Corps de l’article

Cet article doit beaucoup à une expérience d’enseignement dans une licence professionnelle axée sur la promotion et la valorisation touristique des territoires et de leurs patrimoines. Invité à apporter un regard sociologique dans le cadre d’un enseignement de marketing et d’économie du tourisme, je me suis inspiré pour cela des travaux de Franck Cochoy (2002 ; 2004a) sur les dispositifs de captation des consommateurs parmi lesquels figurent en bonne place les emballages. Une sociologie du tourisme peut en effet s’intéresser directement aux touristes eux-mêmes et à la façon dont leurs caractéristiques sociales (âge, génération, genre, profession et catégorie socio-professionnelle, etc.) influencent ou déterminent leurs pratiques touristiques (Cousin et Réau, 2009). Elle peut aussi bien s’intéresser aux types de rencontres qui se produisent dans le cadre de séjours touristiques (par exemple Chabloz, 2007 ; Giraud 2007). Mais il est également possible – et ce n’est évidemment pas exclusif d’autres approches – de s’intéresser aux différents artéfacts qui jouent le rôle de médiateurs dans la relation entre le touriste, son séjour ou son voyage. Il s’agit autrement dit d’appliquer à la sociologie du tourisme une perspective qui, de façon plus générale, redonne toute sa place aux « non-humains » dans la constitution des relations et des collectifs (Houdart et Thiery, 2011). Plusieurs travaux se sont déjà intéressés aux dispositifs qui équipent les touristes, plus particulièrement dans leurs déplacements et leur information (Calvignac et Jalaudin, 2014). Mais il n’a pas été tenté, à notre connaissance, d’appliquer de façon systématique au marketing touristique la sociologie du packaging ou de l’emballage proposée par Cochoy. Or cette dernière se révèle très pertinente aussi dans ce domaine. Dès 2002, Cochoy lui-même observait d’ailleurs qu’une publicité de voyagiste (l’exemple retenu était celui d’une publicité pour FRAM publiée dans le journal Libération) pouvait rassembler « tous les attributs d’une économie d’emballage » (2002 : 205). Nous avons donc pris Cochoy au mot pour commencer à appliquer à la sociologie du tourisme cette sociologie des emballages qui s’intéresse à la façon dont les artéfacts marchands captent l’attention des consommateurs que sont aussi les touristes. Il n’est pas question, bien sûr, d’emballer le voyage lui-même, ou la destination, de la même façon qu’on emballe des céréales, du café ou encore du jambon. Mais l’étude des emballages dans les stratégies de captation des touristes n’en est pas moins possible, pour peu que l’on accepte de donner un sens élargi à cette notion d’emballage en y incluant la publicité. Comme tout emballage, elle permet en effet d’« identifier les différences entre des produits similaires, mettre en doute les différences de prix, prendre en compte les marques et s’informer sur les services » (Cochoy, 2002 : 205). Cela permet d’observer, dans un premier temps, que le marketing touristique mobilise les mêmes « registres cognitifs » (Cochoy, 2004b : 96) que ceux mobilisés dans d’autres domaines par le packaging, en s’appuyant sur les mêmes logiques de captation : enchaînement, intéressement, engagement et attachement. Mais cela permet aussi, dans un second temps, de questionner l’unité de ces différentes logiques qui, chez Cochoy, coïncidaient avec les déterminants de l’activité sociale de Max Weber (action traditionnelle, action rationnelle en finalité, action rationnelle en valeur, action affectuelle). Dans le présent article, l’unité de la logique d’attachement qui, pour Cochoy, table sur un registre affectif sera interrogée plus particulièrement. L’examen des emballages touristiques associé à quelques enseignements tirés des dissociations que font apparaître les observations neurologiques met en effet particulièrement en évidence l’hétérogénéité de cette logique d’attachement et nous conduit finalement à la décomposer au minimum en une logique d’aguichement et une logique d’appariement. L’objectif de ce travail de recherche se veut donc double : souligner d’une part le caractère heuristique de la sociologie de l’emballage dans l’étude du marketing touristique, partir d’autre part de nouvelles observations tirées du marketing touristique pour montrer comment il nous semble possible d’approfondir encore les analyses proposées par Cochoy.

Une sociologie du packaging

Pour saisir et comprendre le comportement du consommateur, dit Franck Cochoy, il peut être préférable de se tourner non pas vers le consommateur lui-même, mais vers l’emballage, cet artéfact qui à la fois « capture le produit (l’enveloppe, le masque, le représente) et captive donc le consommateur (le fascine et l’informe, l’attire et le retient, le détache et l’attache) » (2004b : 72). Cette sociologie de l’emballage ou du packaging (Cochoy, 2002) permet de découvrir « à quel point l’emballage participe à la construction des préférences du consommateur et à l’activation de ses registres d’action » (Cochoy, 2004b : 72-73). À partir de l’étude de quelques exemples simples d’emballages (une affiche publicitaire de 1995 pour la marque de pastis Ricard, un paquet de cigarettes légères Gauloises blondes dans sa version de 2001, un paquet de café de marque Jacques Vabre et un paquet de café Kalinda, commercialisé par l’entreprise Lobodis et labellisé par Max Havelar[1]), Cochoy identifiait quatre logiques de captation correspondant à quatre registres d’action : une logique d’enchaînement, une logique d’intéressement, un logique d’engagement et une logique d’attachement.

