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Mine de rien, les régions en marge de l’industrie touristique représentent la plupart des territoires de la planète. Elles occupent des continents presque entiers comme l’Afrique ou l’Océanie, et une large partie des continents américain et asiatique. C’est ainsi que l’intérieur de vastes pays comme les États-Unis d’Amérique, la Russie, le Canada, l’Australie et le Brésil sont exclus des parcours touristiques, si ce n’est des quelques exceptions qui en confirment la règle, comme la route 66 ou le transsibérien (Hiernaux, 2005).

Cet article a pour objectif d’étudier ces zones intermédiaires, à l’ombre des grandes destinations, mais qui n’en possèdent pas moins des atouts majeurs. Leur situation intermédiaire, à la fois trop proche et trop loin, s’avère l’une des conditions de leur marginalisation des circuits touristiques. En effet, les routes et les destinations touristiques condensent et concentrent les attraits, mais aussi les voyageurs, créant ainsi des marges ou des espaces vidés de leur « substrat » touristique. Considérant qu’il existe peu d’études portant sur ces espaces intermédiaires et sur les causes qui entraînent leur mise à l’écart du système touristique, l’étude de cas de la ville de Concepción (Chili) apparaît des plus pertinentes. Cet espace « non touristique » devient paradoxalement une nouvelle option pour le déploiement d’un autre tourisme.

Post, trans, hyper, contre-tourisme : pour un autre voyage

Ne pas vouloir être touriste est le souhait de tous les touristes. Entre plusieurs autres analyses, « L’idiot du voyage » l’a bien expliqué (Urbain, 1993). En effet, les critiques à l’égard d’un tourisme qui ne permettrait plus cette expérience individuelle, unique, spontanée et véritable du voyage sont bien établies, et depuis fort longtemps. Comme la modernité, le tourisme aurait fait disparaître l’exotisme (pensons entre autres à l’œuvre de Seagalen [1999]), et on s’inquiète de cette disparition de l’authenticité du « voyage » depuis avant même l’arrivée du tourisme de masse. Plusieurs formes de tourismes ont depuis proposé de recentrer — ou décentrer – cette expérience touristique, parmi lesquelles se retrouvent des termes tels que le post, l’hyper, le contre et l’anti-tourisme (voir entre autres notamment Bourdeau, 2013).

Assumant pleinement l’impossibilité d’une expérience réelle et authentique, le post-tourisme propose des expériences « artificielles », complètement mises en scène pour les touristes, dans des produits touristiques « mcdonalisés », selon l’expression de Ritzer (1998), c’est-à-dire des expériences planifiées pour être efficaces, prévisibles, contrôlées et homogénéisées. Les parcs à thèmes et bons nombres de complexes touristiques en sont des exemples. Le post-tourisme offre également des « expériences » exceptionnelles, immersives, ludiques, mémorables, mais qui, même fondées sur la surprise et l’inattendu, sont largement prévues et planifiées (Smith, MacLeod et Robertson, 2012).

L’hyper-tourisme a trait aux formes touristiques « du plus et de l’excès », comme le superlatif le laisse entendre. Les exploits architecturaux, la réalité virtuelle, le tourisme dans l’espace sont des exemples de ce tourisme technologique avancé. Le trans-tourisme, associé à l’ère post-capitaliste, serait plutôt une forme touristique collective, éthique, spirituelle. Touristes et résidents, et espaces du quotidien et touristiques n’y sont plus séparés ni antagonistes vu le fondement hybride du trans-tourisme. Dans son « Manuel de l’antitourisme », Christin (2008 : 37) débute sa réflexion par une définition naïve, que le livre s’appliquera à déconstruire :

Un « contre-tourisme » ne résiderait-il pas dans l’invention ou la réinvention de moyens de voyager pas trop cher, sans recourir à toutes ces offres émergeant sur le marché? Sûrement… Ce serait résister à la mise en prestations (touristiques) du monde en recherchant la gratuité, l’échange de dons et de contre-dons… Pour ne plus endosser sans réfléchir les habits du touriste-consommateur… Est-ce si facile?

Le contre-tourisme serait donc un désir de revenir à une forme de voyage plus authentique, vraie, non marchande.

L’anti-tourisme, comme refus d’être soi-même un touriste ou de participer à l’économie touristique, prend lui aussi diverses formes. Citons celle des « visiteurs » qui choisissent de contourner les services touristiques en « vivant chez l’habitant » et en recourant à toutes les variantes de « l’économie participative »; et même celle qui promeut l’abstinence totale de voyage, pour « sauver la planète » de la pollution touristique, ou simplement pour accepter plus facilement les contrecoups d’une crise économique qui ne permet plus de voyager (voir Bourdeau [2013] et François et al. [2013], pour l’analyse de ces diverses manifestations). L’anti-tourisme peut également provoquer certaines réactions, comme celle du Tourist go home, qui manifeste un refus catégorique d’accueillir ces touristes qui « pillent » les espaces quotidiens et les rendent inaccessibles aux résidents.

L’anti-tourisme ou le contre-tourisme s’opposent ainsi de façon générale au tourisme de masse, standardisé, superficiel (voir, par exemple, le sarcastique « Counter-Tourism. The Handbook » [Smith, 2012] ou le « Manuel de l’antitourisme » [Christin, 2008]). Le sentiment « anti-touristique » dénigre le système touristique, comme le touriste, au profit d’un « voyage » plus respectueux et sincère (Miller et Auyong, 1998).

