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Qu’est-ce que le tourisme résidentiel ? Voilà une question à laquelle ce numéro thématique nous confronte. Le concept, s’il est possible de l’entendre ainsi, semble flottant et nébuleux. Certains tentent de le circonscrire depuis plusieurs décennies pour répondre à une réalité grandissante du tourisme, mais sans toutefois convaincre. D’autres notions ou concepts apparaissent, disparaissent, rendant sa spécificité encore plus floue : migration d’agrément, migration de style de vie, migration des retraités, tourisme saisonnier, tourisme balnéaire, etc. Le tourisme résidentiel semble s’inscrire dans une tendance aujourd’hui qui ne correspond plus nécessairement à celle des années 1970 lorsque cette notion est née. De prime abord, nombreux sont les touristes de nos jours qui sont en quête de ce qui pourrait être appelé « tourisme résidentiel ». En effet, les adeptes du couchsurfing ou d’Airbnb ne pourraient-ils pas correspondre à une variante contemporaine de touristes résidentiels ? L’authenticité, la proximité que ces derniers recherchent sont-elles des notions qui s’apparentent au tourisme résidentiel ? Les quelques définitions qui en sont données ne laissent en tout cas rien présager de la sorte. Ma prétention ici n’est aucunement de parer à ce manque ni de tenter de cerner toutes les nuances de ce concept, mais d’en saisir les fondements et ses modalités d’application à l’objet de recherche qui m’intéresse depuis plus d’une décennie, à savoir le caravaning à plein temps au Canada et aux États-Unis. À travers cet article, je propose dans un premier temps de présenter les différentes acceptions du concept de tourisme résidentiel et de ses variantes et d’en faire une certaine critique ; puis, dans un second temps, de cerner si ce concept peut s’appliquer ou non au caravaning à plein temps, tel que pratiqué en Amérique du Nord, à partir d’études de cas spécifiques liées à ce mode de vie.

Circonscrire le concept de tourisme résidentiel

Tourisme résidentiel

Le concept de tourisme résidentiel est apparu pour la première fois dans les années 1970 pour définir une réalité du pourtour de la Méditerranée, à savoir les transformations majeures subies dans les zones touristiques par la construction de propriétés destinées à des touristes qui, très généralement, en font l’acquisition comme maison secondaire (Huete et Mantercon, 2012). Si ce concept s’est par la suite étendu à une réalité touristique internationale, l’objectif de départ reste le même : profiter d’une résidence pour des périodes plus ou moins longues de vacances, généralement sous le soleil. Michaela Benson et Karen O’Reilly (2009) précisent que même si les touristes résidentiels peuvent être perçus comme des personnes en quête d’un mode de vie hédoniste, il n’en demeure pas moins que ce sont principalement des questions de santé, de relaxation et de tranquillité qui motivent leur migration vers ces destinations ensoleillées.

Si le tourisme résidentiel implique des résidences de vacances ou secondaires, il arrive que celles-ci deviennent au fil des années le lieu de vie principal de leurs occupants, marquant ici un premier obstacle au concept, puisque ces derniers passent du statut de touriste ou migrant temporaire à celui de résident permanent. Raquel Huete et Alejandro Mantercon (2012) estiment ainsi qu’il faut marquer une différence entre les touristes qui décident d’élire domicile dans leur nouveau lieu de vie et ne pas retourner vivre dans leur pays d’origine, d’une part, et ceux qui ne passent que certaines périodes de l’année dans cette nouvelle résidence et/ou continuent de considérer leur résidence principale dans leur pays d’origine, d’autre part. Cette distinction n’est toutefois pas si visible et, souvent, les deux se confondent, ne serait-ce qu’à travers le regard des locaux. Huete et Mantercon (ibid.) soulignent également un autre paradoxe de ce concept, puisque le tourisme suppose un temps de vacances, un temps extraordinaire, loin de la routine habituelle, alors que les touristes résidentiels tendent à reproduire une même routine dans leur nouveau lieu de résidence. Le tourisme résidentiel serait donc une forme de tourisme différente dans laquelle la migration périodique, l’aller-retour entre résidences dans lesquelles une même routine est reproduite, est un élément important.

Migration d’agrément

Le concept de tourisme résidentiel s’entremêle avec un autre concept, celui de migration d’agrément. C’est Laurence A.G. Moss qui, en 1986, a introduit la notion d’« amenity-led migration » pour définir les migrations liées à une recherche résidentielle stratégique privilégiant l’agrément, en opposition à la notion de « production-led migration » qui, elle, est fondée sur des facteurs économiques. La définition qu’il en donne en 1986 traduit un phénomène de société contemporain, à savoir une migration due à un attrait de l’environnement naturel et/ou culturel (les aménités résidentielles) du lieu choisi par les migrants (cité dans Martins, 2013). En 2012, il affine cette définition : « [Les migrations d’agrément seraient un] mouvement vers ou adjacent aux lieux perçus comme ruraux et offrant un environnement naturel de meilleure qualité et/ou des cultures plus distinctives » (ibid. : 44). Cette définition restreint toutefois le champ d’action de la migration d’agrément à un territoire donné, celui de la ruralité, alors que bon nombre de chercheurs aujourd’hui élargissent ce concept à tout territoire qui accueille ce type de migration. C’est ainsi que Niels Martins parle de « migration d’agrément » dès lors que la migration s’opère vers une zone attractive en matière de qualité de vie et que la dimension « agrément » est placée en priorité dans le choix de migration de l’individu, les facteurs « économiques » étant relégués à un rôle secondaire (2013 : 62). De plus en plus, l’agrément est qualifié par une recherche de qualité de vie, d’un mode de vie « meilleur », qui introduit un concept qui aujourd’hui tente de chapeauter tous les autres, celui de « lifestyle migration » que je traduirai par migration de style de vie.

