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Dans un contexte de crise économique profonde, les produits industriels ne font plus rêver[1] et le retour aux valeurs, dont certains territoires sont porteurs, semble de nouveau à l’ordre du jour (Dibie, 2006). Les consommateurs aujourd’hui seraient en quête du « vrai », à la recherche d’authenticité, mais aussi de traçabilité, de qualité, cherchant à être au plus près des hommes et de la nature (tourisme rural, vert, communautaire, etc.), du « bien » remettant le « social » et l’« écologique » au cœur de leurs démarches (tourisme solidaire, tourisme social, éthique, respectueux de l’environnement, écotourisme…) et toujours du « beau » (beau paysage, beau temps, belle exposition, etc.). Au-delà du questionnement scientifique (Amirou, 2000 ; Cousin, 2011), cette notion d’authenticité mobilise les acteurs de la chaîne de commercialisation touristique qui doivent capter une demande en mutation, contribuer à forger une nouvelle image de la destination et trouver de nouveaux axes de valorisation et de développement (Botti, 2001), chacun rejouant d’une certaine manière l’éternelle opposition voyageur–touriste (Urbain, 1993) en gratifiant le visiteur en quête d’authenticité de toutes les qualités qui feraient défaut à la masse. Sur le plan anthropologique, cette notion était à l’origine attachée à certains territoires lointains ou en marge de la civilisation ; l’authenticité renvoyait à la pureté originelle de populations qui n’avaient pas été touchées par la société de consommation (Michel, 2004). Aujourd’hui, l’approche s’est élargie et la différenciation se fait par le biais d’éléments identitaires – langue, culture, savoirs enracinés, patrimoines, etc. – ou simplement par la présence d’une population plus généralement rurale, qui vit plus ou moins aux marges d’une urbanité triomphante (Urbain, 2002). Sur le plan du management, tant des territoires que des entreprises, le mot suggère des productions en petites séries, du « sur-mesure » (Cuvelier, 2007), mais aussi de la qualité et du luxe (Michaud, 2015).

Ces débats autour de la façon d’appréhender, de reconnaître et de faire valoir l’authenticité du territoire auprès des clientèles touristiques (et plus largement des consommateurs) se posent encore avec acuité en Corse, la destination cherchant à se positionner sur un marché de plus en plus concurrentiel. Les initiatives mettant en scène une image touristique authentique du territoire de la part d’acteurs locaux abondent, mais ne sont pas toujours structurées collectivement. Dans ce contexte, ce travail interroge précisément l’opérationnalité économique et sociale de la notion d’authenticité et la possibilité pour le territoire de faire de sa valorisation touristique le support de démarches de développement, à l’image des « stratégies de terroir » (Polge, 2003) mises en œuvre dans le domaine agroalimentaire. Nous étaierons la discussion à partir de l’étude du cas de l’agritourisme, « expérience touristique réalisée dans le milieu agricole [qui] repose sur la relation entre une organisation agricole, les services qui accompagnent le produit agricole et le touriste (ou excursionniste) » (Marcotte et al., 2002). Il s’agit d’un exemple tout à fait intéressant dans la mesure où les produits agritouristiques de façon générale « renvoi[ent] à un ensemble de valeurs positives et aux registres du ressourcement, de la rupture, de la détente, du calme, de la beauté, de l’authenticité, de la convivialité, de l’hédonisme, de la découverte, des patrimoines, etc. » (DATAR, 2013). En particulier en Corse, le développement de cette « filière » peut espérer bénéficier d’une image favorable préalablement alimentée par l’abondante offre de produits de terroir certifiés et dont les labels reconnaissent l’origine, la typicité et la qualité des productions. Par ailleurs, il existe une volonté clairement affichée par les acteurs institutionnels locaux de faire de l’agritourisme un produit « tête de gondole » de la valorisation économique et culturelle de l’authenticité du territoire corse.

Notre analyse exposera tout d’abord l’enjeu que représente la valorisation touristique de l’authenticité pour une destination comme la Corse, et reviendra sur les ressorts de cette notion protéiforme qui sont mis en débat par les scientifiques, mais aussi par les acteurs territoriaux. Enfin, nous mettrons ce débat à l’épreuve des réalités territoriales en revenant sur les enseignements tirés d’une enquête de terrain menée sur la « filière » de l’agritourisme Corse et qui vise à identifier les types de produits proposés et à confronter les stratégies des acteurs publics et privés dans la perspective d’esquisser les bases d’une possible qualification des produits agritouristiques « authentiques » pour ce territoire.