Ces formes anti-touristiques ne font pas toutes la promotion d’expériences éprouvantes ou ascétiques, celles de la solitude, de l’effort, de l’inconnu, du frugal et de la fuite des hauts lieux, mais elles ne sont pas non plus le remède miracle à un tourisme de masse exploiteur et sans vergogne (Miller et Auyoung, 1998). Au contraire, ces formes alternatives de tourisme, comme le tourisme de masse, doivent être confrontées aux effets de leur passage, effets qui, par ailleurs, ne sont pas toujours négatifs. Elles contribuent, peu ou prou, à l’économie locale et à la valorisation sociale de certaines pratiques (par exemple les fêtes traditionnelles).

Ces « nouvelles » formes de tourisme sont donc multiples, concomitantes, et parfois contradictoires. Leurs définitions ne sont d’ailleurs pas encore fixées ni consensuelles, une indétermination qui représente bien la mouvance de ces phénomènes « anti, post ou hyper-touristiques ».

Dans le cadre de cet article, il ne s’agira pas de proposer une typologie des formes « anti » ou « alter » touristiques, mais de réfléchir à la façon dont les espaces périphériques et non touristiques accueillent ou favorisent ces pratiques. Il s’agit ainsi de s’intéresser aux espaces « non touristiques » dans la mesure où ils ne sont pas dédiés ni construits pour le tourisme. Ils sont donc « non touristiques », parce qu’ils sont excentrés, périphériques ou marginaux.

Marges et périphéries « non touristiques »

Tous les espaces ne sont pas égaux devant l’industrie touristique. Le climat, la beauté, l’accès à un point d’eau, la taille de la population, l’accessibilité, entre autres facteurs, détermineront si cet espace deviendra ou non un lieu, ou même un centre touristique. Un même espace peut également vivre différentes étapes de développement ou de déclins, en fonction de son cycle de vie (Butler, 1980; Müller et Jansson, 2007). Parmi les différents types d’espaces où peuvent se produire des activités touristiques, on s’intéressera ici aux marges et aux périphéries, notions complexes et contradictoires selon les interprétations économiques, politiques, sociales et géographiques que l’on sollicite (Hall, 2007).

Contrairement à la perception d’un espace vide, sinon dévitalisé, et en opposition à un centre organisé et normatif, la marge serait plutôt un espace de transition, de recomposition, de transformation (Prost, 2004). La marge existe à différentes échelles, et elle peut se situer tant à l’intérieur qu’à l’extérieur d’un centre. Temporaire, la marge est surtout symptomatique d’un changement se produisant dans le centre. Un changement, qui, faute de trouver une place pour se manifester dans le centre, produira une « marge ». Lorsqu’il sera pleinement intégré au système central, ce changement disparaîtra, comme la marge elle-même. La marge sera à nouveau intégrée au centre. Un changement persistant peut aussi amener la marge à devenir un nouveau centre. « Les marges spatiales ont pourtant un capital spatial avec lequel les acteurs sociaux parviennent dans certains cas à jouer, au point de réaliser parfois un retournement des polarités patrimoniales et touristiques » (Bernier, 2013 : 369).

À titre d’exemple de marges touristiques, citons les espaces rapprochés des centres d’émission des flux touristiques, comme les grandes villes, et qui sont souvent les premiers à vivre de grandes transformations touristiques à cause de la pression massive des touristes (Deprest, 1997). À l’ombre de destinations naguère exclusives, ces espaces se sont banalisés avec l’accessibilité accrue et la démocratisation croissante des loisirs. Cette accessibilité et cette démocratisation ont, par exemple, conduit à une urbanisation et une transformation d’anciennes résidences secondaires en résidences principales. Ainsi, certaines villes balnéaires sont, dans le meilleur des cas, devenues des quartiers huppés des villes avoisinantes. Dans le pire des cas, ces espaces vétustes accueillent dorénavant les activités économiques expulsées d’autres secteurs, telles que l’établissement de grandes surfaces commerciales, ou des espaces thématiques (parcs de jeux, casinos, etc.) (Lozato-Giotart, 1993).

Les espaces périphériques sont les espaces qui s’étendent autour d’un centre. Dans le modèle « centre-périphérie », le centre est considéré comme l’espace qui concentre toutes les activités, et la périphérie comme un espace de soutien à ce centre (Prost, 2004). Par définition, la périphérie est donc à l’extérieur des marchés principaux. Cette position « excentrée » confronte la périphérie touristique à plusieurs manques : manque d’accessibilité, de transport intérieur, d’information, d’attraits majeurs, de main-d’œuvre spécialisée, de pouvoir politique et économique (Müller et Jansson, 2007; Hall, 2007). Hors du centre, les régions périphériques exigent aussi plus de temps et de ressources pour être visitées. Malgré les discours usuels sur le potentiel que représente l’industrie touristique pour le développement économique et social des régions périphériques, il apparaît que le tourisme a aussi fréquemment échoué : les contraintes spécifiques des « régions » n’en permettant pas d’achever les promesses (Hall, 2007).

