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Introduction

Dans une interprétation occidentale, la transmission d’entreprise peut couvrir différentes réalités : succession à un membre de la famille, reprise externe par une personne physique ou morale, ou encore rachat par un ou plusieurs salariés (Cadieux et Brouard, 2009 ; De Freyman et Richomme-Huet, 2010). Ces modalités ont en commun d’être observées dans différentes régions du monde et de reposer sur un processus liant deux individus – le prédécesseur/cédant et le successeur/repreneur – en vue d’assurer la continuité de l’entreprise (Cadieux et Deschamps, 2011). Étrangement, malgré l’importance croissante des recherches francophones dans le domaine (Deschamps et Paturel, 2002 ; Meier et Schier, 2008 ; Cadieux et Brouard, 2009 ; Cadieux et Deschamps, 2011 ; Mahé de Boislandelle et Estève, 2015), on recense encore peu d’études consacrées au phénomène en contexte africain, notamment dans les pays d’Afrique subsaharienne (ASS) où la problématique y a pourtant une résonance singulière.

En effet, ces « faits sociaux [qui] englobent des aspects à la fois économiques, sociaux, culturels, politiques en tant que système intégré » (Labazée, 1996, p. 97) connaissent aujourd’hui une actualité brûlante, en raison du grand nombre d’entités privées créées après les périodes d’indépendance des années 1960-1970. Il s’agit majoritairement d’entreprises dites de « première génération » (Etcheu et Paradas, 2009), encore dirigées par leurs fondateurs et appelées à être transmises dans les prochaines années (Van Caillie et Mbili Onana, 2012). Naturellement, ces entreprises s’inscrivent davantage dans une logique successorale de « père à fils » que de « père à pair » (Boussaguet et Bah, 2013). Car y est avant tout respectée la symbolique de l’entrepreneur africain, considéré comme « porteur de nouvelles représentations dans la mesure où le fruit de son travail représente un patrimoine auquel il est personnellement attaché, et qui doit lui survivre. Dès lors, la question successorale devient une préoccupation managériale et s’inscrit dans les objectifs à moyen et long terme des dirigeants des PME, en vue d’assurer la transmission patrimoniale » (Dzaka et Milandou, 1994, p. 116). Cette réalité socioéconomique permet de mesurer l’ampleur du phénomène qui nous intéresse et l’ultime défi que constituent la pérennité et la régénération des entreprises familiales en Afrique, qui plus est dans une période de son histoire où le continent multiplie les pistes de recherche en matière de développement.

Aussi, dans un contexte où les relations entre les hommes sont plus importantes, plus hautement valorisées que les relations entre les hommes et les choses (Hernandez, 2000), il convient à présent de mieux saisir la manière, dont s’organise la continuité des entreprises familiales entre les différentes générations, au regard des réalités africaines. En ce sens, il est nécessaire de s’interroger sur la transposition possible des processus préexistants en matière de conduite de succession, et ce, en nous focalisant exclusivement sur la pratique sénégalaise. Le Sénégal représentant sans doute l’un des pays les plus intéressants pour aborder la problématique successorale du fait de son histoire, de sa démographie[1], de sa diversité institutionnelle et culturelle (avec un mélange de traditions négro-africaines, musulmanes et occidentales), de sa place économique (quatrième économie de l’Afrique de l’Ouest)[2] et de sa position de carrefour dans la sous-région ouest-africaine.

Fort de ces précisions, l’objectif de cet article est de mieux comprendre le processus de transmission des entreprises familiales sénégalaises. Notre hypothèse centrale consiste à poser l’existence de spécificités culturelles dans le déroulement même de ses étapes constitutives. Dans cette perspective, la première partie de cette contribution clarifie tout d’abord le contexte de l’économie africaine en général, et du Sénégal en particulier, en insistant sur le poids des entreprises familiales et du secteur informel. Elle décrit, ensuite, une approche processuelle de la transmission, plutôt étudiée dans une interprétation occidentale. À cet égard, le processus de succession développé par Cadieux (2004) y est approfondi. Une deuxième partie expose le protocole méthodologique déployé, basé sur une étude qualitative conduite auprès de neuf entreprises familiales sénégalaises. Enfin, nous présentons et discutons dans une troisième partie les principaux résultats de la recherche, avant de conclure sur les apports, limites et prolongements possibles de ce travail.

1. Revue de la littérature

1.1. Le contexte de l’économie africaine et sénégalaise

1.1.1. Poids de l’entreprise familiale dans l’économie africaine et sénégalaise

Il n’existe pas vraiment de consensus sur la définition des entreprises familiales (Hoy, 2003 ; Arrègle et Mari, 2010), mais plutôt une coexistence d’approches « mono-critère » et « pluri-critères » (Allouche et Amann, 2000). Une interprétation classique des entreprises familiales permet néanmoins de les caractériser par une double concentration du management et de l’actionnariat au sein d’une même unité familiale (Christensen, 1953). Souvent de petite taille, elles occupent une place importante dans l’économie de la plupart des pays du monde (Kenyon-Rouvirez et Ward, 2004 ; Miller, Steier et Le Breton-Miller, 2004 ; Daumas, 2012), contribuant en moyenne à 65 % de leur PIB (Bessière et Gollac, 2014). Leur prégnance est particulièrement naturelle en Afrique où la réalité familiale (proximité parentale, solidarités ethnico-claniques, etc.) prend culturellement le pas sur les considérations purement économiques.

Fort de ce constat, différentes recherches se sont attachées à donner une définition cohérente de l’entreprise familiale et à en préciser les fonctions dans une perspective africaine. Boungou-Bazika (2005, p. 19) décrit par exemple une « unité chargée de produire et d’écouler sur le marché des biens et services […] appartenant à des personnes unies par des liens de consanguinité directs ou indirects usant de contrats non formalisés, dont l’objectif prioritaire est l’obtention d’un profit minimal permettant la sécurisation du capital investi et la survie des membres de la famille ». Dans une acception plus large, Lwango (2009, p. 63) admet le principe de liens de solidarité et de responsabilité mutuelle entre les membres, tout en considérant que ceux-ci peuvent détenir une majorité relative de la propriété, avec au moins deux membres activement engagés dans le management stratégique de l’entreprise. Cette proposition traduit une croyance collective, partagée et mise en oeuvre par un grand nombre d’entrepreneurs et de dirigeants d’entreprises africains : la famille (restreinte, étendue et ethnique) est un appui indispensable à la création ou à la gestion quotidienne d’une affaire (ressources financières, réseau relationnel, main-d’oeuvre, etc.).

Le Sénégal n’échappe pas à la prédominance de l’entreprise familiale dans son paysage économique. Celle-ci y désigne localement « une unité de production et de circulation de biens et services destinés au premier chef à assurer la survie de la famille » (Marfaing et Sow, 1999, p. 166), favorisant ainsi le maintien d’une grande hétérogénéité au sein de la population des entreprises familiales : des très petites entreprises informelles aux sociétés transnationales en passant évidemment par les PME qui contribuent à la dynamique du territoire. Van Caillie et Mbili Onana (2012) ont récemment précisé que le statut de PME au Sénégal révèle surtout une structure familiale forte à même de favoriser la pérennité de l’organisation. Ces entreprises ont en commun de définir des mécanismes de gouvernance au sein de l’entreprise (gouvernance d’entreprise) et de la famille (gouvernance familiale), tout en soumettant leur organisation à un ensemble de mécanismes institutionnels (système institutionnel) et d’arrangements spécifiques (système d’arrangements). Dans le contexte actuel de récession, les entreprises familiales constituent donc un véritable maillage social, créatrices de richesses et d’emplois, à même de réduire la pauvreté. Leur impact socioéconomique est d’ailleurs si important que le magazine RÉUSSIR (2011) a consacré un numéro spécial à l’entrepreneuriat familial sénégalais (décembre 2011). Pour autant, si certaines entreprises familiales ont gagné le leadership de leurs marchés et que des dynasties ont pu voir le jour, il faut garder à l’esprit que la grande majorité d’entre elles évolue dans le secteur informel.

1.1.2. Poids du secteur informel dans l’économie africaine et sénégalaise

Le secteur informel regroupe l’ensemble des activités économiques conduites en dehors des réglementations publiques, en particulier en ce qui concerne les registres administratif et fiscal (Hernandez, 1995). La majorité des entreprises africaines se trouve dans ce secteur informel, ce qui peut se traduire dans une approche générale par du capital financier limité, de la main-d’oeuvre peu qualifiée, des volumes de production faibles, des revenus restreints et irréguliers, des échappatoires fiscales et/ou encore des conditions de travail souvent précaires. Les statistiques officielles de l’UEMOA (Union économique et monétaire ouest- africain) évaluent ainsi les activités informelles à 60 % du PIB des pays de l’Afrique de l’Ouest, pour pas moins de 80 à 90 % de l’emploi total. Pour sa part, le Sénégal s’inscrit dans une tendance proche puisque l’informel représente 54 % du PIB du pays (Benjamin et Mbaye, 2012), soit plus de 60 % des emplois non agricoles (ministère des Petites et moyennes entreprises et de la Microfinance, 2003 ; Plan Sénégal émergent[3], 2014). Le poids de l’informel y est d’ailleurs si important que les spécialistes parlent d’une « économie informelle formalisée » (Baal, 2013).