La logique d’enchaînement mobilise le registre sociologique des habitus, au sens de Pierre Bourdieu (1980). Il s’agit de miser sur la capacité des êtres humains à incorporer des dispositions, constitutives donc de « schèmes incorporés » (Cochoy, 2004b : 76) qui se traduisent par des habitudes ou des traditions de consommation. Le mot même d’enchaînement renvoie au lien entre la consommation passée et la consommation future, à la succession et à la reproduction des pratiques (ibid.). Dans l’article de Cochoy (« L’emballage, ou comment capter en chaque homme le baudet qui sommeille »), cette logique est introduite par l’analyse d’une affiche de la marque Ricard, qui a assez bien réussi en France, au fil des années et de nombreuses campagnes publicitaires[2], à faire de cette boisson « un quasi produit générique, dont le nom vaut – ou devrait valoir – pour ‘alcool anisé’, de la même façon que le nom de marque ‘Bic’ sert à désigner un stylo-bille » (Cochoy, 2004b : 75). Il est possible d’en conclure que la logique d’enchaînement, au sens où l’entend Cochoy, est présente à chaque fois qu’un nom de marque est devenu un nom générique, même si elle ne se réduit sans doute pas à cela.

La logique d’intéressement mobilise le registre logique de la réflexion et du calcul. Elle est présente sur le paquet de Gauloises à travers toutes les informations apportées au sujet du produit : le nombre de cigarettes que contient le paquet, leur composition, le nom de l’entreprise qui les commercialise, la mention « fabriqué en France », les mentions « nuit gravement à la santé » et « fumer provoque le cancer », etc. Ces informations, souvent imposées ou au minimum réglementées par la législation, se veulent les plus factuelles et les plus objectives possibles. Elles tablent sur la capacité des consommateurs à choisir ce qu’ils consomment de façon rationnelle, au besoin par le calcul, en comparant les caractéristiques objectives ou du moins objectivables des produits concurrents. Cet intéressement, précise Cochoy, peut être négatif (cas des mises en garde contre les dangers du tabac qui visent à inciter le consommateur rationnel et soucieux de sa santé à renoncer au tabac[3]) ou positif (à chaque fois justement qu’il s’agit d’amener le consommateur, après réflexion, à choisir ce produit plutôt qu’un autre). Ici encore, les exemples peuvent être multipliés sans difficulté : il n’y a presque pas d’emballages, en réalité, qui n’apportent pas au moins quelques renseignements, obligatoires ou volontaires, qui relèvent de cette logique d’intéressement.

La logique d’engagement quant à elle mobilise le registre axiologique des valeurs. Il s’agit d’afficher sur l’emballage toute une série d’informations qui témoignent plus spécifiquement des engagements éthiques et politiques de ceux qui fabriquent et commercialisent les produits et qui tablent sur le fait que de nombreux consommateurs partagent ces mêmes engagements. C’est ainsi que les emballages des produits du commerce équitable – rappelons que l’exemple analysé par Cochoy était celui d’un paquet de café labellisé par Max Havelar – se couvrent de logos, de labels et de textes qui viennent attester de ces engagements. La politisation est ici volontaire (contrairement à ce qui se passe quand la loi oblige les fabricants de cigarettes à afficher des avertissements dans le cadre d’une politique de santé publique). Elle est également substantielle : le produit lui-même est censé être un produit engagé et le marketing met en avant ses qualités éthiques et sociales à côté d’autres vertus comme les qualités gustatives. Les rapports de production eux-mêmes, à rebours de ce que dénonçait Marx dans le chapitre du Capital sur le fétichisme de la marchandise, sont explicités et deviennent un argument de vente. Le succès des produits biologiques ou équitables[4], au moins dans le domaine de l’alimentation, permettrait là encore de multiplier les exemples d’emballages qui répondent à cette définition. Dans le domaine des produits textiles, nous pouvons retenir un exemple particulièrement subtil de cette logique d’engagement qui présente également l’intérêt de nous rapprocher du domaine du tourisme : celui des vêtements outdoor éco-conçus de la marque Patagonia. L’entreprise en effet est allée jusqu’à insérer une annonce publicitaire dans le New York Times du 25 novembre 2011 sur laquelle figurait la photographie d’une de ses vestes polaires les plus vendues accompagnée d’un message en grosses lettres : Don’t buy this jacket. Le texte d’accompagnement précisait que cette journée de Black Friday reflétait la « culture de consommation » qui menace les systèmes naturels dont dépend la vie. C’est pourquoi l’entreprise invitait ses clients potentiels à réfléchir avant d’acheter cette veste ou tout autre article. Mais le message sous-jacent était évidemment aussi d’inviter les consommateurs qui partagent les valeurs écologistes de l’entreprise à acheter plutôt ses produits que ceux de la concurrence lorsqu’ils en ont vraiment besoin.