Migration de style de vie

Norman McIntyre entend par ce terme « the movements of people, capital, information and objects associated with the process of voluntary relocation to places that are perceived as providing an enhanced or, at least, different lifestyle » (2009 : 232). Si cette définition présente un intérêt, car elle prend en considération dans le processus de migration non seulement les personnes, mais les objets, les connaissances et les savoirs qui les accompagnent, c’est toutefois la définition donnée par Michaela Benson et Karen O’Reilly qui semble être la plus répandue dans le champ des études culturelles sur la migration : « [Lifestyle migration is the spatial mobility of] relatively affluent individuals of all ages, moving either part-time or full-time to places that, for various reasons, signify, for the migrant, a better quality of life » (2009 : 609). En ce sens, ce type de migration semble être une échappatoire d’une vie en société qui ne donne plus satisfaction et à la fois une quête de mieux-être, d’une nouvelle vie, dans un ailleurs nécessairement pensé comme meilleur. Noël Salazar rejoint d’ailleurs cette idée en avançant que « the decision to become a lifestyle migrant involves two seemingly opposing processes: 1- a desire to be ‘elsewhere’ that is deeply rooted in sociocultural imaginaries; and 2- a desire to belong and feel at ‘home’ somewhere (and such an attachment is not necessarily limited to one place) » (2014 : 122). Benson et O’Reilly (2016) précisent ainsi que le concept de migration de style de vie ne sert aucunement à identifier ou à définir un groupe particulier de migrants, mais bien à donner un cadre de référence pour saisir certaines formes de migration qui se fondent maintenant sur des façons de vivre plus en adéquation avec un épanouissement identitaire. Cette définition comporte toutefois quelques limites, puisque tous les migrants sont en soi à la recherche d’un lieu qui leur offrirait une meilleure qualité de vie et que la réalité des migrants saisonniers et celle des migrants permanents sont difficilement comparables.

Confondre tourisme résidentiel et migration de style de vie peut, selon moi, induire en erreur, car cette migration n’est pas nécessairement en lien avec une résidence. C’est avant tout une volonté d’améliorer son style de vie grâce à des contextes environnementaux, sociaux, culturels et économiques perçus comme plus favorables que ceux dans le lieu de résidence actuel, qui motive la migration vers tel lieu d’ancrage plutôt qu’un autre. L’acquisition d’une résidence peut certes influencer un choix, mais aucunement être le facteur principal d’une telle migration. De même, la relocalisation de certains migrants n’est pas toujours liée au tourisme ; elle peut également être conditionnée par le travail ou des raisons économiques, rendant la distinction entre migration de style de vie et migration économique encore plus floue. Matthew Hayes souligne : « as recent studies suggest, migration of North Americans to destinations in Latin America will likely increase […], particularly given economic and cultural transformations among the baby boomer generation, now entering retirement » (2015 : 8). Dans ce contexte, c’est une situation économique qui les amène à considérer l’option d’une migration ailleurs en vue d’améliorer leur style de vie.

Même si plusieurs critiques sont émises à l’encontre du concept de migration de style de vie énoncé par Benson et O’Reilly (2009), il n’en demeure pas moins qu’il tend aujourd’hui à supplanter celui de tourisme résidentiel qui semble plus limitatif, car toujours associé à la propriété résidentielle. Toutefois, Sheila Croucher le rappelle justement (2015), il est intéressant de garder en tête le concept de tourisme résidentiel lorsqu’on parle de migration de style de vie, car il rappelle à quel point la frontière entre migrant et touriste peut être floue et à quel point il peut être trompeur de tenter de les distinguer en se basant uniquement sur les motifs liés à leur migration, sur leur temps de résidence dans la destination choisie ou bien sur les activités qu’ils y mènent au quotidien, comme nous le verrons ultérieurement.

Quels concepts pour le caravaning ?

Les différentes interprétations du tourisme résidentiel et ses déclinaisons qui viennent d’être exposées partent du postulat que la résidence en question est fixe, qu’elle est située dans un lieu précis, une destination, facilement identifiable. Or, dans le contexte du caravaning, la résidence est mobile, remettant en question le principe même de lieu de résidence. Ce n’est plus l’ancrage dans une localité touristique qui importe, mais le déplacement d’une zone touristique (ou non touristique) à une autre, tout en conservant une même résidence sur roues. Les caravaniers expérimentent ainsi une forme de tourisme différente dans laquelle leur résidence se déplace avec eux, ce qui n’est pas sans rappeler le concept de James Clifford, « dwelling-in-travel » (1997), qu’il utilise pour déconstruire les notions du chez-soi et de l’ailleurs en montrant qu’il est aujourd’hui possible d’être chez soi tout en voyageant.

Si aucune définition n’avait été donnée quant au concept de tourisme résidentiel, il aurait été possible de croire que ce concept ait été créé pour dépeindre le caravaning : faire du tourisme tout en se déplaçant dans sa résidence. N’aurait-ce pas été une belle définition ? En fait, le caravaning semble être un mélange de deux types de tourisme : le tourisme résidentiel, dont il est question dans ce numéro, et le « drive tourism », qu’il serait possible de traduire par tourisme véhiculé, concept que Bruce Prideaux et Dean Carson utilisent

to describe travel by any form of mechanically powered, passenger-carrying road transport, with the exclusion of coaches and bicycles […] The range of road-based travel encompassed by the broad description of drive tourism includes day trips and overnight travel in a family car or a rental car, travel in four-wheel-drive vehicles (4WD), caravanning, travel in recreational vehicles (RVs) and motorhome, and touring by motorcycle. (2011 : 3)

Le caravaning est donc sans aucun doute une forme de tourisme véhiculé. Toutefois, à la différence d’autres véhicules, la dimension résidentielle ne peut être évacuée et c’est pourquoi un croisement entre les deux, tourisme véhiculé et tourisme résidentiel, est essentiel. Si l’on étudie attentivement les deux définitions données de ces concepts, il est intéressant de noter que, dans le cas du tourisme véhiculé, c’est le voyage, le déplacement, qui semble en être l’essence même, alors que pour le tourisme résidentiel, c’est avant tout l’ancrage dans le lieu de résidence qui importe, ce qui témoigne parfaitement du paradoxe que met en lumière le caravaning.

Si l’on élargit maintenant le concept de tourisme résidentiel à celui de migration de style de vie pour penser le caravaning, il semblerait de prime abord qu’il puisse s’y identifier en de nombreux points. Les caravaniers changent de style de vie en optant pour une vie dans un véhicule récréatif (VR) leur permettant de rompre avec leur vie sédentaire. Ils sont en quête d’un mode de vie différent, jugé meilleur que celui qu’ils avaient jusqu’à présent, ou tout au moins pensé comme un projet de vie qu’ils souhaitent réaliser. Toutefois, la définition du concept de migration de style de vie présente rapidement des limites dans le cadre du caravaning, puisque la migration implique une rupture avec l’ancienne vie (dans leur société d’origine) pour en commencer une nouvelle ailleurs. Or dans le cas des caravaniers, ces derniers souhaitent se déplacer ailleurs pour un certain temps, mais toujours avec l’idée de revenir dans leur communauté d’origine ou, pour certains, de continuellement découvrir de nouveaux ailleurs. Ils ne veulent pas rompre avec leur société d’origine, mais changer de mode de vie, ce que leur permet cette même société. Il est donc question de mobilité plus que de migration.