La valorisation touristique de l’authenticité, un enjeu de développement pour la destination Corse

Renouveler l’attractivité et la compétitivité de l’île

Après le choc touristique qu’a connu l’île à partir des années 1970 et qui l’a plongée rapidement dans une société de services (Furt et Maupertuis, 2006 ; Moretti, 2006 ; Martinetti, 2007), bon nombre d’acteurs locaux se sont interrogés sur la nécessaire réorientation des activités touristiques à partir de la valorisation des patrimoines locaux et des « produits identitaires », pour reprendre les termes de Dominique Taddei et Florence Antomarchi (1997). Dans un contexte de réappropriation de la culture corse, et plus généralement de mobilisation des ressources territoriales (Pecqueur et Gumuchian, 2007) pour construire des stratégies de développement, ces produits à haute valeur ajoutée devaient permettre de sortir l’île d’un tourisme balnéaire de masse, essentiellement caractérisé par un tourisme de cueillette tirant profit immédiat d’une rente de qualité territoriale (Levratto, 2001). Ainsi, relayant une critique sociale de la massification bien établie mais pour autant loin de tout rejet du capitalisme, il fut dès lors question d’une « marchandisation de la différence » (Boltanski et Chiapello, 1999) reposant sur l’activation d’éléments de « typicité » du territoire. Mais l’offre touristique corse a continué de progresser durant plusieurs années sur les bases d’un développement quantitatif, plutôt que qualitatif, soutenu par le jeu entre politiques publiques et acteurs privés (Furt et al., 2016). Le nombre de touristes est ainsi passé de 120 000 en 1960 à environ 3 millions en 2015. Et à l’aube de la décennie 2010, comme en 1970, cette offre restait particulièrement « littoralisée », concentrée pour l’essentiel dans les communes maritimes de l’île[2] (Tafani etal., 2014).

Fig. 1

Illustration  : La littoralisation de l’accueil touristique en Corse

Illustration  : La littoralisation de l’accueil touristique en Corse

Localisation des hébergements touristiques marchands en 1971 (carte de gauche) ; localisation des hébergements touristiques marchands en 2012 (carte de droite).

Source : Renucci, 1974 : 389 ; Caroline Tafani

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Depuis une dizaine d’années, la fréquentation se stabilise autour de 2,5 à 3 millions de touristes par an. Et si l’on considère que la Corse amorce dorénavant la phase de plateau du cycle de vie de la destination touristique à la Richard Butler (1980), se pose alors à nouveau la question du renouvellement de l’attractivité et de la compétitivité de l’île. Classiquement, les acteurs publics considèrent, d’une mandature politique à l’autre, que l’évolution positive de la trajectoire de développement de la destination doit passer par une amélioration de la rentabilité de l’offre, s’appuyant sur la mise en œuvre d’une politique de qualité[3], d’autant plus porteuse que la destination Corse présente pour cela des atouts indéniables que sont son environnement naturel de qualité et la préservation de ses paysages, son histoire et ses patrimoines vernaculaires, ou encore ses structures d’accueil touristique à taille humaine (Furt et al., 2014), et que la demande de patrimoines et d’authenticité des consommateurs est particulièrement forte (voir Plan d’aménagement et de développement durable de la Corse, PADD, 2015 : 41). Plus généralement, au-delà du seul secteur touristique, en Corse les institutions locales ont clairement fait le choix de la compétitivité régionale par la qualité et la différenciation territoriale comme levier économique, comme l’annonce le Plan d’aménagement et de développement durable de la Corse (PADDUC) voté en 2015, et qui reprend d’ailleurs les orientations stratégiques que l’on trouvait déjà dans les documents précédents (dès le Schéma d’aménagement de la Corse de 1972). Et, en ce sens, les acteurs publics locaux cherchent à développer une « stratégie publique territoriale autour de la valorisation des patrimoines naturels, matériels et immatériels, qui sous-tend une démarche de co-construction de l’image des lieux comme images de marques » (Ait Heda et Meyer, 2016). En ajoutant à la qualité l’ingrédient de l’identité territoriale, ils ont alors opéré subrepticement un glissement sémantique vers l’authenticité[4], valeur refuge qui fait vendre. C’est tout particulièrement le cas des institutions locales en charge du tourisme et de l’agriculture, comme nous le verrons plus loin.

L’authenticité, une notion plurielle à construire collectivement

Ainsi, le discours local dominant considère l’authenticité des lieux, des produits et des individus – la quête du vrai dans la guerre du faux (Eco, 1985) – comme une alternative sociétale acceptable. Cependant, si cette perspective semble faire l’objet d’un consensus assez large depuis plusieurs décennies, l’opérationnalité économique et sociale de la notion reste à définir et à construire. En effet, elle peut se charger de contenus très différents selon les points de vue, et les débats qui traversent la communauté scientifique font écho à ceux qui animent les acteurs territoriaux. Les points d’achoppement sont multiples et renvoient tout autant à des discussions sur les volumes de production ou les clientèles cibles (authenticité et luxe, tourismes alternatifs) que sur les ingrédients constitutifs des produits authentiques (rapports entre produits et territoires).