Dans cette relation spatiale, la périphérie est donc souvent restée à l’écart du secteur touristique. Elle est à la fois trop près de la ville (du centre), et pas assez éloignée pour être un endroit « extra-ordinaire ». Loin d’être une exception, cet espace intermédiaire, anodin, de transition, est invisible au regard touristique au-delà d’une station-service ou du dernier arrêt de train. Qu’il s’agisse des banlieues par rapport au centre urbain, ou des zones de transition pour le milieu rural, cet espace constitue le territoire propice à « l’anti-tourisme » au sens de « hors du système touristique » (Löfgren, 1999). Moins envahi, moins massifié, et du coup, moins visible, il serait aussi plus propice au développement de ces nouvelles formes « d’anti » ou de « contre » tourisme. En effet, cet espace, ni accueillant, ni voué à l’industrie touristique, cet espace véritablement authentique, représenterait une forme d’espace non touristique ou d’antisystème (Vera Rebollo, 1997).

Ainsi, d’un point de vue touristique, ces espaces excentrés peuvent apparaître lointains, anonymes et d’une banalité consommée. En revanche, pour d’autres voyageurs, qu’ils soient en quête d’une essence originelle et mythique du voyage, ou à la recherche d’espaces peu massifiés et peu transformés par l’industrie du tourisme, ces espaces représentent un attrait certain (Hiernaux, 1996). Étant « moins développés », ils peuvent avoir conservé un calme et des paysages naturels exceptionnels propices au tourisme (Hall, 2007).

Le tourisme dans les marges ou dans les régions périphériques présente des caractéristiques communes avec les formes de tourisme durables, écotouristiques et solidaires (Miller et Auyong, 1998), notamment dans la mesure où ces formes « d’anti-tourisme » permettent aussi d’apporter de nouvelles options économiques aux régions non touristiques et de désengorger les lieux hautement fréquentés. La répartition des flux permet finalement une reconquête de ces espaces par les habitants, notamment dans le cas de certains quartiers des centres-villes (Callizo, 1991).

Trop loin : aux confins du monde

Le touriste actuel, héritier du voyageur traditionnel, mais aussi de l’idéologie moderne de domination de l’espace (Bourdeau, 2013) a été plutôt friand de destinations exotiques. N’oublions pas que le touriste, en voyage, souhaite par-dessus tout ne pas rencontrer ses voisins de palier (Duhamel et Sacareau, 1998). Cette quête de différence a suscité la recherche d’endroits toujours plus éloignés et extrêmes, bien au-delà de la périphérie.

Des cimes de l’Himalaya, jusqu’aux atolls les plus isolés du Pacifique en passant par les glaces de l’Antarctique, ces destinations représentent les dernières barrières de l’homme, et font rêver. L’espace même devient une destination de l’hyper-tourisme. Les conditions extrêmes qui y règnent, leur inaccessibilité, ont permis de sauvegarder des paysages uniques et d’une grande fragilité naturelle. Il en va de même pour les peuples qui les habitent et qui deviennent des attraits de tourisme culturel, relayés par les discours de sauvegarde et de patrimoine. Leur inaccessibilité est synonyme d’exclusivité (Pearce, 1993). Ainsi, les randonnées dans le désert, agrémentées d’un thé à la menthe servi sous une tente bédouine, ou la visite d’une pagode aux confins du Bouthan, moulins à prières compris, permettent d’illustrer le pouvoir du dépaysement du « trop loin » (Stock et al., 2010). À la limite de la frontière, les « confins » symbolisent la grande aventure, les espaces vierges et inaltérés (Müller et Jansson, 2007).

Ces confins du monde s’établissent sur une échelle mondiale toujours plus présente, se juxtaposant aux échelles nationales ou locales classiques. Pour le touriste, ces confins s’ajoutent donc aux autres destinations possibles, qu’il s’agisse du tourisme dans un complexe touristique, de formes plus aventurières, ou de formes de tourisme plus récentes, à vocation éthique et sociale (Violier, 2008). La fuite de la quotidienneté dans le lointain est valable aussi bien pour le tourisme de nature que culturel (Lindon, 2000), de plage que de montagne, urbain que rural (Bourdeau et al., 2012).

À cet égard, depuis les années 1990, la ruralité et le tourisme écologique sont devenus une nouvelle forme de rencontre dans un « lointain », qui ne se mesure pas en termes de kilomètres parcourus, mais plutôt de distance symbolique, ressentie à travers la différence des réalités d’origine du touriste. Le concept de lointain, s’il faisait initialement appel à la distance spatiale, se manifeste aussi dans la distance mentale vis-à-vis des repères et des imaginaires d’origine (Urry, 1995). Traditionnellement, les deux concepts de distance, physique et imaginaire, allaient de pair, mais ils sont maintenant de plus en plus dissociés. La relecture des espaces, et notamment des espaces ruraux, amène donc aussi un éclairage nouveau sur les espaces intermédiaires, jusqu’alors invisibles (Dove, 2004).

Trop près et différent

Les espaces de proximité étonnent généralement moins que les confins. Leur atout réside dans leur facilité d’accès. Ainsi, le choix de ces destinations de proximité reposera justement sur ce « voisinage », au détriment d’une différence marquée. Ce sera alors le contraste entre deux réalités qui se côtoient qui deviendra le meilleur atout de la destination. De nombreux endroits touristiques situés près des centres souffrent ainsi de grands flux de touristes pour une journée, voire une fin de semaine. La fréquentation assidue au fil du temps peut aussi devenir l’une des causes de son inclusion progressive dans les tissus urbains, relayant l’intérêt touristique à un deuxième plan. La marge touristique se fondant, jusqu’à y disparaître, dans le centre.