Le tourisme résidentiel et les concepts avoisinants mettent ainsi en lumière une réalité liée à de nouvelles formes de migrations ou de tourisme, relativement privilégiées, qui s’exercent à partir de différents pays occidentaux. Si le caravaning à plein temps semble être un mode de vie qui découle de ces nouvelles formes, une analyse plus détaillée de celui-ci permettra de cerner les limites du concept de tourisme résidentiel et de ses déclinaisons.

Mode de vie : caravaniers à plein temps

Qui sont les caravaniers à plein temps ?

Depuis les années 1970, le nombre de VR circulant sur les routes n’a cessé d’augmenter grâce à la modernisation des véhicules et à l’enrichissement de la population. « After a century of development the motorhome has come to symbolize and reaffirm the unity of home, family, travel, and outdoor living. » (White, 2000 : 188) Les Nord-Américains souhaitent toujours découvrir les grandes étendues de leur pays, et c’est par le biais du VR que plusieurs réalisent leur souhait. Aujourd’hui, un foyer sur douze possède un véhicule récréatif aux États-Unis ; un sur sept au Canada[1]. Cet engouement pour le caravaning n’est aucunement l’apanage de l’Amérique du Nord, puisqu’il est également extrêmement populaire dans d’autres régions du monde telles que l’Europe (Sirost, 2011), l’Australie (Onyx et Leonard, 2005) ou même, à présent, la Chine (Zheng, 2014). Cependant, ce qui particularise le continent nord-américain est le développement depuis maintenant plusieurs décennies d’un mode de vie qui en découle. En effet, plusieurs millions de caravaniers décident de vivre à l’année dans leur caravane ou motorisé (VR) et d’arpenter le continent. On les appelle les « full-time RVers » ou caravaniers à plein temps (Forget, 2012).

Les amateurs de caravaning se répartissent en trois catégories : les vacanciers qui partent quelques semaines avec leur véhicule récréatif ; les saisonniers qui partent plusieurs mois, souvent durant l’hiver – appelés snowbirds –, avec leur VR ; et les caravaniers à plein temps, qui choisissent le caravaning comme mode de vie. Il est usuel de penser que seules des personnes âgées à la retraite optent pour ce dernier mode de vie. Or, mes recherches montrent qu’il s’agit plutôt d’un groupe très hétérogène et que les représentations que l’on se fait de ce mode de vie sont entièrement faussées par une méconnaissance de celui-ci. Entre autres, le caravaning à plein temps attire autant des hommes que des femmes, des célibataires, des couples que des familles (même si celles-ci sont moins nombreuses), des personnes de tous âges et en provenance de tous les États américains et toutes les provinces canadiennes, et, surtout, autant d’actifs et de semi-actifs que de retraités. En effet, j’ai eu l’occasion de croiser de nombreux caravaniers exerçant un emploi à temps plein ou à temps partiel qui permet, voire facilite un mode de vie mobile, entre autres des chefs d’entreprise, des représentants de commerce, des contractuels, des artistes, des pilotes de l’air, des journalistes, des travailleurs autonomes ou bien des saisonniers.

Les raisons qui les amènent à choisir ce mode de vie dénotent souvent une volonté de découvrir leur propre pays ou le continent nord-américain, un goût pour l’aventure et la liberté, une envie d’indépendance, une quête d’hédonisme (à la suite d’une vie de sacrifices pour le travail et/ou la famille), une échappatoire à l’ennui (pour les jeunes retraités). Plusieurs « full-time RVers » rencontrés justifient ainsi leur décision d’opter pour ce mode de vie mobile : « We want to see the countryside and the small towns of America and Canada » (Dawson et Dee) ; « Full-time RVing is the freedom of movement » (Jorin) ; « C’est un peu l’évasion. T’as plus de problèmes quand t’es loin […] C’est un mode de vie agréable. Tu peux rester où tu veux. Si c’est désagréable, tu pars. Quand tu aimes, tu restes. Ça permet de visiter les endroits, d’être dans ta maison, dans tes affaires. T’es super confortable. T’as tout aujourd’hui. T’es autonome » (Marc et Micheline) ; « I feel sorry for people who have not this lifestyle because they get bored so easily » (Gladys) ; « On veut vivre notre vie » (Diane).

Cependant, derrière ces raisons avancées dans un premier temps se cachent souvent d’autres motifs plus personnels qui sont au cœur même de leur décision de prendre la route. Une grave maladie, un accident, un divorce, un décès, un épuisement professionnel ont souvent été des facteurs déclencheurs à une remise en question du mode de vie des personnes interrogées et c’est à la suite d’un tel événement traumatique qu’elles optent pour le caravaning à plein temps. Rachel et son mari Gene, couple américain, ont ainsi choisi ce mode de vie à la suite d’un cancer contre lequel Rachel a lutté à l’âge de 44 ans. Une fois guérie, ils ont décidé de vivre leur passion à plein temps : la randonnée. Vivre dans un VR leur permet d’accéder aux parcs nationaux avec leur domicile, de partir plusieurs jours vivre dans la nature avec leur sac à dos et revenir par la suite dans leur VR. Ils ont repris le travail dans le seul but d’économiser suffisamment d’argent et ont pris la route à l’âge de 50 et 52 ans pour vivre à plein temps dans leur véhicule récréatif. Martin, 52 ans, et Emily, 47 ans, ont eu, eux aussi, l’envie de tout arrêter et de prendre une nouvelle direction de vie. Ils se sont aperçus lors de vacances que tout leur temps était consacré au travail et qu’ils ne profitaient aucunement de la vie. C’est alors par un simple jeu du « what if…? » qu’ils ont décidé de tout vendre et de devenir « full-time RVers ». En trois mois, ils avaient démissionné de leur emploi , vendu leur maison et étaient partis sur la route à bord de leur motorisé. Ils ont alors suivi la pensée de John Steinbeck (1966) qui considère le caravaning comme l’antidote du travailleur forcené. Ils se déplacent maintenant en fonction de contrats saisonniers [2] qu’ils obtiennent au sein des campings et des parcs nationaux ou d’États américains, ce qui leur permet de réaliser leur souhait de visiter leur pays à bord de leur VR.

