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Mise en situation[1]

Imaginons que nous endossions la tenue d’un apprenti philosophe, que nous baptiserons Simplicio pour la circonstance. Déjà avancé dans l’approfondissement de la pensée de Thomas d’Aquin, il n’aurait néanmoins pas pu faire autrement que de consacrer tout son temps disponible à la seule étude du maître, tant la tâche était vaste. Non pas qu’il l’eut décidé par principe a priori, mais parce qu’il y fut contraint par la gestion de ses priorités. Il aurait ainsi résolu de remettre à plus tard — le plus rapidement possible cependant — la consultation de ses successeurs et commentateurs. De sorte qu’il les ignore tout à fait à ce jour.

Or, voici qu’au hasard d’une conférence, il entend un orateur s’élever contre un confrère qui soutenait que la pensée métaphysique de saint Thomas était entièrement reçue d’Aristote. « Ainsi saint Thomas n’aurait d’autre métaphysique que celle d’Aristote… » proteste-t-il, « […] et ses différentes oeuvres, tant philosophiques — nous pensons particulièrement au De ente et essentia et à son Commentaire du De causis — que théologiques — Commentaire des Sentences, Traité des Noms Divins, Somme de théologie, Somme contre les Gentils — ne contiendraient pas de métaphysique propre ? Ne fait-on pas fi ici d’une double évidence historique et doctrinale ? »

Simplicio découvre à cette occasion l’existence de tout un monde de commentateurs thomistes, depuis Gilles de Rome jusqu’à Gilson et Fabro, centré sur la relation d’essence à esse et sur l’influence néo-platonicienne dans la pensée de saint Thomas, à travers Avicenne, Denys et Proclus (via l’auteur du Livre des Causes), et que ces thomistes considèrent comme la « métaphysique propre de saint Thomas issue de ses oeuvres personnelles », nettement distinguée de ses commentaires sur Aristote.

Impressionné par le nombre et la qualité de ces penseurs, il décide de s’initier à ce courant, en restant en contact avec le conférencier. Il prend progressivement conscience de l’ampleur du débat au travers des siècles. Il s’étonne, néanmoins, que ne lui soit jamais venue l’idée de s’interroger par lui-même à ce propos durant les années qu’il a consacrées à l’approfondissement de la pensée du maître ; en outre, la filiation de Thomas à Aristote en matière de philosophie lui avait toujours paru aller de soi.

Mais, à mesure qu’il prend connaissance de ces doctrines, trois interrogations s’imposent à lui petit à petit, et l’invitent à être attentif : 1) Quelle est l’importance réelle d’une telle problématique chez Thomas d’Aquin lui-même ? 2) À ses yeux, certaines thèses paraissent incohérentes entre elles ; cela vient-il de son manque de connaissances ? Et enfin : 3) Jusqu’à quel point cette théorie est-elle compatible avec la pensée exprimée par saint Thomas en certains passages cruciaux ?

I. Importance réelle

Simplicio est tout d’abord interloqué par l’absence quasi totale des sujets évoqués, dans les oeuvres mêmes de son maître. Il s’attache, notamment à cinq concepts fondamentaux : « Actus essendi », « actus actuum », « esse ut actus », « esse actus essentiae », « distinctio realis ». Son but n’est absolument pas de confirmer ou d’infirmer la pertinence de ces concepts, mais uniquement de sonder leur fréquence dans les oeuvres de Thomas. Telle sera sa discipline constante dans cette première étape.

— « Actus essendi ». Ainsi, tout d’abord, l’expression « actus essendi », généralement traduite par « acte d’être », constituerait, selon son conférencier que nous nommerons Salviati, la véritable clef de voûte de l’édifice, l’argument majeur au fondement de tous les autres. Or, c’est avec grand étonnement que Simplicio ne la rencontre qu’une quinzaine de fois parmi les milliers de pages de frère Thomas. Ce dernier l’utilise d’ailleurs surtout dans deux contextes précis. Premièrement, lorsqu’il souhaite distinguer entre ce qui existe « pour de vrai » et ce qui n’existe que dans la pensée ; deuxièmement, lorsqu’à la suite d’Avicenne, il veut expliquer l’origine de l’imposition du néologisme ens[2]. Dans le premier cas, saint Thomas reprend une distinction aristotélicienne entre les différents usages du terme être[3]. Le Stagirite distingue, en effet, entre l’être par soi et l’être par accident, tout d’abord ; puis au sein de l’être par soi, entre l’être dans la pensée, et l’être dans le monde extérieur. L’actus essendi caractérise alors ce dernier. Dans le second cas, il se sert de l’expression pour montrer l’origine de la construction linguistique du néologisme ens. Comme l’écrit l’Avicenne latin, ce terme a été façonné à partir d’esse ou actus essendi[4], qui sont des vocables plus courants. Il explique, en somme, le plus obscur par le plus clair.

