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Olivier Schwartz occupe une place centrale dans la sociologie française des mondes populaires depuis le début des années 1990. La publication de son ouvrage Le monde privé des ouvriers, hommes et femmes du Nord[2], issu de sa thèse d’anthropologie urbaine, s’est effectuée à contrecourant de la désaffection des analyses des hiérarchies sociales en termes de rapports de classe, particulièrement vive en France dans les années 1980. Alors que l’idée d’une « moyennisation » de la société française faisait florès à la suite de la croissance économique des années d’après-guerre et du développement des emplois de service – idée prolongée par la thématique de « l’exclusion » après le développement pérenne d’un chômage élevé[3] –, l’ouvrage a contribué à redonner une légitimité aux travaux sur un monde ouvrier que d’aucuns pensaient révolu. Et ce, d’autant que plutôt que de s’intéresser « classiquement » au travail ou aux luttes, il plaçait la famille au centre du propos, mettant le doigt, grâce à une enquête intensive de cinq ans, sur l’hétérogénéité interne de la « classe ouvrière » (entre hommes et femmes, entre strates), donnant à voir les aspirations et désirs, les rapports au corps, à la conjugalité, à la maternité et à la masculinité, aux lieux et aux objets, ensemble par lequel se manifestent différentes manières de « faire avec » une condition sociale dominée, mais aussi de s’en préserver et d’accéder à une image de soi valorisante[4].

O. Schwartz a par la suite prolongé sa démarche originale par une réflexion théorique sur la notion de classes populaires (invitant notamment à sortir du « modèle Hoggartien », très prégnant dans la sociologie ouvrière française)[5], à laquelle ouvrait donc Le monde privé des ouvriers, ainsi que par une enquête au long cours sur d’autres salariés d’exécution, les conducteurs de bus parisiens. Là encore, ce sont les conditions d’existence et les modes de vie qui sont au coeur de son analyse, et l’attention est fortement portée sur les formes de résistance psychologiques et relationnelles à une condition de travailleur subalterne qui dépasse largement la seule sphère professionnelle[6]. Et c’est à nouveau un « empirisme instruit » qu’il cherche à développer, qui ne cède ni à une narration brute des matériaux ni à un théoricisme abstrait et déconnecté des réalités vécues par les individus. L’ethnographie, méthode inductive par excellence des sciences sociales, doit en effet « savoir allier conscience critico-méthodologique de ses démarches et tolérance à l’impureté de ses matériaux, donc à la contingence de ses résultats[7] ».

En enquêtant de cette manière sur les classes populaires et en en proposant ponctuellement des analyses théoriques et méthodologiques, O. Schwartz a contribué à l’appropriation des méthodes ethnographiques par la sociologie française, et à leur diffusion. C’est à ce titre que nous avons souhaité l’interviewer afin de donner une dimension réflexive à ce numéro sur les espaces-temps de la production ethnographique contemporaine. Acteur de ce mouvement, O. Schwartz l’a été par ses écrits mais aussi par son enseignement, par les nombreuses thèses qu’il a dirigées et les jurys auxquels il a participé. Il a successivement été enseignant de sociologie à Nantes, Versailles-Saint-Quentin, Marne-la-Vallée puis à l’Université René Descartes-Paris 5, où il a achevé sa carrière d’enseignant en 2016 (mais pas, comme nous le verrons, celle de chercheur), métier qu’il avait auparavant exercé en lycée comme professeur de philosophie pendant 15 ans. C’est de cette première expérience professionnelle, mêlée à un engagement politique au Parti Communiste (PC), qu’est née en lui une volonté de se tourner progressivement vers la sociologie.

Le témoignage incarné qu’il nous propose est ainsi celui d’un dialogue entre philosophie, anthropologie, histoire et sociologie, qui débute à la fin des années 1970 et court jusqu’à nos jours, et dépasse bien sûr sa propre personne. Quelques grandes rencontres évoquées dans son parcours biographique – une amie philosophe, Maurice Godelier et surtout Gérard Althabe, directeur de thèse et artisan de la fin du « grand partage » en anthropologie[8], la lecture des travaux de Pierre Bourdieu, l’expérience d’un père qui rend pensable et souhaité, dans une famille de la grande bourgeoisie intellectuelle, le « passage sur l’autre rive sociale », celle d’une collègue militante qui le rend possible – donnent ainsi à voir quelques motifs d’une conversion à la sociologie tout autant qu’un contexte intellectuel qui a rendu possible l’émergence d’une sociologie ethnographique.

La narration de sa trajectoire sociale et intellectuelle témoigne par ailleurs, outre de sa modestie, d’une grande rigueur intellectuelle. On comprend à l’écouter qu’il n’existe que des savoirs datés et situés, que les méthodes que l’on déploie sont circonstanciées au moment dans lequel se situent les sciences sociales que l’on pratique, et que la réflexivité est essentielle à la posture ethnographique. O. Schwartz ouvre ici, finalement, à un dialogue sur la nature même de l’ethnographie. Sa prise de position est nette, même si dépourvue de dogmatisme, c’est celle d’un sociologue : de même que les individus que l’on rencontre dans l’enquête, avec leurs singularités, ne peuvent être réduits à des personnes détachées des rapports de pouvoirs qui se jouent à différentes échelles, de même les données empiriques récoltées n’ont de sens que replacées dans une structure sociale bien plus large que le petit monde social observé. Cette démarche est ce qui donne sens au savoir produit par la sociologie ethnographique[9]. Inversement, l’ethnographie modifie la manière de faire de la sociologie : l’expérience de l’enquête « ancre » dans une société. Le savoir qui en est produit n’en est que mieux armé.

« À la recherche d’une expérience avec des gens du peuple »

Nicolas Renahy (N.R.) : Dans ton ouvrage Le monde privé des ouvriers (et notamment son premier chapitre méthodologique, intitulé « question de stratégie et d’attitude »), ton angle privilégié d’analyse était la question de la communication et de la réflexivité qu’elle demande : comment accéder à une parole ouvrière ? Cela se comprend bien dans le cadre d’une analyse de la vie privée qui, par définition, reste cachée des regards extérieurs, mais aussi dans le contexte de la fin des années 1980 où l’ethnographie était encore très peu formalisée. Tu mettais de fait peu en avant les questions de temps et d’espace, même si tu donnes à voir le contexte dans lequel tu as enquêté, la cité, les associations sur lesquelles tu t’es appuyé, etc. Quant à la question du temps, on a le sentiment qu’elle est un préalable implicite : tu te positionnes en ethnographe, du coup il faut le temps.

Olivier Schwartz (O.S.) : Je commence, si tu veux bien, par ce dernier point, c’est-à-dire la question du temps, D’emblée il a été clair pour moi que cette enquête – elle a duré environ six ans – devrait être une enquête de longue durée. Je pense d’abord que c’est évident : pour nouer des relations de confiance suffisantes avec des enquêtés pour pouvoir aborder avec eux des dimensions de leur vie touchant à la famille, à la sphère « privée », il faut qu’ils aient le temps de voir qui on est. Il faut le temps de se faire accepter comme un interlocuteur avec qui on peut parler. Et il y avait par ailleurs le fait que j’avais en tête le modèle de l’enquête des anthropologues, c’est-à-dire une enquête fondée sur une inscription de longue durée dans la vie d’un groupe, de ses membres, dans des relations avec eux. Je sais que ce modèle n’est plus le monopole aujourd’hui des anthropologues, les sociologues le pratiquent eux aussi. Mais à ce moment-là, ce type d’enquête était plus porté par les anthropologues.

N.R. : Quand tu dis à ce moment-là, c’est quand que tu te poses la question de faire une thèse en anthropologie ? Peux-tu revenir un peu sur ta trajectoire et les conditions dans lesquelles tu as entrepris ce travail ?