Si le choix de ce mode de vie est une décision personnelle, il ne faudrait pas taire les facteurs qui contribuent grandement à cette décision, à savoir l’offre d’infrastructures et les nouvelles technologies de communication. En effet, les caravaniers ont accès à toute une panoplie d’infrastructures, que celles-ci soient en route ou à l’arrêt. Tout d’abord, il faut savoir qu’en Amérique du Nord, la très grande majorité des infrastructures routières sont gratuites, permettant à quiconque d’y avoir accès. La multitude de routes et d’autoroutes permettent de se rendre facilement d’un point A à un point B. La circulation entre les États-Unis et le Canada est également facilitée puisque seul un passeport est nécessaire pour traverser la frontière, et ce, uniquement depuis 2009 ; un visa est obligatoire uniquement si la durée du séjour dépasse six mois. Maintes infrastructures sont offertes aux caravaniers pour stationner durant la nuit ou rester quelques jours. Qu’ils s’arrêtent dans un camping, un parc national, un parc d’État, un relais routier ou un stationnement de grande chaîne commerciale telle que Walmart, l’éventail des possibilités qui s’offre à eux est très large, ce qui leur permet de circuler en toute liberté sans avoir à s’inquiéter de trouver un endroit où coucher la nuit venue. Les caravaniers sont généralement les bienvenus où qu’ils aillent et sont parfois une clientèle recherchée (pour des raisons économiques), ce qui explique la multiplication des services qui leur sont dédiés. Autre facteur essentiel, sans lequel plusieurs n’opteraient pas pour ce mode de vie, les nouvelles technologies de communication. Qu’il s’agisse de garder contact avec leurs proches, de travailler ou d’exécuter des démarches administratives, Internet, accessible avec un ordinateur ou un téléphone intelligent, est devenu un outil essentiel à leur vie sur la route. Les institutions et les gouvernements canadiens et américains participent à l’engouement pour une telle vie en facilitant le nombre de démarches qui peuvent être faites en ligne, ne serait-ce que gérer ses comptes ou payer ses impôts.

Ces facteurs facilitants contribuent donc au choix fait par les caravaniers de vivre à plein temps dans leur véhicule récréatif. Toutes ces raisons exposées, il est maintenant possible de réfléchir à la notion de tourisme résidentiel et saisir à partir des destinations que les caravaniers à plein temps choisissent et des séjours qu’ils y font si cette notion s’applique à eux.

Les destinations choisies par les caravaniers à plein temps

Durant mes recherches, je me suis intéressée aux caravaniers à plein temps autant américains que canadiens, anglophones que francophones. Pour une grande majorité d’entre eux, les saisons estivale et hivernale marquent une nette différence quant au choix des destinations. Durant l’été, les caravaniers à plein temps américains tendent à choisir des destinations dans les États plus au centre ou au nord des États-Unis où les températures sont plus clémentes. Les caravaniers canadiens retournent eux dans leur province d’origine. Ces derniers sont en effet dans l’obligation de revenir dans leur province de résidence s’ils souhaitent, notamment, toujours bénéficier de la Régie de l’assurance maladie. Au Québec, tout résident doit demeurer six mois et un jour (183 jours) entre le 1er janvier et le 31 décembre dans la province pour conserver ses droits. Dans d’autres provinces, comme en Ontario, la durée établie est de 153 jours. Les caravaniers à plein temps canadiens choisissent généralement la période d’avril à octobre pour rester au pays, lorsque les températures sont encore au-dessus du point de congélation, et quittent le pays par la suite.

Durant l’été, les caravaniers à plein temps, qu’ils soient canadiens ou américains, tendent à choisir des destinations en lien avec leur parenté. Ils choisissent un seul lieu et y demeurent durant plusieurs mois ou alternent entre quelques destinations, toujours en lien avec leur famille et leurs proches. Marius et Hélène, un couple de caravaniers à plein temps québécois dans la soixantaine rencontré lors de plusieurs terrains ethnographiques, ont ainsi opté pour un terrain de camping à Laval, à quelques minutes du lieu de résidence de leur fille et de leurs petits-enfants. Ils profitent d’être à Laval pour les voir et pour faire toutes les visites médicales et administratives nécessaires pour mettre à jour leurs dossiers. Ils rendent également visite à leur famille au Saguenay–Lac-Saint-Jean, d’où ils sont originaires, quelques jours durant l’été, mais sans leur caravane qu’ils laissent au camping de Laval. Il en va de même pour Donald et Polly, Américains âgés de 49 et 50 ans, qui élisent domicile dans la cour arrière de leur fils en Virginie-Occidentale (West Virginia) du début avril à la fin d’octobre, ce qui leur permet de voir leur fils, leur belle-fille et leurs deux petits-enfants durant toute cette période. Semi-actifs, ils profitent également de cette période pour travailler. Ne touchant aucun revenu de retraite pour le moment, ils sont dans l’obligation de travailler l’été pour pouvoir vivre six mois l’hiver sans revenus. Ils proposent leurs services à une clientèle de personnes âgées de leur municipalité, principalement pour l’entretien résidentiel et le jardinage. Leur travail se faisant essentiellement par le biais de leurs connaissances et sur recommandation, ils estiment préférable de rester en terrain connu pour assurer leurs revenus. À l’image de ces deux couples, tous les caravaniers interrogés lors de mes recherches ont confirmé que leurs destinations estivales relevaient d’un choix lié à la parenté, à des raisons administratives ou financières, plutôt qu’à des fins touristiques.

L’hiver, le choix des destinations est fort différent. Lorsque le mercure commence à chuter, les caravaniers à plein temps, qu’ils soient Canadiens ou Américains, migrent vers le sud des États-Unis où les températures sont plus clémentes, car l’habitacle du véhicule récréatif n’est pas fait pour supporter des températures glaciales. Le Mexique pourrait également être une destination de choix, mais rares sont ceux qui décident de traverser la frontière. Parmi tous ceux que j’ai rencontrés, seuls trois couples avaient tenté l’expérience. Le premier, des Américains, a rebroussé chemin après 48 heures en raison d’un sentiment d’insécurité et les deux autres, Québécois, y sont allés en se joignant à « une caravane » – voyage organisé offert par des associations ou des compagnies de VR au cours duquel une vingtaine de véhicules récréatifs se suivent tout au long d’un itinéraire planifié. Le fait d’être en groupe et pris en charge tend à rassurer plusieurs caravaniers à plein temps qui veulent découvrir ce pays. Il faut dire que les démarches administratives pour traverser la frontière mexicaine peuvent être complexes, notamment pour ce qui a trait à l’assurance du véhicule.