Mais, plus encore que par la rareté de cet emploi (reconnaissons toutefois que 15 occurrences chez saint Thomas suffisent à attirer l’attention), plus encore que par un usage en des matières assez secondaires, il est surpris par l’absence totale du moindre développement, de la moindre explication sur ce qu’il faut entendre par actus essendi[5]. Comme si l’auteur s’en servait en passant, et qu’à son avis, chacun comprendrait le sens banal de ce terme. Lorsqu’on sait le déploiement d’argumentations et d’illustrations, d’objections et de réponses, qu’aligne Thomas lorsqu’il veut résoudre une question d’importance, Simplicio tend à se montrer extrêmement sceptique devant celui qui lui propose actus essendi comme le coeur d’une révolution métaphysique thomasienne ignorée d’Aristote. Il est inconcevable d’imaginer Thomas d’Aquin aborder cette question déclarée « suressentielle[6] » par certains de ses successeurs, et la passer aussitôt sous silence pour poursuivre son chemin. Voilà qui serait totalement contraire à la passion qu’on lui connaît pour l’ordre et la clarté. Nous aurions dû bénéficier de pleines pages d’explications de sa main, ce qui n’est pas du tout le cas.

— « Actus actuum ». Second exemple : l’interlocuteur de Simplicio lui parle aussi abondamment de l’esse « acte de l’acte » ou « acte des actes ». Il s’agirait d’un nouveau dépassement d’Aristote et de sa métaphysique. Le Stagirite n’aurait pas vu que sa conception de l’acte n’était pas ultime dans l’analyse de l’être, mais demeurait en fait un acte formel second, encore en puissance à un acte premier qui serait l’acte d’être, véritable acte de cet acte. Telle serait, à nouveau, la révolution thomasienne. Fidèle à son intention de départ, Simplicio ne veut nullement juger de la rectitude ou non de cette position. Il se borne à constater que l’expression « acte des actes » ou « actus actuum », ne se rencontre absolument nulle part dans toute l’oeuvre de Thomas d’Aquin. Absolument nulle part !

Il lit, certes, des formules comme « esse est actualitas omnium actuum[7] » (l’être est l’actualité de tout acte) ou « esse est actualitas omnis formae[8] » (l’être est l’actualité de toute forme), mais avec un sens très différent. Le contexte est celui de la relation entre une notion abstraite et son correspondant concret. Pour mieux comprendre par une comparaison, disons que l’actualité est à l’acte ou à la forme ce que, par exemple, l’humanité est à l’homme : sa qualification essentielle. Dans l’esprit de Thomas, du moins si l’on s’en tient à une stricte lecture de ces passages, esse exprime donc la qualification essentielle de n’importe quel acte ou de n’importe quelle forme, la formalité la plus propre de tout acte ; la perfection de toutes les perfections, dira-t-il aussi. En aucun cas son acte premier, donc, mais bien au contraire, sa formalité dernière et sa perfection ultime. On comprend assez bien, en effet, ce que veut dire « l’humanité de l’homme », mais pas du tout ce qu’il faudrait entendre par « l’homme de l’homme » ; analogiquement, chacun pourra concevoir que « l’actualité de l’acte » ait un sens, c’est-à-dire qu’esse soit la formalité essentielle et la perfection de tout acte ; mais on admettra qu’une expression comme « acte de l’acte » est aussi incompréhensible que « l’homme de l’homme ». C’est pourquoi elle est totalement ignorée de Thomas.

— « Esse ut actus ». Troisième exemple : l’expression « esse ut actus », si chère à un auteur comme Fabro, ne se remarque qu’une seule fois, et dans un sens éloigné de celui utilisé par les tenants de l’acte d’être[9], puisqu’il suggère qu’esse est davantage une activité qu’un acte au sens fort (n’oublions pas qu’esse demeure un verbe). Encore une fois, saint Thomas ne lui donne aucune explication nulle part.

— « Esse actus essentiae ». Quatrième exemple, plus litigieux, très certainement, mais qui se confirmera par la suite pour prendre la forme d’une objection majeure et connue de tous les salviatistes. Lorsque Thomas veut faire comprendre que A est B, il écrit : « A est B ». Lorsqu’il veut signifier que la vue est une puissance dont la vision est l’acte, il écrit : « la vue est une puissance dont la vision est l’acte[10] », sans jamais s’embarrasser de circonvolutions de langages. S’il devait y avoir un trait caractéristique de l’esprit thomiste, ce serait bien son tranchant ; on le lui reproche assez, d’ailleurs. Aussi, dans l’hypothèse où Thomas eut voulu dire que l’essence était une puissance dont l’esse était l’acte, il aurait écrit sans l’ombre d’une hésitation : « l’essence est une puissance dont l’esse est l’acte ». Or, hormis quelques occurrences dans le Commentaire des Sentences, ce n’est pas ce qu’il fait ! Partout ailleurs, et là, Dieu sait si les références sont abondantes, il écrit systématiquement que l’essence est « comme » une puissance dont l’esse serait « comme » l’acte, à grand renfort de « comparatur », de « sicut », de « quasi », de « assimilatur » de « ut », etc., à chaque fois qu’il aborde le sujet[11].