O.S. : En fait, j’ai commencé par des études de philosophie, et par être prof de philo en lycée, de 1975 à 1990. En 1975, pour mon premier poste donc, j’avais vingt-quatre ans, j’ai été affecté comme prof de philo au lycée d’Hénin-Beaumont (on disait Hénin-Liétard à l’époque). Henin-Beaumont, c’est cette commune industrielle et ouvrière du Nord-Pas-de-Calais aujourd’hui bien connue pour les raisons que l’on sait : Marine Le Pen s’y est installée à partir de 2007. Donc j’ai débuté là-bas, et j’y suis resté dix ans, de 1975 à 1985. En 1985, j’ai obtenu une mutation pour la région parisienne, j’ai donc continué à être prof de philo mais cette fois dans un lycée de l’Essonne, en banlieue parisienne, où je suis resté cinq ans, jusqu’en 1990. Et c’est en 1990, après la parution de mon livre, que j’ai été recruté comme Maître de Conférences en sociologie à l’Université de Nantes. Nantes était à ce moment, grâce à Michel Verret et à Christian Baudelot, l’un des lieux à l’Université où l’on s’occupait beaucoup de sociologie ouvrière.

Pour revenir à ta question, en 1975, quand j’ai débuté comme prof de philo, je n’envisageais pas du tout de faire autre chose. Ma discipline d’appartenance était la philosophie et le métier que j’envisageais pour moi était le métier de prof de philo. Et puis – et là c’est vraiment lié à mon histoire personnelle – j’ai progressivement obliqué vers d’autres intérêts. L’évolution a été lente, progressive, disons de 1975 à 1978-1979. Mais petit à petit, le projet s’est formé en moi d’enquêter sur le monde ouvrier, sur les ouvriers.

N.R. : Donc, passer de la philosophie à la sociologie ?

O.S. : En fait, à ce moment là je ne me le formulais pas vraiment comme cela. Je ne cherchais pas simplement à passer d’une discipline académique à une autre. Je crois que j’étais à la recherche d’autre chose, d’un changement plus profond, plus existentiel, à la recherche de quelque chose comme une « expérience ».

Je vais le dire avec toute la naïveté que ça comporte, mais cette manière est la seule qui soit authentique. Je viens d’une famille bourgeoise, très bourgeoise même – bourgeoisie d’État, du secteur public, mais bourgeoisie quand même. Et pour moi, les ouvriers, c’était vraiment l’autre partie du monde, c’était vraiment l’autre avec un grand A, et j’étais, vraiment, d’abord et avant tout, à la recherche d’une expérience de rencontre avec cet « Autre », avec le peuple. C’est cela qui m’intéressait, en tous les sens du mot intéresser, intellectuel mais aussi existentiel. Et donc ce que je cherchais, c’était un travail d’enquête qui passerait par une expérience de rencontres, de relations fortes, d’inscriptions fortes dans des relations avec des gens du peuple. Et en même temps, je me souviens que j’étais dans une grande incertitude sur la forme que cela pourrait prendre, je ne voyais pas comment ça pourrait se faire. Parce qu’à ce moment-là, c’était donc la fin des années 1970, cette manière de travailler, par inscription de longue durée dans un groupe et dans des relations denses avec les membres de ce groupe, était peu pratiquée chez les sociologues de langue française (il y avait bien sûr toute l’École de Chicago, mais qu’on connaissait peu et que je connaissais personnellement à peine). J’avais donc le sentiment que le type d’expérience que je voulais vivre – pour le dire au fond tel que je me le représentais – je n’en trouvais pas vraiment l’équivalent en sociologie. En plus je ne connaissais absolument pas Florence Weber[10], je ne savais pas du tout qu’elle faisait en fait parallèlement la même chose, j’étais à ce moment complètement extérieur au milieu des sciences sociales. J’avais en revanche le sentiment que ce qui m’intéressait, c’était plutôt quelque chose que faisaient les anthropologues. Mais les anthropologues, eux, travaillaient sur des terrains exotiques, ce qui n’était pas mon projet ; donc je ne voyais pas comment faire. J’avais le sentiment que ce que je recherchais n’était ni vraiment sociologique ni vraiment anthropologique, même si c’était la manière de travailler des anthropologues qui m’attirait.

Je peux te raconter alors ce qui m’a aidé à sortir de cette incertitude et à « assumer » mon projet. À cette époque, j’étais membre du Parti communiste (PC), et j’étais un lecteur régulier de l’Humanité bien sûr, mais aussi d’un hebdomadaire communiste, un très bon hebdomadaire d’ailleurs, qui s’appelait France Nouvelle. Et il y a eu, peut-être vers 1979, dans France Nouvelle, une interview de Maurice Godelier – que je lisais bien sûr, parce que je m’intéressais à l’anthropologie et au marxisme –, interview dans laquelle Godelier présentait l’anthropologie et disait qu’il fallait vraiment souhaiter que ce type d’enquête revienne un jour vers les sociétés industrielles développées. Et quand j’ai lu ça, je me suis dit : « mais c’est ça qui m’intéresse ! ». Donc je lui ai écrit. Je ne pensais pas qu’il me répondrait jamais. J’étais prof de lycée dans le Nord-Pas-de-Calais, il était très connu, je ne croyais guère à une réponse de sa part. Et il m’a répondu en fait très vite. Je me le rappelle encore, ma fille avait un an et demi, elle était dans la baignoire, je lui faisais prendre son bain, le téléphone a sonné, et comme j’attendais un coup de fil de quelqu’un de ma famille, je ne voulais pas ne pas répondre, donc je lui ai dit « écoute, sois sage, je vais juste répondre et demander qu’on me rappelle plus tard ». Bon. Et je décroche : « Allô, Maurice Godelier ». Et donc voilà. Il m’a invité à venir le voir, et il m’a dit : « Écoutez, il y a quelqu’un à Paris qui fait ce qui vous intéresse, c’est Gérard Althabe, il faut aller le voir. » Voilà comment j’ai abouti chez Althabe. Je me suis inscrit en thèse avec lui en 1980 (j’avais commencé en fait tout seul en 1979), j’ai soutenu en 1987, à l’époque il n’y avait pas – heureuse époque… – la pression qu’il y a aujourd’hui sur le nombre d’années de thèse. Au tout début des années 1980, Althabe était celui chez qui on aboutissait inévitablement quand on voulait travailler de manière anthropologique – on disait anthropologique à l’époque – sur une société comme la nôtre.

N.R. : Quand tu évoques des questions personnelles, en disant que tu es d’un milieu très bourgeois et que tu ne connais pas autrement le monde ouvrier, est-ce qu’il n’y a pas une question politique de fond derrière ? Est-ce que cette attirance pour l’anthropologie du contemporain, de la société proche, ce n’est pas une manière de répondre à un besoin politique d’ancrer un savoir militant ?

O.S. : Si, si, absolument. Il faut d’abord préciser un élément de contexte, qui est le prestige qu’avaient chez les philosophes à l’époque, les sciences qu’on appelait « humaines » (on disait plutôt « sciences humaines » que « sciences sociales »), et notamment l’anthropologie. Avant même d’avoir commencé ce travail, j’avais ainsi lu Lévi-Strauss, Godelier, Malinowski, Evans-Pritchard... Certainement ce prestige des sciences humaines, et notamment de l’anthropologie, de la psychanalyse, chez les philosophes, a contribué à ma réorientation. Mais pour revenir à ta question, il y avait tout à fait ce que tu dis, c’est-à-dire que j’étais arrivé dans cette région très ouvrière, très prolétarienne, en 1975, comme prof de philo, je me retrouvais donc, en tant qu’enseignant, face à des enfants d’ouvriers, souvent enfants ou petits-enfants de mineurs, en tout cas massivement enfants d’ouvriers, et d’ouvriers très prolétariens, et tout membre du PC que j’étais (le PC était pourtant en principe le « parti de la classe ouvrière »), je me rendais bien compte du peu de compréhension et de connaissance que j’avais d’eux. J’avais de bonnes relations avec eux, pédagogiquement ça marchait bien avec eux, mais je sentais bien que je ne les comprenais pas. Cette expérience, c’est certain, a été un élément important dans mon évolution, dans mon désir de me tourner vers leur monde.