Le quotidien peut également être une source de redécouverte ou d’émerveillement. C’est le cas du tourisme urbain qui, ces dernières années, a soulevé un intérêt nouveau, tant auprès des touristes que de ses propres habitants. De plus en plus, les résidents sont invités à redécouvrir leur propre ville, comme s’ils en étaient des visiteurs étrangers. Certains quartiers historiques de villes européennes, comme Paris ou Barcelone, tout à fait conçus pour les touristes, et que leurs habitants ont longtemps évités, redeviennent un nouvel espace « inconnu » à découvrir. L’éloignement spatial n’est plus garant d’un dépaysement, comme la proximité n’est plus synonyme d’ennui. Les centres urbains en mutations constantes, les friches urbaines, deviennent ainsi un « trop près » surprenant. Leurs propres habitants y jouent aux touristes pendant un court séjour, en une sorte de pause imaginaire. En abandonnant leur maison et en s’installant dans un hôtel en plein centre-ville, ils sortent de leur quotidien tout en restant spatialement proches. Ces pratiques rappellent et réinterprètent les premières formes de tourisme (Duhamel et Knafou, 2007).

Ni trop près ni trop loin : l’intermédiaire lassant

Que l’on traite des confins ou de la proximité, on traite de destinations à atteindre ou à revisiter. Qu’en est-il du trajet dans la périphérie, de cet espace intermédiaire, parfois invisible sinon lassant, qui sépare le touriste de son objectif? Les rêves et les fictions de téléportation et de voyage dans le temps esquivent justement cette période de latence. Cet espace, pas même inscrit dans les imaginaires, a été banni de tout intérêt touristique potentiel. Peu importe s’il comporte des atouts naturels, historiques ou uniques. Cette twilight zone touristique se définit comme étant un espace anodin.

Cependant, la recherche acharnée de nouvelles destinations dans un monde de plus en plus touristifié amène à considérer avec un regard renouvelé cette « nouvelle » dimension. Ces zones d’ombre et de fade terreur deviennent les meilleurs espaces pour éviter les touristes ou les zones pour touristes. La recherche d’expériences dans un milieu qui n’est pas conçu pour le touriste devient une nouvelle forme de tourisme. Certaines émissions à la mode comme « The amazing race » de la CBS depuis 2001 ou « An Idiot abroad » de BBC en 2012, nous montrent ainsi comment le quotidien, perçu à travers le regard d’une caméra ou d’un étranger, peut soudainement être un objet d’émerveillement. L’Australien dépaysé dans les rues de Buenos Aires, le Français plongé dans le métro de Tokyo ou l’Allemand perdu au milieu de la steppe russe, mettent en exergue cet espace « extra-ordinaire » du « nulle part ».

L’intermédiaire lassant acquiert alors les atouts touristiques que possèdent généralement les espaces « trop près » et « trop loin ». L’invisibilité devient sa meilleure carte pour développer des pratiques « non touristiques ».

Concepción : un cas de destination non touristique

La ville de Concepción (Chili) est un excellent exemple de « lieux non touristiques » propices aux pratiques touristiques alternatives. En effet, ce cas d’étude permet de définir ces espaces intermédiaires et invisibles, et de réfléchir aux moyens de revaloriser leurs atouts dans une perspective touristique adaptée à leurs ressources et traditions.

La ville de Concepción a longtemps tourné le dos au tourisme. C’est ainsi que nombre de ses atouts naturels et historiques ont été délaissés, perçus comme peu fonctionnels ou vétustes. L’intérêt nouveau pour le déploiement du tourisme, soutenu par les politiques d’État, s’appuie sur une mise en valeur de ses atouts, mais dans une vision de masse qui répond difficilement à la réalité locale. Cette vision repose sur des moyens de communication inadéquats avec les autres sites touristiques, un manque de points de renseignements et de signalisation, de faibles services parallèles de restauration. Changer la perspective pour favoriser des pratiques plus diffuses serait sans doute beaucoup plus efficace, même si les résultats économiques risquent d’être moins spectaculaires.

Concepción, bien qu’étant la deuxième ville en importance économique et en nombre d’habitants du Chili, reste invisible aux yeux des touristes, et ce, aussi bien au niveau international que national. Il en va de même pour sa région, tirant son nom du fleuve qui la traverse, le Bio Bio. Ni son passé sismique, ni son passé industriel, ni sa forte empreinte politique n’ont été valorisés et ne lui ont permis d’atteindre le statut de destination touristique. Concepción et la région du Bio Bio, avec ses atouts naturels et historiques, deviennent ainsi un excellent lieu pour le développement de ces pratiques non touristiques.

Une étude de cas

L’étude de cas présentée est le fruit d’un travail ethnographique réalisé sur le terrain entre 2009 et 2014. Cette étude s’est constituée à partir d’une analyse de témoignages de touristes étrangers et nationaux lors de leur visite à Concepción, ainsi qu’à partir d’entretiens avec les représentants des autorités régionales du Bio Bio et de l’office du tourisme de Concepción. À ces 30 entretiens (15 touristes nationaux et 15 internationaux) s’ajoutent des données issues d’une enquête réalisée auprès de 50 habitants de Concepción. Cette partie spécifique de l’enquête visait à mieux connaître les rapports des habitants à leur ville et leur perception du potentiel touristique de leur lieu de résidence. Les résultats généraux pointent tous dans la même direction : tous les participants s’accordent à souligner l’énorme potentiel des sites naturels et historiques de Concepción, mais également du faible intérêt touristique que suscite la région et la ville en particulier. Un touriste en provenance de Santiago et de passage à Concepción témoigne : « […] personne au Chili ne connaît Concepción […] c’est une ville de passage, hors de l’axe central du pays [...] En sortant de Santiago, nous cherchons à nous évader de la ville et associons le Sud avec la campagne et les forêts et non pas à une ville industrielle… »