Même si le Mexique reste une option envisagée par un tout petit nombre de caravaniers, c’est d’abord le sud des États-Unis qui attire la très grande majorité des caravaniers en hiver en raison du climat : vivre dans un VR est avant tout un mode de vie de plein air. Les caravaniers ne souhaitent pas rester enfermés dans leur VR, ils veulent profiter de l’extérieur et ne pas souffrir de la « cabin fever », comme ils se plaisent à le dire. Ils optent alors pour des destinations ensoleillées telles que la Floride, le Texas, l’Arizona ou la Californie. Certains choisissent toujours la même destination, d’autres circulent de l’une à l’autre durant un même hiver, d’autres varient d’une année à l’autre. C’est ainsi que Liliane et Bertrand, caravaniers québécois, ont parcouru le continent en VR lors de leur troisième hiver dans ce mode de vie, afin de visiter les différentes destinations touristiques qui s’offraient à eux aux États-Unis. Avec deux couples d’amis, ils ont choisi de visiter pendant deux mois des destinations touristiques telles que Chicago, Salt Lake City, San Francisco, Los Angeles, San Diego, Palm Springs, Las Vegas, San Antonio, La Nouvelle-Orléans et Saint Augustine.

Fig. 1

Illustration 1 : Trajet de Liliane et Bertrand sur une période d’un an dans leur véhicule récréatif

Illustration 1 : Trajet de Liliane et Bertrand sur une période d’un an dans leur véhicule récréatif

Source : L’auteure

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L’itinéraire suivi par Liliane et Bertrand est relativement commun à ce mode de vie, car, les premières années, les caravaniers veulent découvrir tout ce qui est à leur portée pour souvent fixer par la suite leur choix de résidence vers les destinations qu’ils ont préférées. C’est alors que certains décident de s’arrêter pour un certain nombre de semaines dans un lieu et partir en découvrir d’autres par la suite, alors que d’autres choisissent de ne visiter que deux endroits par année, un dans le sud et un dans leur province/État d’origine. Dans cet article, c’est de ceux qui élisent domicile plus longuement dans un même lieu dont il sera question, car, de prime abord, ils semblent être ceux qui ont le plus de caractéristiques communes avec les touristes résidentiels.

Trois couples, trois destinations hivernales

Parmi tous ceux que j’ai rencontrés, j’ai choisi pour traiter ici du choix des destinations hivernales les exemples de deux couples québécois et un couple américain qui ont opté pour le caravaning à plein temps.

Lors de leur quatrième année de vie dans leur VR, Liliane et Bertrand ont finalement choisi Hollywood en Floride comme lieu de résidence pendant l’hiver. Nadine et Franck ont choisi Mesa en Arizona, et Polly et Donald, Imperial Dam à la frontière entre l’Arizona et la Californie. Ces différentes destinations les ont séduits pour différentes raisons. Si le climat est l’élément premier qu’ils ont considéré dans leur choix, la qualité de vie que leur offre leur nouvel environnement est certainement le second. Cela passe notamment par les infrastructures, les services et le confort qu’elles procurent dans le cas de Nadine et Franck. Le camping de Mesa où ils résident est une véritable petite ville dans laquelle se trouvent notamment une bibliothèque, plusieurs piscines, une salle d’entraînement, un spa, des terrains de tennis, un salon de coiffure et une salle de bal. Des dizaines d’activités sociales quotidiennes sont offertes aux résidents, comme des ateliers d’artisanat, de menuiserie, de volley-ball, d’aquagym ou bien encore de poker (illustration 2). Ils y stationnent trois mois l’hiver, généralement de décembre à février, et apprécient tout le confort que leur offre ce camping.

Fig. 2

Illustration 2 : Camping choisi par Nadine et Franck à Mesa en Arizona, qui offre des dizaines d’activités chaque jour

Illustration 2 : Camping choisi par Nadine et Franck à Mesa en Arizona, qui offre des dizaines d’activités chaque jour
Photo : L’auteure

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Pour Liliane et Bertrand, en Floride, le fait que tous les services offerts dans leur camping soient en français et que la très forte majorité des caravaniers à Hollywood soient francophones est important. Ils apprécient de vivre « en français » exactement comme ils le feraient au Québec, mais sous les tropiques. Ce sentiment est exacerbé par le fait que les médias québécois soient diffusés en Floride (télévision et journaux) et que des institutions québécoises, notamment bancaires, y soient implantées. En optant pour une destination où grand nombre de Québécois et de Franco-Canadiens se retrouvent durant l’hiver, ils contribuent à la création d’un véritable microcosme francophone en terre floridienne, ce que Louis Dupont (dans Dupont et al., 1994) appelle « Floribec » et que Rémy Tremblay (2006) et moi-même avons décrit ailleurs (Forget, 2010).

Fig. 3

Illustration 3 : Camping à Hollywood choisi par Liliane et Bertrand

Illustration 3 : Camping à Hollywood choisi par Liliane et Bertrand
Photo : L’auteure

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Les choix de Mesa, en Arizona, et Hollywood, en Floride, relèvent donc d’un confort lié à une offre d’activités d’un camping pour l’un et à un environnement francophone pour l’autre, plus que d’une quelconque attractivité touristique.

Le cas de Polly et Donald est différent des précédents, puisqu’ils attachent une grande importance au climat, mais aucunement aux infrastructures. Ils ont en effet élu domicile dans le désert arizonien, dans un LTVA (Long Term Visitors Area) qui n’offre un accès à l’eau et à un lieu de vidange qu’à l’entrée du campement. C’est la possibilité de vivre en pleine nature, dans une forme de simplicité, qui leur convient et leur offre une qualité de vie qu’ils n’ont pas trouvée ailleurs. Ils apprécient avoir tout l’espace dont ils ont besoin, n’étant pas limités par des sites circonscrits comme c’est le cas dans les campings, de faire des randonnées et aussi de se retrouver avec des caravaniers qui partagent la même vision d’une vie simple. Les différences sont atténuées dans le désert, comme se plaisent à le dire les résidents, car peu importe la taille du véhicule récréatif, personne n’a accès ni à l’eau ni à l’électricité. La destination d’Imperial Dam (illustration 4) ne correspond en aucun cas à une destination touristique. Elle se situe près du Senator Wash Reservoir qui attire certes des amateurs de kayak, comme le sont Polly et Donald, mais généralement pour une journée et rarement pour un long séjour. Ce n’est donc pas la notoriété de ce lieu, ni son pouvoir d’attraction touristique qui est à l’origine de la venue des campeurs. C’est par le bouche-à-oreille que Donald et Polly ont découvert ce lieu et décidé de venir y passer quelques jours, puis d’y revenir chaque année après être tombés sous le charme. Il faut toutefois noter que dans leur cas ce sont des raisons financières qui mettent en suspens leur statut de mobile. Ne touchant pas encore leur retraite, les fonds qu’ils cumulent durant l’été leur permettent certes de vivre à l’année en VR, mais ils se doivent de trouver un emplacement peu dispendieux et de limiter leurs déplacements, puisque la mobilité a un prix : coûts des stationnements de courte durée plus élevés, sans oublier l’essence et l’usure du véhicule. Le LTVA d’Imperial Dam rencontre de la sorte tous les critères financiers, climatiques, sociaux et hédoniques qu’ils recherchent.