Thomas entend donc formuler une comparaison et se refuse définitivement à une affirmation pure et simple. Une analogie de proportionnalité, comme celle présente ici, en même temps qu’elle notifie un lien, établit une distance. Lorsque je dis que les arêtes sont au poisson comme l’ossature au vertébré, je signale, certes, une unité de fonctionnalité entre les deux, mais je dis aussi parallèlement que les arêtes ne sont pas des os, et que les poissons ne sont pas des vertébrés. Il en va de même lorsque j’écris que l’essence se compare à l’esse comme la puissance à l’acte. Comment exprimer plus clairement que, dans l’esprit de Thomas, l’essence n’est pas une puissance, ni l’esse n’est un acte, même s’il faut y voir une comparaison fonctionnelle entre eux ?

À la conception par laquelle l’intellect comprend le genre, rien ne correspond immédiatement dans l’objet extérieur qui soit un genre, mais pour l’intelligence d’où découle ce concept, correspond une réalité. Et il en est de même de la relation de principe que la puissance ajoute à l’essence ; car quelque chose lui correspond dans la réalité indirectement et non immédiatement[12].

Autrement dit, à cette conception par laquelle l’intellect comprend la puissance, rien ne correspond directement dans la réalité de l’essence, mais indirectement et médiatement.

— « Distinctio realis ». Cinquième exemple : La fameuse « distinction réelle d’essence et d’être ». À nouveau, cette expression, tant débattue parmi les salviatistes, est totalement absente de l’oeuvre de Thomas. En cherchant un peu, Simplicio trouve la formule « compositio realis[13] ». Mais une composition réelle ne donne pas nécessairement lieu à une division réelle ; on ne confectionne pas une baguette de pain en enfilant des tartines entre deux croûtons ! La composition réelle de farine, d’eau et de sel pour former un pain ne peut donner lieu à une résolution actuelle en ces ingrédients une fois le pain achevé, par exemple. Nulle part, c’est encore un constat, Thomas d’Aquin ne formule lui-même une « distinction réelle d’essence et d’être » ; nulle part.

Il est inutile d’en ajouter davantage. La toute première réaction de Simplicio découvrant tout à coup l’ample problématique de l’acte d’être parmi les salviatistes, sera donc d’être pris de vertige devant le vide quasi total chez son maître, contrastant violemment avec la profusion chez certains disciples. Sans vouloir juger sur le fond, car des progrès sont, Dieu merci, toujours possibles après Thomas, il ne peut comprendre comment des bribes d’arguments épars, absents ou mêmes parfois détournés, aient pu engendrer une telle complexité passionnée qui mériterait, paraît-il, le qualificatif de « révolution thomasienne de la métaphysique », aux dépens d’Aristote.

II. Incohérence apparente de certaines thèses

Décidé néanmoins à en savoir plus, il se met directement à l’école de Salviati, qui lui enseigne que : « L’essence est la puissance dont l’esse est l’acte » ; « L’essence finie est la limite externe de l’esse infini » ; « L’étant résulte de l’union d’une essence et d’un acte d’être ».

— « L’essence est la puissance dont l’esse est l’acte ». Simplicio écoute Salviati lui expliquer tout d’abord que l’essence est une puissance dont l’esse est l’acte. L’essence serait pure puissance, et c’est par l’acte d’être qu’elle existerait effectivement. Mais, il se souvient avoir lu chez saint Thomas qu’être et non-être sont en opposition de contradiction, sans intermédiaire possible (on n’est pas pour partie, ni de temps à autre ; on est ou l’on n’est pas, à l’instant même). Il se remémore aussi que : « L’acte est antérieur à la puissance, si l’on s’en tient à l’identité spécifique […] mais si l’on considère l’unité numérique, c’est l’être en puissance qui précède l’être en acte[14] ».

Il se pose donc cette question, ignorant encore qu’elle fut déjà rebattue à satiété parmi les salviatistes, sans n’avoir jamais reçu de réponse satisfaisante : si l’essence est puissance à l’acte d’être, elle précède cet acte dans le sujet qui est, puisqu’on considère ici l’unité numérique. Il s’agit d’une précession non réversible dans l’ordre de l’être (nous parlons de succession dans l’être selon la nature, même en cas de simultanéité dans le temps). Mais, si c’est par l’acte d’être que cette puissance est, elle n’était pas avant d’être actualisée, mais était pur non-être[15]. Comment dès lors un pur non-être pourrait-il être puissance ? Pour être puissance, il faut être, et si l’essence est puissance à l’acte d’être, c’est qu’elle était avant même d’avoir été actualisée par l’acte d’être. De sorte que cette actualisation devient redondante, puisque l’essence était déjà. Aucune puissance ne tient l’être, en effet, de l’acte auquel elle est en puissance. Le gland ne doit pas la vie au chêne dont il est le germe ! Aucun salviatiste, en près de huit siècles de tradition, n’a su dénouer ce paradoxe ; ils se sont perdus en subtiles distinctions entre l’esse essentiae et l’esse existentiae, pour qu’à la fin, Cornelio Fabro, l’un des leurs, rejette l’ensemble de la tradition thomiste au nom de « l’oubli de l’esse » :

Le dommage causé à l’interprétation du thomisme et de la philosophie en général par ce terme si innocent en apparence d’existentia est incalculable […]. Il semble donc qu’une discrimination s’impose désormais entre l’esse de saint Thomas et celui de la plus grande partie de son école, si l’on veut comprendre la fonction centrale qu’occupe l’esse dans sa métaphysique[16].