Nous avons gardé pour la fin la logique d’attachement qui mobilise un registre que Cochoy appelait à la fois symbolique et affectif. C’est encore l’examen du paquet de Gauloises blondes qui lui servait à préciser sa définition. Il observait d’abord que le nom de la marque pouvait renvoyer aux Gaulois, une désignation ethnique qui participe, dans le cas français, à l’identification nationale. Cette première impression, disait-il, était encore renforcée par le casque gaulois dessiné sur le paquet. Cette observation est difficilement contestable. Le choix du nom Gauloises date de 1910 et le casque gaulois, d’abord dessiné par l’illustrateur Maurice Giot, apparaît sur les paquets dans les années 1920. C’est l’époque où les écoliers apprenaient l’histoire de France dans le manuel de cours élémentaire d’Ernest Lavisse (qui débutait par la fameuse expression « Autrefois notre pays s’appelait la Gaule et les habitants s’appelaient les Gaulois »). La troisième république popularise ainsi une thèse, développée dès 1828 par Amédée Thierry, selon laquelle la France et la Gaule sont un même pays (Brunaux, 2008)[5]. Les images de Vercingétorix et d’autres guerriers gaulois coiffés de casques ailés sont très présentes à l’époque et pendant encore plusieurs décennies, dans les livres scolaires comme sur les murs des classes. Et sur les monuments aux morts de la Guerre de 1914-1918, généralement érigés au début des années 1920, c’est parfois une statue ou un buste de guerrier gaulois qui représente le « poilu » (ainsi à Barbizon en Seine-et-Marne, à Plourin-lès-Morlaix dans le Finistère ou encore à Thiers dans le Puy-de-Dôme[6]). On peut ajouter à cela, et Cochoy ne manquait pas de le faire, le personnage d’Astérix, créé en 1959, sur le mode humoristique cette fois, par Albert Uderzo. Si l’attachement consiste à faire référence à des emblèmes identitaires, il n’est pas difficile non plus d’en trouver d’autres exemples. C’est ainsi que dans le domaine alimentaire, le renouveau des brasseries artisanales, en France mais aussi ailleurs dans le monde, s’appuie beaucoup, d’un point de vue marketing, sur les emblèmes d’identité régionale[7].

Mais ces « significations symboliques » de type identitaire, disait Cochoy, n’étaient pas les seules à figurer sur le paquet de Gauloises. Il fallait également selon lui être attentif au genre féminin du mot Gauloises. Il n’y a pas de doute, ajoutait-il, qu’il y a là

une signification érotique, d’autant plus évidente ici qu’il faut ouvrir le paquet pour atteindre le produit – déshabiller les « blondes » pour mieux les atteindre/les étreindre. Mon mâle guerrier doit ressentir un désir d’autant plus vif que ces Gauloises sont réputées « légères » – un adjectif ambivalent s’il en est. Mieux : une femme facile n’est-elle pas une allumeuse, comme l’allumette, indispensable complément de la cigarette ? (Cochoy, 2004b : 79)

Je dois avouer que l’évidence d’une telle signification, dans le cas présent, ne m’avait pas frappé (si ce n’est la polysémie du mot « blondes » et peut-être celle du mot « légères »). Mais à chacun, après tout, ses fantasmes. Il est indéniable, cela dit, que de telles associations, qui font appel au « symbolisme sexuel », sont utilisées délibérément et régulièrement par les marques pour érotiser leurs produits. Cochoy en apporte la preuve, dans le domaine du tabac et de ses accessoires, à l’aide de trois reproductions de paquets d’allumettes anciens, mais les exemples sont innombrables et ont fait l’objet de toute une littérature de dévoilement plus ou moins critique (de Herbert Marcuse[8] à Jean Baudrillard et Naomi Klein, pour ne citer que trois noms, parmi les plus connus, également cités par Cochoy). Bref, Cochoy pouvait identifier, à partir de l’étude du paquet de Gauloises, « une double stratégie d’attachement : attachement collectif, en termes d’identification nationale ; attachement individuel, en termes de rapport érotique » (2004b : 80). Et cette double stratégie s’appuyait selon lui sur une « dimension affective, qui parie sur la séduction, l’affect » (Cochoy, 2004b : 94).

Application au domaine du tourisme

C’est ce modèle, avec ces exemples, que j’ai présenté à des étudiants de licence professionnelle en leur demandant, à ma suite, de trouver et d’analyser par eux-mêmes d’autres exemples d’application au domaine du tourisme des quatre logiques de captation distinguées par Cochoy. Pour cela, il a fallu, à la suite de Cochoy et comme mentionné plus haut, élargir la notion d’emballage. Le marché du tourisme est d’abord un marché de services. On n’emballe pas un séjour, un vol, un repas au restaurant, un après-midi à la plage, une randonnée ou encore une visite de musée ou de monument comme on emballe un pastis ou des cigarettes[9]. Néanmoins la publicité est une « forme distante mais très efficace d’emballage » (Cochoy, 2007 : 157). Et les publicités touristiques, comme déjà mentionné également, peuvent rassembler « tous les attributs d’une économie d’emballage » (Cochoy, 2002 : 205).