Pour Benjamin et Mbaye (2012), il convient néanmoins de distinguer le « gros informel » du « petit informel ». Les entreprises du gros informel sont comparables à celles du secteur moderne, mais fonctionnent de façon informelle à bien des égards, notamment en ne satisfaisant pas le critère de sincérité des comptes. Quant aux entreprises du petit informel, elles ne respectent presque aucun des critères de formalité, ce qui a poussé Basse (2014) à mieux appréhender les réalités de l’entrepreneuriat informel au Sénégal. D’après son étude, les dirigeants du secteur informel manquent de formation adaptée et de compétences techniques et managériales. Ces acteurs rencontrent beaucoup d’obstacles dans l’application de méthodes de gestion rudimentaires et dans l’accès aux marchés régionaux et internationaux, car leurs produits sont inadaptés aux normes internationales (qualité, emballage, logistique et marketing). L’auteur confirme également que les entreprises informelles regroupent surtout les petits métiers et les activités féminines qui vivent au jour le jour (micro-industries de transformation, ateliers de menuiserie bois et métallique, ateliers de couture, garages automobiles, salons de coiffure, petits commerces, etc.), la plupart d’entre elles étant exploitées dans les quartiers d’habitation ou au domicile du propriétaire.

Le Sénégal fonctionne sur ce modèle : de nombreux entrepreneurs opèrent en marge de l’économie moderne et y mènent des activités parfois prospères (Basse, 2014). La rémunération des dirigeants du secteur informel est souvent assez satisfaisante, voire supérieure aux revenus qu’ils auraient perçus dans le secteur formel (Hernandez, 1995). Ils travaillent souvent seuls, sans main-d’oeuvre salariée, mais ils peuvent être assistés par des personnes à la recherche d’un emploi (sans aucun contrat), d’apprentis sous-payés ou encore d’aides familiales non rémunérées (Hernandez, 1995). Les entrepreneurs sénégalais subissent des pressions sociales fortes de la part de leur entourage familial et communautaire, sous forme de sollicitations d’argent et d’embauche. Même modestes, ils doivent subvenir aux besoins d’une famille élargie pouvant regrouper plus d’une dizaine de personnes (Galand, 1994). Ce devoir de solidarité familiale repose sur la tradition et une culture islamique qui insiste sur l’obligation de générosité. Au-delà des difficultés managériales qu’entraîne cette stratégie de préférence familiale et communautaire, les petites structures se retrouvent fréquemment en situation de suremploi avec des répercussions graves sur la santé économique et financière de l’entreprise. En effet, les entreprises informelles sont souvent autofinancées sur fonds propres (épargne personnelle de l’entrepreneur et de son entourage) ou passent par le système des tontines[4], la finance informelle ou le recours aux financements limités des institutions de microfinance (Hoppenot, 2009).

Pourtant, certaines entreprises informelles ont un vrai potentiel de croissance, sous réserve de parvenir à se structurer et à améliorer leurs règles de gestion, mais malheureusement, encore trop peu « d’unités spontanées » (Hernandez, 1995) composant le secteur informel sont capables d’évoluer vers le secteur formel. Au Sénégal, un des problèmes rencontrés par ces entreprises informelles concerne la vétusté et la défectuosité des équipements utilisés. Bien souvent, elles manquent de moyens financiers pour investir dans des équipements neufs, sophistiqués et de qualité. Elles achètent du matériel ancien, acquis de seconde main, dont elles prolongent la durée de vie (Mbaye et Golub, 2002). Ceci étant, il peut être particulièrement difficile de faire une délimitation précise entre l’informel et le formel du fait qu’il existe un continuum entre les deux secteurs (Kanté, 2002) : d’une part, certaines entreprises interviennent dans les deux secteurs ; d’autre part, certaines activités s’exercent à la fois de manière formelle et informelle, ce qui est par exemple le cas dans le transport et le commerce. En ce sens, bien des activités classées comme formelles recèlent des poches d’informalité, qui se développent en rapport avec la stratégie généralisée d’externalisation et de sous-traitance auxquelles recourent certaines entreprises familiales. Par ailleurs, de nombreux entrepreneurs démarrent leur carrière par l’informel avant de formaliser leur activité quand ils réussissent à gagner de gros marchés et à se développer. Cette formalisation est souvent une opportunité stratégique et marketing dans la vie des entreprises familiales sénégalaises, à l’image de celles qui profitent également du changement de mains (à préparer ou à déclencher) pour abandonner progressivement le maillage du secteur informel.

Ces éléments de littérature permettent d’appréhender globalement le contexte de notre terrain d’investigation : à savoir, le poids des entreprises familiales et du secteur informel, qui revêt une grande importance dans la réalité économique de l’ASS, en particulier du Sénégal. Il convient désormais de faire état de l’approche processuelle du phénomène étudié. À cet égard, précisons que la succession continue d’être l’un des sujets les plus traités par le champ des entreprises familiales (Allouche et Amann, 2000 ; Benavides-Velasco, Quintana-Garcia et Guzman-Parra, 2013).

1.2. La transmission des entreprises familiales : une approche processuelle

Les chercheurs décrivent la transmission comme un processus dynamique qui se déroule généralement sur plusieurs années pour aboutir à la continuité de l’entreprise familiale (Bayad et Barbot, 2002 ; St-Cyr et Richer, 2003 ; Cadieux, 2005). D’une manière générale, ce processus s’échelonne entre le moment où les protagonistes commencent à réfléchir à leur projet de transmission et celui où la direction et la propriété sont officiellement transférées[5] (Cadieux et Brouard, 2009).

Dans une perspective du transfert de direction, il est à noter qu’une réflexion stratégique de la part du prédécesseur est reconnue nécessaire, et ce, bien en amont de la mise en oeuvre du projet de transmission (Cadieux et Lorrain, 2004). Mais encore faut-il qu’il veuille entrevoir la possibilité de ne plus être aux commandes ou, du moins, qu’il en ressente le besoin. Ce constat paraît surprenant pour les entreprises familiales puisque les dirigeants de ce type d’entreprise, qui sont souvent à la fois dirigeant et propriétaire, considèrent que la continuité au sein de la famille est une chose très importante (Chua, Chrisman et Sharma, 1999). Pour autant, des travaux (Handler et Kram, 1988 ; Sharma, Christman et Chuoo, 1998) ont mis en évidence les résistances éprouvées lors de la transmission des entreprises familiales à la génération suivante. Raison pour laquelle rares sont les chefs d’entreprise qui s’y préparent et qui intègrent la transmission dans un plan de relève formel, très souvent en raison d’une incapacité à lâcher prise et d’une proximité affective trop forte. Or, fatalement, nombre d’entreprises, dont la transmission n’est pas « décidée », risquent de disparaître (Morris, Williams, Allen et Avila,1997).

La mise en exécution du projet de transmission est rendue ainsi sensible. Le processus de succession est encore trop souvent enclenché dans l’improvisation et la précipitation alors même que sa conduite se révèle de longue haleine (Cadieux et Brouard, 2009). Le travail de Cadieux (2004) semble, d’après nous, pouvoir faire autorité par sa capacité à définir chacune des quatre phases successives du processus de succession (Figure 1), au cours desquelles les rôles et les fonctions du prédécesseur et du successeur évoluent de manière imbriquée (Handler, 1990). La phase d’initiation se déroule pendant l’enfance du successeur au moment où il n’a pas encore de place apparente dans l’organisation. Celui-ci commence à être familiarisé à l’entreprise et à développer une perception positive de son parent comme dirigeant, avec un intérêt variable d’une situation à une autre. En cas de fratrie, il se peut déjà que le prédécesseur choisisse implicitement celui qui prendra la relève. La deuxième phase correspond à l’intégration du successeur et à son adossement à un poste plus ou moins stratégique dans l’entreprise familiale. Il est en période d’apprentissage et développe principalement ses compétences techniques et managériales. À ce stade du processus, le choix du successeur dépasse l’intuition personnelle et se fait sur la base de critères divers tels que la confiance, la capacité, la formation, l’expérience, le sexe, le rang dans la famille, mais aussi l’intérêt et l’implication dans l’entreprise (Morris et al., 1997). Pendant la phase du règne-conjoint, qui est l’étape charnière du processus, le successeur désigné assume officiellement ses responsabilités managériales aux côtés du prédécesseur (qui a tendance à se replier sur les décisions stratégiques). Cette étape peut durer entre deux et douze ans. Elle permet, d’un côté au prédécesseur de débuter effectivement son travail de deuil (Bah, 2009) et, de l’autre, au successeur de faire ses preuves. Dans ce cas, des codes tacites permettent d’évaluer les niveaux d’acceptation et de responsabilisation du successeur, enjeux connus pour être importants dans les successions (Barach, Gantisky, Carson et Doochin, 1988 ; Koffi et Lorrain, 2011). Par exemple, la nomination du successeur au poste de directeur général adjoint ou délégué marque le début du règne-conjoint, alors que celui de directeur général démontre l’intensification de la cohabitation et permet au successeur de gagner en autonomie et d’être plus libre dans certaines décisions de gestion. Enfin, au cours de la quatrième et dernière phase, celle du désengagement, le prédécesseur ralentit ses activités, puis prend une retraite progressive ou complète en réalisant « la transmission entière des responsabilités, du leadership et de l’autorité, ainsi que, dans la plupart des cas, de la propriété » (Cadieux et Brouard, 2009). Le successeur prend légitimement la place qui lui revient. L’âge avancé, le choix personnel, la maladie ou encore le décès sont les principales raisons de la sortie définitive du prédécesseur de l’entreprise familiale.