Voilà, n’en doutons pas, la raison pour laquelle saint Thomas s’était interdit d’affirmer que l’essence était une puissance dont l’esse était l’acte.

Simplicio se remémore aussi qu’Aristote était déjà pleinement conscient de cette difficulté, qu’il liste parmi les apories de la Métaphysique, et que saint Thomas reprit après lui :

Il [Aristote] commence par prouver que les principes sont en puissance. S’ils étaient en acte, quelque chose leur serait antérieur puisque la puissance précède l’acte. Est, en effet, antérieur ce dont la consécution dans l’être n’est pas réversible. Or, si quelque chose est, c’est qu’il peut être, tandis qu’il n’est pas inéluctablement en acte du fait qu’il est possible. Or, précéder les principes premiers est incohérent ; ces principes ne peuvent donc qu’être en puissance. Mais en sens contraire, si ces principes sont en puissance, il n’y aurait aucun être en acte. Car ce qui peut être, n’est pas encore, en effet. La preuve en est que ce qui devient n’est pas être, car ce qui est, n’advient pas. Mais rien d’autre ne devient que ce qui a la possibilité d’être. Donc tout être possible est non-être. Si donc les principes sont seulement en puissance, ce sont des non-êtres. Mais s’ils ne sont pas, leurs effets ne seront pas non plus. Aucun être n’existera par conséquent[17].

Pourtant, Salviati insiste et lui montre combien la doctrine de la double composition d’acte et de puissance dans la substance naturelle est conforme à la pensée de Thomas ; celui-ci l’écrit en toutes lettres dans un texte clé de sa Somme contre les Gentils :

In substantiis autem compositis ex materia et forma est duplex compositio actus et potentiae : prima quidem ipsius substantiae, quae componitur ex materia et forma ; secunda vero ex ipsa substantia iam composita et esse, quae etiam potest dici ex quod est et esse ; vel ex quod est et quo est — Dans les substances composées de matière et de forme, il y a une double composition d’acte et de puissance ; la première est celle de la substance elle-même qui est composée de matière et de forme, et la seconde de la substance déjà composée et d’être, qui peut aussi être dite de ce qui est et d’être, ou de ce qui est et de ce par quoi c’est[18].

Salviati développe ce point : saint Thomas s’est emparé de la distinction commune d’acte et de puissance d’Aristote, que ce dernier appliquait à la matière et à la forme, pour la faire transcender au niveau de la composition de l’essence (désignée par le terme « substance » dans la citation évoquée) et l’être :

Sic igitur patet quod compositio actus et potentiae est in plus quam compositio formae et materiae. Unde materia et forma dividunt substantiam naturalem : potentia autem et actus dividunt ens commune — Ainsi donc, il est clair que la composition d’acte et de puissance va au-delà de la composition de forme et de matière. La matière et la forme divisent la substance naturelle, mais la puissance et l’acte divisent l’être en général[19].

L’être est donc bien, selon ce texte, l’acte dont la substance (ou l’essence) est la puissance. La relation d’être à essence est la même que celle de forme à matière, mais cette dernière devient comme préparatoire et propédeutique à la première qui l’enveloppe et la dépasse. « Saint Thomas appelle l’esse plus souvent l’“effet propre” de Dieu, parce qu’il est l’acte de toute essence et forme, de même que la forme est l’acte de la matière[20] ».

Mais ce « de même que » a semé le trouble dans l’esprit de Simplicio. Retourné à ses livres, il reprend le passage en question, qui dès le titre, semble s’éloigner de l’interprétation de Salviati. « Quod non est idem componi ex substantia et esse, et materia et forma » — « Ce n’est pas la même chose d’être composé de substance et d’être, et de matière et de forme[21] ». Les premières lignes du paragraphe vont dans la continuité : « Non est autem eiusdem rationis compositio ex materia et forma, et ex substantia et esse : quamvis utraque sit ex potentia et actu » — « La composition de matière et de forme n’est pas de même nature que celle de substance et d’être, bien que toutes les deux soient de puissance et d’acte[22] ». Autrement dit, saint Thomas, comme à chaque fois qu’il traite des intelligences séparées, fait appel à l’extrême capacité d’analogie des notions de puissance et d’acte pour faire entendre que la relation de puissance à acte entre la matière et la forme n’est pas de même nature que la relation de puissance à acte entre la substance (ou l’essence) et être. Au contraire, donc, de ces propos de Salviati : « […] [l’esse] est l’acte de toute essence et forme, de même que la forme est l’acte de la matière », nous ne parlons pas du même type d’acte ni du même type de puissance dans les deux cas, car l’unité n’est que d’analogie.

