoyés comme théologiens au concile de Trente, mais devaient aussi servir les malades et les pauvres à l’hôpital, sur ordre d’Ignace. Par leur ministère, ils étaient ainsi appelés à créer un lien entre deux univers distincts : celui du savoir et de la puissance et celui de la pauvreté et de la maladie. Une troisième modalité, prévue par la Formule de l’Institut, était de l’ordre des relations interpersonnelles et consistait à réconcilier des personnes dans la discorde[28].

La référence aux Exercices spirituels, fondement spirituel de l’ordre, présentée au parvis (§ 18) de la 4e section intitulée « Notre réponse apostolique », pourrait détonner dans cet ensemble. On fait intervenir l’importante méditation des « Deux étendards[29] », celui du Christ et celui de Lucifer, entre lesquels il faut choisir. Or, entre ces deux camps, ce n’est pas la réconciliation qu’il faille espérer mais bien la victoire et l’anéantissement de l’ennemi. Cette référence aux Deux étendards se veut en fait un écho à « la lutte entre le bien et le mal » évoquée par le pape Benoît XVI dans son discours à la congrégation générale du 21 février 2008 (§ 16). La dichotomie que pourrait engendrer pareille perspective est cependant dépassée, au-delà de la reconnaissance des forces négatives à l’oeuvre en ce monde, par l’insistance de la congrégation générale, dans le même paragraphe, sur la présence active de Dieu « partout dans le monde, inspirant à des personnes de toutes cultures et religions de promouvoir la réconciliation et la paix » (§ 18).

Enfin, sans qu’il s’agisse tout à fait d’une source dans le sens des susmentionnées, la congrégation générale identifie un fondement existentiel indispensable pour oeuvrer à la réconciliation : il faut que le corps qui agisse vive lui-même dans l’unité (§ 17). Dans le cas de la Compagnie de Jésus, cette unité sera achevée par trois éléments : l’amour du Christ, les liens personnels et l’obéissance « qui envoie chacun de nous en mission partout dans le monde ». Cette exigence existentielle souligne le fait que la notion de réconciliation n’est pas alors appliquée qu’à l’objet de la mission ; le sujet même de la mission de réconciliation — le corps apostolique — doit être réconcilié pour être agent de réconciliation. C’est dire que la notion de réconciliation s’est inextricablement insérée dans le tissu même de l’autocompréhension du sujet de la mission.

Ces quatre fondements posent les bases des harmoniques appelées à se développer par la suite et établissent déjà un horizon pluridimensionnel pour l’usage théologique de la notion de réconciliation.

3.2 Le contexte de la réconciliation

Comme concept biblique et théologique, la ré-conciliation présuppose d’abord une blessure, un bris dans la relation, voire une situation d’inimitié ou de guerre, contrairement, par exemple, au concept biblique d’alliance ou de contrat qui ne présuppose pas nécessairement une telle brisure[30]. La réconciliation permet cependant de restaurer l’alliance, une notion qui lui est proche mais distincte. Bien qu’enraciné dans la conception biblique de la réconciliation, le décret glisse parfois vers celle d’alliance en parlant d’« établir des relations » (§ 12) — et non de les rétablir. Ce glissement est aussi visible lorsque la présentation de la réconciliation en lien avec la création fait intervenir la notion d’« alliance » avec cette dernière comme « réalité fondamentale pour l’établissement de justes relations avec Dieu et les uns avec les autres » (§ 36). La notion d’alliance jouit d’un caractère originel plus positif puisqu’elle n’est pas marquée par la brisure. Ce faisant, l’usage de la notion d’alliance permet d’adoucir le contexte somme toute rugueux dans lequel la réconciliation se construit.

C’est pourquoi la congrégation générale pose, au coeur de sa lecture de la situation actuelle, une forme de rupture qui doit être surmontée. Le contexte de la réconciliation a donc trait à une lecture du monde contemporain dont on fait ressortir les paradoxes et les tensions, les lieux de désunion (§§ 8-11). Cette réflexion s’appuie sur l’idée d’une culture commune postmoderne affectant toutes les cultures dans un contexte de globalisation (§§ 9-10).