Mais en même temps, elle aurait aussi bien pu m’éloigner d’eux, m’écarter d’eux. C’est là qu’intervient autre chose qui est lié à mon histoire familiale. Je crois que ce qui a été moteur, c’est le type de famille bourgeoise dont je viens. Une famille de la grande bourgeoisie, comme je te le disais, mais une bourgeoisie liée au secteur public, et une bourgeoisie juive, avec un assez fort universalisme, un assez fort humanisme, avec toutes ses illusions bien sûr, mais aussi des valeurs qui étaient fortes. Et il y avait au moins une personne qui dans ma famille avait déjà eu l’expérience d’une rencontre forte avec le monde ouvrier, et pour qui cette expérience était à la fois noble et surtout possible. C’était mon père. Mon père a en fait consacré la plus grande partie de sa carrière à des questions de formation professionnelle d’adultes et de jeunes peu diplômés. Ancien élève de l’École polytechnique (le type même de la grande école où n’entraient quasiment que des enfants des classes supérieures), il avait été, dans les années 1960-1970, directeur de l’École des Mines de Nancy, ainsi que d’un organisme qui s’appelait le CUCES (Centre Universitaire de Coopération Économique et Sociale), un organisme également situé à Nancy, en Lorraine, qui s’occupait de la formation des adultes peu diplômés. Comment, alors qu’il avait commencé comme directeur de l’École des Mines, était-il devenu directeur de cet organisme ? Je ne sais pas exactement, mais tout ce qui concernait la possibilité de redonner, à des adultes ou des jeunes peu diplômés, un accès au savoir, au diplôme, à une seconde chance dans la vie professionnelle, c’était une question qui le passionnait, et à laquelle il a voué une grande partie de sa vie.

En Lorraine (Nancy est au Sud de la Lorraine), Nancy était « la » ville bourgeoise, universitaire et tertiaire de la région. Mais il se trouve qu’au moment où mon père dirigeait le CUCES, le Nord de la Lorraine – le secteur de Briey, de Longwy, un secteur qui était très fortement industriel, ouvrier, avec un poids énorme des mines de fer et de la sidérurgie – commençait à entrer dans un drame socio-économique qui allait s’étendre tout au long des années 1960, 1970, 1980, et dont on sait qu’il dure encore aujourd’hui. Ce drame, c’est la récession massive des mines de fer et de la sidérurgie. Dans les années 1960, c’était les mines de fer qui étaient touchées, avec des fermetures de puits de mines en série et des milliers de mineurs condamnés ou exposés à perdre leur emploi et contraints, pour reprendre un terme de l’époque, de se « reconvertir ». Mon père, en tant que directeur du CUCES, avait été sollicité pour mettre en place des actions de formation pour les mineurs et contribuer à cette reconversion. Il me racontait d’ailleurs souvent, avec beaucoup d’émotion, que le syndicat CGT des mineurs avait lui-même fait la démarche auprès de lui. Il avait accepté, mais l’intuition qu’il avait eue alors avait été de dire aux responsables du syndicat : « D’accord, mais plutôt que les mineurs viennent au CUCES à Nancy, ce que je vous propose c’est de venir chez vous, à Briey, et de mettre au point des formations pour vous et avec vous ». Et il avait bâti ainsi tout un dispositif de formation pour les mineurs en s’efforçant de le faire au plus près des travailleurs, de leur syndicat, de leur lieu de vie quotidienne et de leurs besoins, et il en parlait quand j’étais jeune, ça le captivait énormément.

C’est son histoire à lui, mais ça, moi, ça a bercé mon enfance. Et ça m’a donné le sentiment que cette expérience d’une rencontre avec des ouvriers était possible. On pouvait franchir la frontière. On pouvait y arriver. Et je crois que lorsque je me suis retrouvé, en 1975, prof de philo en lycée dans cette région prolétarienne d’Hénin-Beaumont (je précise que j’avais été affecté à ce lycée et dans cette région par des mécanismes purement administratifs, je ne l’avais nullement demandé, c’est là qu’on débutait sa carrière quand on était jeune prof, mais par une étonnante coïncidence, cette région était elle aussi une région minière en crise, les mines étant ici des mines de charbon), j’ai été à mon tour saisi par ce désir de rencontre avec le monde ouvrier. C’est cette confrontation, cette expérience que j’ai commencé à chercher. Elle me captivait, me fascinait… beaucoup plus que la philosophie… Et je m’interrogeais, je me questionnais. Cette rencontre, est-ce que je serais capable de la vivre si je trouvais le moyen de l’entreprendre ? Est-ce qu’elle serait possible ?

J’ajoute encore une chose. En 1976-1977, j’ai fait mon service militaire, et j’en ai fait une grande partie dans un régiment d’aviation, spécialisé dans les hélicoptères, du côté de Lille (mais je ne pilotais pas d’hélicoptère !). C’était un tout petit régiment, où il y avait beaucoup de soldats qui étaient des enfants de prolétaires de la région d’Amiens, de la Somme. À ce moment, j’avais déjà commencé à être prof de philo à Hénin-Beaumont. Et dans les deux cas, je voyais bien que c’était possible de « passer sur l’autre rive ». Avec les soldats avec lesquels je partageais la vie du régiment, je voyais bien que j’arrivais à communiquer. Avec les lycéens que j’avais devant moi comme prof, et avec leurs parents, je voyais bien que c’était possible de parler. Et ça me plaisait… Voilà. Je ne sais pas très bien comment caractériser ce plaisir. Il y a certainement une sociogenèse qui peut être faite de cela. C’est je crois le plaisir, la fascination même, quand tu appartiens à une famille de la grande bourgeoisie, de te rendre compte que tu peux aller de l’autre côté du fleuve, sur l’autre rive. Bon. Je te dis cela avec évidemment la conscience que j’ai de l’utopie, des illusions qu’il y avait dans tout cela ! Mais voilà, je crois que mon rapport à l’enquête vient de là, de cet héritage familial, et de mes propres expériences, tout cela ayant fait de l’expérience de la rencontre avec les ouvriers une expérience qui m’attirait, et que tout en la craignant (est-ce que j’y arriverais ?) je percevais comme possible. Pour revenir encore une fois à ta question, je crois que tu as absolument raison, ce qui a aussi contribué à mon passage de la philo à l’enquête, c’est le sentiment que comme prof de philo, membre du PC, j’avais un problème d’ancrage. Je cherchais un ancrage, dans le monde social, qu’au fond le PC ne me donnait pas. Je ne ferai jamais partie de ceux qui vilipendent après coup leur passage par le PC. Mais il est quand même vrai qu’au PC, le milieu dans lequel j’évoluais était quasi exclusivement celui des intellectuels communistes. Les ouvriers, je ne les rencontrais pas. Ou très peu. Et j’avais le vif sentiment, effectivement, que je manquais d’une compréhension intime du monde ouvrier, que les enfants de prolétaires que j’avais devant moi en tant que prof, je ne les comprenais pas. Mais j’aurais pu, je pense, en rester là si je n’avais pas eu l’héritage familial qui me disait que l’expérience était possible, et qui me donnait envie de la tenter. Qui me la faisait percevoir comme attractive et possible.

« Les concepts, tu les utilises comme des billets de banque »

N.R. : Juste pour revenir à la philo. Tu es devenu prof de philo, donc tu avais quand même une appétence pour cette discipline-là. Quels sont les grands auteurs qui te plaisaient, et qu’est-ce qui t’as détourné de la philo au profit des sciences humaines de l’époque ?

O.S. : Alors les grands auteurs, il y avait Marx, bien sûr. Marx donc Hegel, à cause du lien entre eux. J’avais même commencé une thèse sur Hegel, en 1973 ou 1974, que j’ai arrêtée. Il y avait Spinoza, c’était l’auteur qui fascinait les marxistes. Et… un peu tout le corpus en fait, parce que je ne saurais pas très bien t’expliquer pourquoi, mais il y avait cette idée à l’époque, chez les jeunes philosophes qui étaient marxisants, que tout le corpus valait la peine. Donc on lisait, on pratiquait un peu tout le corpus. Mais plus particulièrement quand même Hegel en tant que l’une des origines directes de Marx ; Spinoza comme étant l’un des grands matérialistes du XVIIe.