Toute la question est de cerner cette différence. Dans ce passage, saint Thomas donne des signes de la façon dont il conçoit la seconde composition. Simplicio note tout d’abord, qu’il ne dit pas un mot de celle de matière et de forme, la supposant déjà connue comme union d’une puissance purement passive et d’un acte premier constitutif (cela laisse à penser que la composition d’essence et d’esse ne sera pas de cette nature). Il écrit ensuite : « Comparatur enim forma ad ipsum esse sicut lux ad lucere » — « La forme se compare à être comme la lumière à luire ». Or, luire est l’action ou l’activité de la lumière, ce qui voudra dire qu’être est l’activité de la forme. Ainsi serait rétablie la véritable nature d’esse : un verbe exprimant une activité mesurée par le temps : « “Est”, pris dans l’absolu, signifie “être en acte” et c’est pourquoi il signifie en qualité de verbe[23] ».

Simplicio se souvient alors que saint Thomas répète, à la suite d’Aristote « Forma dat esse » — « la forme donne d’être[24] », qu’elle est une « virtus essendi » : « Nam quantum unicuique inest de forma, tantum inest ei de virtute essendi » — « En effet, autant quelque chose possède de forme, autant il y a en lui de pouvoir d’être[25] ».

Il se demande donc si le type de relation de puissance à acte de la substance (ou l’essence) à être ne serait pas celle d’une virtus, celle d’une puissance non pas passive, comme la matière, mais active, dans l’exercice de son acte. Ne serait-ce pas ainsi que la relation de puissance à acte de l’essence à être serait de nature différente de celle entre la matière et la forme ? Il semblerait bien qu’ainsi, le paradoxe soulevé plus haut trouverait une solution honorable. L’essence ne serait plus une pure puissance passive à être, au risque d’être réduite à néant ou d’exister déjà avant d’être.

— « L’essence finie est la limite externe de l’esse infini ». Salviati explique ensuite à Simplicio que l’essence se distingue de l’esse. De même, donc, qu’elle n’a pas d’esse en elle-même (puisqu’elle s’en distingue), de même, l’acte d’être en tant que tel n’a pas d’essence déterminée (puisqu’il s’en distingue). Il est, autrement dit, indéterminé, mais en un sens positif ; non pas d’une confusion indéfinie, mais d’une compréhension illimitée et d’un sens plénier. De soi, l’acte d’être est infini et absolu. « Dieu lui-même ne pourrait créer ces monstres que seraient des actes finis d’exister[26] ».

C’est l’essence qui, en recevant l’esse, lui donne de l’extérieur un contour et une identité. L’essence limite et détermine un esse qui de lui-même est infini et sans restriction. Dans sa pureté originelle, l’acte d’être est ipsum esse subsistens. Mais, il est contracté par la puissance qui le reçoit, à être l’acte de tel ou tel être défini, à être : « Une étoile, un pommier ou une libellule[27] ».

Pourtant, en commentant la Physique d’Aristote, saint Thomas explique comment le fini ne peut subsister devant l’infini[28]. Limiter l’infini, même de l’extérieur n’a pas de sens ; l’infini est précisément ce qui n’a pas d’extérieur, ce qui n’a pas d’au-delà. Il est impensable qu’une puissance limitée puisse contraindre un acte illimité. La force de l’infini ne peut que l’emporter sur la faiblesse du fini. Si l’acte d’être de chaque étant était un acte de soi infini et absolu, quelle que soit son essence, cet étant serait alors infini et absolu ; chacun serait ipsum esse subsistens, et son essence serait, elle aussi, emportée par son acte, infinie et absolue. Mais bien sûr, Simplicio constate le contraire à tout instant.

L’esse conserverait-il par ailleurs des degrés ? Salviati soutient en effet que : « Les essences qui déterminent l’esse à être une étoile ou une libellule ne le perfectionnent pas mais le restreignent ; elles ne l’enrichissent pas, mais le limitent. En lui-même et par lui-même, l’être est un acte plénier[29] ».

Mais si tel est le cas, comment saint Thomas a-t-il pu développer une doctrine constante de la gradualité dans l’être ? Comment aurait-il pu écrire notamment : « Esse simpliciter et absolute dictum, de solo divino esse intelligitur. Unde quantum creatura accedit ad Deum, tantum habet de esse ; quantum vero ab eo recedit, tantum habet de non esse » — « Seul l’esse divin est simple et absolu ; plus une créature s’approche de Dieu, plus elle a d’être, plus elle s’en éloigne et plus elle a de non-être[30] ».

Ou encore : « Si consideretur ipsum esse rei, quod est ratio veritatis eadem est dispositio rerum in esse et veritate : unde quae sunt magis entia, sunt magis vera » — « Si l’on regarde l’être même des choses, fondement de la vérité, ces choses ont un même lien à l’esse et à la vérité : plus elles ont d’être, et plus elles sont vraies[31] ».