Fig. 4

Illustration 4 : LTVA d’Imperial Dam en Arizona, lieu désertique choisi par Donald et Polly

Illustration 4 : LTVA d’Imperial Dam en Arizona, lieu désertique choisi par Donald et Polly

Photo : L’auteure

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Entre destinations touristiques et imaginaires touristiques

Les destinations choisies pour la saison hivernale par les trois couples de caravaniers présentés ci-dessus répondent aux différents critères qu’ils avaient établis, le climat, la qualité de vie environnante et, pour certains, la francité ambiante, l’offre de services ou bien les activités de plein air. Mais aucun ne fait mention d’un choix en lien avec une quelconque forme de tourisme. Au contraire, les caravaniers à plein temps rejettent l’idée de tourisme ou même le statut de touriste qui pourrait leur être attribué. Ils ne sont pas des touristes, mais des résidents temporaires des destinations choisies, disent-ils. « Quand je voyage, je suis un bum. Quand je suis rendu icitte [à Hollywood, Floride], je me trouve un local. Je me prends quasiment pour un Américain. Je suis pas touriste. Moi je suis un local. Si je me paye un terrain à l’année, je suis quasiment chez nous. » (Albert)

Un touriste est, aux yeux des caravaniers à plein temps, une personne de passage qui ne reste que quelques jours dans un même lieu avec pour seul objectif de faire des visites. Les caravaniers à plein temps peuvent certes être touristes, notamment lorsqu’ils effectuent un voyage touristique, comme nous l’avons vu avec l’exemple du voyage réalisé par Liliane et Bertrand, mais ils ne le sont que pour des périodes occasionnelles ou de courtes durées. Le déplacement est pour eux un mode de vie et non un temps de vacances. Ils se plaisent à dire qu’ils ne sont pas des touristes puisqu’ils voyagent « dans leurs affaires », ne marquant ainsi pas de rupture entre un temps de voyage et un temps de résidence. Certes, tous les caravaniers à plein temps ont été au moins une fois voir les attractions majeures du lieu dans lequel ils s’installent, mais, tout comme un local, ils tendent par la suite à rester chez eux et à s’adonner à des activités routinières. Byron, caravanier américain actif, vivait au même rythme qu’un local exerçant une activité professionnelle lors de mon terrain de recherche. Marius et Hélène, caravaniers retraités ayant opté pour la Floride, consacraient leurs journées à des activités assimilables à celles d’un local à la retraite, telles que balades en vélo, cours de danse, courses au supermarché ou dans les magasins de décoration et de réparation avoisinants. Il ressort que la plage, lieu touristique par excellence en Floride, ou la piscine dans les campings ne sont pas des lieux hautement fréquentés par les caravaniers à plein temps, alors qu’ils le sont beaucoup plus par les caravaniers saisonniers ou en vacances.

Malgré l’absence de motivation touristique, il n’en demeure pas moins que les destinations choisies relèvent de ce que plusieurs chercheurs nomment les imaginaires touristiques. Ce sont souvent les

représentations partagées, alimentées par – ou associées à – des images matérielles (cartes postales, affiches, blogues, films et vidéos, guides touristiques, brochures, magazines de voyage, mais aussi objets artisanaux et autres artefacts) et immatérielles (légendes, contes, récits, discours, anecdotes, mémoires…) travaillées par l’imagination et socialement partagées par les touristes et/ou par les acteurs touristiques [qui construisent ces imaginaires touristiques]. (Gravari-Barbas et Graburn, 2012 : 2)

Sans ces imaginaires, il est fort probable que le tourisme ne serait pas aussi développé qu’il l’est actuellement, voire peut-être inexistant (Salazar et Graburn, 2014). Ce sont donc toutes ces images véhiculées, ces à-propos, qui encouragent des touristes, quels qu’ils soient, à se rendre vers telle destination plutôt qu’une autre, facilitant ainsi la transition entre « l’ici et l’ailleurs, le proche et l’exotique, le connu et l’inconnu » (Gravari-Barbas et Graburn, 2012 : 1). Dans le cas des caravaniers à plein temps étudiés, les destinations choisies font souvent appel à un imaginaire touristique véhiculé dans nos sociétés depuis le plus jeune âge et renforcé par les propos des caravaniers les ayant précédés. Tout cet imaginaire fournit aux visiteurs, avant même qu’ils aillent visiter ces lieux, une idée précise de ce qui les attend là-bas et c’est une fois sur place qu’ils évaluent leurs expériences à la lumière de ces attentes et décident s’ils y reviendront ou non.

Pour les Québécois, la Floride – choisie par Liliane et Bertrand – est un excellent exemple des imaginaires touristiques qui se transmettent au sein de la parenté et du réseau social. En effet, de nombreux Québécois s’y rendent et en véhiculent une certaine représentation (tout au moins d’une partie de la Floride où un grand nombre de visiteurs francophones se regroupent). Ces représentations ont un impact concret sur le développement même de cette région floridienne qui évolue en écho au tourisme franco-canadien. Depuis les années 1930, des Québécois viennent en Floride, au départ dans le cadre de contrats qu’ils obtiennent sur des chantiers de construction, puis pour s’y établir et enfin pour développer l’industrie touristique à destination de leurs cousins de la Belle Province (Forget, 2010). Ils se concentrent principalement dans la région allant de Sunny Isles à Fort Lauderdale, « Floribec », depuis les années 1960. Comme le dit Albert, un caravanier rencontré, « J’ai toujours été un adepte de la Floride. Mais on dirait que les Québécois on a tous ça dans la tête. Si un jour on peut venir, aller passer quelques hivers en Floride, on passe pour des Québécois qui ont réussi. On n’aura peut-être pas réussi notre vie, mais on a réussi à aller en Floride. » C’est donc tout un imaginaire de réussite sociale qui accompagne l’idée de la Floride. Cependant, si Floribec a connu ses heures de gloire dans les années 1990, cette région connaît aujourd’hui un certain déclin. L’imaginaire est toujours présent, même s’il n’est plus nécessairement associé à la réussite sociale en raison d’une multiplication de représentations de Floribécois nuisant à cette image. De même, la Floride est aujourd’hui devancée dans le choix fait par les Québécois d’autres destinations ensoleillées au Mexique, à Cuba ou en République dominicaine, qui offrent des forfaits (vol + hébergement + repas) à des coûts plus avantageux que ceux offerts en Floride et une expérience touristique plus « extra-ordinaire », car moins connue des Québécois à ce jour. Toutefois, la Floride reste une destination privilégiée pour tous les « voyageurs véhiculés » (drive tourists) tels les caravaniers.