Les infrastructures tournent le dos au tourisme : « … Il a été très compliqué de visiter les berges de cet incroyable fleuve, car il a fallu traverser un véritable parcours du combattant, une voie rapide, une voie ferrée et une zone sensible… » (professeur roumain de passage à l’université) et il existe un faible nombre de touristes : « […] Je suis venu à Concepción pour une question de travail et parce que je n’ai pas pu trouver de vol pour rentrer à Santiago dans la journée […] on s’ennuie vraiment ici […] il n’y a pas grand-chose à faire… » (Responsable d’une entreprise dont le siège social est situé à Santiago).

Selon les acteurs interrogés, ces deux éléments apparaissent tour à tour comme la cause explicative de cet enchainement. Soit le manque d’intérêt des autorités envers les infrastructures touristiques est cité comme la cause de l’absence de touristes potentiels, soit, au contraire, la faible fréquentation touristique est considérée comme la clé du manque d’investissement et d’infrastructures de la part des autorités responsables du tourisme. Peu importe la cause première, les participants se sont entendus sur le fait que la région et la ville sont exclues de l’essor du tourisme tel qu’il se produit dans d’autres parties du pays ou du monde : « […] il était 21 h et personne ne pouvait nous renseigner où aller souper… » (Touristes suisses). C’est donc en se basant sur ce constat partagé, tant par la population : « […] il est difficile de savoir orienter les touristes car nous ne connaissons même pas notre ville… » (citoyen de Concepción) que par les touristes et les responsables du tourisme « […] nous avons un faible budget et nos actions sont plus tournées vers les alentours ou l’intérieur de la région ou encore maintenant Arauco, grâce aux politiques du gouvernement central… » (employé au Bureau de tourisme à Concepción), que la ville de Concepción a été identifiée comme un cas idéal pour comprendre et illustrer le cas d’un lieu non touristique « […] Concepción est l’exemple par excellence d’une ville anti-touristique… » (Professeur de tourisme espagnol invité à l’Université de Concepción).

Le tourisme au Chili

Afin de comprendre la situation touristique particulière de Concepción, il importe de connaître un peu mieux le contexte chilien. Sis entre le Pacifique et la cordillère des Andes, le Chili est une étroite bande de terre reliant la Terre de Feu au Pérou et partageant avec l’Argentine une frontière de 3500 km. La géographie du pays est riche et très diversifiée, passant des déserts aux glaciers, des volcans actifs aux lagunes, des îles aux montagnes. Les touristes s’y concentrent dans certaines régions telles que Valparaiso, Santiago, la Patagonie, le désert d’Atacama et l’Île de Pâques. Ces destinations sont pour la plupart dans des territoires « extrêmes », et très éloignés les uns des autres (plus de 5000 km peuvent les séparer). En effet, les atouts touristiques chiliens sont nombreux et variés, mais très distancés. Ces écarts territoriaux importants à franchir et le relief accidenté sont des facteurs qui non seulement augmentent les coûts de déplacement, mais également le temps nécessaire pour les réaliser, donc, au final, le prix total du séjour. Ces frontières « psychologiques » reliées aux coûts et au temps de voyage s’ajoutent donc à la distance réelle. Aux coûts élevés du voyage s’additionne le fait que le Chili est un pays dont le niveau de vie est en général plus cher que ses voisins. Cette perception de la cherté de la destination chilienne semble d’ailleurs partagée par les touristes « occidentaux », et est notamment relayée par certains guides touristiques.

Ces aspects compliquent donc l’arrivée du tourisme international et expliquent en partie la raison pour laquelle le Chili n’est pas une destination internationale de premier ordre, et ce, malgré ses richesses naturelles et culturelles et les importants investissements dans des campagnes promotionnelles.

Selon les données diffusées par la Banque mondiale (2014), en comparaison avec les autres pays d’Amérique latine, en 2012, le Chili a accueilli 3,554 millions de touristes étrangers, se rangeant ainsi derrière le Brésil (5,677 millions) et l’Argentine (5,600 millions). Il n’a que récemment devancé le Pérou (2,846 millions). Soulignons que les statistiques dénombrant le nombre de touristes varient selon les sources et les définitions. L’institut de la statistique du Chili comptabilise plutôt 2 millions de visiteurs étrangers hébergés (voir les tableaux 1, 2, 3 et 4).