En particulier, lorsque l’authenticité conduit à commercialiser des biens immatériels jusqu’alors restés en dehors de la sphère marchande, l’hospitalité par exemple, se posent les questions de la reproduction de ce type de bien, de leur diffusion à un public plus large comme gage de rentabilité. Pour Luc Boltanski et Eve Chiapello (1999), la commercialisation de la rareté, son utilisation, à titre individuel et plus encore dans le cadre d’une stratégie collective, conduit à une critique du système capitaliste et ne peut trouver de solution que dans la limitation de la marchandisation de certains biens. En d’autres termes, vouloir répondre à une demande d’authenticité, touristique a fortiori, ne conduirait-il pas indéniablement à des dérapages quantitatifs qui vont nuire à la crédibilité de l’opération ? Ce type de démarche peut aboutir en effet, comme le souligne Guy Debord (1996) dans La société du spectacle, à une fabrication, à une folklorisation à des fins marchandes qui porte en elle les germes de sa destruction. Selon ces auteurs, cette dynamique, fondée au départ sur un principe de commercialisation limitée, ne pourrait donc résister à la pression d’une demande qui conduit à sa dénaturation. Nombreuses sont les études de cas scientifiques sur la valorisation touristique qui pointent du doigt ces dérives… (Furt et Michel, 2007).

Cette idée de commercialisation limitée, de production en petites séries et « sur mesure » (Cuvelier, 2007), renvoie également au débat sur le luxe. Dans son plus récent ouvrage Le nouveau luxe, Yves Michaud (2013) discute du rattachement de l’authenticité au luxe à travers l’expérience identitaire du consommateur. La consommation d’une expérience authentique, c’est-à-dire de la consommation de luxe dans ce qu’elle peut avoir d’ostentatoire, fonde l’identité et véhicule du plaisir. Le luxe n’est donc pas ici déterminé par le prix ou la valeur, mais par une expérience qui seule peut donner à l’individu le sentiment d’exister. De fait, l’assimilation du luxe à l’authenticité de l’expérience, si elle permet la valorisation économique de certains biens et ouvre le champ des possibilités de mobilisation stratégique, ne donne pas de véritable ancrage à la notion. Pourtant, suivant Stéphane Haber (2011), en ce domaine cette position n’est pas dominante. Celui-ci considère que le luxe a très longtemps symbolisé un genre de vie inauthentique, car très éloigné de la nature. Gilles Lipovetsky et Elyette Roux insistent sur le changement d’appréhension, le luxe « qui faisait vieux, apparaît dans la foulée de la réhabilitation de l’ancien, du retour des vraies valeurs, du vintage, de l’inflation du mémoriel et de l’authentique », comme absolument moderne. « La culture contemporaine du luxe serait fondée sur l’individualisation, l’émotionnalisation, la démocratisation » (Lipovetsky et Roux, 2003 : 20). Si cette terminologie correspond à certaines stratégies touristiques, elle ne permet pas de bâtir un véritable positionnement des acteurs de l’offre touristique. En effet, si pour le touriste tout peut être authentique et donc tout peut être luxueux, les acteurs du territoire doivent être en mesure de répondre à un large panel de demandes dont l’étendue sera souvent artificiellement adaptée ou reconstruite en fonction de la demande touristique. Au-delà des produits, ils peuvent encore construire l’image globale d’une destination qui correspondrait à ces attentes. Pour cela, ils devront envoyer des signaux reconnus par le consommateur, qui contribueront à assoir sa confiance et à construire la réalité d’un territoire nouveau. Finalement, c’est la question de la difficulté qu’il peut y avoir à normaliser des produits de luxe authentiques qui transparaît ici, rapprochant deux enjeux qui peuvent sembler antinomiques, à savoir reproductibilité de standards de qualité de service et unicité de l’expérience touristique.