Il est possible de s’appuyer sur ces travaux pour en dégager une lecture séquentielle, même si celle-ci est plutôt étudiée dans une interprétation occidentale. Dans une optique de découverte du phénomène, une analyse qualitative est par conséquent nécessaire pour saisir les spécificités culturelles du processus de succession au sein même des entreprises familiales sénégalaises. Nous présentons dans ce qui suit notre protocole méthodologique.

Figure 1

Le processus de succession

Le processus de succession
Source : Cadieux, 2004, p. 38.

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2. Protocole méthodologique

2.1. Choix de l’abduction et de l’étude de cas

Malgré la littérature francophone existante sur la transmission d’entreprises, les auteurs ont manqué d’intérêt pour les réalités de ce processus en contexte africain, en particulier au Sénégal. Cette recherche de nature qualitative suit un mode de raisonnement abductif[6] pour deux raisons principales. En premier lieu, nous sommes dans le cadre d’une démarche exploratoire, visant à améliorer la compréhension de phénomènes complexes et de la spécificité de leur objet (Huberman et Miles, 1991). Il s’agit ici de renforcer notre hypothèse centrale qui questionne les spécificités culturelles de la conduite des transmissions d’entreprises familiales sénégalaises. En second lieu, nous ne nous situons pas dans un contexte vierge de connaissances puisque nous disposons déjà d’appuis conceptuels et théoriques susceptibles de nous aider, à l’image du processus de Cadieux (2004). Or, l’essentiel du corpus théorique en matière de transmission s’est construit à partir d’approches occidentales. En procédant par abduction, nous tentons d’aborder le phénomène à étudier avec un minimum d’idées préconçues afin de « laisser parler le terrain » ; c’est-à-dire en essayant de se rendre le plus possible réceptive à la réalité qui émerge de nos observations.

De fait, étudier le processus successoral dans une perspective africaine exige une approche contextuelle du phénomène. La contextualisation du problème a ainsi rendu adaptée la technique de l’étude de cas (Wacheux, 1996). L’accès au terrain s’est néanmoins révélé difficile, car au Sénégal, comme partout ailleurs en Afrique, il n’existe pas de statistiques officielles sur les transmissions d’entreprises. Dans de telles conditions, nous avons eu recours à des « informateurs-relais », c’est-à-dire « des personnes que l’on sait intégrées au coeur de réseaux sociaux […] et en mesure d’indiquer le nom et l’adresse des personnes concernées par l’enquête » (Blanchet et Gotman, 2009, p. 54). Nous avons sollicité plusieurs associations africaines implantées en France pour nous introduire auprès d’entreprises familiales confrontées ou déjà confrontées à la problématique de leur transmission. Finalement, une association sénégalaise du Sud de la France nous a apporté son concours en nous indiquant, par le biais de ses adhérents, un nombre limité d’entreprises.

Au total, nous avons constitué un échantillon de neuf cas de successions. Les caractéristiques de l’échantillon sont présentées en annexe. Sur les neuf entreprises de notre échantillon, deux sont des très petites structures (cas 8 et 9), cinq des PME (cas 1, 3, 4, 6, 7) et les deux dernières de grande taille (cas 2 et 5), grâce à l’élargissement de leur activité dans les pays limitrophes du Sénégal, notamment par l’ouverture de petites filiales. Par ailleurs, soulignons que trois successions relèvent du secteur informel (cas 6, 8 et 9), trois du secteur formel (les cas 2, 3, 4), trois autres encore dans des entreprises qui sont passées du secteur informel au secteur formel, soit après leur passage (cas 1 et 7), soit au moment de la succession (cas 5). Sans prétendre à l’exhaustivité, la représentation théorique de l’échantillon est assurée par la diversité des cas en termes de catégorie d’entreprises et secteur d’activité, ce qui permet de rendre compte de la complexité du phénomène étudié.

La collecte des données s’est échelonnée de juin 2015 à mai 2016. Douze entretiens ont été réalisés pour recueillir la perception et les représentations des acteurs en présence, directement impliqués ou touchés par le phénomène. Nous avons utilisé un guide d’entretien « pré-structuré » sous forme de questions ouvertes, à partir de thèmes prédéfinis : l’identité du prédécesseur, le parcours du successeur, l’histoire de l’entreprise et le processus de succession lui-même. Pour éviter des conclusions biaisées par une source unique d’informations, nous avons recouru à la « double source » au sens de Baumard, Donada, Ibert et Xuereb (1999, p. 246), qui consiste à « regrouper une information fournie par une source auprès d’une seconde source ». Il s’agissait ici d’interviewer deux experts qui connaissent, à des degrés divers, les entreprises étudiées dans leurs activités libérales et patronales pour confronter leur propos. Nous avons également interrogé un professeur spécialisé en droit sénégalais pour mieux saisir l’imbrication du droit coutumier, musulman et civil. La prise de note a été privilégiée (Hlady-Rispal, 2002) dans la mesure où 1) les entretiens ont été principalement réalisés par téléphone en raison de contraintes de distance géographique, et que 2) des réticences à l’enregistrement ont été ressenties compte tenu du caractère stratégique du sujet. Ces données primaires ont été complétées par l’analyse de données secondaires (Tableau 1).

Tableau 1

Synthèse des différentes collectes de données

Synthèse des différentes collectes de données

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Une analyse de contenu thématique manuelle a été menée, en suivant la méthodologie d’Huberman et Miles (1991) permettant la classification des données en classes. En complément d’une analyse horizontale (interentretien) sous forme de fiches de synthèse, les données brutes ont également fait l’objet d’une analyse verticale (intraentretien) grâce à un codage thématique, en nous basant sur l’approche processuelle développée par Cadieux (2004) : planification de la transmission, choix du successeur, stratégie d’intégration, règne-conjoint et désengagement du successeur. Cette méthode d’analyse a permis d’apprécier le processus de transmission à l’oeuvre dans les entreprises familiales sénégalaises et de soulever les spécificités culturelles qui lui sont associées.

2.2. Description des cas

Les « fiches de synthèse » (Huberman et Miles, 1991) des neuf cas nous permettent de restituer l’ensemble des éléments nécessaires à la description des successions sénégalaises.

Cas 1. Une fille pour reprendre la première entreprise avicole du Sénégal : une rupture dans la tradition familiale africaine. Le propriétaire-dirigeant est parti pratiquement de rien pour créer son activité dans le domaine avicole en 1976 avec un investissement de 60 000 francs CFA (un peu moins de 100 euros) et un élevage informel de 120 poussins chair dans un petit local de la banlieue de Dakar. Il a alors 21 ans, avec pour seul diplôme un BEP en mécanique, alors que son père l’encourageait à poursuivre des études d’ingénieur en France. Au fur et à mesure de la progression, il réinvestit dans la petite entreprise, notamment en se dotant d’un couvoir moderne dès 1990. L’affaire prend finalement son envol à partir de 2005, avec la fermeture des frontières sénégalaises à l’importation de la volaille, sous la menace de la grippe aviaire. Il développera l’entreprise jusqu’à en faire le leader du marché avicole. Plus de 40 ans après sa création, la petite activité informelle est une véritable success story[7] avec 300 salariés (dont plus de 200 permanents) et un chiffre d’affaires annuel de 32 milliards de francs CFA (49 millions d’euros environ). Elle réalise la production et la commercialisation de poussins d’un jour, d’aliments de volaille et de bétail, la distribution de matériels avicoles, d’oeufs de consommation et l’exécution de projets avicoles, clés en main. Durant les années 2000, la société entame la diversification de ses activités vers l’immobilier la construction et la meunerie. Le fondateur, âgé aujourd’hui de 62 ans, songe à prendre sa retraite dans un peu moins de trois ans. Pour assurer la relève, il a choisi sa fille, trentenaire et troisième de la fratrie de cinq enfants (trois garçons et deux filles), formée au Canada et en France et qui a intégré l’entreprise familiale en 2010. Elle a occupé le poste de directrice générale déléguée depuis 2013 et celui de directrice générale depuis 2016. Son choix marque une rupture dans la tradition familiale et culturelle qui privilégie les garçons pour assurer la succession. Le fondateur considère que l’aptitude à la relève réfère plus à une logique de compétences qu’au critère de rang ou de sexe de la successeure. Dès son entrée dans la société, elle s’est positionnée pour reprendre le flambeau en démontrant de la rigueur dans la gestion des affaires et sa capacité à diriger les équipes, autant d’éléments qui procurent confiance et légitimité. Depuis son enfance, elle a toujours voulu travailler dans l’entreprise paternelle et tout son parcours et sa formation ont été pensés en ce sens. La femme du fondateur occupe le poste de vice-présidente et plusieurs de ses enfants travaillent aussi dans l’entreprise. Pour le fondateur, « même si elle [la successeure] arrive à un moment où il y a déjà des choses de faites, elle peut s’appuyer sur une base déjà existante pour se projeter plus loin. C’est une grande chance pour elle ». Elle aura pour mission de poursuivre le développement de la société familiale, devenue une référence dans le secteur avicole en Afrique de l’Ouest, pour en faire un groupe multinational africain.