Fig. 1

Tableau 1 : Population au Chili, dans la région de Bio Bio et à Conceptión

Tableau 1 : Population au Chili, dans la région de Bio Bio et à Conceptión
Source : Instituto National de Estadisticas (2012)

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Fig. 2

Tableau 2 : Nombre de touristes au Chili et dans la région de Bio Bio

Tableau 2 : Nombre de touristes au Chili et dans la région de Bio Bio
Source : Instituto National de Estadisticas (2012)

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Fig. 3

Tableau 3 : Nombre de touristes dans la région de Bio Bio

Tableau 3 : Nombre de touristes dans la région de Bio Bio
Source : Instituto National de Estadisticas (2012)

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Fig. 4

Tableau 4 : Nombre de nuités au Chili, dans la région de Bio Bio et nombre de lits à Conceptión

Tableau 4 : Nombre de nuités au Chili, dans la région de Bio Bio et nombre de lits à Conceptión
Source : Instituto National de Estadisticas (2012)

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Responsables des trois quarts des nuitées, les Chiliens représentent la grande majorité des touristes au pays. Ces touristes nationaux se concentrent principalement à Santiago, ville qui est la plus populeuse avec le tiers de la population du pays. Les meilleures conditions économiques et les infrastructures routières et aériennes sont également très centralisées autour de la capitale. La polarisation du centre est donc très importante, et a des impacts sur les « périphéries » qui en dépendent.

Fig. 5

Tableau 5 : Principales destinations touristiques des nationaux et des étrangers au Chili

Tableau 5 : Principales destinations touristiques des nationaux et des étrangers au Chili
Source : Sernatur (2014)

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Pour la population de province, Santiago reste la première destination (Valdés et Alvarez, 1999). À l’exception des voyages dans la capitale, la majorité des touristes nationaux concentrent leurs déplacements en été ou lors des week-ends, et ont pour principales destinations la côte centrale de Valparaiso et surtout de Viña del Mar (station balnéaire par excellence). Dans une moindre mesure, les touristes visitent la région des lacs au sud autour de certaines stations balnéaires lacustres comme Pucón ou Puerto Varas, ainsi que sur la zone côtière d’Atacama, comme à La Serena ou Copiapó.

Dans ce contexte, on peut comprendre le faible nombre de touristes dans la région du Bio Bio. Obtenant la cinquième place quant au nombre de nuitées totales du pays, la région reçoit 9 % d’étrangers, les autres touristes y séjournant principalement pour affaires, sans visiter les alentours. La plupart viennent ainsi de Santiago, situé à 500 km, mais repartent dès le lendemain.

Une ville sismique

La ville de Concepción est caractérisée par un tissu urbain polynucléaire. À la ville fluviale (Concepción) se greffent une ville portuaire (Talcahuano) et la ville fondatrice (Penco), ainsi qu’une demi-douzaine de villes périphériques (Chiguayante, Hualpén, San Pedro de La Paz, Coronel, Lota et Tomé). Au total, l’agglomération compte un peu plus d’un million d’habitants, sur un espace urbain très étendu.

À la rencontre de deux plaques tectoniques majeures, dont la plaque nazca, le Chili est situé dans l’une des zones sismiques les plus importantes du monde. Depuis sa fondation au XVIe siècle, Concepción a ainsi subi plusieurs mégatremblements (plus de 8.0 sur l’échelle Richter). Au XVIIIe siècle, elle a dû être refondée en amont du Bio Bio, suite à un raz-de-marée qui a anéanti l’ancienne ville de Penco. Concepción a donc été refaite à maintes reprises, et elle n’a pu conserver pratiquement aucun témoin matériel de son histoire. Ces destructions successives ont alors réduit le potentiel touristique lié au patrimoine.

Par contre, ses riches atouts naturels : les fleuves, dont le Bio Bio qui s’étend sur 2 km de large, les nombreux lacs, les cascades, les marais salants, la côte géographiquement très accidentée avec trois baies, trois péninsules et deux îles, ainsi qu’une grande diversité de faune (morses, baleines voire mêmes certains pingouins et quelques grenouilles de Darwin) et de flore (forêts tempérées valdiviennes) dans la ville même, pourraient attirer les touristes. Cependant, ces attractions sont ignorées par ses habitants et les touristes sont pratiquement inexistants. L’ombre sismique ainsi que sa localisation sur la côte, loin de l’axe routier nord-sud central du pays, semblent avoir laissé Concepción en marge du regard touristique. Cet espace a été occulté des imaginaires collectifs et il est devenu, malgré les efforts de l’office du tourisme régional, un espace de vie strictement fonctionnel.

Fig. 6

Illustration 1 : L’agglomération de Concepción, deuxième ville du Chili, située au centre-sud du pays

Illustration 1 : L’agglomération de Concepción, deuxième ville du Chili, située au centre-sud du pays
Source : Google Earth

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Le principal problème de Concepción et de sa région est d’être un espace intermédiaire de passage vers les atouts naturels du sud et de la Patagonie. D’une part, la région du Bio Bio est trop loin de Santiago et du centre (500 km) pour permettre un tourisme de proximité ou d’escapades de week-ends. Les résidents de la capitale choisiront les régions de tradition rurale voisine d’O’Higgins et du Maule, la côte à Valparaiso ou à Viña del Mar, ou encore le désert d’Atacama (plus loin, mais avec un climat attrayant). D’autre part, cette région reste trop proche pour être une destination touristique finale. Dans ce cas, les destinations se concentrent plus au Sud dans les régions de l’Araucanie, des Lacs, de l’île de Chiloé, de la Patagonie ou de Terre de Feu. L’isolement et la difficulté d’accès accroissent l’intérêt et l’exclusivité de ses destinations lointaines, alors surtout prisées par un tourisme international ou un tourisme national aisé. La région du Bio Bio reste ainsi un espace de passage, voire une étape dans le meilleur des cas.