Ce qui m’a éloigné de la philo ? Alors là, je ne pourrais guère te faire qu’une réponse décevante. Ce n’est pas que j’ai eu le sentiment d’une insuffisance de la philosophie. Je n’ai pas quitté la philo par rejet de la philosophie, ou parce que j’aurais une opinion critique sur l’intérêt intellectuel de l’apport de la philosophie. Je conçois très bien qu’on réagisse ainsi. Mais ça n’a pas été mon cas. Je conserve d’ailleurs le sentiment qu’il y a des questions théoriques, conceptuelles, qui ont des incidences essentielles pour les sciences sociales, et sur lesquelles le philosophe a pourtant plus à dire que le chercheur en sciences sociales. Ce qui fait que j’ai quitté la philosophie, c’est pour ça que je te ferai une réponse décevante, c’est tout simplement que j’avais le sentiment que c’est moi qui n’étais pas vraiment fait pour ça. Pour faire de la philosophie vraiment à fond et professionnellement, c’est quand même un peu comme les maths, il faut avoir un rapport très particulier au concept, il faut que tu aies une agilité intellectuelle suffisante pour pouvoir évoluer complètement dans un monde de concepts, que les concepts soient vraiment ton objet. Il me semble que dans notre monde à nous, celui des praticiens des sciences sociales, tu as certes ceux que l’on peut appeler les épistémologues, pour qui les concepts sont l’objet sur lequel ils travaillent, mais tu as aussi, chez tous ceux – dont je suis – que j’appellerais les « enquêteurs », un autre type de rapport au concept, dans lequel les concepts sont évidemment indispensables (on ne peut pas enquêter sans concepts), mais dans lequel les concepts sont plus des outils, avec lesquels on essaie de réfléchir sur les données qu’on recueille, que des objets que l’on étudie en eux-mêmes. Ce sont plus des instruments que des objets. Je me sens plus à l’aise avec ce type de rapport aux concepts que s’il faut les travailler systématiquement pour eux-mêmes. La sociologie, les sciences sociales permettent les deux types de rapport aux concepts, que d’ailleurs on peut trouver parfois chez les mêmes auteurs, chez Bourdieu par exemple. En philosophie en revanche, sauf erreur de ma part, le travail intellectuel prend nécessairement la forme d’un travail sur les concepts.

Or je voyais bien, quand j’étais encore « philosophe », que je n’étais pas à l’aise avec ce type-là de travail. Je voyais bien que je n’avais ni le plaisir ni la facilité suffisante, tout simplement, pour me mouvoir aisément dans ce registre. J’avais une amie, prof de philo à cette époque en lycée comme moi, qui enseigne aujourd’hui la philosophie dans une université américaine, avec qui nous discutions beaucoup des cours en terminale, et qui me disait : « Mais toi, j’ai l’impression que les concepts en philo, tu les utilises comme des billets de banque, c’est-à-dire que tu les mets devant toi et puis tu regardes en filigrane autre chose. » Et je crois qu’elle avait raison… Je suis donc progressivement entré dans une incertitude croissante concernant la poursuite de mon engagement dans l’activité de « philosophe ». La thèse, d’ailleurs, que j’avais commencée en philosophie, je voyais bien qu’elle n’avançait pas. Et je voyais bien que ce qui vraiment me captivait, c’était ce que je te disais, c’était cette expérience avec le monde ouvrier que je recherchais. Et que je n’aurais peut-être jamais cherché à vivre plus concrètement si je n’avais pas abouti un jour dans ce lycée du Pas-de-Calais.

Une chose encore et enfin, essentielle, pour aller jusqu’au bout du biographique. De tout ça rien ne serait jamais sorti si je n’avais pas rencontré au lycée où j’étais une collègue, Francine Kurzawski – à qui j’ai dédié le livre. Elle était militante communiste comme moi, fille de mineur, je lui disais ce que je cherchais à faire mais je ne trouvais pas comment. Car je n’avais aucune espèce d’ancrage local. Et elle m’a dit : « Écoute, j’habite dans un grand ensemble HLM, je vois ce que tu veux faire, si tu veux je t’ouvre des portes. Seulement il faut que tu viennes. » En fait j’ai mis un an à venir. Parce que quitter mon F4 confortable, quitter le quartier bourgeois à Lille où j’étais, et venir m’installer dans cette HLM, ça n’allait pas de soi pour moi. Donc j’ai quand même mis un an à le faire. Mais une fois que je l’ai fait, non seulement Francine m’a ouvert des portes, mais elle m’a donné d’innombrables clefs intellectuelles pour comprendre le monde dans lequel j’entrais. Sans elle ce livre n’aurait jamais vu le jour. Voilà.

N.R. : Et l’idée du monde privé ?

O.S. : En fait au départ, ce qui m’intéressait c’était la famille. J’avais l’impression que s’agissant du monde ouvrier, on savait beaucoup de choses sur le travail, l’usine, la sociabilité, le mouvement ouvrier, mais qu’on savait trop peu de choses sur la famille. La situation était un peu l’inverse de celle que Stéphane Beaud et Michel Pialoux ont connue dix ans après. Eux ont eu le sentiment – à juste titre m’a-t-il semblé – que ça faisait un moment qu’on ne parlait plus suffisamment du travail[11]. Mais à la fin des années 1970, il me semblait qu’on en savait trop peu sur la famille ouvrière. Au départ, je n’avais pas en tête l’idée du monde privé, la notion de monde privé. J’ai d’ailleurs toujours été conscient, et je le reste aujourd’hui, que c’était une catégorie qui m’était utile mais qu’elle posait quand même des problèmes. Je savais bien que le privé n’est pas vraiment privé. Mais ensuite j’ai eu recours à cette notion parce qu’elle me permettait de souligner le fait que ce n’était pas seulement la famille comme totalité qui m’intéressait, mais qu’il y avait aussi au sein de la famille, même au sein des familles ouvrières que je rencontrais, des univers plus individualisés qui avaient leur consistance propre.

J’avais notamment été très intéressé par une formule que j’avais trouvée chez Duby. Je crois que dans l’un des textes de l’Histoire de la vie privée, il dit qu’en tant qu’historien, lorsqu’il s’est intéressé à la famille médiévale, il a cherché à étudier non seulement la famille comme groupe, mais qu’au sein de celle-ci, il a aussi tenté d’appréhender « le plus privé de la vie[12] ». Et cette idée m’avait intéressé, l’idée, bien sûr, d’étudier la famille en tant que structure, mais de me demander aussi, à l’intérieur même de cette structure : qu’est-ce que le monde de l’homme ? Qu’est-ce que le monde de la femme ? De plus en plus au fur et à mesure que j’enquêtais, il me semblait qu’il fallait écarter une représentation de la famille ouvrière consistant à voir celle-ci comme structure parfaitement communautaire et intégrée. Ce n’est pas cela que je voyais. C’est pour cela que la notion de « monde privé » m’a été utile, sachant que bien sûr, pour moi, c’était un monde privé dans une structure qui avait une consistance sociale très forte, cette structure étant à la fois la famille et l’univers ouvrier dans son ensemble.

Mais je voulais essayer de voir, à l’intérieur de cette structure, les univers individualisés qui se dessinaient, car j’étais frappé par le fait qu’au sein même de celle-ci, les hommes et les femmes avaient leur monde propre. Peut-être d’ailleurs qu’au fond, ce n’était pas « monde privé » qu’il aurait fallu dire, mais « mondes propres ». Car je ne voulais pas dire qu’il y avait une cloison étanche entre privé et public, que le privé n’était pas social… je ne crois pas avoir eu cette naïveté-là. En fait ce que je voulais dire à ce moment-là, c’est que ce qui m’intéressait, c’était la famille d’une part comme totalité, avec sa structure, ses formes de cohésion, ses rôles, etc., mais en même temps, au sein même de la famille, comment se mettaient en place des mondes propres à l’homme et à la femme. Au fond, en discutant avec toi vingt-sept ans après, je me rends compte que la notion la plus adéquate c’était peut-être « mondes propres »…

De l’anthropologie urbaine à la sociologie ouvrière : « l’enquête m’avait converti à la sociologie »

N.R. : Comment s’effectue ton passage de l’anthropologie à la sociologie ? Tu rencontres Althabe via Godelier, puis au final tu es recruté comme sociologue. Qu’est-ce qui se passe dans cette période-là ?