Ou enfin : « Sunt autem secundum se notiora, quae plus habent de entitate. Magis autem entia sunt, quae sunt magis in actu » — « Est mieux connu par soi, ce qui a plus d’être, et est plus être ce qui a plus d’acte[32] ».

Thomas parle ici explicitement d’esse, et non d’essence ni d’étant. L’esse, lui-même connaît donc des degrés dans sa pensée originale (à la suite de la métaphysique d’Aristote où l’échelle de la vérité répond à celle de l’être). Mais s’il existe des degrés différents d’être, comment soutenir que tous les actes d’être soient parfaits et illimités ? S’il existe des esse plus proches du non-être que de l’être, et d’autres plus ou moins parfaits, plus ou moins finis, ne serait-ce pas en eux-mêmes qu’ils sont ainsi ? En raison de l’acte limité qu’ils sont et non pas parce qu’ils seraient des actes infinis circonscrits par telle ou telle essence ?

— « L’étant résulte de l’union d’une essence et d’un acte d’être ». Salviati poursuit sa leçon en montrant comment la substance individuelle, autrement dit l’étant réel, est le résultat de l’union d’une essence et d’un acte d’être. Tel est, ajoute-t-il, le thomisme existentialiste qui vient parfaire un thomisme essentialiste trop exclusif.

Mais Simplicio ne peut s’empêcher de se demander : l’essence n’est-elle pas ce qu’est un être dans son universalité ? N’est-elle pas ce qu’il partage avec tous les autres spécimens de son espèce, leur nature commune ? Si oui, l’essence est strictement la même pour tous les êtres d’une même espèce. Or par ailleurs, à entendre Salviati, l’acte d’être infini que l’essence vient délimiter de l’extérieur, est lui aussi unique pour tous. Tous les êtres ont, selon lui, le même acte d’être et ne diffèrent entre eux que par des réceptions diverses selon la diversité des essences. Ce sont les différences d’essences qui forment des étants différents. Mais si l’on accédait à cette vision, cela aurait pour conséquence que tous les individus d’une même espèce auraient à la fois une même essence et un unique acte d’être. Rien, dès lors, ne viendrait différencier un spécimen d’un autre. Tous les individus d’une même espèce seraient exactement identiques et formeraient une étrange armée de clones parfaits. De multiples entités, certes, mais plus aucune originalité ni personnalité ! Partant, plus d’amour.

Pour plus de précision, Salviati explique que seul l’étant existe véritablement par lui-même. « Ce qui est réel, ce n’est ni l’esse, ni l’essence, mais l’étant que leur union constitue[33] ».

Ni l’essence n’existe par elle-même, ni l’acte d’être non plus. Sinon, ils n’auraient nullement besoin l’un de l’autre. Seule leur union donne un étant subsistant, qui, par contrecoup, fait subsister en lui l’essence et l’acte d’être. Seul le sujet composé subsiste par soi et tout le reste n’existe qu’en lui.

Mais comment rendre compte alors de la venue à l’être ? Si l’oeuvre de génération consiste à opérer l’union d’une essence qui de soi n’existe pas et d’un acte d’être qui n’est pas davantage subsistant, comment accomplit-elle ce miracle ? La génération serait-elle une création et non plus un processus naturel ? Chaque apparition d’un être nouveau est-elle une petite opération ex nihilo, unissant instantanément une essence et un acte d’être, puisque rien n’existe avant l’étant ? Ou bien, a contrario, peut-être ne s’agit-il pas d’une véritable génération ; non pas de l’apparition d’un être nouveau, mais seulement de la transformation accidentelle d’une substance primordiale sous les doigts d’un demiurge ? L’esse serait comme une ressource commune déjà existante, dont chaque individu recevrait une part lors de sa venue au monde (d’où l’importance du thème de la participation).

L’agent particulier n’atteint donc pas directement et en sens propre, dans le devenir, ni la matière première comme telle, ni l’esse en tant qu’acte premier profond[34] […]. On dirait que le monde, une fois créé par Dieu, maintient, grâce à la conservation divine, sa « quantité d’esse ». Les générations et corruptions des formes dans les composés, qui constituent la causalité prédicamentale, ne touchent pas à cette quantité d’esse[35].

Ne sommes-nous pas proches de la conception que se faisaient les premiers naturalistes de la matière ?

Parallèlement, si l’esse est l’acte de l’essence, la corruption de l’étant est-elle encore possible ? L’infinité de cet acte, si on l’admet, ne peut qu’épuiser la potentialité finie de l’essence, et plus encore, émerger au-delà d’elle. On ne verrait pas pourquoi, en effet, l’essence limiterait l’esse en deçà de sa propre capacité. Mais la corruption provient d’un défaut de domination de l’acte sur la puissance. Or, il ne persisterait aucune privation au sein d’une essence finie actualisée par un acte infini. Il ne resterait donc aucune possibilité de corruption. Même le mouvement n’aurait plus de raison d’être, s’il était privé de privation.

Mais il est à nouveau inutile de continuer. Trop de questions de fond sont posées dont les réponses restent obscures encore à ce jour, pour permettre d’aller plus avant.

