Corps de l’article

Je voudrais présenter une lecture portant sur la « défense et l’illustration de l’observation ethnographique » en sociologie à partir principalement des textes du présent numéro. Une lecture, ce qui veut dire, bien sûr, une lecture parmi d’autres possibles, mais aussi « une » lecture qui ne prétend pas à une visée de légitimité épistémologique ou de « garant d’un quelconque « temple » sociologique. De fait, je revendique une « liberté » du lecteur selon une conception de la réception relevant de la description des faits sociaux et humains considérés comme des phénomènes signifiants. Cela exige d’ajouter aux théories sociologiques de la description connues, qui objectivent les phénomènes sociaux, une théorie supplémentaire sur la dimension symbolique que nous appellerons la théorie de la « tripartition sémiologique ». L’une des conséquences, entre autres, est le fait que la réception est à la fois autonome par rapport aux intentions des producteurs (émetteurs) et à leurs « stratégies poïétiques » ou par rapport au contenu immanent du texte qui dirait dans sa matérialité propre ce qu’il en est du monde dont il parle. Cette lecture sélectionne ainsi dans les textes lus certains traits ou « traces » qui sont ensuite associés dans un « buissonnement sémantique », que j’espère cependant cohérent, à une chaîne infinie de significations que les acteurs sociaux et les chercheurs sont contraints d’arrêter pour mettre une fin toute provisoire à la réflexion proposée. Contrairement à la manifestation d’oppositions au prétexte d’erreurs épistémiques ou de choix théoriques ou de méthodes contestés, je creuse ici un réseau de significations qui ne remet en question ni le contenu de ces textes ni d’autres « interprétations ». Il s’agit d’un cheminement réflexif qui se veut provisoirement parallèle aux autres démarches réflexives dans l’espoir d’une rencontre (en dehors de toute notion de plan et d’espace euclidien), d’un croisement qui conforterait le fil conducteur de mes propres recherches d’épistémologie pratique[1]. J’ai toujours eu la conviction, ou l’utopie de croire que les sociologues dépasseront l’accumulation des connaissances qu’ils nous offrent quels que soient leurs paradigmes, leurs cadres théoriques, leurs démarches, approches, méthodes ou leurs domaines de spécialisation dans une cumulativité qui donne place à tous leurs résultats de connaissance.

En termes d’associations à des chaînes signifiantes, je commencerai par aborder rapidement les enjeux sociaux d’inscription de l’observation ethnographique dans les institutions et les recherches universitaires, pour m’étendre plus volontiers sur la sensibilité des chercheurs quant aux choix et aux décisions qu’ils prennent en matière d’observation sociologique. Puis j’interrogerai le discours des chercheurs observateurs sur trois thématiques récurrentes qu’ils emploient, la notion d’observation de « longue durée », ou dimension temporelle, puis celle d’observation « territorialisée » ou « située », c’est-à-dire la dimension spatiale, enfin la question du sens et des significations. Cette interrogation se fera de deux points de vue, celui de l’observateur et de son approche ethnographique, celui de « l’objet observé » et de ses qualités sociologiques. Autant le premier point de vue fabrique une « mythologie » sur le paradoxe de l’observateur (mais une mythologie n’en est pas moins une connaissance spécifique), le second point de vue peut ouvrir un certain nombre de questionnements sur l’ontologie non du social mais du sociologique.

Le goût des autres, l’énigme à résoudre et le contexte de la découverte

J’ai bien repéré, dans les divers textes que j’ai pu lire, des traces (des traits ou des éléments) d’une « rhétorique épistémologique » concernant la « défense » de l’observation ethnographique en tant que méthode, approche, démarche ou recueil de données, accompagnée d’une argumentation visant à faire reconnaître la scientificité de ses opérations. L’argumentation est double et mélange procès contre les autres démarches et présentation des bénéfices ou avantages concernant une meilleure fiabilité des informations reçues ou recueillies. En ce qui concerne le premier volet, le procès se constitue en opérations de déqualification soit en termes épistémique (analyse en surplomb ; déclarations vagues et générales) soit en termes éthiques (mépris pour les acteurs, essentialisation et réification, ou encore « trahison » des acteurs) soit en termes stratégiques (le recrutement dans les institutions universitaires, la carrière, la reconnaissance par les pairs des chercheurs).