Cas 2. La succession du pater familias : le fils aîné prend les rênes du groupe familial de BTP vs les stratégies compensatoires pour les frères cadets. Fondée à Dakar en 1970, cette entreprise est l’un des leaders du BTP en Afrique de l’Ouest, avec un chiffre d’affaires de 100 milliards de francs CFA (153 000 000 d’euros environ). La société, capable de concurrencer les grands groupes occidentaux et chinois du secteur, est présente depuis plus de trente ans dans plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest et du Centre comme le Sénégal, le Niger, la Guinée, la Gambie, la Sierra Leone, le Libéria, le Burkina Faso et le Cameroun. Son propriétaire, ancien ingénieur-cadre d’un groupe pétrolier, participe à la création de la compagnie, alors détenue à 45 % par une société française. En 1976, il en prend le contrôle pour devenir l’unique décideur. Il se révèle un homme d’affaires visionnaire et la société prospère rapidement dans la construction de bâtiments, avant de se lancer durant les années 1980 dans les travaux publics (routes, terrassement, ouvrages d’art, hydraulique, assainissement, etc.) et la finance[8]. Pendant 46 ans, il restera à la tête de l’entreprise et n’acceptera finalement d’en lâcher les rênes qu’en 2015 à l’âge de 81 ans. L’entreprise compte alors 2 850 salariés dans sept pays, dont 1 294 au Sénégal. Son fils aîné a dû attendre ses 52 ans pour enfin succéder à son père. Après avoir obtenu un MBA dans une célèbre université américaine de New York., il revient au Sénégal pour intégrer l’entreprise familiale. Il y occupe plusieurs postes (attaché de direction, chef d’agence dans plusieurs pays [Guinée et Mali], directeur général adjoint) avant de prendre définitivement les commandes du groupe. L’un de ses frères cadets s’est mis à son compte. Soutenu au démarrage par son père (compensation financière) et par le réseau familial, il a créé plusieurs sociétés très prospères en Afrique de l’Ouest, notamment au Sénégal et en Côte d’Ivoire dans le domaine des télécommunications, de l’industrie, de la banque, de l’immobilier, etc. L’autre, plus jeune, dirige une des nombreuses structures du groupe familial. Aujourd’hui, même si le prédécesseur a levé le pied, il garde toujours un oeil sur le groupe familial et sur les affaires de ses enfants.

Cas 3. Sur les sollicitations du père, le fils intègre l’entreprise familiale en suivant un parcours initiatique pour prendre la relève. Parti pratiquement de rien, cet ingénieur agroalimentaire est parvenu à créer une entreprise familiale prospère, une unité de transformation de yaourts et de céréales locales, établie dans la banlieue dakaroise. En 1976, fraîchement diplômé de l’ENSUT de Dakar, il entame sa carrière au Sénégal, puis rejoint une grande agro-industrie en Côte d’Ivoire. Après sept ans dans la direction de production et en tant que directeur d’usine, il revient au Sénégal en 1995. Ne parvenant pas à retrouver un emploi, il se lance alors dans l’entrepreneuriat avec ses maigres ressources et le soutien de sa famille. Il achète du matériel rudimentaire pour fabriquer dans sa cuisine ses premiers yaourts, très appréciés par le voisinage. Depuis, l’affaire a bien grandi. Le fondateur dirige aujourd’hui une entreprise agroindustrielle à fort potentiel de croissance qui emploie aujourd’hui 60 employés permanents et 25 contractuels avec un chiffre d’affaires de 1 809 millions francs CFA (2 760 000 d’euros environ). Un bel exemple de réussite. Les valeurs humanistes et chrétiennes constituent des piliers essentiels de son engagement de patron. L’entreprise finance beaucoup d’oeuvres sociales, caritatives et religieuses. Ses deux fils et sa fille aînée travaillent dans l’entreprise familiale. Le plus grand des fils, 35 ans, est désigné comme le successeur potentiel. Comme son père, il est ingénieur agroalimentaire diplômé d’une université marocaine, puis de Sup Agro Montpellier. À la fin de ses études, il envisage de faire sa carrière dans une autre société agroalimentaire pour acquérir de l’expérience et revenir quelques années plus tard dans l’affaire familiale, mais les pressions du père et l’obligation morale l’ont décidé à intégrer directement la société familiale. Son parcours initiatique, imposé par le père, commence par le bas de l’échelle. Il gravit un à un les échelons de la PME familiale en passant d’une fonction à une autre (approvisionnement, livraison, etc.), avant de s’imposer aujourd’hui au poste de responsable de production. Il se prépare, dans l’ombre de son père âgé de 63 ans, à reprendre le flambeau dans quelques années.

Cas 4. Face à la défection du fils aîné, le cadet est choisi pour assurer la relève du fondateur. Créée en 1985 à Dakar, cette SARL spécialisée dans la transformation de produits de la mer compte 50 salariés et réalise un chiffre d’affaires de 650 millions de francs CFA (991 000 euros environ). Elle exporte ses produits dans plusieurs pays étrangers. Le fondateur âgé de 75 ans souhaite transmettre l’entreprise à ses descendants. À sa demande, deux de ses enfants (sa fille et son fils cadet) ont fait le choix de venir travailler dans la société familiale. Seul le fils aîné a décliné l’invitation puisqu’il mène une autre carrière professionnelle à l’étranger. Aujourd’hui, avec l’occidentalisation des sociétés africaines, le principe de la transmission de l’entreprise familiale aux aînés est de plus en plus remis en question. La volonté de s’émanciper de la famille et de se libérer du poids de l’entreprise familiale pousse de plus en plus les aînés à envisager d’autres carrières à l’extérieur de l’affaire paternelle et donc à renoncer à la succession. Par conséquent, le dirigeant a promu son fils cadet âgé de 40 ans au poste de directeur général adjoint (depuis 2007) pour prendre la relève et nommé sa fille responsable commerciale. Ici, la fille n’a jamais été perçue comme une successeure légitime, bien qu’elle soit entrée dans l’entreprise familiale avant son frère. Le futur successeur est titulaire d’un master 2 « Contrôle Comptabilité Audit » (CCA) de l’Université de Montpellier et après une brève carrière d’auditeur financier a intégré l’affaire familiale en 2006.

Cas 5. De l’informel au formel : la fratrie reprend la petite entreprise informelle familiale pour la transformer en un groupe moderne et prospère. Créé en 1992 sur les bases de la petite affaire familiale de commerce léguée par le père fondateur, le groupe spécialisé dans l’agroalimentaire et le commerce de biens d’équipement est une entreprise privée très dynamique qui emploie aujourd’hui près de 800 salariés avec un chiffre d’affaires de plus de 40 milliards de francs CFA (60 980 000 euros environ). Le petit comptoir commercial informel a démarré ses activités en 1960 avec le fondateur dans la région de Kaolack. « Je suis entré dans l’entreprise en 1983 pour appuyer mon père. Je suis resté jusqu’en 1992, année du décès de mon père. C’est à partir de 1992, après le décès du “vieux”, que nous nous sommes organisés pour créer une société familiale… nous travaillions dans l’informel » souligne le PDG actuel qui n’a pas fréquenté l’école française, mais a passé quelques années au Daara (école coranique) avant de reprendre l’affaire familiale à 26 ans, avec son frère (actuel vice-président). Fervents « talibés » (disciples) mourides, ils ont su faire fructifier le groupe familial ancré dans le secteur informel en s’appuyant sur les réseaux confrériques religieux. Les années 2000 marquent un tournant dans l’entreprise qui entame la diversification vers d’autres secteurs : bureautique, produits alimentaires et d’entretien, implantation et exploitation de supérettes, importation et vente de véhicules, agences de voyages, immobilier… et plus récemment dans deux autres activités (agriculture et microfinance). Si les deux plus hauts responsables sont membres de la famille, le reste de l’équipe de management est composé de personnes recrutées en dehors du cercle familial, uniquement sur la base de leurs compétences. « C’est un héritage familial que nous souhaitons, de la même manière, transmettre à notre descendance, mais nous pensons qu’il est important que le management soit confié à des personnes compétentes et rigoureuses », poursuit-il. Le défi à relever aujourd’hui est de maintenir la cohésion de la famille élargie dans l’entreprise. Plusieurs conflits fraternels particulièrement violents ont éclaté ces dernières années pour le contrôle de l’entreprise familiale et ont été portés devant les tribunaux sénégalais.