III. Compatibilité de cette doctrine

Pourtant, Simplicio n’est pas encore au bout de ses peines, lorsqu’il prête attention non plus à ce que dit Salviati, mais à ce que le maître écrit en certains lieux essentiels, et qui semble parfaitement incompréhensible si vraiment il avait en tête cette doctrine de l’acte d’être. Il en retient trois, qui ne sont pas des citations de fortune (comme trop souvent chez Salviati) mais de véritables développements d’une philosophie commune à toutes ses oeuvres : « l’âme, acte premier », « la forme, ce qu’il y a de plus divin », « l’acte, exister de ce qui est ».

— « L’âme, acte premier ». De façon systématique, lorsque le sujet est abordé, saint Thomas reprend in extenso la définition aristotélicienne de l’âme : « Elle est l’acte premier d’un corps naturel organisé[36] ».

Mais immédiatement un doute surgit : cette définition garderait-elle encore un sens, si l’esse devait être l’acte des actes ? Car l’acte d’être serait alors l’acte premier de l’âme, et celle-ci ne serait plus qu’un acte second en puissance à l’esse. L’âme humaine ne serait plus acte premier d’un être vivant, mais une essence en puissance. L’âme ne serait plus ce qui survit par soi après la mort de l’homme, car ce serait le rôle de l’esse, c’est-à-dire de l’acte premier. La thèse serait tellement nouvelle, y compris pour saint Thomas, qu’il semble impensable que son auteur n’eût pas pris soin de la développer et de la justifier longuement si telle avait été sa pensée à ce moment. Il y a donc tout lieu de croire qu’il n’en est rien.

— « La forme, ce qu’il y a de plus divin ». Thomas reprend aussi à son compte et commente la conception élevée qu’Aristote se fait de la forme :

Aristote l’explique en décrivant la forme comme une réalité désirable, parfaite et divine. Divine, parce que toute forme est une participation par similitude à l’être divin qui est acte pur. Chaque chose, en effet, est en acte pour autant qu’elle a une forme. Parfaite, car l’acte est l’accomplissement de la puissance et son bien. Désirable par conséquent, car chacun désire sa perfection[37].

Que resterait-il de cette assertion, dans la configuration d’un acte d’être, acte premier des formes ? Pourquoi saint Thomas n’y fait-il pas appel ? Il attribue pourtant à la forme elle-même des qualificatifs exactement identiques à ceux que les Salviatistes donnent à l’esse. Il paraît très évident qu’ici, Thomas n’a nullement en tête la thèse d’un « acte d’être » qui serait antérieur, plus fondamental et plus parfait que la forme. N’est-ce pas plutôt tout le contraire ? N’est-ce pas par la forme que l’être naturel participe à l’être divin, comme il le dit ici après Aristote, et comme il le répétera dans son Commentaire du Traité du Ciel[38] ? D’ailleurs, les explications que Thomas donne de ce passage lui sont personnelles et ne se lisent pas chez Aristote. Simplicio ne doute pas un instant que si Thomas était dans un autre état d’esprit, il l’aurait fait savoir au détour de l’explication d’une ligne ou de l’autre. Or, il est clair que ce n’est pas le cas.

— « L’acte est l’exister de la chose ». Mais le lieu entre tous où saint Thomas devrait être mis en demeure de s’expliquer sur ce supposé acte d’être ne serait-il pas sans conteste lorsqu’il commente la ligne où Aristote écrit : « Ἔστι δὴ ἐνέργεια τὸ ὑπάρχειν τὸ πρᾶγμα μὴ οὕτως ὥσπερ λέγομεν δυνάμει[39] », qu’André de Muralt rend, dans une traduction récente : « L’acte est donc l’exister de la chose, non comme nous disons [qu’une chose est] en puissance[40] ».

C’est le coeur même de l’essai de définition métaphysique de l’acte par Aristote. Or selon lui, tout acte est, pour une chose, le fait qu’elle « soit » effectivement. L’acte, tout acte, est intrinsèquement être, comme ce qui le définit par excellence, comme son actualité et sa formalité la plus propre et la plus formelle, a-t-il été dit plus haut. La distinction entre acte formel second et acte premier d’être serait donc totalement absente de ses préoccupations, lors de la définition de ce qu’est l’acte. Simplicio avoue ne pas comprendre comment Thomas aurait pu avoir alors en tête une telle théorie et ne cherchât en aucune manière à l’exposer. Cela lui paraît tout à fait improbable.

Certains pourraient croire qu’en commentant Aristote, saint Thomas ait voulu se borner à éclaircir la lettre du Philosophe, sans faire part de son propre sentiment. D’autres pourtant, pensent exactement le contraire et l’accusent d’avoir confectionné un Aristote bien à lui, afin de le rendre compatible avec la Révélation. Rien de tout cela, cependant, chez Thomas. En commentant le Stagirite, il s’attache fidèlement à la lettre, certes, mais n’hésite jamais à corriger ses faiblesses sur des sujets comme l’immortalité de l’âme, la liberté de l’homme, l’éternité du monde, la Providence dans la contingence, la connaissance du monde par Dieu, la possession personnelle de l’intellect agent, etc. Nul doute que s’il l’avait jugé nécessaire, il aurait aussi amendé et complété Aristote sur l’acte d’être, ce qu’il ne fait nulle part, bien au contraire.