O.S. : Pourquoi de l’anthropologie à la sociologie ? Tu touches juste ! Stéphane Beaud m’avait posé la même question il y a des années, et en fait je me rends compte que j’ai toujours du mal à répondre. Effectivement au départ, quand je me suis inscrit en thèse, c’était à l’EHESS en 1980, avec Althabe, je me suis inscrit en thèse d’« anthropologie urbaine ». C’était le titre, c’était les mots de l’époque, on ne disait pas ethnographie. J’ai soutenu en 1987. Or, trois ans plus tard, j’ai été recruté à Nantes en sociologie… J’ai un peu de mal à expliquer ce passage, mais je crois qu’il y a deux raisons. La première c’est que… je ne me prenais pas pour un anthropologue ! Via Godelier et puis Althabe, j’avais cherché à m’approprier les techniques d’enquête des anthropologues, mais j’avais bien conscience quand même que je n’étais pas anthropologue. Pour moi un anthropologue, c’était quelqu’un qui partait en terrain exotique et qui, en gros, ne revenait pas dormir chez lui le soir… Ça, c’était quand même fondamental pour moi. Et donc je ne me suis jamais pris pour cela, disons que j’avais trop d’admiration pour le courage que demandait le travail des anthropologues pour prétendre que je faisais la même chose.

La deuxième raison est que comme je te le disais, au départ j’étais surtout à la recherche d’une expérience, mais que petit à petit cette enquête m’avait converti à la sociologie. C’est-à-dire que j’avais bougé intellectuellement en cours de route. Progressivement, à travers les lectures et puis le travail-même sur ce monde ouvrier, l’enquête m’avait converti à un vrai intérêt pour la société française aujourd’hui, pour la classe ouvrière dans cette société, et ce qu’il en est de cette classe aujourd’hui. Donc à des questions de sociologues. Je m’étais converti à cette discipline qui tente d’étudier le type de société qui est le nôtre… Et donc trois ans après la soutenance de la thèse, entre 1987 et 1990 quand je me suis présenté à Nantes, dans ma tête j’étais devenu sociologue. C’était devenu quasiment « naturel » pour moi. La conversion s’est faite progressivement. Je pense que c’est lié à la lecture progressive des sociologues, et en particulier de Bourdieu, que j’ai lu pendant cette période-là. Pour moi comme pour d’autres de ma génération – enfin pour toute personne un peu ouverte qui le lit –, la Distinction a été un coup de foudre. La lecture de Bourdieu, et puis progressivement des travaux des sociologues, m’a fait passer petit à petit à une autodéfinition comme sociologue.

N.R. : Mais est-ce que l’on peut, de manière complémentaire, émettre l’hypothèse que tu ne t’es pas vraiment acculturé au monde des anthropologues via Althabe, via son séminaire, ses autres étudiants, etc. ?

O.S. : C’est tout à fait vrai. Cela peut paraître contradictoire, puisque je te disais tout à l’heure à quel point j’étais attiré par les manières de faire des anthropologues. Mais c’est vrai, il n’y a jamais eu pour moi acculturation véritable au monde des anthropologues. C’est sans doute lié d’une part à ce que je te disais, au fait que dès ce moment, je savais que par mon objet, j’étais du côté des sociologues. Mais il y a aussi le fait qu’Althabe lui-même ne cherchait pas à nous y inciter. Althabe certes était anthropologue, un anthropologue extrêmement original et créatif, qui avait travaillé en Afrique, à Madagascar, mais au moment où, avec d’autres, je suivais son séminaire à l’EHESS, c’est-à-dire au début des années 1980, il se pensait lui-même comme un anthropologue qui ne retournerait plus en terrain exotique, qui travaillerait désormais sur le type de société qui était le nôtre. Il ne cherchait donc pas à nous inscrire dans l’univers des anthropologues classiques. Son projet était autre, il était, à la fois pour nous et avec nous, de produire un savoir de type anthropologique à propos d’un type de société pour lequel ce type de savoir n’avait pas été envisagé jusque-là (sauf par Chicago bien sûr), de produire un savoir anthropologique à propos de la société française contemporaine. Pour nous tous, pour tous ceux qui comme moi suivaient son séminaire, dans cette période où la sociologie était très extérieure à ce type de démarche, il a vraiment été quelqu’un de très, très important. Il a eu un rôle de passeur, c’est-à-dire qu’au fond, il nous disait : « Autorisez-vous à faire de l’anthropologie dans la France industrielle et urbaine d’aujourd’hui, et cherchez comment le faire. » Son enseignement, et plusieurs de ses textes – je pense notamment à un remarquable entretien intitulé « Le quotidien en procès », paru en 1977 dans la revue Dialectiques[13], a été déterminant pour moi, et pour bien d’autres de ma génération.

Espace, temps et histoire : la classe ouvrière au risque de l’ethnographie

N.R. : Qu’en est-il de la question du temps et de l’espace dans l’enquête Monde privé des ouvriers ? On pourrait dire que tu fais une monographie d’un quartier HLM ouvrier qui n’en a pas l’air… Ce dont tu rends compte, c’est directement de la vie des familles.

O.S. : Tu poses la question de l’espace et du temps. En fait, quand je faisais ce travail sur le Nord, je me posais peu ces questions, je m’en rends compte aujourd’hui, je me les posais même trop peu. Bien sûr, j’étais conscient que l’univers ouvrier sur lequel je travaillais avait des caractéristiques bien particulières, mais je ne réfléchissais pas à ces questions de manière méthodique, conséquente. Je ne me demandais pas par exemple : quel est le type spécifique d’univers ouvrier que j’ai sous les yeux ? Quelles sont ses caractéristiques spécifiques de temps et d’espace ? En quoi est-il éventuellement différent d’autres univers ouvriers ? Qu’ai-je le droit d’en conclure pour une sociologie du monde ouvrier en général ? Ai-je d’ailleurs un tel droit ? J’ai rencontré certes de nombreuses personnes, issues de la classe ouvrière mais venant d’autres mondes ouvriers que celui dont je parlais, qui m’ont dit s’être retrouvées dans certaines des choses que j’avais décrites, donc je n’ai pas trop de doutes sur le fait qu’il y a des descriptions que je propose dans le livre qui ont une valeur générale, mais je n’avais pas de vraie réflexion sur la spécificité historique de l’univers que j’avais sous les yeux, sur les problèmes que soulevait une « montée en généralité », comme on dit aujourd’hui, à partir de là, sur les conditions auxquelles une telle montée en généralité était éventuellement possible.