Les imaginaires touristiques jouent donc un rôle premier dans le choix des destinations visitées, mais c’est l’expérience vécue au sein de ces destinations qui détermine par la suite la décision des caravaniers à plein temps d’y revenir et de s’y installer à plus long terme. En aucun cas, c’est le potentiel touristique de ces destinations qui est mis de l’avant par les caravaniers. En ce sens, ils rejoignent les touristes résidentiels dépeints par Raquel Huete et Alejandro Mantecon (2012) dans la région de la Costa Blanca en Espagne, puisque, tout comme les caravaniers à plein temps, ils choisissent une destination en fonction du climat, de la qualité de vie qu’elle offre sur place, de la connaissance du lieu grâce à des visites en amont et/ou des connaissances qu’ils ont sur place, et non du tourisme. Si la comparaison entre ces deux populations se révèle pertinente quant aux choix des destinations, il est intéressant de se demander si d’autres similitudes peuvent être établies à partir de leurs expériences spécifiques, notamment dans la distinction faite entre touristes et résidents.

Touristes ou résidents ?

Dans leur article, Huete et Mantecon (ibid.) établissent une typologie permettant de distinguer le touriste du résident à partir de deux critères principaux : celui de l’acquisition d’une propriété et celui de l’enregistrement municipal à titre de résident. Quatre catégories sont ainsi établies : les résidents permanents (citoyens étrangers propriétaires d’une habitation et enregistrés comme résidents municipaux), les résidents temporaires (citoyens étrangers résidant dans un logement dont ils ne sont pas propriétaires et enregistrés comme résidents municipaux), les propriétaires d’une maison de vacances (citoyens étrangers propriétaires d’une habitation et non enregistrés comme résidents municipaux) et les touristes (citoyens étrangers non propriétaires d’un logement et enregistrés comme résidents municipaux). Si cette typologie est créée à partir de leur recherche sur les touristes résidentiels de la Costa Blanca, il est intéressant de vérifier si elle s’applique au cas des caravaniers à plein temps.

Tout d’abord, il faut savoir que tous les caravaniers à plein temps interrogés lors de cette recherche ne sont pas enregistrés comme résidents des localités visitées durant l’hiver. Liliane et Bertrand ainsi que Nadine et Franck sont résidents du Québec et séjournent aux États-Unis durant l’hiver (six mois moins un jour maximum) avec le statut de touristes. Donald et Polly ont, eux, choisi de conserver leur lieu de résidence en Virginie-Occidentale, d’où ils sont originaires, et où ils passent la moitié de l’année. L’enregistrement à titre de résident de la localité choisie n’est donc pas un critère applicable à la réalité des caravaniers à plein temps. Par contre, une distinction qui peut être faite et qui est non négligeable est celle d’être ou non propriétaire ou locataire à l’année d’un emplacement dans un camping. En effet, certains caravaniers à plein temps décident d’acheter ou de louer sur une base annuelle un emplacement afin de s’assurer de la possibilité d’y revenir chaque année. Dans plusieurs campings de la Floride, les emplacements disponibles sont rares, surtout durant la saison hivernale. Liliane et Bertrand, tout comme un autre couple québécois rencontré, Marius et Hélène, ont ainsi décidé de louer à l’année leur emplacement afin d’avoir l’esprit tranquille et d’être assurés de passer autant de temps qu’ils le souhaitent en Floride. L’emplacement de Marius et Hélène leur coûte 2600 $ par année, soit 216 $ par mois. Sachant qu’ils y passent un peu moins de six mois, c’est donc comme s’ils payaient 433 $ par mois. S’ils décidaient de le louer uniquement pour cette période de six mois, ils devraient débourser plusieurs centaines de dollars en plus par mois. C’est donc également dans un souci financier qu’ils ont opté pour une location annuelle. À noter que pendant mon terrain de recherche dans un camping avoisinant, l’emplacement coûtait 850 $ pour un mois. Certains campings acceptent par ailleurs que les locataires sous-louent leur emplacement lorsqu’ils n’y sont pas et ces derniers peuvent alors le louer au tarif qu’ils souhaitent. Joe et Mireille, un autre couple rencontré lors de cette recherche, ont plutôt choisi d’acheter un emplacement dans un camping relativement luxueux en Floride (qui leur a coûté 65 000 $), ce qui leur permet d’y aller quand ils le souhaitent et de le louer au tarif de 1200 $ par mois quand ils n’y sont pas. Rares sont toutefois les campings qui offrent l’option d’acheter un emplacement. Nadine et Franck préfèrent, eux, garder une certaine flexibilité dans leur itinéraire en louant uniquement trois mois par année le même emplacement (si celui-ci est disponible) et en voyageant les trois autres mois aux États-Unis. Ils bénéficient d’un tarif avantageux pour un séjour de longue durée, mais le coût mensuel s’élève tout de même à plus de 700 $. Pour l’instant, ce camping leur donne entière satisfaction et ils souhaitent y revenir chaque année, mais ils pourraient par la suite décider d’aller ailleurs, n’étant aucunement contraints par un contrat de location ou un achat.

Dans le cas des LTVA, choisis par Donald et Polly, les caravaniers peuvent rester jusqu’à sept mois dans un même LTVA ou dans tout autre LTVA de la Californie et de l’Arizona pour la modique somme de 140 $. Par ce tarif, les LTVA attirent autant une clientèle en quête de plein air, de vie simple, comme Donald et Polly, qu’une clientèle moins fortunée qui ne peut se permettre de débourser le coût d’un emplacement dans un camping.

Donald et Polly, ainsi que Nadine et Franck, ont donc choisi de garder une certaine indépendance quant à leurs lieux de résidence, ce que n’ont pas (ou plus) ceux qui ont décidé d’acheter ou de louer à l’année un emplacement (à moins de le sous-louer à d’autres caravaniers). Certains caravaniers rencontrés en Floride m’ont affirmé ne pas aller ailleurs, car ils craignaient de perdre leur emplacement. C’est alors toute leur condition de « mobile » qui est remise en question, allant à l’encontre des raisons mêmes qui les ont amenés à choisir ce mode de vie. Il est vrai aussi que de nombreux caravaniers limitent leur mobilité après quelques années, ayant trouvé une destination qui leur sied et où ils souhaitent revenir chaque année. Leur mode de vie mobile tend alors à devenir un mode de vie pendulaire entre deux destinations, qui se distingue très peu du mode de vie choisi par des migrants saisonniers résidant dans un appartement, une maison mobile ou même un hôtel. Le seul aspect mobile de leur mode de vie réside dans le fait qu’ils se déplacent avec leur VR d’une destination à une autre, choisissant parfois des trajets différents afin de faire de nouvelles découvertes en cours de route[3].