Ces derniers éléments – les stratégies de carrière des chercheurs – ne sont certes pas à négliger ; la discipline sociologique connaît depuis longtemps des luttes fratricides, des volontés de monopolisation des définitions de son objet ou de ses approches. Je ne ferai cependant pas le même constat que l’une de nos interlocutrices (Cristel Coton) quant au camp qui dominerait actuellement l’institution sociologique. La lutte est certes serrée mais l’observation ethnographique en sociologie non seulement « a réussi à gagner sa place », comme l’écrit Jean-Paul Payet[2] et comme on peut en trouver des traces dans les autres textes lus du corpus, mais se trouve trop souvent en position de force dans le mouvement de déqualification des autres approches sans argument véritablement décisif. Les questions épistémiques (apports de connaissance) me paraissent devoir être développées et la cohérence de ma lecture portera essentiellement sur ces points.

Quant aux questions éthiques, elles sont certes importantes mais elles sont dépendantes à mes yeux de la « consistance » de la connaissance apportée par le chercheur (donc des questions épistémiques) : elles ne relèvent ni d’une charte éthique des recherches (comme le consentement a priori des acteurs exigé pour la participation à l’enquête par les universités québécoises, dont Adrien Jouan nous montre bien sa non-adéquation avec certaines recherches sociales et en particulier avec une observation ethnographique) ni d’une déontologie de la recherche sociologique (neutralité de l’observateur ; description, explication ou compréhension et non-jugement comme le propose ce dernier auteur qui les décline à titre de réflexion ; anonymat des enquêtés, des territoires, etc., anonymat que les chercheurs peuvent avec plus ou moins de subtilité réaliser). Mais la déontologie suivie par un chercheur n’empêche en rien les acteurs sociaux de se sentir trahis, incompris, et attaqués dans leur for intérieur Pour nous, la question éthique se joue déjà dans les conceptions non explicitées – les opérations normatives de catégorisation – que les chercheurs et leurs outils mettent en oeuvre pour désigner, classer et traiter des comportements, des paroles et des discours. Nous y reviendrions sans doute dans la suite de notre lecture.

Le choix de s’investir entièrement ou « corps et âme » dans l’engagement professionnel (Romain Pudal et Pierre-Emmanuel Sorignet) des métiers de vocation ou l’engagement dans une institution militaire (Cristel Coton) ou encore l’engagement militant (Adrien Jouan) ne peut pas se réaliser sans une mise en jeu et une interaction forte du « corps » du chercheur avec les autres corps. En fait ses engagements peuvent apparaître « extrêmes » ou « outre-mesure » en ce sens que la présence du chercheur sur le terrain relève d’une « immersion », comme ces auteurs le disent encore. C’est surtout sans contestation possible une mise en acte et potentiellement en danger de leurs propres corps à la fois dans leur matérialité physique et symbolique. Ainsi une observation participante de longue durée comme celle proposée dans l’article de Pudal et Sorignet, à savoir 15 ans danseur, pompier et observateur (qu’il soit un danseur « converti en chercheur[3] » ou l’inverse peu importe) met l’accent sur certaines traces d’une définition ontologique de l’objet sociologique et, cette voie nous conduit à préférer, au-delà du dit explicite, « quelque chose d’important et de précieux qui reste inexprimé dans les déclarations »…, mais qui, à travers les points, les événements, les récits proposés, symbolise néanmoins « une grande partie du travail inexprimé »[4]. Il s’agit, pour nous, d’associer les dits des auteurs à leurs activités de connaissance et d’observation pour les « exprimer », en formuler plus explicitement les enjeux que nous retenons. Nous essaierons de dessiner à grands traits ces deux chaînes d’interprétants en commençant par le dit explicite, à savoir les discours et réflexions qui portent sur « l’équation personnelle de l’observateur », autre formulation de la même question. Il s’agit du vieux problème de la neutralisation de l’observateur dans son observation, problème classique de toutes recherches scientifiques mais qui prend, dans la situation de l’observation ethnographique et plus particulièrement de l’observation participante, une figure réellement critique sur les plans tout à la fois éthique et épistémique.

Les textes de nos interlocuteurs explicitent le plus souvent les préoccupations méthodologiques des observateurs par et dans leurs récits des précautions et des décisions à prendre, des difficultés et des enjeux qu’ils peuvent vivre dans leurs expériences d’observation lorsqu’ils doivent faire face à des événements inattendus, des dilemmes à résoudre sur un terrain qui peut être dit « sensible » (comme le « terrain militant » d’Adrien Jouan). L’ethnographe vit ainsi des formes d’incertitudes dans son expérience du terrain (comme tout acteur social, d’ailleurs, dans sa vie quotidienne), et, en tant que chercheur, devant des situations qu’il est dans l’incapacité de contrôler (au sens scientifique du terme) dans la mesure où ce sont les acteurs qui ont en quelque sorte la main.