Tous ces points de vue semblent se rejoindre autour de l’idée d’associer l’authenticité à un tourisme dit expérientiel (Camus, 2002). Ce positionnement est d’ailleurs validé en pratique par les opérateurs touristiques : les acteurs privés vont développer voyages et produits autour des thèmes de la rencontre ou se positionner sur de nouvelles formes de tourisme (rural, solidaire, responsable, durable, éthique…). Les territoires, puisant dans le passé et la tradition, les réinventant au besoin, vont organiser ou construire une image de la destination qui ne correspond pas toujours au quotidien ou à la réalité perçus par les touristes et les résidents. Le véritable enjeu repose alors sur la nécessaire stabilisation collective d’éléments saillants, de points d’ancrage au territoire qui seront autant de repères pour définir le contenu opérationnel de produits authentiques, pour développer une offre reproductible, lisible et répondant aux standards de qualité de services recherchés par les consommateurs. Dans la perspective d’une qualification de l’offre, c’est précisément pour éclairer cette construction collective que nous cherchons à identifier au préalable l’état de l’offre ainsi que les éventuelles divergences de points de vue et de pratiques qu’il peut y avoir entre acteurs publics et privés, mais aussi entre les entrepreneurs eux-mêmes.

Enquête d’authenticité au sein de la « filière » agritourisme en Corse

Pour interroger l’opérationnalité économique et sociale de la notion d’authenticité en Corse, nous nous sommes donc focalisés sur l’agritourisme. Cet exemple, qui fut l’objet d’un diagnostic prospectif mené en 2013-2014 dans le cadre d’une collaboration entre l’Université de Corse – UMR LISA et les collectivités publiques concernées (voir ci-après), s’avère tout à fait intéressant à étudier dans la mesure où il confronte plusieurs réalités de terrain.

D’abord, les produits valorisant le terroir sont au cœur des prérogatives des organismes en charge du développement rural, d’un côté, et du développement touristique, de l’autre. En ligne avec le PADDUC, ces institutions défendent une nécessaire valorisation des produits locaux « authentiques » à destination des consommateurs, et en particulier des clientèles touristiques, et cherchent notamment à structurer l’offre et à la qualifier pour éviter toute dérive de folklorisation et de contrefaçon, suivant des objectifs plus généraux d’amélioration de la commercialisation des produits et de soutien au développement local. Nous reviendrons plus en détail sur les stratégies et les opérations engagées par ces acteurs publics que nous avons analysées à partir de l’étude des documents de planification et d’entretiens avec des personnes-ressources au sein des structures concernées.

Ensuite, sur l’île, de plus en plus d’exploitants agricoles[5] se lancent dans des opérations de diversification de leur production agricole primaire : depuis 2003, le nombre de projets de diversification vers l’agritourisme s’est accéléré de façon régulière et, en 2013, on pouvait dénombrer en moyenne chaque année douze prestataires s’engageant sur le marché contre quatre avant 2003. Les stratégies de diversification sont variées, aussi bien en termes d’offre de prestations touristiques (voir illustration 2), qu’en termes de motivations[6] (enquête ATC/ODARC/UMR LISA 2015).

Fig. 2

Illustration 2 : Détail des prestations agritouristiques

Illustration 2 : Détail des prestations agritouristiques

Types de prestations et de services proposés par les exploitants agricoles en Corse (en parts des répondants à l’enquête téléphonique réalisée en 2013 dans le cadre de l’étude collaborative ATC/ODARC/UMR LISA).

Source : Enquête ATC/ODARC/UMR LISA, 2015

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Il y a donc ici une confrontation intéressante à discuter entre les discours et les actions portés par les acteurs publics et les stratégies des agriculteurs-entrepreneurs de l’agritourisme. Les stratégies des exploitants agricoles ont été appréhendées par une trentaine d’entretiens semi-directifs. Les agriculteurs rencontrés ont été sélectionnés sur la base de l’enquête régionale menée en 2013[7] (voir illustration 3), suivant un échantillonnage raisonné, de façon à assurer qu’ils soient représentatifs de l’ensemble des profils des exploitations agritouristiques identifiées dans cette étude[8] (voir tableau 1).

Fig. 3

Illustration 3 : Carte de la répartition de l’offre agritouristique en Corse en 2013-2014

Illustration 3 : Carte de la répartition de l’offre agritouristique en Corse en 2013-2014
Source : Enquête ATC/ODARC/ UMR LISA, 2015

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Nous considérons les produits agritouristiques comme des résultats du fonctionnement des systèmes productifs localisés et donc des stratégies mises en œuvre par les entrepreneurs ; et ces stratégies peuvent être décryptées par la combinaison de deux critères d’interprétation principaux : l’articulation entre activités agricoles et services touristiques d’une part, l’authenticité des produits décrite selon le cadre analytique relatif aux stratégies de terroir (Polge, 2003) d’autre part. Nous y reviendrons plus en détail un peu plus bas.