Cas 6. Couturiers de père en fils, l’aîné et le cadet dirigent la société familiale élargie. Lancée en 1970 à Dakar, cette entreprise familiale spécialisée dans la couture et la broderie haut de gamme emploie plus de 250 salariés, dont 50 permanents. Elle a aujourd’hui des clients dans plusieurs pays africains (Sénégal, Guinée, Mali, Nigéria, Ghana, Cameroun, etc.). Le fondateur âgé aujourd’hui de 80 ans s’est retiré des affaires au début des années 1990. Il avait monté son atelier de couture à son retour au Sénégal, après avoir travaillé dans plusieurs pays limitrophes. Son fils aîné, qui a intégré le petit atelier paternel dans les années 1980 à seulement 22 ans, juste après son baccalauréat, a repris le flambeau. À plus de 55 ans, il est actuellement le PDG et est secondé par un de ses frères qui a intégré l’entreprise en 1990, à 26 ans, après des études en arabe en Égypte, et qui occupe de façon informelle la fonction de directeur général adjoint. À deux, ils ont transformé le petit atelier paternel d’une dizaine de salariés en une véritable entreprise industrielle qui est une des sociétés phares dans son domaine. Plusieurs autres membres de la famille (frères, demi-frères, neveux ou cousins) travaillent ou ont travaillé dans la société avant de créer leur propre atelier après y avoir acquis de l’expérience. Cette stratégie vise à renforcer les affaires de la famille et à ériger des barrières à l’entrée du marché pour contrer d’éventuels concurrents.

Cas 7. Le recours à un dirigeant extérieur à la famille pour assurer l’intérim. Cette PME de 200 salariés avec un chiffre d’affaires de 2 milliards de francs CFA (3 049 000 euros environ) a été créée en 2003 dans le domaine de la presse comprenant un quotidien, une radio et une télévision. Son fondateur est un célèbre musicien-chanteur de 57 ans. Nommé soudainement en 2012 à un poste ministériel au Sénégal, il a été contraint de quitter ses fonctions de président-directeur général. Dans l’urgence, il a passé le témoin à son bras droit, le directeur général de la radio, pour assurer provisoirement l’intérim à la tête du groupe. En même temps, il a désigné son fils aîné de 24 ans pour occuper le poste de directeur général adjoint du groupe. Ce dernier est titulaire d’un bachelor d’une école de commerce parisienne. Après avoir travaillé dans une entreprise spécialisée dans la fourniture de contenus multimédias et de développement de services à Washington et à Dakar, comme agent marketing, puis responsable commercial, il a intégré la société paternelle en tant que responsable informatique, chargé de la mise en place du département technique. Attrait pour les nouvelles technologies, vision commerciale, innovation : si son père loue les qualités de son héritier, il estime qu’il manque encore de compétences dans le monde des médias pour prendre la direction du groupe. Plusieurs autres membres de la famille occupent des postes clés dans l’entreprise. Cet exemple illustre une forme de management mixte qui se met en place entre les dirigeants familiaux et un dirigeant extérieur, notamment en cas de succession en urgence et dans une perspective à court terme.

Cas 8. Une association entre demi-frères pour perpétuer l’entreprise familiale. Cette petite PME spécialisée dans la vente de matériel de métallurgie a été lancée en 1967 et compte 18 salariés, dont 8 permanents. Le fondateur de 71 ans a été contraint de se retirer pour des raisons de santé (AVC, 2008), avant son décès en 2012. Son fils aîné, autodidacte, entré dans la société en 1994 à 22 ans pour seconder son père a pris la relève. Aujourd’hui à 42 ans, il assure depuis la direction de la société et gère le commercial et les commandes de l’entreprise. Il est assisté par son frère cadet et son demi-frère (tous les deux entrés dans l’entreprise suite au retrait du père) et sont en charge de la partie réception et de la livraison des marchandises. Parallèlement, avec le soutien de son père, le successeur a créé en 2003 sa propre société qui vend du carrelage et qui compte actuellement 4 salariés et 6 ouvriers journaliers. Cette stratégie a un double objectif : d’une part, diversifier les risques pour l’entreprise familiale et, d’autre part, se constituer son propre patrimoine indépendamment de celui de la famille. Le benjamin de la famille, après des études de finance dans une école de commerce du Sud de la France, vient d’intégrer la société familiale.

Cas 9. Un modèle de succession fondé sur le système des castes. Implantée dans la maison familiale de la Médina, un quartier populaire de Dakar, cette petite bijouterie informelle a été créée à la fin des années 1960 par le père du patron actuel, le sixième de la fratrie de huit enfants (quatre garçons et quatre filles). Il a intégré la petite affaire paternelle à 13 ans, sans aucun diplôme. Il a travaillé pendant sept ans à côté de son père pour être initié à la tradition et au métier de la forge, car les métiers traditionnels ont un caractère sacré. En Afrique subsaharienne et notamment au Sénégal, les activités anciennes (bijoutiers, cordonniers, sculpteurs, etc.) ne sont pas considérées comme de simples activités économiques, mais comme des oeuvres sacrées exécutées par des initiés. L’appartenance communautaire est très souvent indispensable pour accéder à ces métiers traditionnellement associés à des castes et fondés sur une division sociale du travail. Par conséquent, l’appartenance sociale et l’initiation entrent en ligne de compte dans le choix du successeur en plus de la capacité à diriger l’affaire familiale. Le décès soudain de son père en 1990 le contraint à reprendre l’atelier familial. Aujourd’hui, à 45 ans, il a modernisé la petite affaire en installant un show-room et en créant un catalogue de ses pièces.

3. Résultats et discussion

Les résultats de l’analyse des neuf cas sont présentés et discutés autour de quatre points qui font écho à l’approche processuelle définie par Cadieux (2004). Le contexte sénégalais y dévoile les singularités qui peuvent exister en priorité au niveau de la préparation de la transmission aux générations suivantes, puis dans le déroulement même du processus de succession, au cours des étapes d’initiation (choix du successeur notamment), d’intégration (stratégies d’entrée dans l’entreprise du successeur) et de celles concernant à la fois la transition et le désengagement (condition de sortie du prédécesseur).

3.1. La préparation de la transmission sénégalaise aux générations suivantes

À l’image de la recension des écrits sur le sujet (Cadieux et Lorrain, 2004), une des premières difficultés ressenties porte sur la préparation et la planification de la transmission aux générations suivantes. Les études de cas que nous avons réalisées au Sénégal suivent majoritairement ce sens. Les résultats dévoilent que les dirigeants ne songent pas à la transmission de leur entreprise. Ils permettent néanmoins de distinguer différents scénarios de planification de la relève liés à la singularité du secteur économique (formel vs informel).

Dans les entreprises informelles, on note une absence de plan de relève. Le fondateur est dans la majorité des cas trop faiblement doté en capital culturel et en connaissances managériales pour envisager une éventuelle planification. Le successeur n’accède à la tête de la petite affaire familiale qu’en cas d’indisponibilité totale du prédécesseur, à la suite d’une maladie soudaine (cas 6 et 8) ou à un décès (cas 9). Ce sont les circonstances dramatiques qui propulsent brutalement le successeur à la tête de l’entreprise, confirmant plusieurs constats sur les dangers d’une impréparation chronique. Le patriarche se pense irremplaçable et repousse le moment de passer le relais, quitte à disparaître sans laisser aucun testament, mais aussi et surtout sans avoir confié les responsabilités de l’entreprise à son remplaçant, si bien que la succession se déroule dans l’improvisation la plus complète, avec parfois des conséquences fatales pour l’entreprise familiale.

On observe que certaines PME familiales du secteur formel (cas 3, 4 et 7) épousent une logique très proche des entreprises du secteur informel. Ce sont souvent des petites entreprises qui se sont mues progressivement de l’informel vers le formel, mais dans lesquelles aucun plan de relève n’est réellement envisagé, à l’exception des petits groupes familiaux (cas 1, 2 et 5), qui eux déploient des procédures de planification plus poussées. Ces grosses entreprises familiales considèrent comme stratégique la mise en place d’un calendrier de dévolution du pouvoir à la nouvelle génération dirigeante. Dans ces organisations, on constate clairement que le successeur potentiel est d’entrée de jeu positionné comme le « dauphin », se rapprochant d’une conception plus occidentale de la transmission. Celle-ci se fonde moins sur un contenu que sur l’acte de transmettre : « ce qui est transmis, c’est en définitive la transmission elle-même, en tant que forme relationnelle et valeur rectrice » (Bonhomme, 2007, p. 57).

Le choix de renoncer à mettre en oeuvre sa succession apparaît donc encore plus épineux dans un pays comme le Sénégal, du fait du régime de la polygamie. Dans l’imaginaire traditionnel, il a été souvent admis que « l’augmentation du nombre d’épouses et d’enfants d’un entrepreneur accompagne souvent sa réussite professionnelle, et s’entend comme un moyen légitimement admis de la souligner et de l’accorder avec les préceptes du Coran, parfois de mettre à distance les défiances populaires envers la richesse » (Labazée, 1996, p. 107). Par extension, si la question de la succession n’a pas été tranchée, des rivalités d’une part entre les épouses, de l’autre entre la fratrie peuvent entraîner des conflits aigus susceptibles de menacer la continuité de l’entreprise dans les familles polygamiques, notamment au Sénégal où la superposition du droit positif et du droit musulman[9] peuvent compliquer la question de la succession et de l’héritage (Mendy, 2010, p. 270). Le cas 5 illustre bien une telle situation avec un conflit violent et long opposant les deux frères héritiers pour le contrôle de l’affaire familiale. Après plusieurs années de médiation sans succès des proches et des membres de la famille, mais aussi des autorités religieuses mourides, l’affaire finira devant la justice sénégalaise. Le niveau d’emprise du père semble donc considérablement réduire les chances d’aboutir, en cas de décès ou de maladie, à un partage équitable de la propriété et du leadership, c’est-à-dire à une situation favorable de coleadership (Deschamps et Cisneros, 2012). Pour éviter la liquidation pure et simple de l’entreprise au décès du fondateur, le droit sénégalais prévoit toutefois l’attribution préférentielle de l’entreprise commerciale, industrielle, artisanale ou agricole à l’un des héritiers (article 476 du droit de la famille), généralement celui qui était le plus impliqué dans l’entreprise, car au-delà de la propriété, les choses transmises sont encore plus larges au Sénégal : elles comportent les intérêts de classe, les manières de faire, l’esprit d’entreprise, les valeurs, les réseaux, etc. Dans beaucoup de pays africains, la transmission d’actifs d’une génération à l’autre se heurte parfois moins à des oppositions de nature entre les héritiers, « qu’à la difficulté qu’éprouvent les ayants droit à réunir toutes les conditions sociales, politiques ou relationnelles sans lesquelles ces actifs perdent la valeur productive » (Dzaka et Milandou, 1994).