Si l’emballage consiste en tous les objets techniques utilisés pour vendre ou, comme l’écrit Cochoy, les « artéfacts marchands » destinés à capter « l’attention/l’inclination du consommateur » (2004b : 71), alors cet emballage est bien présent également dans le domaine du tourisme (affiches et messages publicitaires, sites Internet, catalogues, « serviscène », etc.). Les coffrets cadeaux de type Smartbox ou Wonderbox peuvent d’ailleurs être vus comme de véritables « mises en boîte » de services touristiques. Sans même parler de ces coffrets cadeaux, il n’est pas difficile de retrouver sur les emballages au sens large des services touristiques les différentes logiques de captation identifiées par Cochoy. Une affiche pour le Club Méditerranée (« Tous les bonheurs du monde ») peut ainsi illustrer la logique d’enchaînement appliquée au tourisme : le « Club Med » – l’entreprise a repris à son compte l’apocope populaire – n’est-il pas devenu une sorte de terme générique qui désigne les séjours dans des villages de vacances[10] ? Les catalogues ou les sites de vente en ligne de vols ou de séjours ne manquent pas, quant à eux, de descriptifs apportant aux voyageurs et aux touristes des informations qui leur permettent de réfléchir à leur voyage, en conformité donc avec la logique d’intéressement. Il ne manque pas non plus de voyagistes et d’organismes de promotion touristique qui jouent sur la notion de tourisme « équitable », « durable » ou encore « solidaire » et font donc appel aux valeurs des consommateurs dans une logique d’engagement très analogue à celle utilisée pour la vente des produits alimentaires « équitables », « solidaires » ou « biologiques »[11]. Enfin, de très nombreuses campagnes publicitaires d’organismes de promotion touristique de pays ou de région, de leur côté, font appel à des « symboles » d’identité nationale ou régionale, un peu comme la marque de cigarettes Gauloises faisait appel à un « symbole » identitaire. Un message publicitaire de promotion du Québec, choisi deux années de suite par les étudiants, en donne un très bon exemple (Québec Original, « Raconter le Québec », 2012[12]). Cet abondant usage de la logique d’attachement collectif, pour parler comme Cochoy, n’a rien d’étonnant dans le domaine touristique puisqu’il s’agit très souvent de capter la clientèle en lui vantant les particularités du pays ou de la région. Il peut s’agir bien entendu et il s’agit de fait aussi très souvent de paysages, qui ne sont jamais des réalités strictement naturelles mais des sites qui existent en tant que motifs écouménaux – ressources, contraintes ou agréments – pour telles personnes ou tels groupes (Berque, 2000 ; Le Bot, 2014) et peuvent aussi, du même coup, être utilisés comme emblèmes des régions ou des pays concernés.

Mais l’attachement individuel, « en termes de rapports érotiques », n’est pas très difficile à trouver non plus, de façon très explicite ou plus subtile. Nous n’en donnerons que trois exemples. Le premier fait appel de façon très explicite à l’érotisme. Il s’agit de la campagne Do It for Denmark de l’agence danoise Spies Rejser, filiale du groupe Thomas Cook. S’appuyant sur une enquête qui montrait que les Danois ont plus de relations sexuelles lors de séjours touristiques urbains, le message publicitaire, lancé en 2014, mêle humour et érotisme pour proposer des séjours « romantiques » dans des villes comme Paris[13]. Notre deuxième exemple, presque aussi explicite, est celui des calendriers « sexy » des hôtesses de la compagnie aérienne Ryanair qui ont été très remarqués pendant leurs quelques années d’existence, de 2008 à 2014. Il s’agissait officiellement de calendriers vendus au profit d’œuvres caritatives pour lesquels des hôtesses de la compagnie posaient en petite tenue. Mais le nom et le logo de la compagnie étaient bien visibles. C’est son président-directeur général, Michael O’Leary, qui a annoncé fin 2014 qu’il n’y aurait pas de calendrier 2015 en raison des critiques pour sexisme émanant de passagères ainsi que de nombreuses associations[14]. Notre troisième exemple, plus subtil, est celui d’un message publicitaire pour la promotion cette fois des vacances dans le département français de la Vendée[15]. « On se souvient toujours de ses premières fois », dit cette publicité, qui énumère toute une série de premières fois sauf une… pour mieux nous y faire penser (comme le prouvent les rires qui ont accompagné sa présentation en cours par le groupe d’étudiants qui me l’a par la même occasion fait connaître).

Bref, le modèle de Franck Cochoy semble renforcé par sa reproductibilité. Il guide la recherche d’exemples et permet effectivement d’en trouver qui correspondent aux quatre stratégies de captation qu’il distinguait.

Les limites du modèle

Notre expérience d’utilisation du modèle de Cochoy dans le cadre d’un enseignement de licence professionnelle montre, autrement dit, que le modèle fonctionne. Les étudiants n’ont aucune difficulté à trouver des exemples de mise en œuvre des logiques de captation que ce modèle distingue, autres que ceux présentés par leur professeur. Les analyses qu’il permet de faire sont reproductibles. Mais ne fonctionne-t-il pas trop bien ? Ne laisse-t-il pas, ce faisant, échapper certains aspects de la réalité ?

Cochoy observait dans une note, presque en conclusion de son texte, qu’« en arrière de ce quadruple registre de captation, on retrouve chacune des modalités de l’activité sociale identifiées par Max Weber : comportement affectuel pour l’attachement, comportement traditionnel pour l’enchaînement, comportement rationnel en finalité pour l’intéressement, comportement rationnel en valeur pour l’engagement » (Cochoy, 2004b : 94)[16]. Nous pouvons nous demander s’il ne retrouvait pas d’autant plus facilement ces quatre modalités de l’action qu’il les y avait placées dès le départ. N’étaient-ce pas elles qui orientaient d’emblée l’observation ? Nous pouvons relever en tout cas qu’il trouvait « réconfortant de constater à quel point l’observation des acteurs et des dispositifs ordinaires nous amène à reconnaître la pertinence de l’ensemble de ces registres d’action » (ibid.). Mais nous pouvons penser également que Cochoy, dans une note méthodologique, partait « du beau milieu des choses » pour construire une typologie de façon inductive. S’il observait que cette typologie rejoignait celle de Weber, il la systématisait, d’une façon qui ne se trouve pas chez Weber, par l’identification et le croisement de deux axes : un axe horizontal qui oppose, de gauche à droite, le temps court de la réponse immédiate ou pré-réflexive et le temps long de la réflexion consciente, et un axe vertical qui oppose, de haut en bas, les comportements tournés vers l’extérieur (vers les choses et/ou vers autrui) et les comportements tournés vers soi. C’est ainsi que du côté de l’immédiat, mais tourné vers l’extérieur, on a l’attachement, qui mobilise un registre symbolico-affectif et parie sur l’affect et la séduction pour « placer l’acheteur dans un réseau d’appartenance avec les hommes et les choses » (Cochoy, 2004b : 95). Toujours du côté de l’immédiat, mais tourné vers soi, on a l’enchaînement, qui parie sur l’habitus et la fidélisation, pour placer le consommateur dans un continuum passé-présent-futur. Du côté du temps long maintenant, mais tourné vers l’extérieur, on a l’engagement, qui mobilise le registre axiologique et parie sur les valeurs et les convictions pour « placer le consommateur face à des enjeux-sociopolitiques » (ibid.). Du côté du temps long enfin, mais tourné vers soi, on a le registre logique, qui parie sur le calcul et l’information.