Le paradoxe de l’observateur et la longue durée comme solution

La difficulté peut être d’abord présentée comme une difficulté épistémique : comment observer la « réalité » telle qu’elle est alors que le regard du chercheur modifie les comportements, ce que William Labov a appelé le « paradoxe de l’observateur » ? C’était déjà la difficulté, devenue classique, énoncée par Bronislaw Malinowski à laquelle ce dernier proposait la solution d’une « observation de longue durée ». C’est devenu, depuis, une procédure revendiquée par tout ethnographe conséquent, pourrais-je dire. Christian Papinot amorce inévitablement sa réflexion critique sur l’observation ethnographique par la présentation de ce trait spécifique de la démarche ethnographique : « la “perturbation de l’observateur” étant identifiée comme étant le problème principal susceptible d’affecter la qualité des données recueillies », la solution prend la forme d’une observation de longue durée : « avec le temps long de la présence sur place, le chercheur cesse d’être un “élément perturbateur dans la vie tribale” qu’il étudie ». Papinot, analysant les discours des ethnographes, relie cette question à celle de la « distance sociale enquêteur/enquêté comme source de “biais” dans la production des données d’enquête ». On peut penser que l’ethnographe connaît dans les sociétés modernes et contemporaines des difficultés plus complexes encore du fait d’une distance culturelle (celle que vivait Malinowski) qui se démultiplie en distances sociales, professionnelles, institutionnelles entre le chercheur et les acteurs observés.

Pour Malinowski, la solution relevait d’un processus d’indigénéisation. Pour Romain Pudal et Pierre-Emmanuel Sorignet, elle se présente sous la forme d’une socialisation professionnelle (dans le monde institutionnel des pompiers ou des danseurs). Pour d’autres auteurs, il s’agit d’un engagement, un engagement dans la vie sociale militaire (Cristel Coton) ou un engagement militant (Adrien Jouan) dans un Comité d’éducation sans frontières. Remarquons que la solution « longue durée » prend cependant des modalités différentes : pour les premiers, la socialisation se fait durant une période de 15 ans. La durée de l’enquête est nécessairement plus brève dans le cas de l’engagement de Coton : 5 mois, la durée d’un stage militaire ; ou une partie de la durée d’un travail de thèse pour Jouan. Bref, la « longue durée » est censée permettre une « familiarité » avec le milieu observé, établir la « confiance », réduire la distance sociale entre les chercheurs et les acteurs observés, ou encore développer leur « complicité ».

Mais comment la longue durée, en tant que telle, peut-elle réussir une telle fabrication de liens, qui autoriserait soit que les acteurs oublient l’observateur, soit qu’ils consentent à son observation, soit qu’ils le considèrent comme « un des leurs », ou comme un complice ? Nous avons tous des liens de longue durée avec des acteurs qui nous côtoient et pour lesquels notre défiance s’accroît au cours de la vie quotidienne et de notre parcours de vie. Nous connaissons tous des acteurs dont les paroles et les comportements nous échappent, nous apparaissent incompréhensibles même si nous vivons avec eux dans la longue durée. Notre vie quotidienne est faite aussi de croyances provisoirement stables et d’incertitudes, des étonnements, de sympathies et d’antipathies, d’indifférence aussi. Peut-on croire alors que la situation d’enquête ethnographique est une situation « quasi expérimentale » dans laquelle la longue durée, comme démarche ou procédure, jouerait un rôle analogue à la clause du « toutes choses étant égales par ailleurs » ?