3.2. Le processus de succession dans les entreprises familiales sénégalaises

3.2.1. L’initiation : une hiérarchisation du choix du successeur

Une décision cruciale à l’étape de l’initiation concerne le choix du (ou des) successeur(s), c’est-à-dire du futur dirigeant, qui sera, le plus souvent, également le nouveau propriétaire (Bughin, Colot et Finet, 2010). Les entreprises familiales sénégalaises y sont clairement confrontées. Les cas identifient une hiérarchisation possible des logiques de sélection (par filiation, par hérédité ou par mérite), chacune d’elles exprimant des résonances culturelles particulières.

3.2.1.1. Sélection par la filiation

La plupart des familles sénégalaises suivent encore le modèle patriarcal traditionnel (ou « patrilinéaire »), selon lequel la transmission de l’affaire familiale se fait en ligne masculine. Cet ordre hiérarchique, correspondant à une anthropologie de la parenté, découle de l’idée maîtresse que les aînés initiatiques connaissent le début des histoires lorsque les cadets n’en savent que la fin[10]. Le choix de « l’aîné mâle » pour remplacer le père-dirigeant reste la norme dominante, comme le montrent de nombreux cas de notre étude (cas 2, 3, 5, 6, 7 et 8). Cela rejoint un schéma bien répandu, déjà constaté par Lansberg (1999) dans ses travaux sur les nouvelles générations de successeurs. Ce mode de transmission mécanique impose de considérer l’aîné comme le successeur naturel du père dans la famille, car il est susceptible d’avoir plus d’expérience et de sagesse. En ce sens, il bénéficie d’une forme de « droit au fauteuil » qui pousse les autres enfants à lui devoir subordination et respect. Il est donc appelé à reprendre l’entreprise familiale pour la faire fructifier, avec la mission de transmettre ses connaissances aux plus jeunes. Généralement, son destin semble écrit d’avance, même si les perspectives économiques sont peu florissantes et que l’accès aux fortes responsabilités peut paraître lointain. S’il est peu probable que la descendance conteste ouvertement les rênes de l’entreprise familiale, à de rares exceptions près, présentes dans notre échantillon, il arrive que le fils aîné rompe avec la tradition en renonçant au privilège de la succession pour se lancer dans une autre carrière, ouvrant ainsi la voie de la succession aux cadets (cas 4). Au total, ce mode de sélection enferme en revanche les femmes « dans des rôles d’épouse et de mère » (Toukam, 2003, p. 90), du fait d’un environnement social (traditions, moeurs) et juridique (règles favorables à l’homme souvent) qui pèse et ralentit d’une certaine manière la promotion de leur statut dans la famille. Il y a aussi la crainte pour l’autorité maritale de perdre son leadership dans la gestion de l’entreprise familiale.

3.2.1.2. Sélection par l’hérédité

Si la transmission par filiation est fondée sur le principe de conservation (héritage), elle cohabite aussi avec la « transmission héréditaire du métier[11] dans le système des castes, à l’échelle familiale et individuelle [qui] s’est élaborée depuis l’organisation clanique » (Mbow, 2000, p. 81). Comme l’illustrent les cas 6 et 9, il s’agit d’un moyen de préserver le principe communautaire, quitte à subir, d’une part, « le risque de marginalisation sociale par rapport au lignage [et d’autre part] le risque de faillite lié à la capacité de résistance, voire d’agression que détient le groupe lignager lorsque la gestion des affaires d’un cadet fait valoir, de façon prioritaire, le calcul économique sur l’altruisme familial » (Dzaka et Milandou, 1994, p. 111). La transmission par alliance fait également partie de l’hérédité, au regard du principe d’alliance, qui invite à ne pas sous-estimer le rôle des neveux et des gendres dans la perpétuation des entreprises familiales. Deux causes principales semblent maintenir ce mode de sélection, avec tout d’abord une volonté de diversifier les risques et d’assurer la perpétuité de l’activité. Dans les régions tropicales, cette stratégie de neutralisation des risques était souvent utilisée par les planteurs qui divisaient leurs « patrimoines selon des règles variables en fonction de la nature, et implicitement au moins, des bénéfices qu’ils en escomptaient » (Ellis et Fauré, 1995, p. 201). Cette logique de sélection fait écho ensuite à la nucléarisation des familles sénégalaises et à l’individualisation rampante des sociétés africaines, en particulier pour les dirigeants qui y perçoivent « un moyen d’accroître la valeur du patrimoine familial » (Ellis et Fauré, 1995, p. 198).

3.2.1.3. Sélection par le mérite

L’aînesse sociale est mise en oeuvre dans ce troisième mode de sélection possible, avec des critères complètement indépendants du rang de naissance et du sexe du successeur. Le choix de l’héritier répond à des démonstrations de mérite, de compétences, de personnalité, de capacité de management et d’engagement constant aux côtés de la direction familiale. Ce choix s’ancre dans la théorie de l’agence et des compétences. C’est surtout le capital humain dans sa composante sui generis qui est valorisée, ouvrant de fait le processus de sélection aux femmes de la famille qui n’étaient pas jusqu’à présent considérées comme des successeures potentielles, même si elles travaillaient dans l’entreprise familiale (cas 3 et 4). Il semble désormais possible pour ces dernières de se retrouver en situation de concurrence directe avec leurs frères pour diriger la société familiale (cas 1), notamment lorsque celle-ci a franchi un cap dans son développement et dans sa formalisation. Cette forme de sélection confirme l’influence croissante des femmes récemment observée dans les opérations de transmissions d’entreprises familiales à l’échelle mondiale (Halkias, Thurman, Smith, et Nason, 2011).

3.2.2. L’intégration : des stratégies d’entrée distinctives

Dans les entreprises familiales, il est reconnu que l’initiation se poursuit jusqu’à la phase dite d’intégration (Koffi et Lorrain, 2011). En écho aux travaux de Barach et al. (1988), les résultats confirment les deux principales stratégies d’entrée des successeurs au sein de l’entreprise familiale, avec une particularité culturelle. En effet, contrairement aux entreprises familiales informelles qui privilégient essentiellement une « entrée progressive » du successeur (favorisant ainsi une formation empirique et/ou coranique), les entreprises familiales formelles semblent faire le choix d’une « entrée différée » pour offrir aux héritiers une formation académique et des expériences professionnelles, à l’extérieur de l’entreprise et de la famille. Les cas étudiés révèlent néanmoins des hybridations spécifiques dans les pratiques d’intégration des successeurs (via l’acquisition d’un savoir empirique, coranique et académique).

3.2.2.1. L’intégration via l’acquisition d’un savoir empirique

À la lumière des cas examinés (cas 6, 8 et 9), certains héritiers ont appris sur le tas le métier et les rouages de la petite affaire, aux côtés de leur père avant d’en prendre la succession, très souvent de manière imprévue, à la suite de la maladie ou du décès de celui-ci. Limités en connaissances et en méthodes managériales, ces successeurs n’ont connu que l’entreprise familiale, qu’ils ont intégrée parfois très jeunes (13 ans pour le cas 9), sur des secteurs plutôt traditionnels. Dans leur parcours initiatique, le phénomène du contre-don est évoqué (Mauss, 1950, p. 151), avec des situations où ce dernier n’est ni rendu à la même personne[12] (Mauss parle de réciprocité alternante), ni de même nature et/ou inscrit dans le même cadre. En outre, ces entrepreneurs ont su compenser cette absence de compétences discursives par des compétences pratiques fondées sur la rigueur dans la gestion de leurs affaires (représentation culturelle positive du « self-made man »). Dans ce groupe d’entrepreneurs figurent aussi des gens de castes pourvus d’un « esprit pré-scientifique » (Mbow, 2000, p. 88). En effet, la réussite économique des gens de caste et de métiers est une donnée culturelle importante du Sénégal. De tout temps, les castes sont présentes dans les secteurs productifs locaux. Nombreuses sont celles qui ont transformé à partir de l’indépendance, « leur échoppe en petite entreprise familiale » (Mbow, 2000, p. 89). Ces dirigeants atypiques ont constitué une noblesse d’argent par opposition aux élites, partageant notamment l’expérience de la domination et surtout de la capacité d’inversion de leur destin. Par la force de la différence, ils ont su mobiliser des compétences et une intelligence sociale non enseignées dans les manuels de management. Mieux, cette expérience de la marge a été pour eux l’occasion de « donner sens à l’action d’entreprendre ou de diriger » (Alter, 2012, p. 7), et de développer une certaine culture de l’audace et du risque. Ils ont su construire leur carrière de successeur en faisant des allers-retours entre le passé et le présent. C’est cette continuité qui leur a permis d’avancer, de transformer la « violence des traumatismes [et des pressions temporelles] en énergie créative » (Alter, 2012, p. 234).