Cela tient au fait que je pratiquais peu l’histoire à ce moment. Mes savoirs de référence, c’était l’anthropologie, la sociologie (j’avais pas mal commencé à lire en sociologie, et j’étais notamment vraiment « accro » à Bourdieu) ; je m’appuyais aussi sur la psychanalyse, à mes risques et périls. Mais je lisais peu, trop peu, les historiens. Et alors du coup le paradoxe est que j’avais une sorte de double conscience : d’un côté, j’avais la très claire conscience que c’était un univers ouvrier singulier devant lequel j’étais – un univers issu du monde des mineurs, très prolétarien, avec des spécificités fortes –, mais en même temps, tout en me disant cela, j’avais une sorte de croyance selon laquelle je travaillais sur « la classe ouvrière » en général. Je pratiquais une espèce de passage direct du particulier au général, j’avais le sentiment que je travaillais sur LA classe. Il y a certes un point sur lequel je n’ai pas changé : je continue de penser qu’une enquête en sciences sociales qui demeurerait strictement contextualisée, qui ne tenterait à aucun moment de se demander ce que le situationnel sur lequel elle travaille nous apprend sur des caractéristiques plus générales des structures de la société globale, ne nous apporterait pas grand chose. Je continue de penser que le passage du contextuel au structurel doit être tenté, sinon je ne vois pas à quoi sert le travail ethnographique. Mais je suis beaucoup plus conscient aujourd’hui, enfin je l’espère, de sa difficulté. Comment maintenir la possibilité de ce passage en ayant, cette fois-ci, les yeux grands ouverts ? C’est-à-dire en étant sorti de l’illusion que j’avais qu’en travaillant sur un univers ouvrier spécifique, je produisais ipso facto un savoir sur « la classe ouvrière ». Telle est la question, redoutable il faut bien le dire…

N.R. : Je te trouve dur avec toi-même ; ce n’est pas l’image que j’ai de ton travail. Il y a quand même les trois strates que tu exposes[14]. Tu décris au début l’HLM où tu t’installes, tu décris tes mouvements d’enquête, tu as bien conscience que le monde des mineurs n’est pas celui des ouvriers qualifiés de la métallurgie... Donc il me semble que les éléments de généralisation sont là, par le particularisme.

O.S. : En un sens ce que tu dis me fait plaisir… Oui c’est vrai, c’est là. Simplement je crois que c’est là dans la première partie, mais que ce n’est plus là dans la conclusion. C’est présent dans le travail empirique, c’est pour ça que j’espère que ça n’a pas endommagé la valeur du travail ethnographique lui-même, mais dans la conclusion j’ai fortement tendance à l’oublier.

Je crois que c’est après ce travail sur le Nord que j’ai commencé à prendre conscience de l’importance qu’il y avait à comparer, confronter ce que l’on a sous les yeux à d’autres cas de la même espèce, à réfléchir sur les spécificités, les différences, les ressemblances. J’ai commencé à en prendre conscience quand j’ai été nommé comme prof dans un lycée de l’Essonne. En 1985, je suis arrivé à Juvisy, en banlieue parisienne. Le lycée où j’ai été affecté était un lycée avec beaucoup d’enfants de classes moyennes, mais il y avait aussi des enfants d’ouvriers. Enfants d’ouvriers, mais de la région parisienne, dont les pères étaient souvent des ouvriers qualifiés, dont les mères travaillaient. Et j’étais frappé par ces enfants d’ouvriers que j’avais en face de moi, dont plusieurs d’entre eux ne ressemblaient pas à ceux que j’avais connus dans le Nord. Notamment dans leur comportement vis-à-vis de moi. Ils venaient me voir, ils me parlaient, les filles surtout, avec une liberté plus grande. Et à ce moment-là, j’ai commencé à réfléchir à cette différence, je me suis rendu compte que pendant tout ce temps où j’effectuais mon enquête dans le Nord, d’un côté j’avais le sentiment très clair que l’univers que j’avais devant moi était très spécifique, mais en même temps c’est comme si je ne m’étais pas dit qu’il y en avait d’autres ! Je crois qu’aujourd’hui je serais beaucoup plus attentif à l’espace et au temps. Mais, à ce moment-là, encore une fois, mes références intellectuelles c’était l’anthropologie, la sociologie, et probablement mon héritage de philosophe, mais pas l’histoire. Ce qui me console, en un sens, c’est que dans le chapitre qu’elle a consacré à l’ouvrage collectif Observer le travail, Florence Weber dit qu’elle-même a mis longtemps à historiciser son objet[15]. Après coup, elle dit avoir le sentiment qu’elle avait sous les yeux une forme de culture ouvrière à son apogée, mais qu’elle ne le comprenait pas à l’époque.

Prendre le risque des classes sociales

Ce qui m’a aidé aussi à combattre la tendance aux montées trop rapides en généralité, c’est la lecture de la microstoria. Giovanni Levi, Le pouvoir au village[16]. Jeux d’échelles, sous la direction de Revel, notamment l’article d’Alban Bensa[17], dont la lecture a été pour moi très importante. Ce texte m’a servi, me sert toujours d’« antidote » contre une telle tendance.

Certes, je ne puis dissimuler que partant de la mise en évidence, si essentielle, à laquelle procède Alban Bensa des dangers que comporte la remontée des contextes à des structures surplombantes, j’ai davantage de mal à le suivre dans les conclusions qu’il en tire, dans Le fin de l’Exotisme notamment[18]. Le passage de l’enquête en contexte particulier à une ou des propositions sur du structurel soulève assurément bien des difficultés et requiert beaucoup de vigilance, son chapitre dans Jeux d’échelles le montre à mes yeux définitivement. Mais faut-il à partir de là, comme il semble le proposer dans La Fin de l’Exotisme, considérer que la seule anthropologie possible est une anthropologie des moments, des contextes, des acteurs, c’est-à-dire une anthropologie du particulier ? Refuser a priori au travail anthropologique la possibilité de produire une connaissance qui dépasse si peu que ce soit le contexte singulier de l’enquête, n’est-ce pas limiter l’intérêt de ce qu’il apporte ? Peut-on se satisfaire d’un savoir qui ne formulerait aucune proposition, même à titre d’hypothèse, allant au-delà de l’ici et maintenant sur lequel a porté l’enquête ? N’est-on pas en droit d’attendre davantage d’un savoir ? Les questions soulevées par Emmanuel Terray à propos d’une telle position me paraissent de ce point de vue légitimes[19]. C’est le même problème que pose à mon sens le pragmatisme aujourd’hui en sociologie. Au nom d’une critique – indispensable, il n’y a aucun doute pour moi là-dessus – des dérives auxquelles peut conduire la lecture de données ethnographiques à partir de ce qu’elles nous apprennent sur des structures ou des appartenances sociales plus larges (une telle lecture peut à l’évidence conduire à essentialiser, généraliser trop vite, postuler des déterminismes trop simples, etc.), le pragmatisme invalide toute tentative de poser à des données ce type de questions, et ne reconnaît comme légitime qu’une ethnographie qui s’intéresse, dans les matériaux qu’elle recueille, à ce que font des « personnes » observées hic et nunc. Je comprends la critique et je la crois nécessaire. Mais j’ai du mal à voir quel peut être l’apport d’une recherche ethnographique si celle-ci, à partir de ses données et de ses contextes d’enquête, ne tente pas de nous dire quelque chose sur des ensembles sociaux plus vastes. À coup sûr, l’ethnographe qui, partant de ses données, formule des propositions sur une question telle que celle des classes sociales prend un risque intellectuel non négligeable. Mais à condition de le faire à titre d’hypothèse, de façon instruite, et en s’armant de toutes les prudences critiques nécessaires, c’est cela que, personnellement je continue à attendre de l’ethnographie. Mais tout cela, bien sûr, demanderait bien davantage de justifications et de discussions que ce que je propose ici…

Une enquête sur les conducteurs de bus parisiens : comment écrire une enquête qui a duré plus de vingt ans ?

N.R. : En quelle année commences-tu l’enquête sur les conducteurs de bus ?

O.S. : J’ai commencé en 1992 ; cela fait donc plus de vingt ans que je suis là-dessus ! avec des moments où j’ai arrêté, souvent pendant de longues durées, puis je m’y remettais, puis j’arrêtais à nouveau, puis je m’y remettais, etc. Cette durée, beaucoup trop longue, et que je regrette, n’est évidemment pas le résultat d’un choix maîtrisé ! Elle est l’effet à la fois de difficultés objectives, professionnelles ou personnelles, dans lesquelles je me suis trouvé à différents moments pour disposer de temps, et d’erreurs que j’ai faites dans la gestion de ce temps.

N.R. : Là, tu considères avoir fini l’enquête et tu essaies d’écrire ?