Cochoy (2007) reprenait ce modèle de façon quasiment identique dans un article ultérieur pour analyser cette fois la façon dont l’emballage et l’étiquetage jouent le rôle de médiateur dans la construction du goût des consommateurs de vin. La seule différence notable portait sur la définition de l’attachement. En 2004, ce dernier, comme nous l’avons vu, était défini à partir d’un registre « symbolico-affectif ». Mais la définition insistait sur l’affect et la séduction. En 2007, le « symbolico-affectif » avait fait place au « sensoriel/affectif ». Il s’agissait de parier sur le sens et l’affect (non plus seulement sur l’affect). La séduction n’avait pas disparu mais passait un peu au second plan. Cela nous renforce dans l’idée que nous voudrions développer dans la suite de cet article, que la notion d’attachement telle que la définissait Cochoy restait très (trop) hétérogène. Et dans la mesure où ses travaux ultérieurs l’ont conduit à s’éloigner sensiblement de cette question, y compris ceux qui portent sur les ressorts de la curiosité (par exemple Cochoy, 2011a ; 2011b ; 2011c), il nous a semblé utile d’y revenir.

Rappelons que Cochoy croyait pouvoir identifier, à partir de l’examen d’un paquet de cigarettes Gauloises, « une double stratégie d’attachement […] en termes d’identification nationale [et] en termes de rapport érotique » (2004b : 80). Il précisait dans une note qu’il prenait « la notion d’attachement dans un sens beaucoup plus étroit que les chercheurs du Centre de sociologie de l’innovation[17] » (Cochoy, 2004b : 80). Il reprochait en effet à ces derniers, à juste titre selon nous, de ne pas suffisamment expliciter le sens donné à cette notion, « qui semble pour eux pouvoir désigner tout type de lien, tous les rapports qui rattachent une personne et des choses », préférant « restreindre l’attachement à sa dimension affective, retenant en cela le sens amical, familial ou amoureux d’expressions populaires comme ‘avoir des attaches’, ‘être attaché’, ou ‘avoir une liaison’«  (ibid.). C’est cette restriction qui lui permettait de faire coïncider l’attachement avec l’action affectuelle de Weber. Mais même ainsi restreinte, sa définition de l’attachement restait très hétérogène et son identification à l’action affectuelle de Weber, discutable. La définition était d’autant plus hétérogène que l’article de 2007 ajoutait encore la dimension sensorielle : le testing, le fait de goûter « physiquement » (Cochoy, 2007 : 166). Puisqu’il parlait de « registres cognitifs » et précisait qu’il n’entendait nullement en « figer la liste » (Cochoy, 2004b : 96), commençons par tirer parti des observations des sciences cognitives pour parvenir à identifier des registres mieux dissociés et plus homogènes. L’un des grands enseignements de la neurologie, de ce point de vue, est la distinction entre la sensorialité (vue, ouïe, toucher, odorat, goût…) et l’affectivité[18]. Perdre l’une, au moins partiellement, n’implique pas de perdre l’autre. Dans certains tableaux cliniques, les patients ont perdu la sensibilité à la douleur : ils n’en mesurent plus la qualité ou l’intensité, ce qui les expose à des risques particuliers (brûlures, mutilations). Dans d’autres tableaux cliniques, en revanche, les patients mesurent toujours la douleur (ils peuvent la localiser, apprécier son intensité), mais ils n’ont plus d’aversion ou d’affect à son égard : la douleur, bien que ressentie, leur est devenue indifférente. Ces cas, connus dans la littérature neurologique sous le nom d’asymbolie à la douleur, montrent qu’il faut distinguer l’insensibilité à la douleur de l’indifférence à la douleur. La première est un trouble de la sensation, la seconde un trouble de l’affectivité. Même si ces deux registres peuvent s’associer dans les comportements humains et plus généralement animaux (une sensation peut être recherchée en raison des affects – le plus souvent agréables dans ce cas – qu’elle procure), ce sont bien, d’un point de vue cognitif, deux registres différents. Et cela donne une piste supplémentaire pour l’observation des emballages : certains ne parient-ils pas davantage spécialement sur l’affect quand d’autres parient sur la sensation[19] ? Mais l’attachement, pour Cochoy, c’était aussi, incluant la séduction de type sexuel sans s’y réduire, « le plaisir du partage et de l’amitié » (2007 : 158). Or il convient là encore d’opérer une distinction. Il est certain que l’amour, l’amitié et plus largement les différentes façons d’être avec les autres peuvent être agréables et donner du plaisir. Ils peuvent être investis affectivement et recherchés pour le plaisir qu’ils procurent. Mais ils n’en relèvent pas moins de leur registre propre, spécifiquement sociologique, qui est celui des distinctions et des appartenances (« qui sommes-nous ? », « avec qui sommes-nous ? »). C’est la confusion de ces deux registres qui conduisait Cochoy à regrouper sous la même rubrique de l’attachement des dispositifs tablant sur l’identification possible des consommateurs à un collectif de type national et d’autres dispositifs tablant sur la disposition de ces mêmes consommateurs à se laisser séduire, troubler, voire exciter, au sens érotique ou sexuel de ces termes. Or, l’application du modèle au marketing touristique nous semble particulièrement apte à faire ressortir la différence très nette entre ces deux registres. Qu’y a-t-il de commun en effet entre le fait de mettre en avant les particularités culturelles d’une région ou d’un pays, dispositif particulièrement fréquent, pour des raisons évidentes, dans le marketing touristique, et le fait d’utiliser des stimuli érotiques, qu’ils soient de type pin-up (calendriers Ryanair) ou plus subtils (allusion mais allusion seulement à une certaine « première fois » dans le message publicitaire pour la Vendée) ? Parler d’attachement collectif dans le premier cas et d’attachement individuel dans le second ne suffit pas. Car la différence entre ces deux registres ne se limite pas à une opposition entre quelque chose qui serait collectif et quelque chose qui serait individuel. Il y a bien deux registres différents et c’est cette différence qu’il nous faut maintenant préciser.