3.2.2.2. L’intégration via l’acquisition d’un savoir coranique

L’accumulation d’un savoir islamique est placée au même rang que les connaissances modernes. La plupart des successeurs, au sein des unités informelles, semblent attachés à leur caractère autodidacte, à l’image du cas 5 où le dirigeant actuel a repris la petite affaire paternelle sans jamais avoir suivi des études en français et en gestion, mais en s’étant appuyé sur une formation coranique. Là aussi, ces héritiers entrent très tôt dans l’entreprise familiale, par le bas de l’échelle, car l’identité confrérique mouride[13] qui leur sert de terreau, est utilisée à la fois comme une ressource, une énergie et un moyen. Portée par les valeurs du travail, de la réussite et de la solidarité, cette confrérie enracinée dans la culture locale et les valeurs traditionnelles sénégalaises ne cesse de faire de nouveaux adeptes grâce à un « modèle de société » qui suscite « espoir et mobilisation » (Retaillé, 2006). En termes de culture entrepreneuriale, le mouridisme apparaît dès lors plus seulement comme un mécanisme de gestion et de redistribution des biens de la communauté locale, selon les principes empruntés à la société agraire. Il est une rationalité économique orientée vers la maîtrise et la domination du monde technique, économique et social (N’diaye 1998, p. 355). Dans le cas 1 par exemple, le mouridisme, en tant qu’éthique de travail, a servi de viatique pour permettre au dirigeant de développer son affaire. De même, le dynamisme confrérique des mourides a rendu possible, dans le cas 5, la fluidité du réseau commercial et sa souplesse. Étant donné qu’ils partagent les mêmes codes éthiques, les mourides opèrent sur différentes échelles (régionale, nationale, transfrontalière, intercontinentale). Ils tendent ainsi à « mettre en place plusieurs structures, qui, fortement imbriquées, leur permettent de couvrir simultanément et à moindres frais ces différentes échelles » (Grégoire et Labazée, 1993, p. 22). Ce qui nécessairement donne plus de place aux héritiers dans la structure familiale.

3.2.2.3. L’intégration via l’acquisition d’un savoir académique

Dans les entreprises formelles, l’intégration des enfants se fait de façon plus tardive, avec un niveau de formation des successeurs plus élevé. Lorsque celles-ci opèrent dans le secteur industriel (cas 1, 2, 3, 4 et 7), les dirigeants semblent pousser leurs enfants à effectuer des parcours académiques plus poussés. La plupart des successeurs de ces entreprises formelles ont suivi des études supérieures d’ingénieur ou de gestion dans des universités ou des écoles de commerce africaines ou étrangères, le plus souvent en France, au Canada ou aux États-Unis. Ils ont ensuite deux façons d’appréhender leur « entrée différée ». La première concerne les successeurs qui choisissent dès la fin de leurs études de rentrer au Sénégal pour intégrer directement la société familiale et y effectuer toute leur carrière professionnelle. Dans ce schéma préparatoire, ils suivent un parcours initiatique de plusieurs années à l’intérieur de l’entreprise, les amenant à passer d’une fonction à une autre, voire par une filiale de l’affaire familiale, pour se retrouver à terme au sommet de l’entreprise familiale (cas 2 et 3). La seconde situation concerne les successeurs qui décident, une fois leurs études achevées, de faire leurs premières armes à l’extérieur de l’entreprise familiale. Après avoir accumulé une ou deux expériences professionnelles exogènes, plus ou moins significatives, ils intègrent l’entreprise familiale dans des postes à responsabilités, avec une légitimité renforcée (Barach et al., 1988). Pour bon nombre d’entre eux, il est important de travailler dans des contextes différents pour emmagasiner suffisamment d’expériences, ce qui semble dessiner un parcours type : premier poste à l’étranger, suivi d’une deuxième expérience professionnelle au Sénégal, avant de rejoindre dans un dernier temps l’affaire familiale (cas 1, 4 et 7). La durée de ces expériences cumulées est en général inférieure à trois ans.

3.2.3. Règne-conjoint et désengagement : des conditions de sortie mortuaires

Un élément culturel modifie le rapport des acteurs aux étapes du « règne-conjoint » et du « désengagement », décrites dans le modèle de Cadieux (2004). Les observations suggèrent qu’il est encore plus difficilement concevable pour un dirigeant africain de se retirer complètement de l’entreprise qu’il a créée. Ce dernier a généralement tendance à continuer de travailler dans l’entreprise aussi longtemps que sa santé le permet, le rapprochant ainsi du « monarque » de Sonnenfeld (1988) qui s’attache à son poste jusqu’à la mort.

Ainsi, dans les entreprises sénégalaises, aussi bien informelles que formelles, les dirigeants pater familias ne sont pas toujours disposés à céder le pouvoir. Il n’est pas facile de les convaincre de faire confiance à d’autres décideurs, même issus de leur propre descendance. Le cas 2 illustre bien cette réticence : le prédécesseur a dirigé l’entreprise jusqu’à ses 81 ans, condamnant son fils aîné à attendre ses 52 ans pour succéder à son père, à la suite d’un parcours initiatique qui aura duré près de 28 ans. La situation est identique dans le cas 4, avec un fondateur de 71 ans qui ne songe toujours pas à lâcher les rênes de l’entreprise familiale. Dans leur imaginaire, la transmission s’apparente à une « mort sociale », encore plus forte que dans les pays occidentaux (Bah, 2009). Beaucoup de ces dirigeants âgés sont, en effet, des notables d’autant plus influents qu’ils sont considérés comme des employeurs importants. Leur identité sociale et leur légitimité tiennent de ce pouvoir.

Ce qui peut expliquer que dans les entreprises informelles, les héritiers n’accèdent au rôle complet de dirigeant qu’à la disparition du prédécesseur (pour cause de problèmes de santé ou de décès prématuré). Dans ces circonstances, la phase du règne-conjoint peut connaître un prolongement illimité, quitte d’ailleurs à ne jamais envisager la phase de désengagement et à s’éloigner du processus standard de la succession. La transmission reste alors dans un état inachevé. Dans les entreprises formelles, la transition est, quant à elle, réalisée tardivement, très souvent de manière lente et subtile. Lors de cette collaboration familiale, le prédécesseur ne s’enferme pas dans le rôle exclusif de « superviseur » que la littérature lui reconnaît (Cadieux et Lorrain, 2004 ; Cadieux, 2005). Le cas 2 décrit bien cette possibilité en fin de règne-conjoint, le prédécesseur ne venait plus que trois heures par jour dans son entreprise, tout en ayant gardé le titre de président et en continuant d’intervenir dans chaque décision stratégique. Ce qui conduit les prédécesseurs, au stade du désengagement, à garder du pouvoir, voire la totalité de la propriété de l’entreprise familiale. Le retrait apparaît comme partiel ou qu’apparent durant des années, car ils se replient très souvent sur le conseil d’administration (CA) en conservant une participation majoritaire, voire dominante dans l’entreprise. De façon plus précise, celui-ci endosse alors un « rôle de consultant » (à l’instar de Cadieux, 2004) au titre de président du conseil d’administration, mais bien plus encore dans le contexte qui nous intéresse. On constate que le prédécesseur intervient en cas de problèmes en assurant aussi un rôle de « régulateur social » auprès des employés et des partenaires clés de l’entreprise (banques, fournisseurs, administration et douanes).

Ces évolutions symboliques confortent l’influence des blocages psychologiques sur l’incapacité des prédécesseurs à rentrer dans un processus de deuil (Bah, 2009), même si les particularités culturelles africaines semblent rendre ce réflexe d’enracinement des dirigeants plus acceptable et moins condamnable. Celles-ci sont particulièrement visibles dans les entreprises formelles, lorsque le retrait officiel des dirigeants est acté au sein des entreprises familiales, car ils ont encore leur mot à dire sur chacune des décisions stratégiques et leur accord est un préalable à toute action d’envergure pour ceux qui assurent à présent la direction de l’entreprise. Cela renvoie aux travaux ayant insisté sur l’influence positive de la relation prédécesseurs/successeurs pour les entreprises familiales (Morris et al., 1997 ; Fattoum et Fayolle, 2008). Les conflits sont rares à cause de l’autorité forte que le dirigeant sénégalais exerce sur la famille et l’entreprise, mais celle-ci n’empêche pas les oppositions au sein de la fratrie, ce qui confirme les mises en garde de la littérature sur le sujet (Friedman, 1991 ; Harvey et Evans, 1994 ; Grote, 2003 ; Deschamps et Cisneros, 2012).