Un passé industriel

La région du Bio Bio, et en particulier de la ville de Concepción, ont été le foyer de l’un des fleurons industriels du Chili grâce à l’industrie baleinière sur le golfe d’Arauco, l’industrie du charbon à Lota, l’industrie textile à Tomé, l’industrie de la conserverie et l’industrie navale à Talcahuano, ainsi que d’un important centre sidérurgique et pétrochimique. Depuis le XIXe siècle, Concepción a donc été associée à l’image d’une ville industrielle. La chute récente de nombreuses industries dans cette zone a augmenté les flux d’émigration vers Santiago, et a renforcé l’image négative de la région, maintenant l’une des plus pauvres du pays. Les stigmates industriels et urbains ont éloigné les potentiels touristes nationaux qui préfèrent des destinations plus bucoliques ou extrêmes, et excluent les touristes internationaux des circuits conçus depuis Santiago.

Les paysages industriels désuets et la contamination de certains espaces n’ont pas été les seules causes de l’éloignement des touristes. La mentalité ouvrière et syndicaliste de la région s’est aussi historiquement heurtée à une population chilienne rurale plus traditionnelle. Le tissu social ouvrier a également accru les difficultés de reconversion vers le secteur tertiaire. Aujourd’hui, alors que le tourisme valorise davantage le terroir et les valeurs traditionnelles, la région se trouve donc confrontée à une main-d’œuvre ouvrière sceptique et concurrencée par la mise en valeur touristique des territoires ruraux avoisinants.

Une ville frontière gênante

Ce caractère ouvrier contestataire se fonde sur une tradition régionaliste qui remonte à la fondation même du Chili. Le brassage culturel qui se déroula le long de la frontière du fleuve Bio Bio, au cours de la période coloniale, entraîna l’apparition d’une société métisse à l’origine même des premiers mouvements d’indépendance du Chili, au début du XIXe siècle. Cependant, le processus définitif de l’indépendance et de la prise de décision bascula au profit de la ville de Santiago, délaissant Concepción aux prises avec une guerre civile. La conception d’un État centraliste s’imposa, au détriment de la vision régionaliste provinciale issue de Concepción. Dès lors, Concepción s’avéra la grande perdante, au plan démographique, économique et politique, au sein du nouvel État du Chili.

Fig. 7

Illustration 2 : Frontière historique du Bio Bio

Illustration 2 : Frontière historique du Bio Bio

Le fleuve représentait la limite de l’Empire espagnol en Amérique du Sud. Tout au long de la période de colonisation, le peuple mapuche résista et imposa la signature d’accords de paix et la reconnaissance du territoire Mapuche, au XVIIe siècle.

Source : Gay, 1844

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Les politiques d’État ont accru le caractère secondaire et provincial de Concepción tout au long des XIXe et XXe siècles. La ville a alors été marginalisée, tant matériellement que symboliquement. Elle est peu à peu disparue de l’imaginaire de bon nombre de Chiliens, et ce, à la différence d’autres villes secondaires telles Temuco, Puerto Montt, Punta Arenas ou même Valdivia, pour citer des villes voisines du sud. Certaines villes de l’intérieur de la région du Bio Bio, situées sur l’axe autoroutier du pays, comme Chillán, ont même vu leur position se renforcer au niveau national. Aujourd’hui, des revendications de cession des territoires du Bio Bio sont en cours, et vise la création une nouvelle région (Ñuble), au détriment de Concepción.

Le tourisme : une pandémie

Les espaces intermédiaires sont restés pendant longtemps à l’écart de l’expansion touristique, mais deviennent à présent une nouvelle frontière à conquérir. Ces espaces longtemps délaissés deviennent l’objet de convoitise, avec des pratiques « anti-touristiques » alternatives. Dans un monde qui ressemble plus à une mise en scène de villes et de campagnes, certains touristes plus aventuriers recherchent encore des destinations à l’écart des réseaux touristiques établis. Les espaces intermédiaires deviennent ainsi de nouveaux paradis plus exotiques que les plages les plus perdues, les îles les plus isolées ou les sommets les plus élevés. Les villes et les espaces banals et anodins redeviennent alors intéressants. La cohabitation avec l’habitant dans son quotidien revêt une nouvelle forme de tourisme, dans une quête de l’authenticité du voyage d’antan (Amirou, 1995).

Un lieu non touristique pour un tourisme autre

Certains espaces à la marge des espaces touristiques peuvent ainsi devenir de nouvelles destinations. Cette transformation répond à plusieurs causes. Tout d’abord, les espaces intermédiaires sont les derniers espaces exploitables d’un point de vue touristique. Leur authenticité provient du fait qu’ils sont encore des « espaces-sujets » qui répondent à leurs habitants, et non des « espaces-objets », miroir des envies touristiques et des spectateurs. Cette authenticité est dès lors convoitée par le voyageur fuyant la « thématisation » des espaces touristiques (Knafou, 2012) ou leur mise en scène.

Le manque d’infrastructures et de signalisation touristique, loin d´être un inconvénient, devient un atout. Les touristes alternatifs considèrent les difficultés comme des prouesses à accomplir qui mettent en valeur leurs capacités propres d’adaptation. Ces « épreuves » renforcent leurs expériences du voyage. Les imprévus, les pertes, les aventures et les histoires de vie deviennent un voyage au premier sens du terme et réduisent l’impression d’homogénéisation, de mise en scène, de « mcdonalisation ». L’absence d’investissements touristiques en préserve l’originalité.