O.S. : Je ne peux pas tout à fait dire que j’ai achevé l’enquête, même si je ne suis pas loin d’y mettre un point final. Des parties importantes du livre sont déjà écrites, mais il y a des thèmes sur lesquels j’ai été contraint de reprendre le travail empirique, car j’ai beaucoup manqué de temps ces dernières années et il y a des thèmes sur lesquels il me semblait nécessaire de renouer des contacts, ou d’en développer de nouveaux, pour tenir compte des changements susceptibles de remettre en cause mes données antérieures. Je suis donc en ce moment à nouveau dans l’enquête, mais pour une durée que je conçois comme brève, et exclusivement sur des thèmes sur lesquels j’avais déjà travaillé. Après quoi je me consacrerai à l’achèvement de la rédaction.

La question de la prise en compte de l’espace et du temps dans l’enquête, que tu me posais tout à l’heure, se pose à moi cette fois-ci dans des termes beaucoup plus forts que dans mon travail sur le Nord. D’abord parce que le groupe des conducteurs de bus de la RATP [Régie Autonome des Transports Parisiens] est loin d’être homogène, en termes d’appartenances sociales, générationnelles, ethniques… ; et par ailleurs les conducteurs sont affectés à des « dépôts » répartis à Paris et sur l’ensemble de la proche et moyenne banlieue parisienne, dépôts qui constituent chacun des univers ayant leurs particularités, notamment sur le plan des contextes syndicaux locaux, qui peuvent être très variables d’un dépôt à l’autre. Je suis cette fois attentif à la diversité et la particularité des contextes. Quoiqu’ici à nouveau, j’ai tardé à le faire ! J’ai commencé par passer beaucoup de temps à enquêter sur un dépôt de la banlieue Est, en ayant un peu trop tendance, là encore naïvement, à présupposer que ce que j’observais là devait pouvoir se retrouver ailleurs. C’est quand je me suis enfin décidé à faire varier mes contextes d’enquête, et à m’intéresser, dans un premier temps, au moins à un autre dépôt, que je me suis rendu compte que, d’un dépôt à l’autre, les différences sur certains plans pouvaient être très importantes. À ce moment-là, j’ai compris qu’il fallait cette fois que je commence à prendre sérieusement en considération les questions de contexte, et de diversité des contextes.

La seconde chose qui fait que je suis contraint d’être attentif aux questions de contexte est que cela fait plus de vingt ans que j’ai engagé ce travail. Il n’est pas besoin de te dire qu’au départ, quand j’ai commencé, je ne pensais pas du tout m’engager dans une affaire pareille, qui durerait si longtemps. Ainsi que je te l’ai dit, je le regrette ; mais je dois maintenant « faire avec ». Et la question face à laquelle je me trouve est loin d’être simple. Comment écrire à partir d’une enquête qui a duré plus de vingt ans ? à partir d’un terrain qui – parce que tu n’as pas réussi à gérer ton temps suffisamment correctement, que les choses t’ont échappé – s’est très profondément transformé en cours de route ? Quel usage faire des matériaux recueillis il y a vingt ans ? Que faire de données recueillies à des moments différents ? Dois-je assumer le fait qu’il y a des matériaux qui seront perdus, qui sont désormais obsolètes ? Puis-je considérer qu’ils ont quand même une pertinence ou une valeur vingt ans après, mais laquelle ? Faut-il que je mette l’accent sur les changements, les transformations ? Dois-je au contraire rechercher les permanences, les similitudes ? Que dois-je considérer comme le plus « intéressant » ? Quel usage, quel statut accorder, dans la structure de l’ouvrage, à cette très longue durée de la recherche, qu’encore une fois je n’ai pas maîtrisée, mais à la réalité de laquelle je ne puis désormais plus me soustraire ? Ce sont aussi ces difficiles questions face auxquelles je me trouve en ce moment, et sur lesquelles je n’ai pas encore tout à fait trouvé la réponse…

Enquêter collectivement en ethnographes : une expérience en cours

N.R. : A côté de cela, tu participes à une enquête collective pilotée par Olivier Masclet et financée par l’ANR [Agence Nationale de la Recherche française], « Le “populaire” aujourd’hui. Les recompositions sociales et culturelles des mondes ouvriers et employés contemporains ». Cette enquête, qui touche à sa fin, regroupe plus d’une vingtaine de chercheurs de divers laboratoires français, elle se focalise sur les conditions d’existence concrètes et les recompositions sociales et culturelles des groupes populaires contemporains. Elle a un volet statistique, mais son originalité est notamment d’être basée sur des monographies de ménages ouvriers et employés. Elle est en cela très proche de tes travaux antérieurs, elle en constitue une forme de prolongement : tant du Monde privé des ouvriers que de ton HDR qui questionnait la notion de classes populaires. Est-ce que c’est suffisamment tôt pour que tu aies un regard réflexif sur cette enquête collective ? Et qu’est-ce qu’elle apporte de ton point de vue ? En quoi elle est différente de l’enquête ethnographique classique, qui demande du temps et de l’implication ?

O.S. : Peut-être est-ce un peu trop tôt, effectivement, mais je peux quand même essayer de te dire une ou deux choses. Plus exactement, il y a, pour l’instant en tout cas, au moins deux choses, importantes me semble-t-il, que je retiens de cette enquête.

D’abord, l’un des objectifs prioritaires de cette recherche, en termes de données à recueillir, était très ambitieux ! Il s’agissait en effet, comme tu l’as mentionné, de réaliser ce que nous avons appelé des « monographies de familles », en entendant par là un corpus d’études de cas (nous souhaitions en obtenir au moins une vingtaine) consacrées chacune à une famille populaire, et qui devait, sur chaque famille enquêtée, recueillir des informations aussi riches et précises que possible sur tout un éventail de thèmes, allant du travail des conjoints, de leurs trajectoires sociales respectives, à tout un ensemble de questions concernant le hors travail (espaces domestiques de vie, aménagement des intérieurs, équipements domestiques, consommation, budgets, structuration du temps de la vie quotidienne, occupations hors travail des conjoints, modes de fonctionnement du couple, division des rôles masculins et féminins dans la famille, etc.). Un tel objectif était un pari, compte tenu à la fois de la nature des informations que nous recherchions (une grande partie d’entre elles portait sur la « vie privée »), et du degré de détail et de précision que nous souhaitions atteindre dans ces informations. C’était un pari, et nous sommes longtemps restés très incertains sur la question de savoir si nous parviendrions à le réaliser. Or, l’objectif a été atteint. Les monographies ont été réalisées, et elles sont passionnantes. Je m’autorise d’autant plus à le dire que je n’ai pas participé moi-même à leur production. Elles ont leurs limites bien sûr, sur lesquelles nous avons réfléchi, mais elles sont d’une très grande richesse en informations.

J’en viens au premier enseignement que je tire de cette ANR. Ce qui a permis d’atteindre cet objectif, c’est le fait que, placée sous la responsabilité d’Olivier Masclet, cette enquête a été collective. Jamais nous ne serions parvenus à un tel résultat s’il n’avait pas été possible d’associer les forces de plusieurs chercheurs, disposant les uns et les autres, dans leur réseau de relations, d’une ou éventuellement plusieurs familles populaires avec lesquelles leurs relations étaient suffisamment étroites pour que celles-ci acceptent de jouer le jeu d’une telle enquête. Des données comme celles-là supposaient une enquête collective. À quoi il faut ajouter ceci. Produire de telles données supposait donc aussi que nous soyons capables de fonctionner collectivement. C’est effectivement ce qui s’est produit. Les monographies réalisées ont toutes circulé parmi les membres de l’ANR. Des articles sont aujourd’hui en préparation pour des dossiers de revue dans lesquels les auteurs disposent, pour mener leur réflexion, de tout le corpus des monographies réalisées par l’ensemble des participants. La précision des données, des descriptions, des informations, des analyses contenues dans les diverses monographies permet à chacun, en les lisant, de se représenter le type d’univers de vie dont il s’agit, même s’il n’a pas lui-même effectué l’enquête. Celles-ci ont par ailleurs toutes été conçues à partir d’un même ensemble de thèmes qu’il était demandé à chacun de suivre autant que possible, la demande étant formulée bien sûr de manière souple et non comme une injonction. Cette similitude thématique a permis des croisements et des comparaisons. Bref, ce que montre pour moi clairement cette recherche, c’est à la fois la fécondité et la possibilité de l’enquête collective. Je n’en avais pas l’expérience jusqu’ici. Celle-ci m’a convaincu !