On comprend alors pourquoi certains enfants choisissent de se diriger vers d’autres carrières entrepreneuriales, en créant leur propre affaire, très souvent avec l’appui, notamment financier, de l’entreprise familiale. La mise en place de stratégies compensatoires, visant à aider les membres de la fratrie à se lancer dans un secteur proche ou plus éloigné, est une spécificité à part entière de la gestion africaine du processus de transmission. Elles incarnent ainsi toute la force du capital social familial (Arrègle, Durand et Very, 2004 ; Coeurderoy et Lwango, 2014). Les micro-unités créées par ces héritiers se situent souvent en amont et en aval de la chaîne, sous une forme directe (sous-traitance) ou indirecte (construction d’une image de marque familiale, contrôle du marché, construction de barrières à l’entrée) de l’entreprise familiale. Il s’agit implicitement de doter ses héritiers de capitaux différents (culturel, économique et social) et de renforcer leurs relations d’interdépendance et de solidarité (en contournant les conflits fraternels).

3.3. Les spécificités culturelles de la succession au Sénégal

La recherche fait ressortir avec évidence des spécificités culturelles, qui s’inscrivent dans le sillon de plusieurs travaux ayant commencé à questionner plus fortement les singularités culturelles des pratiques entrepreneuriales (Torrès, 2001 ; Garcia-Cabrera et Gracia-Soto, 2008), et de la transmission d’entreprise en particulier (Howorth et Ali, 2001 ; Richer, St-Cyr et Lambaraa, 2004 ; Colot, 2009 ; Halkias et al., 2011). En ce sens, l’analyse des cas empiriques met en lumière que les entreprises familiales sénégalaises ne forment pas un bloc homogène, alors que la majorité des travaux portant sur les entreprises africaines a plutôt tendance à les étudier comme si elles étaient toutes semblables et assimilables. Elle nous invite par conséquent à envisager un rapport à la transmission des entreprises familiales moins standard, en raison principalement de la coexistence des secteurs formel et informel dans l’économie sénégalaise. Cette singularité sectorielle semble déboucher sur deux approches distinctes du processus de succession, qui se différencient dans leur rapport à la préparation de la transmission et au processus lui-même, au niveau de la sélection du successeur, mais aussi dans les circonstances d’entrée et de sortie au sein des entreprises familiales sénégalaises (Tableau 2).

Tableau 2

Comparaison des successions informelles et formelles des entreprises sénégalaises

Comparaison des successions informelles et formelles des entreprises sénégalaises

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De façon plus précise, on observe un séquençage qui s’éloigne, au moins partiellement, du référentiel occidental, notamment dans son rapport aux phases de règne-conjoint et de désengagement. Le tabou sur la mort repousse chez les prédécesseurs tout questionnement. En effet, les sociétés africaines exaltent la vie, en valorisant les vieillards et en sécurisant les mourants, contrairement aux moeurs des sociétés occidentales (Clavandier, 2009). Le prestige des anciens (« En Afrique, un vieillard qui meurt est une bibliothèque qui brûle[14] ») fait que le dirigeant africain prolonge à souhait son règne. De fait, un point de rupture majeur réside dans les conditions de sortie du prédécesseur, nécessairement incomplète dans le cas du secteur formel (« désengagement partiel »), et simplement inconcevable dans le contexte des entreprises informelles (« règne conjoint illimité »). Cette configuration illustre une singularité sénégalaise qui condamne les nouvelles générations à vivre une succession improvisée ou trop tardive, suite au décès et/ou à la maladie du « pater familias », dans un climat de dissensions familiales pouvant conduire à la dispersion du patrimoine et à la liquidation de l’affaire familiale. Fatalement, au choc du décès ou de l’incapacité du père, pèse un second risque aussi grave et traumatisant pour la famille : la disparition de l’entreprise (Morris et al., 1997), soit l’unique source de revenu familial pour assurer la subsistance quotidienne.

Aussi, que la succession relève du secteur formel ou informel, on retrouve à des degrés divers les sources de résistance mises en évidence par les travaux[15] de Handler et Kram (1988) et de Sharma, Christman et Chuoo (1998), à savoir les freins psychologiques du prédécesseur à préparer sa transmission, la réticence à se retirer, les conflits entre héritiers (accentués dans le cas du Sénégal par la polygamie et la famille élargie), voire le refus de succéder au « père éternel » (mis en évidence par les stratégies compensatoires). De la même manière, on observe que la culture sénégalaise à dominante patriarcale (pression du père/préférence pour le mâle aîné) et communautaire (devoir de solidarité/appartenance à des castes) qui la caractérise, ainsi que les croyances culturelles partagées dans le pays (Islam, en particulier) exercent une réelle influence sur la conduite de la transmission des entreprises familiales. La figure 2 synthétise les spécificités culturelles du processus de succession au Sénégal.

Figure 2

Les spécificités culturelles du processus de succession sénégalais

Les spécificités culturelles du processus de succession sénégalais

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Conclusion : apports, limites et perspectives

Cet article vise à enrichir nos connaissances sur la conduite de la transmission des entreprises familiales en contexte africain (ASS), plus précisément sur les pratiques sénégalaises. Les neuf cas, analysés suivant l’approche séquentielle de Cadieux (2004), montrent que la réalité du phénomène étudié appelle une relecture contextualisée du processus, notamment en raison de la coexistence des secteurs formel et informel. À cet égard, nos résultats confirment notre hypothèse centrale dans la mesure où ces derniers ont clairement fait ressortir l’existence de spécificités dans la manière d’aborder le déroulement de la succession au Sénégal par rapport à d’autres régions du monde occidental (Canada, Europe en particulier). De ce fait, notre apport théorique réside dans la proposition d’un processus de succession, en lien avec les influences culturelles africaines.

Sur un plan théorique, au-delà des limites inhérentes à toute recherche qualitative, cette contribution apparaît stimulante à plusieurs niveaux. Tout d’abord, une extension de ce travail pourrait consister à reproduire cette étude sur un échantillon plus conséquent d’entreprises sénégalaise, voire même d’ouvrir à celles de l’ASS dans une approche comparative. Il serait alors utile de procéder à une analyse multiacteurs. La triangulation des points de vue des parties prenantes permettrait d’enrichir la compréhension du phénomène étudié. En outre, des paramètres comme le genre peuvent être susceptibles d’exercer une influence sur les pratiques successorales à l’image des travaux de Koffi et Lorrain (2011) qui soulignent la particularité des transmissions féminines. À cet égard, il serait pertinent de prendre davantage en compte les femmes « successeures » (un seul cas exposé dans cette étude), d’autant que la moitié des PME africaines est aujourd’hui détenue et dirigée par des femmes (Tadesse, 2009) et que la sélection et l’intégration par le mérite gagnent du terrain. Par ailleurs, une piste de recherche complémentaire pourrait conduire à étudier l’impact de l’arrivée à la tête des entreprises familiales d’une nouvelle génération d’entrepreneurs, souvent mieux formée que les précédentes aux pratiques managériales, aussi bien à l’étranger qu’au niveau local. On peut penser que cette nouvelle génération est susceptible de transformer profondément le monde des affaires du continent à long terme par notamment la formalisation d’activités du secteur informel ou la constitution d’entreprises individuelles (vs familiales). Boungou Bazika (2005) illustre cette mutation en indiquant que les entrepreneurs africains sont de plus en plus nombreux à cacher parfois l’existence de leur patrimoine à leur famille afin de réduire les charges qui pourront peser sur les marges des unités de production (nécessité de recruter des membres de la famille même quand cela n’est pas utile, de subvenir à leurs besoins au risque de compromettre la rentabilité de l’affaire, etc.) ainsi que les sources d’antagonisme[16]. Ajoutons enfin que si nous nous sommes concentrés sur le transfert de direction, une étude additionnelle sur celui de la propriété[17] serait éclairante pour fournir une meilleure vue d’ensemble du processus de transmission des entreprises familiales sénégalaises.

Sur un plan pratique, cette étude exploratoire a, en outre, permis de mettre en valeur des observations susceptibles de venir alimenter des propositions d’actions à destination des acteurs sénégalais, et plus largement ceux de l’Afrique subsaharienne (ASS). L’évolution de la situation économique en Afrique renforce, en effet, l’urgence d’un meilleur accompagnement des entreprises ancrées territorialement dans une tradition en renouvellement (ADEPME[18], 2013). S’inspirant des leçons tirées de l’expérience occidentale, il est préférable de prendre les devants et, d’emblée, investir une sensibilisation des dirigeants à la transmission d’entreprise (comme le recommande Di Bartolomeo, 2012). Cette démarche permettrait de garantir dans les meilleures conditions la conduite de l’opération, et à un niveau plus personnel, la réalisation d’un travail profond de deuil (Bah, 2009) pour « déjouer » la mort comme ultime achèvement de la succession. Notons d’ailleurs qu’en raison de l’urbanisation et de l’individualisation croissante de la société africaine qui tendent à désagréger la cellule familiale, il n’est pas complètement exclu d’assister à un rapprochement avec certaines régions du monde au sein desquelles un nombre croissant de dirigeants recourent à des repreneurs extérieurs à la famille pour assurer la continuité de l’entreprise, faute d’héritiers vraiment intéressés. Cette désaffection familiale due pour une bonne part à l’existence des stratégies compensatoires questionne incontestablement une évolution des mentalités des chefs d’entreprises sénégalais, car contrairement aux observations habituelles sur le choix possible de la modalité (Cadieux et Brouard, 2009 ; De Freyman et Richomme-Huet, 2010), ces éléments socioculturels leur offrent de nouvelles solutions…