Dans plusieurs grands centres touristiques, comme en Méditerranée, dans les Antilles ou dans certaines villes comme Paris, les résidents recherchent, pour leurs vacances, des endroits où les touristes sont rares et où la mise en scène touristique n’est pas au centre du mode de vie (Violier, 2003). Les zones de proximité et intermédiaires apparaissent dès lors comme des moyens de retrouver la simplicité et l’authenticité des relations « touristes-hôtes ».

Le parcours du combattant

L’absence d’infrastructures et d’aménagements spécifiquement touristiques augmente néanmoins la difficulté de visite. Le cas de Concepción et du fleuve Bio Bio qui longe la ville est éloquent. Ce fleuve d’un peu moins de 400 km de long possède une largeur et un débit importants. Près de Concepción, le fleuve s’étend sur 2 km de largeur et s’impose aux paysages et aux méandres, d’une beauté comparable aux principaux fleuves européens du Danube ou du Rhin. Sa riche histoire, reliée à son rôle de frontière historique entre la colonie espagnole et le peuple mapuche, en fait également un témoin d’intérêt potentiel touristique.

Fig. 8

Illustration 3 : Vue de l’accès au fleuve à Concepción

Illustration 3 : Vue de l’accès au fleuve à Concepción
Source : Hugo Capellà Miternique

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Malgré sa beauté et son histoire, le fleuve est tout à fait ignoré, tant par l’autorité que par les habitants. La plupart des villes qui longent le fleuve comme Los Angeles, Chiguayante, San Pedro, Hualpén ou Concepción, lui tournent le dos. Il est donc presque impossible de voir le Bio Bio depuis Concepción. Si l’on se propose de le découvrir, son accès se révèle une véritable aventure : il faut traverser un pont étroit sur une voie ferrée, un quartier dangereux, une voie express et finalement, on arrive sur une berge du fleuve, en digue, avec à peine de l’espace pour l’observer.

Le cas du fleuve n’est qu’un exemple pour illustrer un lieu non touristique. Dans le cas de Concepción, les exemples sont nombreux. La plupart des atouts naturels d’une grande beauté ne sont pas mis en valeur, ni pour ses propres habitants, et encore moins pour d’éventuels touristes. Ces dernières années, quelques efforts ont été faits pour encourager le tourisme local, mais les atouts naturels locaux sont restés dans l’ombre.

De nombreuses Concepción…

Les espaces intermédiaires comme Concepción et la région du Bio Bio, loin d’être des exceptions, sont très communs. C’est ainsi que même dans des pays de tradition touristique comme la France, l’Italie ou l’Espagne, il existe des espaces peu touristiques tels qu’Alès, Alessandria ou Albacete. Ces espaces « anonymes » qui sont presque des exceptions dans ces trois pays très touristiques sont fréquents dans d’autres régions du monde, comme dans une grande partie de l’Asie, de l’Amérique, de l’Afrique ou de l’Océanie. La mise en scène du territoire touristique est une réalité très présente en Europe et dans certaines régions de la planète, mais reste néanmoins minoritaire à l’échelle planétaire (Towner, 1996).

L’anonymat de ces espaces, bien que souvent très proches de hauts lieux touristiques, les rend invisibles au touriste, ils sont « marginalisés ». Ils n’en demeurent pas moins, pour la plupart, des espaces de vie pour leurs habitants. À la microéchelle d’un cadre urbain, on note que les habitants vivent pour la plupart dans des périphéries anodines, même si leurs centres historiques possèdent un patrimoine qui attire l’intérêt de millions de visiteurs, tels qu’à New York ou à Paris (Lazzaroti, 2011).

Dès lors, dans certains cas, de nouvelles formes d’anti-tourisme ou de contre-tourisme urbain prospèrent avec l’inclusion de visites dans des quartiers périphériques, tels Harlem à New York, ou la visite de quartiers de Favelas à Rio ou encore à Medellín. Ainsi, certaines formes de tourisme visant à susciter une conscience sociale incluent des visites dans des espaces traditionnellement intermédiaires (Cazes, 1989).

Les pratiques touristiques alternatives apparaissent ainsi comme une forme de tourisme moins envahissante pour les territoires et pour les populations qui le subissent. Il s’agit, dans une certaine mesure, d’une démocratisation spatiale du tourisme qui permet l’inclusion d’espaces auparavant exclus, et permettant aussi de réduire la pression sur certaines destinations privilégiées.

Alors que certains sites hautement touristiques commencent à limiter les usages et la fréquentation du nombre de visiteurs, comme dans certains parcs nationaux, sites préhistoriques, dans les espaces isolés, comme sur les hauts sommets de l’Himalaya, ou encore sur certaines îles comme les Galápagos ou l’île de Pâques, on assiste au désir de redonner à ces lieux une vie « ordinaire ». De même, certains centres urbains européens commencent également à limiter la construction de nouveaux hôtels, ou encore songent à interdire la location d’appartements aux touristes dans certains secteurs, comme à Barcelone. La vie ordinaire reprend ses droits.

Les mesures pour réduire la massification du tourisme dans certains espaces entraînent alors l’ouverture sur d’autres espaces intermédiaires qui étaient restés jusqu’à présent en marge, ainsi qu’à une nouvelle rencontre du tourisme avec l’origine du voyage et avec les nouvelles formes de pratiques touristiques. Ces dernières permettent une révision de l’industrie du tourisme en ouvrant de nouveaux espaces et en écartant d’autres, et revisitent le sens et la raison même du voyage, dans un monde chaque fois plus global.