Cinq grandes tensions dans les évolutions culturelles de notre monde sont identifiées dans ce décret et expliquées en détail (§ 11). Une première tension se présente dans l’ordre de la temporalité et de la responsabilité : « une culture qui privilégie l’autonomie et le présent » alors qu’il faut « construire un avenir solidaire ». La deuxième touche aux communications : « beaucoup font l’expérience de l’isolement et de l’exclusion », alors que de « meilleurs moyens de communication » sont à notre disposition. La troisième tension porte sur la situation économique : « certains ont tiré grand profit, tandis que d’autres ont été marginalisés ou exclus ». La quatrième réfère à la géopolitique : « les frontières s’ouvrent chaque jour davantage, mais on ressent le besoin d’affirmer et de défendre les identités locales ou particulières ». La cinquième tension se situe au niveau éthique et scientifique : « nos connaissances scientifiques ont atteint les profondeurs mystérieuses de la vie, alors que la simple dignité de la vie est menacée, sans parler de l’avenir de la planète ».

Ces cinq pôles de tension balisent l’espace d’une culture planétaire où bien des bris et des déséquilibres subsistent. Cette présentation par la congrégation générale ne se veut pas qu’un simple porche au-delà duquel la réconciliation apparaîtrait comme la solution ; c’est en prenant à bras-le-corps ces tensions que le travail de réconciliation doit s’accomplir. Et le texte même du décret donne l’exemple en redéployant ces lieux de tensions à divers moments.

4. La réconciliation, géographie et réarticulation de la mission

4.1 Une géographie de la réconciliation, aux « frontières » de la brisure

La déchirure du monde par les conflits et les divisions (§ 16) ainsi que sa fragmentation (§ 17) impliquent la présence de nombreuses « frontières ». C’est là une notion chère à la Compagnie de Jésus, reprise dans le sous-titre même de ce décret sur la mission : « Envoyés aux frontières ».

Le rapport à la frontière n’est cependant pas univoque. Une frontière peut diviser autant que délimiter et ordonner[31]. On peut en conséquence dégager une typologie différenciée des manières d’être agent de réconciliation. Le décret 3 en construit quatre grands types : l’éclaireur, l’entremetteur, le passeur et le bâtisseur.

L’importance, dans la tradition ignatienne, de l’envoi de jésuites vers des frontières géographiques, à l’instar de saint François Xavier (§ 15), a déjà été notée. Cette présence aux frontières est celle de l’éclaireur, qui peut entrer en contact avec autrui depuis son lieu propre — bien que excentré — et même repousser la frontière, voire la franchir. Le simple fait de se rendre à la périphérie contribue à ce que la frontière ne soit pas purement excentrée mais bien arrimée à la communion[32].

Certaines frontières résultent de divisions disciplinaires entre des domaines de l’activité humaine. Le travail de réconciliation aux frontières consiste alors non pas à faire tomber ces distinctions, mais à « élargir les espaces de dialogue et de réflexion », par exemple entre foi et raison, culture et vie morale, foi et société (§ 20), culture et religion (§ 22). Les barrières à dépasser sont alors davantage de l’ordre de la méfiance, du préjugé, du manque de connaissance. La figure de l’entremetteur entre ainsi en jeu, faisant se rencontrer, sans fusion, des lieux distincts qui pourraient s’ignorer mutuellement.

D’autres frontières, à traverser celles-là, constituent des barrières entre groupes sociaux, comme entre riches et pauvres, lettrés et ignorants, comme dans l’exemple de Salmeron et Laynez envoyés comme théologiens au Concile de Trente, mais invités par Ignace à prendre aussi soin des pauvres (§ 15) ! Ces barrières sont non seulement à franchir pour les membres de la Compagnie de Jésus, mais à faire franchir par d’autres. C’est là le rôle du passeur. C’est en ce sens qu’en parlant des ministères éducatifs et pastoraux, la congrégation indique l’importance de faire vivre aux jeunes une expérience de bénévolat auprès des plus pauvres (§ 23). Dans le cas de ces jeunes, cette traversée de la frontière est alors oeuvre d’unité et de paix à plus d’un plan, puisqu’elle leur permet de « vivre la solidarité avec les autres et trouver sens et direction à leur vie » (§ 23). L’exemple apporté par la congrégation générale nous permet de voir que le thème de la réconciliation n’est pas simplement « plaqué » sur une réalité déjà existante, mais qu’il inspire et nourrit cette mission même.

Finalement, une dernière métaphore concernant la frontière sera celle de « bâtir des ponts par-dessus les barrières » (§ 17). La construction d’un pont permet de dépasser de manière permanente, bien que potentiellement partielle, les divisions à l’oeuvre dans le monde. Cette image est utilisée quant à l’apport de l’apostolat intellectuel et de l’éducation pour « bâtir des ponts entre riches et pauvres, entre ceux qui détiennent le pouvoir politique et ceux qui ont du mal à faire connaître leurs intérêts » (§ 28). Une fois le pont établi, les échanges deviennent plus fluides et, on peut l’espérer, une réconciliation par des relations justes est alors possible. C’est là l’oeuvre du bâtisseur.