Fig. 4

Tableau 1 : Combinaisons de prestations agritouristiques proposées sur les exploitations

Tableau 1 : Combinaisons de prestations agritouristiques proposées sur les exploitations
Source des données : Enquête ATC/ODARC/UMR LISA, 2015

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Cette « filière » s’avère d’autant plus intéressante comme support d’expérimentation qu’elle s’appuie le plus souvent sur la préexistence d’éléments « identitaires » tangibles que sont les produits de terroir[9] labellisés[10] reconnus par des collectifs d’acteurs, qui peuvent servir de socle commun à la construction d’une image authentique. Ces produits de terroir peuvent effectivement être perçus comme un terreau fertile pour le développement de la commercialisation de produits agritouristiques authentiques, mais on peut aussi penser qu’ils pourraient au contraire représenter un véritable écueil à une organisation collective territorialisée, dans la mesure où la nécessaire dé-sectorialisation des approches et des points de vue se heurterait à une certaine inertie et à une forme de désintérêt de la part d’entrepreneurs déjà lourdement engagés dans des démarches de labellisation de produits agroalimentaires dans le cadre des filières agricoles.

L’authenticité au cœur du système d’acteurs

Si l’authenticité, notion éminemment transversale, semble renvoyer à des attentes différenciées de la part des consommateurs et des prestataires, ces attentes devront se traduire dans une organisation d’acteurs aptes à répondre à une certaine vision du territoire pour en construire une image authentique et lisible. Celle-ci peut résulter d’une décision de politique publique qui choisit et agrège des producteurs sur la base d’un cahier des charges précis, d’ailleurs souvent fondé sur une labellisation ou des signes de qualité ; elle peut encore résulter d’une multitude d’initiatives individuelles qui peinent souvent à se rassembler dans une démarche commune.

L’agritourisme comme vecteur de l’image d’une destination authentique : une « stratégie publique territoriale » en partage

Sur l’île, deux institutions principales peuvent, au regard de leurs prérogatives, intervenir directement sur la gestion des politiques publiques relatives à l’agritourisme : il s’agit des offices[11] en charge de l’agriculture – l’Office de développement agricole et rural de la Corse (ODARC) – et du tourisme – l’Agence du tourisme de la Corse (ATC)[12].

En remettant en action la « Route des Sens Authentiques », projet collectif de développement rural qui rassemble sur une même plateforme artisans, restaurateurs et hébergeurs, l’ODARC affiche clairement sa volonté de faire valoir l’authenticité comme levier de développement local et la situe d’ailleurs sans hésitation dans un cadre marchand. Cette authenticité est attestée et validée en pratique par le respect des valeurs et des principes énoncés dans les chartes d’adhésion[13] mises en place par la structure publique, et qui posent comme préalables à l’entrée dans le collectif la production de produits de terroir sous signe officiel de qualité ou, pour les restaurateurs, l’approvisionnement avec des produits certifiés et, pour les aubergistes et les tables d’hôtes, au moins 51 % de produits provenant de l’exploitant. L’ODARC reprend, sans surprise compte tenu de son champ d’intervention qui reste en premier lieu le développement agricole, les fondements des démarches de certification des produits de terroir ; et l’authenticité semble alors se définir sur la base d’une articulation plutôt stabilisée entre savoirs, savoir-faire et terroirs agronomiques, voire se confond carrément avec la notion de terroir prise dans son sens élargi, c’est-à-dire

un espace géographique délimité où une communauté humaine a construit au cours de l’histoire un savoir collectif de production fondé sur un système d’interactions entre un milieu physique et biologique et un ensemble de facteurs humains […] Il révèle une originalité, confère une typicité et aboutit à une réputation pour un bien originaire de cet espace géographique. (Casabianca et al., 2005)

En Corse, les spécificités géographiques, historiques et sociales du territoire font que, contrairement à l’invention collective du « Fin Gras du Mézenc » comme nouveau territoire sur la base du récit de l’identification d’un terroir attaché à un produit (Martin etal., 2000 ; Rieutort, 2007 ; Chabrat et al., 2014), le territoire se caractérise par des systèmes agraires emboîtés correspondant historiquement à des communautés villageoises et à des vallées dont certaines étaient connectées, d’autres enclavées, ce qui produit beaucoup de complexité, mais donne aussi lieu à la reconnaissance d’une grande variété de produits de terroir, comme autant de vecteurs d’authenticité. En matière de valorisation touristique du concept, l’ODARC se situe en réalité dans la reconnaissance de prestations et de services prolongeant l’acte de production agricole et valorisant la diversification des canaux de commercialisation. L’objectif est pluriel : éviter la contrefaçon de produits, pratique très répandue pour répondre à la forte demande estivale ; tirer profit de l’élargissement du bassin de demande en allant chercher les clientèles touristiques (d’ailleurs des opérations de communication de grande envergure ont été mises en œuvre à leur encontre[14]) ; valoriser les savoirs et savoir-faire ; et assurer un développement local plus équilibré, dans l’espace et dans le temps, la saisonnalité de la production agricole étant souvent à contretemps de la saison balnéaire…