Christian Papinot, qui s’intéresse très directement à ce thème (« De quoi la longue participation est-elle la garantie dans l’enquête ethnographique ? ») distingue plus sérieusement que je ne le fais moi-même, dans les propositions des chercheurs, deux types de réponses, « mécaniques » ou « réflexives ». Dans les premières, le chercheur se construit par exemple un rôle de « sympathisant par profession[5] » : Papinot prend l’exemple de l’observation ethnographique proposé par Daniel Bizeul et s’interroge : « la longue participation [est-elle] parée de vertus épistémologiques intrinsèques permettant de « passer inaperçu ou de (se) faire oublier, de façon à observer les situations comme elles se déroulent d’ordinaire » ? Dans les secondes, Olivier Schwartz, deuxième exemple pris par Papinot, propose une posture de recherche « critique-analytique » qui « questionne l’évidence de l’objet même de l’enquête »[6] : si comme l’écrit Schwartz, « Il n’y a pas d’observateur neutre, pur regard qui laisserait inchangés les phénomènes sur lesquels il porte », alors « l’observateur est aussi acteur. […] Ce qui lui est dit, ce qui lui est donné à voir n’est jamais dissociable des caractéristiques spécifiques de la situation d’enquête[7] » Cet auteur conclut que « le réel de l’enquête [n’est-il pas] d’abord celui qu’elle produit »[8] ? Si c’est le cas, la solution réflexive de Schwartz serait, à propos de la longue durée, de dissocier des « effets induits » par la présence du chercheur et des « effets endogènes »[9] qui seraient indépendants de la situation d’enquête. Mais cela renvoie à d’autres questions tout aussi essentielles. Comment différencier dans la masse des informations recueillies les uns des autres ? De quelle durée doit-être l’observation pour obtenir des « effets endogènes » ? Quand arrête-t-on l’enquête ? Dans notre corpus de textes, les solutions varient : pour les uns, être danseur et chercheur permet une observation de très longue durée sans contraintes extérieures ; dans le cas de l’engagement militaire, le début et l’arrêt de l’enquête sont contraints par la durée du stage de cinq mois ; dans le cas de l’engagement militant, la contrainte, entre autres, est liée à la nécessité de finaliser le travail de thèse. Cette longue durée ne semble ainsi pas reliée à ce que d’autres auteurs, et notamment Daniel Bertaux[10] à propos des récits de vie, nomment « la saturation » de l’information. Autre problème d’ailleurs, comment savoir, sinon par sa propre subjectivité, quand l’information est saturée : parce qu’elle se répète ? ou parce que le chercheur semble ne plus rien apprendre de nouveau ? Cela reste donc tout à la fois éminemment variable et subjectif.

Les réponses « réflexives », de manière plus générale, demandent de reconsidérer les informations perçues et recueillies en fonction des conditions sociales de leur production. On s’intéresse soit aux différences de dispositions ou de statuts sociaux entre les chercheurs et les acteurs observés. La longue durée autoriserait les chercheurs à tenir compte dans leurs descriptions et interprétations de cette socialisation différentielle et à corriger petit à petit leurs erreurs pour mieux saisir et comprendre les représentations et les comportements observés. Mais quand le chercheur arrête-t-il la longue liste de ses erreurs et de ces interprétations ? De même la confiance et le consentement des acteurs après des interactions de longue durée permettraient que les rapports de domination liés à leur position dans la structure sociale, dans la société ou dans l’interaction, s’ils ne peuvent s’effacer tout au moins puissent en être « adoucies » sous des figures diverses du sociologue : ainsi il peut dans les interactions avec les danseurs, en difficulté dans leur cycle professionnel et biologique, prendre la figure de « conseiller d’orientation ». Il peut être aussi considéré comme un « porte-parole » que ce soit dans l’engagement militant ou d’une manière plus étendue. Enfin il peut aussi devenir un « ami ». Sans asséner la citation de Pierre Bourdieu reprise par Christian Papinot (« le parti-pris du participationniste est une voie pour évacuer la question de la relation vraie de l’observateur à l’observé[11] »), notons que ces diverses figures (même celle de l’ami) relèvent, selon différentes modalités, de ce que François Dubet appelle « le travail sur autrui[12] ».

Ainsi il y a un rapport social de type « pédagogique » qui s’instaure entre acteurs et conseiller d’orientation ou travailleur social, rapport « pédagogique » dans un sens étendu que lui donne Basil Bernstein[13], notant par là même l’une des modalités d’un rapport de pouvoir. La figure du porte-parole révolutionnaire a été étudiée par l’historien Jacques Guilhaumou[14], qui a montré comment ce rapport est un rapport de médiation entre le pouvoir et le peuple de 1789, rapport toujours compliqué et ambivalent dans cet entre-deux des forces en présence. D’une certaine manière c’est aussi ce dont il est implicitement question lorsque Adrien Jouan pose la question : « Whose side are we on ? », ou lorsqu’il s’interroge sur son comportement éthique dans un entre-deux, les militants d’un côté ou de l’autre le président de Commission scolaire qu’il craint de ne pas respecter par son silence sur son propre statut d’observateur.