Les divers exemples d’agents de réconciliation égrainés par la congrégation générale de même que les instances différenciées de rapport à la frontière permettent donc de dégager une nomenclature quadripartite de l’agent de réconciliation. La « géographie » de la réconciliation alors esquissée fait sortir de la pure confrontation conflictuelle, qui pourrait sembler le lieu d’inscription premier de la réconciliation. L’ignorance et l’indifférence sont aussi des lieux desquels la réconciliation puisse extraire. Mais cette extraction n’entraînera pas toujours une annihilation de la frontière ; certaines doivent être conservées, sans pour autant demeurer aussi étanches.

4.2 La notion de réconciliation comme réarticulation des éléments fondamentaux de la mission

Dès le titre de la première partie du décret, « Confirmer notre mission », la congrégation annonce que son objectif n’est pas tant de proposer une autre définition de la mission de la Compagnie de Jésus que d’en proposer une relecture particulière. Et cette relecture passe par une réarticulation des principales composantes de la vision de la mission, telle qu’énoncée dans les dernières congrégations générales par les concepts de foi, de justice et de dialogue.

Sous l’égide de la réconciliation tripartite (avec Dieu, les uns avec les autres et avec la création), le service de la foi se subsume aisément sous la réconciliation avec Dieu. La promotion de la justice « du Royaume[33] » s’insère dans l’oeuvre de réconciliation les uns avec les autres alors que la notion de dialogue, prônée par la 34e congrégation générale, est intégrée dans l’ensemble comme une manière d’agir, mais sans ressortir de façon aussi démarquée comme visée propre. La notion même de dialogue (dia-logos) — avec l’idée qu’elle implique d’un échange entre deux (ou plusieurs) partenaires, échange qui passe à travers/par (dia) la parole — se rapproche de l’essence même de la réconciliation, comme mouvement de sursomption de la distance existant entre des êtres en relation. Le dialogue, tout comme la réconciliation, ne vise pas tant la victoire (convaincre) que la paix (l’entente). Quant à la troisième dimension de la réconciliation, réconciliation avec la création, elle introduit une touche nouvelle. On peut schématiser comme suit les correspondances notionnelles dégagées :

forme: 2031230n.jpg

Au coeur de cette réarticulation, la notion de réconciliation a l’heur de proposer une nouvelle idée maîtresse permettant d’ordonner les diverses dimensions de la mission — d’où l’idée de « la réconciliation comme mission » — dans une saisie unique que n’offre ni le couple foi/justice ni la notion additionnelle de dialogue[34]. Il est à noter que cette réarticulation se veut en continuité avec les « accents » précédents de la mission ; il ne s’agit donc pas d’abandonner des pans de la mission ni certaines de ses formes, par exemple autour de la justice sociale. En ce sens, on peut souligner que ce décret réaffirme l’importance de l’option préférentielle pour les pauvres (§ 27). Cette réaffirmation s’effectue en citant nul autre que Benoît XVI (2008, § 8).

En un paragraphe-charnière, la congrégation introduit ainsi l’idée de la mission de réconciliation :

Dans ce monde globalisé, marqué par des changements profonds, nous voulons maintenant approfondir notre compréhension de l’appel à servir la foi, à promouvoir la justice et à dialoguer avec les cultures et les autres religions, à la lumière de la vocation apostolique d’établir des relations justes avec Dieu, le prochain et la création.

§ 12

La réconciliation est alors présentée comme un appel (une « vocation ») « apostolique » à « établir des relations justes ». La « relation » est donc primordiale, comme l’annonçait déjà la perspective biblique adoptée. C’est dans le cadre de relations que se pense la réconciliation, et non d’abord au niveau de structures ou d’idéaux abstraits. C’est en ce sens que la « justice » se présente non comme un substantif théorique mais comme l’adjectif qualifiant les relations (« relations justes »). La justice est ainsi introduite au coeur de la réconciliation par le biais de la relation, s’établissant dans un rapport humble quant à cette dernière puisqu’elle la qualifie.