Un second enseignement que je tire de cette recherche concerne ses résultats. Les monographies sont certes très instructives sur de nombreux plans, mais il est une série de questions sur lesquelles, me semble-t-il, elles le sont particulièrement. Il s’agit du mode de fonctionnement des familles et des couples, de la répartition des rôles entre hommes et femmes dans les familles populaires d’aujourd’hui, des formes que prennent aujourd’hui, sur ces questions, au sein de ces familles, les comportements masculins et les aspirations des femmes. Les monographies font apparaître tout à la fois des permanences et des évolutions, des reproductions et des transformations dans les familles populaires sur ces sujets dont nous sous-estimions l’importance, qu’il s’agisse d’ailleurs des transformations ou des reproductions. Elles nous ont fait découvrir, en d’autres termes, à quel point, sur la question des modes de vie populaires aujourd’hui, nos connaissances étaient insuffisantes. Les sociologues des classes populaires ont beaucoup enquêté, ces dernières années, sur le travail, l’emploi, l’école, et il n’est pas besoin de dire à quel point ces recherches sont essentielles et à poursuivre. Je tire en revanche de cette recherche la conclusion que la sociologie des classes populaires reste trop peu riche, et qu’elle est même en déficit de connaissances, sur la question des modes de vie. Je crois que l’un des grands apports de cette enquête aura été de nous l’avoir fait découvrir.

« L’expérience ethnographique transforme les étudiants en sociologues »

N.R. : Pour finir, comment perçois-tu aujourd’hui – surtout qu’il se trouve que tu es en retraite depuis peu de temps, et que tu as formé nombre d’étudiants depuis 1990 – l’évolution de l’ethnographie en France, dans le contexte national ?

O.S. : Je la pense menacée par certaines logiques institutionnelles sur lesquelles je reviendrai, mais cela étant, s’il s’agit de la situation actuelle de l’ethnographie en sociologie à l’Université et de la manière dont elle est aujourd’hui pratiquée par les étudiants et les doctorants, je n’hésite pas à dire que je trouve la situation très positive. C’est la raison d’ailleurs pour laquelle je crains ce qui la menace. Je trouve la situation actuelle positive quand je considère la manière dont les générations plus jeunes se sont approprié ce type d’enquête. Et pour entrer dans ta question par ce dont j’ai un peu l’expérience, c’est-à-dire les suivis de thèse, les jurys de thèse auxquels j’ai participé et auxquels je continue de participer, le sentiment que je retire, c’est celui d’une masse de très, très bonnes thèses ! Vraiment très belles, avec des doctorants qui font des enquêtes ethnographiques superbes. Dans mon expérience de participant à des jurys de thèses, c’est le cas chaque année, avec des enquêtes soit du côté du résidentiel, soit dans le monde du travail. Voilà, telle que je la perçois, depuis mon expérience personnelle tout au moins, je peux dire que la pratique de l’ethnographie m’apparaît désormais complètement acclimatée par notre discipline, et qu’elle y donne lieu à de nombreux très beaux travaux. S’il y a un aspect de la situation de la sociologie à l’Université aujourd’hui que l’on peut peut-être regretter, c’est plutôt le fait que les étudiants ont souvent tendance à fuir les statistiques, et donc s’il y a quelque chose à souhaiter, c’est sans doute une remontée de la pratique de la statistique parmi eux. Mais s’agissant de la pratique de l’ethnographie en sociologie dans l’Université aujourd’hui en France, je trouve la situation vraiment positive.

L’inquiétude que j’ai (mais je ne suis pas le seul à le dire) provient des évolutions concernant la durée accordée aux doctorants pour la thèse. La durée – à nouveau rappelée dans l’arrêté de mai 2016[20] – considérée comme « normale » par nos institutions pour l’effectuation d’une thèse est aujourd’hui fixée à trois ans. Trois ans, pour une thèse d’ethnographie, étant donné le temps qu’il faut pour investir un terrain, y recueillir des données et bâtir une problématique, c’est tout simplement insuffisant. Je ne connais personnellement aucun cas de thèse d’ethnographie soutenue qui respecte cette règle. Dans mon expérience de directeur de thèse et de membre de jurys de thèses, quelques doctorants parviennent à achever et soutenir en quatre ans, mais la très grande majorité a besoin de cinq ans. Les doctorants ont d’autant plus besoin de ce temps qu’outre la durée nécessaire pour la production de la thèse, ils doivent impérativement aujourd’hui, s’ils veulent être recrutés un jour à l’Université, assumer aussi, pendant la période de préparation de la thèse, des tâches d’enseignement, et par ailleurs, il leur est aussi de plus en plus demandé, également pendant cette période, de publier et communiquer sans attendre l’achèvement de la thèse. Cinq ans leur sont donc le plus souvent nécessaires.

Certes, la réglementation les autorise à demander, avec l’accord du directeur de thèse, la possibilité d’une dérogation à cette règle, dérogation qui prend la forme d’une autorisation qui leur est accordée par le Président de l’Université, de prolonger leur inscription au-delà des trois ans. Dans mon Université par exemple, sous certaines conditions dans lesquelles je n’entre pas ici, ils peuvent espérer obtenir l’autorisation d’une quatrième, et même d’une cinquième année. C’est une bonne chose. Mais ce qui m’inquiète est que cette situation est par définition fragile. Elle dépend du bon vouloir du Président et de la politique menée par l’Université concernée en matière de durée des thèses. Une Université peut parfaitement décider un jour de durcir la règle des trois ans et restreindre la possibilité d’obtenir des dérogations. C’est alors la possibilité même d’une thèse fondée sur de l’ethnographie qui serait compromise. Or l’obsession tout à fait déraisonnable à mon sens de la performance et de l’excellence qui s’est répandue depuis une dizaine d’années dans nos institutions et notre profession rend une telle évolution tout à fait possible. C’est ce qui m’inquiète pour l’avenir des thèses fondées sur de l’ethnographie.

N.R. : Et cette pratique de l’enquête ethnographique dont tu soulignes la force chez beaucoup d’étudiants ou doctorants, est-ce qu’elle est à ton avis pour eux une expérience politique comme elle a pu l’être pour toi ou pour d’autres de ta génération ? S’agit-il toujours d’une expérience politique ?

O.S. : Je dirai oui, en un sens large du mot politique. Parce que cette expérience, dans la mesure où ils sont parvenus à pénétrer sur un terrain, à s’ancrer dans un groupe social concret, à y réussir une « immersion », fait d’eux des sociologues pour qui faire de la sociologie n’est pas simplement pratiquer correctement une discipline académique, mettre en oeuvre des modèles théoriques, décrire correctement des situations (la sociologie doit évidemment être cela, il n’y a aucun doute pour moi là-dessus), mais c’est aussi essayer d’apporter une pierre à l’édifice d’une meilleure connaissance de la société dans laquelle on vit. Christian Baudelot me disait un jour (tel est en tout cas mon souvenir, j’espère ne pas trahir ou déformer ses propos, ce que je dis ne l’engage nullement) : « Il y a les sociologues avec lesquels on ne discute que des autres sociologues, et il y a ceux avec lesquels on parle aussi de la société. » Il m’a toujours semblé que cette différence était très juste ! On peut faire de la sociologie sans s’intéresser beaucoup à la société, en s’intéressant davantage à la discipline qu’à la réalité sur laquelle elle porte. Les doctorants que j’ai connus, ou suivis, qui sont passés par cette expérience d’un terrain, ont cet intérêt fort pour la société. Ou plus exactement, ils ont un intérêt double, pour la sociologie, et pour la compréhension de la société dans laquelle ils vivent. Ils sont ancrés, dans leur rapport à leur travail, dans cette double dimension. En ce sens on peut dire, me semble-t-il, que l’expérience ethnographique a des effets sur eux qui sont « politisants », oui. C’est l’une des grandes vertus de ce type d’enquête…