Une invitation au plaisir

Dans le domaine du tourisme comme dans les autres domaines de la consommation, l’emballage qui participe à l’équipement cognitif du consommateur pourra être une invitation au plaisir. Il mise bien ainsi sur le registre des affects comme tels. L’exemple du paquet de cigarette Gauloises utilisé par Cochoy pour mettre en évidence ce registre d’action comportait ainsi une association fantasmatique possible entre le fait de fumer et le plaisir sexuel. Il est vrai que nous étions finalement assez d’accord avec lui pour considérer que les adjectifs « blondes » et « légères » dans ce cas précis « renvoient peut-être davantage à un type de tabac qu’à une couleur de cheveux » ou à « des mœurs de petite vertu » (Cochoy, 2004b : 82). Mais nous étions tout aussi d’accord sur le fait que l’érotisation des produits et l’invitation à les associer au plaisir sexuel est un stratagème de captation qui reste très utilisé, dont l’invention est au moins contemporaine de celle de l’économie d’emballage (Cochoy, 2002). Nous n’avons pas eu de mal à en trouver quelques exemples dans le domaine du tourisme. Isabelle Beaulieu et Joseph J. Lévy relevaient d’ailleurs déjà, en 2003, que l’industrie touristique avait fréquemment associé sexe et tourisme et pas seulement dans ce qu’il est convenu d’appeler le tourisme sexuel (Beaulieu et Lévy, 2003 ; Staszak, 2012 ; Paquot, 2014).

Mais puisque Cochoy associait l’attachement à l’action affectuelle de Weber, il nous faut remarquer à ce stade que cette dernière ne se limitait pas à l’action motivée, consciemment ou inconsciemment, par la perspective d’un plaisir sexuel. Dans sa très courte définition de l’action affectuelle ou émotionnelle (cette dernière ne semblant constituer pour lui qu’un cas particulier de la première), Weber parle seulement d’une détermination « par des passions ou des sentiments actuels » (1995 : 55) ou encore par des « affects », qui peuvent, précise-t-il, être sublimés (ibid. : 56)[20]. Or, l’invitation au plaisir, par le biais des emballages, ne se limite pas non plus à une invitation au plaisir sexuel, du moins au sens génital du terme[21]. C’est particulièrement net dans le domaine du tourisme où la captation du consommateur passe par des dispositifs, principalement visuels ou sonores, qui annoncent de multiples plaisirs : ceux de la table, du soleil, de la chaleur, de la fraîcheur, de la glisse, etc. Nous pourrions parler d’une exploitation de la libido sentiendi au sens de saint Augustin, c’est-à-dire d’une libido qui inclut tous les plaisirs des sens (la sensorialité comme telle est bien présente, mais surdéterminée en quelque sorte par les affects dont elle est investie[22]). Si ces dispositifs, autrement dit, n’excluent pas l’invitation à l’érotisme, ils l’englobent dans une invitation bien plus vaste à l’hédonisme.