4.3 Une vision holistique — ou réconciliée — de la mission

L’ajout par la 35e congrégation générale de l’élément de réconciliation « avec la création » est intéressant à plus d’un titre. On ne peut séparer cet ajout du contexte généralisé de préoccupation pour l’environnement[35] — qui avait déjà émergé vigoureusement à la 34e congrégation générale[36]. On peut percevoir aisément par ailleurs que la tradition en ce domaine est moins longue que pour la dimension de la foi ou de la justice[37].

La référence à la création introduit une vision « holistique » de la mission. Chez saint Paul, la réconciliation, effectuée par le Christ, n’est pas d’abord individuelle (ou interpersonnelle) ; elle concerne l’ensemble de la création, suivant en cela la tradition vétérotestamentaire qui avait une conception davantage collective du salut[38]. La référence à la création inclut en soi, dans une perspective chrétienne, une référence au Créateur comme aux créatures — touchant ainsi les deux premières dimensions de la réconciliation. Mais ces dernières sont ressaisies dans une relation plus vaste qui dépasse des perspectives seulement verticale ou horizontale. La réconciliation avec la création crée une ouverture qui fait sortir du dualisme foi/justice et les remet en mouvement. Elle reprend, voire conjugue, la réconciliation avec Dieu et avec le prochain en les intégrant à frais nouveaux dans la réconciliation avec la création. La congrégation générale ne déploie pas elle-même sa propre intuition — faute d’espace et de temps peut-être ? — mais la réconciliation interne que cette troisième dimension introduit donne force et pertinence à l’utilisation théologique de la notion de réconciliation comme clé herméneutique de la mission.

Conclusion

Cette incursion dans l’usage de la notion de réconciliation pour l’énonciation de la mission d’une communauté religieuse permet de mettre en relief la fécondité du concept théologique de réconciliation. Je noterais quatre aspects marquants de cet usage.

Premièrement, une mission multiforme et auparavant abordée en secteurs parallèles, voire concurrents, est maintenant ressaisie de façon globale et unifiée. La forme et le fond de la réconciliation se placent alors en concordance l’une avec l’autre pour offrir une pacification de tensions possibles tout en s’inscrivant de plein pied dans un horizon qui affronte directement les lignes de conflits de notre monde.

Deuxièmement, sans même que cela soit explicité par la congrégation générale elle-même, la notion de réconciliation, en raison des divers processus de réconciliation développés dans les dernières décennies, enrichit la notion de justice de nouvelles considérations. Dans la foulée des années 1960 et 1970, la justice sociale se présentait comme une lutte[39]. L’équité sociale était alors considérée, de bon aloi, comme une exigence de justice. Les expériences nouvelles en justice réparatrice et en réconciliation extra-judiciaire ont humanisé la justice pour remettre en valeur le bien-vivre ensemble qui en est à la fois le socle et la visée. Ce faisant, par son orientation vers la paix plutôt que vers la victoire, la réconciliation positionne l’exigence légitime de justice sociale dans un horizon pacifique qui puisse l’éclairer sans entamer son exigence.

Troisièmement, le glissement du langage de la réconciliation vers celui de l’alliance, occasionnellement opéré par la congrégation générale, souligne la parenté entre ces deux notions mais permet aussi de relativiser l’élément de reconstruction de ce qui a été brisé, élément qui marque fondamentalement la réconciliation. L’alliance s’inscrit dans un contexte initial neutre du fait d’une initiative originelle, par exemple divine ; elle ne porte donc pas le poids du conflit ou la mémoire malheureuse de l’échec qui sont propres à la réconciliation. Cette union entre réconciliation et alliance ouvre un espace entre la mémoire — ou l’actualité — du conflit et la contemporanéité toujours nouvelle d’une invitation à être-ensemble, tout en conservant la perspective téléologique de la paix.

Quatrièmement, le traitement de la réconciliation par la congrégation générale laisse transparaître un rapport différencié à la frontière et par là aux diverses figures d’agents de réconciliation, voire aux types de réconciliation à instaurer. La frontière n’est pas le lieu univoque de la barrière à abattre ; elle peut aussi être lieu à dépasser — sans le détruire — et devenir en elle-même interface de rencontre. Ce faisant, elle est lieu polysémique et lieu de discernement quant à l’action réconciliatrice. Une frontière pourrait ainsi être en soi, paradoxalement, le lieu de la réconciliation.

Mon propos quant à un usage particulier de la notion de réconciliation laisse entrevoir, je l’espère, à quel point elle s’avère fructueuse pour une réflexion sur l’être-humain et le vivre-ensemble, et ce, bien au-delà d’un seul cadre théologique.