Dans sa feuille de route du tourisme[15], l’ATC quant à elle réaffirme son positionnement en faveur d’un tourisme de qualité, « durable, respectueux de [l’]environnement et de [l’]identité ». L’agence soutient en ce sens le développement des complémentarités entre agriculture, terroirs et tourisme : « à travers un agritourisme original et adapté à nos spécificités, les terroirs corses, forts de leur identité, doivent devenir de véritables facteurs de différenciation et d’attractivité de la destination ». Elle œuvre également au développement d’une marque de destination sous le label « Corsica Made[16] », dont on ne manquera pas de relever l’habileté marketing à jouer du paradoxe entre local et global par le rapprochement entre la référence à l’ancrage local et la volonté d’une diffusion allant au-delà des frontières de l’île. Si « Corsica Made » n’est pour le moment qu’un simple slogan marketing renvoyant à la dimension expérientielle du séjour touristique corse, il y a bien derrière cela un enjeu de construction collective autour de la qualification d’une offre authentique lisible pour les consommateurs, comme l’illustre cet extrait du PADDUC :

Corsica Made entend donc porter un projet politique au sens où les rapports et les liens autour de l’activité touristique, se verront transformés si l’on remet tout à la fois au centre du projet les fondements de la démocratie participative que sont la concertation, la recherche du consensus et le sentiment d’appartenance à une terre, une culture, une langue, une histoire, des valeurs qui sont les marqueurs de l’identité corse. Antidote d’une démarche sectorisée, l’approche collective doit permettre de revenir aux fondamentaux qui ont construit la société insulaire autour des principes de solidarité, d’authenticité et d’hospitalité, dans le respect des équilibres territoriaux. (Schéma d’orientation pour le développement touristique du PADDUC, 2015 : 100[17])

L’ATC – qui intervient sur le soutien à la création, la restauration et la qualification des hébergements ruraux, mais aussi sur la commercialisation des produits touristiques – pourrait alors reconnaître des initiatives foisonnantes qui débordent le cadre de la continuité de l’acte de production agricole pour s’inscrire plus nettement dans le champ de la production de tourisme et de loisirs en espace rural…

Précisons qu’aux côtés de l’ODARC et de l’ATC, d’autres acteurs publics ou parapublics interviennent sur la filière « agritourisme », plus ou moins directement (voir illustration 4) : les chambres d’agriculture sont évidemment parties prenantes, mais leur rôle reste cantonné au soutien à la conception des projets en amont de la production, puis à la promotion et à la communication par l’intermédiaire de la déclinaison régionale de la plateforme nationale « Bienvenue à la ferme » ; les groupes d’action locale contribuent indirectement au développement de l’agritourisme tel que défini par Pascale Marcotte, Laurent Bourdeau et Maurice Doyon (2002) en soutenant l’initiative rurale et la valorisation des patrimoines ; dans le même sens, l’Office de l’environnement de la Corse s’investit dans la préservation de la qualité de l’environnement rural et encourage la valorisation patrimoniale, en particulier par la réalisation d’opérations comme les « Sentiers du Patrimoine[18] ». Enfin, côté « amont de la filière », le Parc naturel régional de Corse[19], bien qu’ayant pour mission de contribuer à la revitalisation de l’espace rural, tient un rôle relativement périphérique en matière de développement de l’agritourisme[20] dans la mesure où ses actions portent essentiellement sur le développement des activités de randonnées, la restauration du petit patrimoine bâti et la valorisation des espèces. « Côté aval », on retrouvera principalement les offices de tourisme[21] à l’œuvre en matière de promotion territoriale et, éventuellement, pour les plus importants d’entre eux, acteurs de la commercialisation des produits touristiques en complément des distributeurs privés.

Fig. 5

Illustration 4 : Représentation schématique du système d’acteurs de l’agritourisme corse

Illustration 4 : Représentation schématique du système d’acteurs de l’agritourisme corse
Source : Les auteurs, 2016

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L’authenticité est donc clairement valorisée par les institutions locales même si, on l’a vu, chacun agit dans le cadre de son périmètre d’intervention et de ses prérogatives. Au-delà de la « stratégie publique territoriale » en la matière, quelles sont les stratégies des acteurs privés, en l’occurrence des entrepreneurs de l’agritourisme ?