Christian Papinot considère que, derrière la longue durée, se noue une « posture positiviste » selon laquelle « les situations d’avant-enquête seraient l’idéal à atteindre ». De fait, les chercheurs croient effectivement qu’il existe un « terrain pur » de toute observation ; ils en oublient que l’observation (la perception et une perception plus soutenue si besoin) relève d’un comportement que tous les acteurs en situation d’agir effectuent. Ceux-ci définissent, implicitement, explicitement ou directement, la situation dans laquelle ils se trouvent pour intervenir, de même qu’ils se représentent leurs propres actions, qu’ils modulent ces dernières en fonction de ce qu’ils savent ou reconnaissent comme étant des dispositions ou des statuts des acteurs en présence. Pour le dire autrement, la situation d’observation ethnographique n’est spécifique que pour les chercheurs ; pour les personnes observées, elles relèvent de ce qui est vécu au quotidien par eux : cela façonne à tout moment leurs comportements. Si le chercheur pense qu’il introduit une situation expérimentale, pour les acteurs observés il s’agit d’une expérience sociale comme une autre. Cela signifie, à mes yeux, que la situation d’enquête est le « réel » même, qu’elle fait partie du monde social des acteurs.

Si les chercheurs peuvent projeter des figures sur les acteurs, comme le faisaient W. I. Thomas et F. Znaniecki[15] en en déclinant trois, « philistin », « bohême » et « créatif », les acteurs observés projettent également sur les chercheurs des figures spécifiques. C’est pourquoi il est plus pertinent de penser en termes de « médiation » plutôt qu’en termes de biais, la question de la présence de l’observateur sur le terrain comme le font Paul Sabourin et Frédéric Parent. La réalité quotidienne est elle-même médiée parce qu’elle signifie pour les acteurs. La solution est non seulement une réflexivité sur les conditions de production de l’information [R(C(I)] mais aussi la prise en compte que ces conditions font partie du réel et qu’il faut les traiter comme telles [T (C.O)][16], et même lorsque la réflexion conduit à l’hypothèse d’une convergence des intérêts ou de convergences sociales entre chercheur et acteurs. Il ne suffit pas, en effet, comme le fait Pierre Bourdieu dans La misère du monde[17] de prévoir une « identité de position » entre l’intervieweur et l’interviewé pour croire que l’information donnée ne serait plus biaisée : elle reste médiée par cette position même qui est aussi l’objet de l’analyse.

Ce qu’il faut retenir de cette question de la distance sociale et culturelle entre acteurs et chercheurs, c’est que leurs interactions relèvent de l’expérience sociale et non de l’expérimentation scientifique, ce qui veut dire aussi que le chercheur peut ou non endosser ces figures selon qu’il estime que cela peut lui apporter par ailleurs de meilleures informations. Mais notons que les informations ne sont pas des connaissances sociologiques. Ce qui signifie également que le « terrain » n’a aucune vertu ni d’illustrer une thèse ou une théorie construite par ailleurs, ni de vérifier les interprétations quelles que soient l’importance ou la pertinence des erreurs corrigées. La vertu du « terrain » pour le sociologue relève du contexte de la découverte, de la recherche d’information, d’exploration d’un domaine, etc.

Alors si cette thématique de la présence du chercheur sur son terrain et dans la longue durée est si prégnante, si fondamentale à l’approche ethnographique, il doit bien y avoir quelques raisons non exprimées. Le sont-elles dans la présentation des résultats de connaissance ? Si l’on reprend les résultats qui se déploient dans les textes lus, là encore les variations sont trop grandes pour en tirer quelques conclusions générales. Entre les auteurs qui empruntent le vocabulaire bourdieusien pour traiter et décrire les caractéristiques sociologiques des acteurs de milieux professionnels (Pudal et Sorignet), ceux qui font le récit d’activités sportives ou de loisirs (Coton) ou d’activités militantes de publicité d’un problème jusque-là invisible (Jouan), ceux encore qui font une monographie de villages et de mises au jour des groupes sociaux et de leurs réseaux pour mettre en lien la forme du développement territorial, les formes de sociabilité et les résultats de vote électoral (Frédéric Parent), il est difficile d’affirmer que seule la longue durée pouvait permettre d’aboutir à leurs interprétations. C’est pourquoi nous nous sommes plutôt penchés sur les différentes temporalités qui émergent de ces discours, pour tenter de saisir la « plus-value » qu’apporte une enquête sur la longue durée. En termes de temporalités, nous avons pu ainsi distinguer plusieurs modalités.