Conclusion

Que la doctrine de l’acte d’être ait une saveur avicennienne, et au-delà, néo-platonicienne, cela paraît plus que probable. Qu’on s’efforce, pour défendre cette théorie, de débusquer les lieux néo-platoniciens chez Thomas d’Aquin, on le comprend. Un Salviatiste s’expose tout de même au risque de donner plus de poids à quelques centaines de feuillets sur Boèce, Proclus ou Denys, qu’à la dizaine de milliers de pages de commentaires d’Aristote.

Très tôt, le jeune Thomas a connu Aristote à travers Avicenne, alors qu’il étudiait encore à Naples, puis à Cologne ou à Paris. Mais dès ses premiers écrits comme le De Ente et essentia, il prend des distances avec le penseur de Bagdad. Les biographes de Thomas d’Aquin s’accordent pour dire que l’approfondissement des commentaires d’Averroès l’en a encore davantage éloigné. Par la suite, l’exacerbation des problématiques averroïstes l’a conduit à se recentrer sur Aristote lui-même. Le cordouan est alors passé à ses yeux, du statut de « Commentator » à celui de « Corruptor » d’Aristote. D’où, vraisemblablement, le début de la série de ses propres commentaires. En philosophie, donc, saint Thomas s’est progressivement focalisé sur le Stagirite en délaissant les autres philosophes.

Salviati soutient pourtant qu’avec cette théorie de l’acte d’être, saint Thomas a grandement dépassé la pensée d’Aristote pour présenter une synthèse métaphysique qui lui soit propre et irréductible. Mais une question subsidiaire se pose : inconsciemment effaré, sans doute, par la portée de ses conclusions, ne s’est-il pas autocensuré dans le choix du vocabulaire ? « Dépasser » est-il le terme qui convient ? Car si cette réforme consiste à remettre en cause notamment la polysémie de l’être, l’incommensurabilité de l’infini au fini, l’adéquation de la puissance à l’acte, l’originalité de l’individu, les notions d’âme, de forme ou d’acte, la génération, la corruption, et même le mouvement, au profit du seul acte d’être, il s’agit bien plutôt, semble-t-il, d’une totale subversion. De la philosophie d’Aristote, resterait-il encore une pierre debout ? Thomas d’Aquin ne serait-il pas devenu plutôt son « Terminator » ? Mais, s’il en est ainsi, il paraît, à nouveau, incompréhensible qu’il continue malgré tout d’appeler Aristote « le Philosophe », et de le commenter jusqu’à son dernier souffle.

La théorie de l’acte d’être, pour séduisante et séductrice qu’elle soit, manque trop de rationalité aux yeux de Simplicio qui a passé de longues heures pénibles à tenter de maîtriser l’art de la logique. Il lui semble, en effet, que les salviatistes méprisent trop la basse besogne du raisonnement correct, au profit de vastes et hautes envolées conceptuelles. Lesquelles s’avèrent n’être en fin de compte que des pétitions de principe jamais établies ni remises en cause. Avec pour conséquence inévitable que le salviatisme passe sous silence nombre de contradictions et soulève des incompatibilités majeures avec la pensée commune du maître. Assez d’obstacles se dressent donc contre lui pour que Simplicio décide de maintenir inchangé, jusqu’à plus ample informé, son jugement de départ : « saint Thomas n’a d’autre métaphysique que celle d’Aristote ».

Bien évidemment, il n’entend pas pour autant réduire saint Thomas à Aristote. Comme il l’avait rapidement évoqué tout à l’heure, les correctifs du commentateur sont nombreux et notoires là où le Stagirite se montre obscur, ou lorsqu’il est brandi comme autorité contre certains articles de foi. Simplicio pense tout d’abord à la question de l’éternité de monde soutenue par Aristote, qui semble s’opposer à la croyance en l’historicité de la Création. Mais à son avis, l’apport principal de saint Thomas, porté par les ailes de la foi, consiste dans le corpus de recherches philosophiques et métaphysiques sur la notion de « verbe », là où, reconnaissons-le, Aristote a paru avare aux yeux de tous dans son Traité de l’âme. Thomas analyse, notamment dans la Somme théologique[41], la nature du verbe dans l’âme humaine, conçu comme formulation intime de la compréhension intellectuelle ; il s’appuie ensuite sur ce qui nous est plus connaissable, afin de s’élever à la compréhension de la seconde personne du Dieu Trinité : le Verbe. Si l’on tient absolument à montrer combien saint Thomas a dépassé la métaphysique d’Aristote, c’est avant tout sur des thèmes comme l’être de l’âme humaine, dont la nature spirituelle ouvre à l’intelligence des substances séparées. Mais il s’agit là d’un sujet de trop grande ampleur pour la méditation présente de Simplicio.