Les stratégies des entrepreneurs d’agritourisme en Corse

La trentaine d’entretiens réalisés avec des agriculteurs proposant des prestations touristiques (voir plus haut) nous amène à distinguer six types de stratégies différentes, que nous avons classées sur la base de la combinaison de deux critères d’analyse principaux : l’authenticité des produits et l’articulation entre production agricole et prestations touristiques au sein des systèmes productifs.

Nous nous sommes en premier lieu focalisés sur la façon dont les entrepreneurs combinent activités agricoles et prestations touristiques. Selon le droit rural français[22], sont qualifiées d’agritouristique les activités de transformation, de commercialisation des produits végétaux et des animaux de l’exploitation qui s’inscrivent dans le prolongement de l’acte de production, ainsi que les activités d’accueil à la ferme qui ont pour « support » l’exploitation (Varennes, 2010). Mais la notion de support est loin d’être univoque et reste soumise à l’appréciation des juristes et des praticiens. Ainsi la doctrine semble considérer le terme de support de deux façons : sous l’angle géographique et physique (il suffirait donc que les activités de service soient matériellement situées sur les exploitations et exercées par les agriculteurs concernés) ; sous l’angle économique (il serait nécessaire que les activités de service aient un lien étroit avec les activités de production animale et/ou végétale). Au regard du législateur, la façon dont productions agricoles et services touristiques doivent être articulés reste assez souple finalement[23], ce qui amène bien souvent les exploitants agricoles qui offrent des prestations touristiques à rester sous le régime agricole et à passer beaucoup plus rarement à un statut juridique et social de « pluriactif »[24] (Angeniol et al., 2008). Ces incertitudes interrogent également les stratégies des agriculteurs de l’agritourisme : quels sont les choix des entrepreneurs au-delà de la stratégie officielle d’optimisation juridique et comptable ? Comment articulent-ils, en pratique, agriculture et tourisme ? Mettent-ils en place un seul et même système, ou au contraire juxtaposent-ils plusieurs systèmes d’activités avec peu ou pas d’échanges entre eux ? Cette approche nous amène à identifier les entrepreneurs qui développent une « pensée stratégique entrepreneuriale » (Marchesnay, 2001) relative à l’élaboration de produits agritouristiques complets dans le sens où ils articulent de façon étroite les deux activités dans une logique que l’on peut qualifier d’« agri-rurale » (Rieutort et Lenain, 2012 ; Tafani, 2013) et qui va au-delà d’une gestion entrepreneuriale focalisée sur les seuls produits agricoles (et agroalimentaires). Ceux-ci se distinguent des entrepreneurs qui juxtaposent agriculture et tourisme dans une logique de pluriactivité effective.

Parallèlement, l’authenticité des produits agritouristiques identifiés est discutée à l’aune de la mobilisation d’actifs territoriaux dans le cadre de la stratégie entrepreneuriale développée, à l’instar des travaux de Marion Polge (2003). Cette auteure considère que le gestionnaire d’une PME de produits agroalimentaires peut mobiliser et combiner plusieurs types d’actifs de terroir, dont des ressources tangibles (pédologie, matériel génétique locale, etc.) et des ressources intangibles (savoir-faire, anecdotes, routines organisationnelles, etc.). Selon elle, en fonction des différentes combinaisons possibles entre les ressources tangibles et intangibles (et donc indirectement entre savoir, savoir-faire et terroir au sens agronomique du terme), il est possible de distinguer deux grands types de stratégies : la « stratégie de terroir fondamentale » si les trois ressources sont utilisées de manière intrinsèque et définissent une véritable « typicité » au produit entrepreneurial ; et la « stratégie de terroir symbolique » qui ne s’appuie pas sur l’ensemble des ressources et ne repose pas nécessairement sur la mobilisation d’actifs tangibles, mais plutôt sur la représentation que les clients-consommateurs peuvent avoir du terroir. Nous avons réutilisé ce cadre analytique, initialement appliqué à l’entreprise agroalimentaire, en le déclinant ici aux entreprises agritouristiques afin d’éclairer le débat sur le lien entre authenticité, produits de terroir et territoire dans les termes proposés par l’ODARC.