Sans entrer dans une étude neuropsychologique détaillée des mécanismes du plaisir qui n’aurait pas sa place ici, il nous semble quand même utile d’observer que la neurologie apporte des arguments complémentaires en faveur de l’autonomisation de ces dispositifs de captation qui fonctionnent comme des invitations au plaisir. Comme nous l’avons vu plus haut, l’érotisation des produits passe très souvent par l’utilisation d’emballages qui comportent des stimuli sexuels, la plupart du temps visuels (images animées ou non) mais parfois aussi sonores. Or, les nouvelles techniques d’imagerie médicale ont permis à différentes équipes scientifiques, depuis près d’une vingtaine d’années maintenant, d’observer les aires et les structures anatomiques cérébrales qui interviennent lorsqu’une excitation sexuelle (sexualarousal) est produite par un stimulus sexuel. La majorité des expériences ont porté sur des stimuli visuels (visual sexual stimuli ou VSS). Dans l’une des études pionnières portant uniquement sur des sujets masculins hétérosexuels (Redouté et al., 2000), les auteurs ont testé les effets d’images plus ou moins sexuellement excitantes, depuis de simples photographies de femmes jusqu’à des films très explicites montrant des scènes de coït. En dehors de ces derniers films, autrement dit, le degré d’érotisme de certaines des images utilisées pour l’expérience n’est pas très différent de celui des images utilisées sur les emballages à des fins d’érotisation des produits. Plus récemment, une équipe conduite par l’un des auteurs de cette étude pionnière a tenté de synthétiser les résultats des différentes expériences réalisées dans ce domaine sur des sujets masculins mais aussi féminins, au cours de la décennie 2000 (Stoléru et al., 2012). Quelques enseignements très généraux méritent d’en être retenus pour notre propos. Le premier, le plus général, est que l’imagerie érotique produit bien un effet dont il est possible d’observer les manifestations physiologiques et cérébrales. Le second est que les régions du cerveau qui sont activées par les stimuli sexuels visuels sont largement (mais pas en tous points) les mêmes chez les hommes et chez les femmes. Le troisième enfin, et le plus important pour nous ici, est que plusieurs de ces régions n’interviennent pas seulement dans le processus d’excitation sexuelle mais aussi dans les processus plus généraux du plaisir (récompense actuelle) et du désir (récompense attendue), ainsi que dans les processus d’inhibition (les expériences produisaient une excitation dans des conditions telles qu’il n’était pas possible de passer à l’acte : elles nécessitaient donc une désactivation de l’action). On observe notamment que les stimuli sexuels visuels peuvent être eux-mêmes considérés comme des « récompenses » en tant qu’ils apportent du plaisir et que leur visualisation entraîne « le désir de regarder d’autres matériaux similaires » (Stoléru et al., 2012 : 16). Il y a donc bien des points communs, sinon une totale similitude, dans les effets des différents dispositifs d’invitation au plaisir, points communs qui apportent une justification supplémentaire pour les ranger dans une même catégorie.

Une invitation à l’exotisme

L’autre invitation du paquet de Gauloises examiné par Cochoy en était une à s’attacher à la marque par le biais d’un emblème, le casque gaulois, qui a fonctionné pendant très longtemps comme un des emblèmes de l’identité française. Nous avons déjà dit qu’il n’est pas difficile de trouver d’autres exemples de ce registre de captation, tout spécialement dans le domaine touristique[23]. Il s’agit dans tous les cas de mettre en avant quelques particularités du pays ou de la région considéré qui fonctionneront comme autant d’emblèmes. L’invitation au plaisir n’est pas absente bien entendu, y compris celui que recherche la libido sciendi : le désir de connaître, la curiosité[24], qui pousse par exemple à aller toujours plus loin dans la découverte d’espaces « vierges » ou « authentiques » encore peu fréquentés par le tourisme[25].

Mais le ressort en jeu ici n’est pas d’abord celui du plaisir. Il est plutôt celui de l’ethnicité qui fait que l’humanité est nécessairement diverse et que cette diversité se manifeste dans toutes sortes de domaines : celui des langues et des accents, celui des styles culinaires, vestimentaires et architecturaux, celui des croyances et des pratiques religieuses, etc. Plutôt que d’une invitation au plaisir, nous pourrions parler ici d’une invitation à l’exotisme, puisque ce qui est exotique, c’est ce « qui est relatif, qui appartient à un pays étranger, généralement lointain ou peu connu », ce « qui a un caractère naturellement original dû à sa provenance »[26]. L’exotique peut donc s’opposer à l’autochtone, à ce qui est originaire ou propre au pays dans lequel on habite soi-même[27]. La question ici, autrement dit, est donc d’abord celle du même et de l’autre, celle de l’identité et de l’altérité (Tutal, 2003 ; Cousin et Apchain, 2016). Parler à ce propos d’exotisme n’est pas bien original ni bien nouveau. « L’exotisme, une forme d’altérité, a toujours été un des moteurs du tourisme. » (d’Hauteserre, 2009 : 81) On aurait tort, toutefois, de ne l’aborder que dans une perspective critique pour en dénoncer la facilité, les clichés et les stéréotypes. Car l’exotisme ne se limite pas nécessairement à cela. Souligner son rapport à l’altérité, c’est en effet le situer au cœur de ce qui fait le lien social : un processus qui produit à la fois de l’identité et de la différence d’une part, de l’unité et de la segmentation de l’autre (Le Bot, 2010). Replier cette dimension-là, comme le fait Cochoy, sur celle de l’affectivité, c’est rater ce qui est en jeu. Car l’attachement ici est bien moins affaire de plaisir, qui conduit, selon le mécanisme de la récompense, à vouloir renouveler l’acte qui génère le plaisir, que d’association, c’est-à-dire de tracé de frontières, d’enrôlement, d’affiliation à un groupe (Latour, 2006). Il s’agit autrement dit de définir le semblable et le différent, l’appartenance et la non-appartenance, de répondre aux questions « qui sommes-nous ? » et « combien sommes-nous ? » (Latour, 2004).