La typologie dressée par Huete et Mantecon leur permet de conclure que le terme de résident ou immigrant ne peut être appliqué qu’aux personnes qui sont enregistrées comme résidents auprès de la municipalité, qu’elles soient propriétaires ou pas, puisque celles-ci décident d’établir leur résidence principale dans la destination choisie. C’est dans celle-ci qu’elles reproduisent alors leur routine quotidienne. Les personnes faisant l’acquisition d’une résidence ou en louant une, mais ne se déclarant pas comme résidents, sont elles considérées comme touristes, sachant qu’elles conservent un lien d’attache (souvent une résidence principale) ailleurs. Si cette conclusion peut correspondre à la réalité des touristes résidentiels de la Costa Blanca qu’ils ont étudiés, elle ne peut s’appliquer aux caravaniers à plein temps. En effet, d’après cette typologie, les caravaniers à plein temps ne pourraient être considérés que comme touristes, peu importe qu’ils soient propriétaires, locataires à l’année ou locataires ponctuels d’un emplacement dans la destination choisie. Si, dans les faits, cela est avéré puisqu’aucun ne s’enregistre comme résident, il n’en demeure pas moins qu’il serait extrêmement réducteur de les considérer uniquement comme touristes et non comme résidents. Ils sont en quelque sorte à la croisée entre les deux, puisqu’ils sont certes, statutairement parlant, des touristes, mais agissent exactement comme le ferait n’importe quel résident, reproduisant une routine comparable à celle des locaux et se sentant « chez eux » là où ils élisent domicile. Ce sentiment est d’autant plus exacerbé que leur résidence – leur VR – est la même quelle que soit la destination choisie.

En ce sens, il semble que le concept de tourisme résidentiel, tel que défini par les critères établis par Huete et Mantecon, concerne des populations qui font le choix d’un mode de vie sédentaire ailleurs et non une population, tels les caravaniers à plein temps, dont l’habitat mobile sème un flou sur leur condition de touriste et/ou de résident.

Conclusion

Traditionally, the movement in time to one or more places (which together form a destination) and back home again was seen as a basis for tourism […]

[…]

Tourism is to a great extent about people’s expectations and experiences of new/foreign/different places. An experience might be defined as when a certain occurrence is experienced as extra-ordinary from some point of view, e.g., social, cultural and/or embodied. (Anderson, 2004 : 80)

Cette citation de Lars Anderson est intéressante pour différentes raisons. La première concerne l’essence même du tourisme, à savoir un déplacement de chez soi vers une ou plusieurs autres destinations et un retour à la maison. Or, dans le cas du caravaning à plein temps, le déplacement se fait avec sa « maison », autrement dit le véhicule récréatif, et donc cette fracture entre chez soi et ailleurs n’existe pas. Deuxièmement, le tourisme permet une expérience extra-ordinaire. Or, là encore, dans le mode de vie analysé, cet aspect tend à être effacé pour faire place à l’ordinaire, à la reproduction d’une routine quotidienne. Tout cela amène à douter de la pertinence même du concept de tourisme pour dépeindre la réalité du caravaning à plein temps. Bien entendu, cela ne s’applique qu’aux caravaniers qui optent pour ce mode de vie, et non aux caravaniers saisonniers ou à ceux en vacances pour lesquels le tourisme est un facteur important du quotidien. Ces derniers quittent en effet leur domicile pour vivre en caravane quelque temps dans des destinations autres avec l’objectif de revenir chez eux par la suite, marquant une rupture avec leur quotidien pour vivre une expérience extra-ordinaire. Et c’est bien là toute la différence, puisque vivre sur la route, ailleurs, dans un véhicule récréatif, est devenu la réalité de quelques millions de caravaniers à plein temps qui ont, eux, fait le choix de faire de cette expérience extra-ordinaire leur quotidien.

Le tourisme résidentiel, dont il est question dans ce numéro, s’applique donc sur certains points au caravaning à plein temps, notamment dans la reproduction d’une certaine routine quotidienne des caravaniers, mais il semble trop limitatif pour refléter la réalité de ce mode de vie mobile. Tout d’abord parce qu’il ne peut être évoqué que pour une seule partie de la population des caravaniers à plein temps, celle qui choisit de demeurer longuement dans une même destination, et évince ainsi toutes les autres qui, elles, optent pour une vie plus mobile ; et parce que la notion de tourisme est massivement rejetée par les caravaniers à plein temps. Le concept de migration de style de vie pourrait-il mieux s’appliquer à la réalité des caravaniers à plein temps dont il est question ici ? Là encore, mes enquêtes de terrain démontrent que, comparativement à d’autres modes de vie, le caravaning à plein temps n’implique pas une migration, mais une mobilité entre au moins deux destinations. Toutefois, la migration de style de vie étant une recherche d’un autre style de vie, estimé meilleur, il est possible d’établir un parallèle avec le caravaning à plein temps puisque les caravaniers reproduisent certes un même style de vie ailleurs, mais dans un ailleurs jugé meilleur. Ils font le choix d’aller vivre dans une autre destination, plus au sud, qui leur permet de s’adonner à leurs activités de loisir. Dans ce contexte, et uniquement si cela est compris ainsi, il serait en effet possible d’employer le concept de migration de style de vie pour parler des caravaniers à plein temps dont il est question dans cet article. Le terme de migration ne s’appliquerait toutefois pas à d’autres caravaniers à plein temps qui eux choisissent de se déplacer plus fréquemment, multipliant ainsi les destinations. Il faudrait alors lui préférer le concept de « lifestyle mobilities » (Cohen et al., 2013), actuellement en développement, dans lequel la mobilité est au cœur même des déplacements.

Si les caravaniers à plein temps forment une population qui s’apparente à d’autres migrants ou touristes en quête d’une plus grande qualité de vie dans un ailleurs toujours pensé comme meilleur, il n’en demeure pas moins qu’ils s’en différencient par maints aspects, principalement celui de la mobilité qui marque leur quotidien, et démontrent les limites aujourd’hui floues entre voyage et habitat, entre tourisme et résidence.