Fig. 6

Tableau 2 : Profils des entrepreneurs d’agritourisme identifiés

Tableau 2 : Profils des entrepreneurs d’agritourisme identifiés
Source : Auteurs d’après l’enquête ATC/ODARC/UMR LISA, 2015

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Au regard des éléments de résultats de l’enquête de terrain présentés au tableau 2, il ressort notamment que les stratégies entrepreneuriales agritouristiques à proprement parler (produit complet) restent marginales : seuls les deux premiers profils d’entrepreneurs semblent réellement engagés dans ce type de démarche, tandis que la plupart des agriculteurs se contentent de bénéficier du passage des touristes pour écouler leurs produits à travers des circuits de vente directe, ou restent dans une démarche attentiste et opportuniste qui consiste à tirer un profit immédiat de la saison touristique avec un investissement minimal (Senil etal., 2014). Par ailleurs, dans le premier profil identifié (en développement sur le territoire), le rapport de connexité entre agriculture et tourisme semble s’inverser au profit d’un tourisme qui devient vite dominant, aussi bien en termes de rentabilité (mais cela se retrouve aussi classiquement dans d’autres profils – voir aussi Tafani, 2013) qu’en termes d’allocation du temps de travail et des investissements. Enfin, si l’on considère l’authenticité des produits selon la définition proposée par l’ODARC dans sa « Route des Sens Authentiques », d’une certaine façon beaucoup de profils d’entrepreneurs et beaucoup de produits agritouristiques se valent, puisque la plupart semblent mettre en œuvre des stratégies de terroir fondamentales… Seuls les « hébergeurs » qui ne proposent aucun lien avec le métier d’agriculteur[25] seraient aujourd’hui exclus des adhérents potentiels. Finalement, si tous, ou presque tous les produits touristiques en lien avec le milieu agricole proposés par les agriculteurs[26] peuvent être considérés comme authentiques à partir du moment où ils valorisent des produits de terroirs certifiés, comment rendre compte de la diversité de l’offre agritouristique corse dont on perçoit bien la richesse au tableau 2 ? Cette offre est-elle bien lisible auprès des consommateurs, lesquels ont certainement aussi des idées précises de ce que doit être un « agritourisme authentique » ?

Conclusion : Agritourisme, tourisme à la ferme ou tourisme rural, que faut-il labelliser ?

L’authenticité reste une notion transversale qui peut être accolée à beaucoup de territoires, tant la stratégie de valorisation touristique de l’authenticité est une démarche partagée par bien des acteurs et bien des destinations touristiques. Mais, somme toute, son contenu particulier se charge des spécificités des territoires dans lesquels elle se décline et résulte des jeux d’acteurs territoriaux en tension. En Corse, les acteurs publics concernés par l’agritourisme portent des stratégies qui restent cantonnées aux périmètres et aux secteurs d’intervention de chacun, entre recherche d’une demande touristique additionnelle pour la commercialisation des produits agricoles certifiés (ODARC) et encadrement de la production touristique en lien avec le terroir pour la construction d’une image authentique de destination (ATC). Ces deux logiques se confrontent aux stratégies des prestataires d’agritourisme qui s’illustrent par une diversité de profils, de l’agriculteur-commerçant pour qui la vente aux touristes s’inscrit dans le prolongement de son acte de production ou du pluriactif qui juxtapose deux métiers sans véritablement établir de lien entre eux, à l’entrepreneur agri-rural plutôt engagé dans une démarche de tourisme rural. Entre ces deux pôles, on observe des stratégies d’entrepreneurs transversales, même si elles sont relativement rares (voir profil des entrepreneurs de l’agritourisme), plus complexes à saisir certes que ne le fait le droit rural français actuellement, mais intéressantes en matière de valorisation touristique de l’authenticité. Ce produit correspond d’ailleurs aux attentes d’une certaine clientèle qui le considère comme un « agritourisme authentique » (ATC/ODARC/UMR LISA, 2015). Ainsi, du point de vue du management du tourisme, se pose la question de la qualification de l’offre d’agritourisme : pourquoi ne pas s’inspirer du système de labellisation mis en œuvre sur l’île de Majorque aux Baléares ? En s’appuyant sur un cadre législatif ad hoc, les autorités locales majorquines ont fait le choix de clarifier l’offre d’agritourisme, de la segmenter pour répondre aux attentes des différentes clientèles, ce qui a également eu pour effet de permettre un meilleur ciblage des politiques publiques. Ainsi la labellisation proposée distingue-t-elle les « hôtels ruraux » des structures de « tourisme d’intérieur » et des structures « agritouristiques », sur la base de l’encadrement du nombre de lits proposés, des types de prestations touristiques offertes (services de petit déjeuner identitaire par exemple) et de la qualité du patrimoine bâti pour l’accueil des touristes (Furt et Tafani, 2011). Évidemment, toute classification figeant d’une certaine façon les réalités territoriales, ce type de démarche nécessite des ajustements permanents pour coller au plus près de la dynamique des territoires, à l’instar des démarches de certification des produits de terroir qui s’appuient sur une actualisation régulière (Rieutort, 2007).