C’est pourquoi la différence n’est qu’apparente entre l’invitation à l’identification nationale sur le paquet de Gauloises et l’invitation à l’exotisme sur les emballages touristiques. Car que l’on invite à s’identifier à un « nous » ou que l’on invite au contraire à partir à la découverte d’un « autre », dans tous les cas le dispositif table sur la dialectique de l’identique et du différent, du familier et de l’étranger, que signalent les emblèmes utilisés. Et puisque nous nous inscrivons ici dans la perspective d’une sociologie des emballages, cette notion d’emblème, que nous avons déjà utilisée plusieurs fois, mérite d’être définie plus précisément. Sous le terme d’emblème, nous désignons des artéfacts techniques qui font partie de l’équipement du consommateur, mais plus largement du citoyen, et qui ont la particularité de signaler des différences et des appartenances sociales. Le casque gaulois du paquet de Gauloises est un emblème plutôt qu’un « symbole » (Cochoy, 2004b : 78). Or, il se trouve que le tourisme ne se contente pas d’utiliser ces emblèmes, il contribue souvent à les renforcer. C’est ainsi que l’invention de la Bretagne au XIXe siècle (Bertho, 1980), contemporaine, et ce n’est pas un hasard, des débuts du tourisme, était déjà l’invention d’un exotisme celtique qui continue à nourrir l’imaginaire touristique au sujet de cette région, mais qui a été également repris par les Bretons eux-mêmes (Simon, 1999 ; Simon et Le Gall, 2012). Dans ce contexte, de nombreux emblèmes qui servent à la promotion de la Bretagne comme destination touristique sont pareillement appropriés par les Bretons dans leur façon de s’identifier comme tels. Un même dispositif peut s’adresser tant aux locaux qu’aux visiteurs. À tel point que la différence entre touriste et habitant de la région n’est pas toujours très claire : le Breton peut être aussi un touriste chez lui (Bertho, 1980)[28], et ce, d’autant plus que l’invitation à l’exotisme n’est pas seulement une invitation au voyage dans l’espace. Elle peut être aussi une invitation au voyage dans le temps. C’est le cas pour la Cinéscénie du Puy du Fou en Vendée, dont le premier spectacle a eu lieu en 1978[29]. Mais les dispositifs qui permettent ainsi de se plonger dans une autre époque le temps d’une visite ou d’un spectacle, sans bien sûr pouvoir quitter physiquement le XXIe siècle, se sont depuis multipliés.

Conclusion

À ce stade de notre recherche, nous arrivons à distinguer trois « registres cognitifs » mobilisés dans ce que Cochoy appelait globalement la stratégie d’attachement. En laissant de côté, au moins provisoirement, l’hypothèse de dispositifs de captation qui parient uniquement sur la sensorialité, sans la surcharger, d’une manière ou d’une autre, d’affectivité, nous avons été amené à distinguer, au lieu d’une unique stratégie d’attachement, ce que nous proposons d’appeler des dispositifs d’aguichement qui invitent au plaisir et créent le désir et des dispositifs d’appariement qui invitent à partir à la découverte de soi-même ou de l’autre en associant des emblèmes et une identité. Nous ne pensons pas, ce faisant, trahir Cochoy, bien au contraire. Car ce dernier, rappelons-le, précisait qu’il n’entendait « nullement figer la liste des registres cognitifs possibles » (2004b : 96). En revanche, le schéma permettant de ranger selon deux axes quatre, et seulement quatre, registres de captation s’efface. Cela n’est pas bien grave en vérité car les deux axes étaient bien moins intéressants et moins solides que les registres eux-mêmes. Pourquoi par exemple associer la conscience et le réflexif au temps long comme si le calcul ne pouvait pas être rapide et fugace (et la séduction au contraire lente et durable) ? Et pourquoi associer nécessairement le registre axiologique aux comportements orientés vers l’extérieur (opposés aux comportements orientés vers soi), comme si ce registre axiologique n’était pas aussi celui de la fidélité à ses propres valeurs[30] ? Il aurait été bien étonnant que les « hypothèses qui sont faites par les professionnels du marché sur les logiques cognitives et comportementales du consommateur » (Cochoy, 2007 : 166) se limitent à quatre. Ce retour sur des travaux déjà anciens de Cochoy, en raison à la fois de notre tentative d’application du modèle à l’analyse des emballages touristiques et de notre intérêt pour les enseignements qui peuvent être tirés, en matière de diversité et de distinction des registres cognitifs, des dissociations que met à jour la clinique neurologique, nous a permis de commencer à en élargir l’inventaire.

Comme nous le disions en introduction, l’objectif de ce travail se voulait double : souligner le caractère heuristique de la sociologie de l’emballage dans l’étude du marketing touristique et partir des nouvelles observations que fournit cette étude pour montrer comment il est possible d’approfondir encore les analyses proposées par Cochoy. Nous ne prétendons pas, bien entendu, être parvenu à des résultats définitifs. Le travail, à ce stade, a surtout cherché à formaliser une réflexion née au départ d’une expérience d’enseignement. Dans les limites d’une démarche encore essentiellement réflexive, à partir d’une lecture critique des travaux de Cochoy, il confirme cependant l’intérêt d’une sociologie qui n’oublie pas le rôle des artéfacts dans la construction des relations sociales. Mais il invite également à une certaine prudence dans la mise en correspondance de ces artéfacts et des différents « registres cognitifs » qu’ils sont censés mobiliser. C’est ici qu’une attention beaucoup plus fine – que nous n’avons fait qu’ébaucher – aux dissociations entre ces registres s’avère nécessaire. En termes de perspectives de recherche, et d’un point de vue général, notre travail invite à une collaboration sur ce point entre les sociologues et les spécialistes de neurologie et de sciences cognitives. Dans le domaine plus précis du marketing touristique, il invite à un inventaire beaucoup plus systématique des artéfacts destinés à capter l’attention des touristes/consommateurs, inventaire attentif à la diversité des hypothèses en termes de « registres cognitifs » sur lesquelles reposent ces artéfacts.