La première longue durée (15 ans) a ceci d’intéressant qu’elle permet de voir se déployer des cycles de vie et des cycles professionnels pour les métiers de vocation. En effet, observer pendant une quinzaine d’années le milieu de danseur en tant qu’observateur participant a ceci d’exploratoire que l’observateur, vieillissant, est attiré par l’observation de danseurs vieillissants. Le chercheur réalise dans son propre corps comme dans celui de ses interlocuteurs le vieillissement, phénomène particulier et critique dans ce métier exigeant en termes de qualités corporelles, tant physiques qu’esthétiques : la longue durée lui a permis de traiter d’une question à la fois originale dans les recherches sur le monde de la danse mais aussi équivalente dans d’autres professions, comme celui de pompier. Dans ce dernier cas, ce sont toujours les qualités physiques du corps et l’engagement éthique qui sont en question et qui sont perçus de « l’intérieur » par les interlocuteurs pompiers. Cette temporalité du cycle biologique de la vie s’accompagne d’une temporalité de cycles professionnels, dans lesquels les enjeux des marchés du travail (l’intermittent danseur ou le bénévole pompier) sont autant de pressions professionnelles et institutionnelles subies dans et par les corps dans leur matérialité physique, esthétique et esthésique. Pour ce dernier point, il est clair que le mode de vie professionnel d’un danseur, celui d’un pompier dans la longue durée deviennent « routiniers », ce qui veut dire que ces métiers sont ressentis comme usant, restreignant leurs vies en dehors de leurs métiers (les contraintes qui pèsent sur la vie familiale par les « tournées » ou par les « urgences »), et parfois, sinon souvent, entraînent le désenchantement. L’observation participante dans la longue durée permet en effet de vivre ces effets des cycles biologiques de vie et professionnelles sur les corps d’abord, sur les sentiments, sur les stratégies également permettant d’en réduire les effets qu’elles relèvent d’activités disciplinaires esthétiques ou d’anticipations professionnelles (abandon du métier de pompier pour les bénévoles qui ne croient plus à un recrutement professionnel ; utilité de diplômes professionnels ou de capacités professionnelles acquises ailleurs pour trouver un nouvel emploi). Et c’est bien la mise en jeu, l’investissement de leurs corps dans leurs activités de travail que nous découvrons à cette lecture, découverte que les chercheurs font eux-mêmes ouvrant ainsi un programme de recherches rare.

L’adjectif « rare » est tout à fait adéquat. Jean-Michel Berthelot interrogeait en 1992 l’absence d’une sociologie du corps : « Pourquoi le programme de sociologie du corps esquissé par Marcel Mauss apparaît-il comme une sorte de fantasme récurrent. De quelle nature est, en sciences sociales l’enjeu d’une connaissance associé au lexème “corps” ? »[18]. Prenant les exemples de l’interactionnisme symbolique et du structuralisme génétique il en a fait un bilan négatif : « Le corps à l’évidence n’est pas là un objet mais un moyen de connaissance[19]. » Il remarquait alors que « le corps était un inépuisable et multidimensionnel réservoir de signes », ce qui l’inscrivait comme un « opérateur généralisé de (dé)monstration du social » et lui faisait « perdre toute substantialité propre dans l’infini enchâssement des signes »[20]. « Par-delà leurs différences problématiques, l’interactionnisme symbolique et le structuralisme génétique instaurent donc le corps en expression de ou en objectivation, bref en langage et l’inscrivent dans un registre discursif… ». Ce qui place le corps-signe sous les paradigmes de la communication et de l’expression.

Or ce que donne à voir l’observation ethnographique c’est bien des corps mais des corps en activité, des corps qui produisent et se produisent. Dans les cinq mois qu’a duré le stage militaire, on voit également la prégnance du corps physique et éthique mise en jeu dans les activités physiques et de loisir décrites par Coton, mais à la mesure d’un lieu « clos » sur lui-même (mais nous y reviendrons), la seule utilité de ces activités reste dans le domaine de l’expression et de la communication (être reconnue et acceptée par le milieu militaire ; dévoiler leurs capacités corporelles à des fins de promotion pour les acteurs). C’est sans doute la raison pour laquelle l’interprétation sociologique tourne autour des questions de domination et de hiérarchie. On retrouve d’ailleurs la même problématique expressive et communicative dans la présentation que fait Adrien Jouan dans son article : l’objectif visé tend vers la reconnaissance du chercheur comme membre de ce groupe militant. Mais au-delà de ce qui est explicité et sans doute dans les thèses produites par ces deux auteurs, l’observation de longue durée ne peut pas ne pas décrire ces corps en activités et ce qu’ils produisent. Pour le dire autrement et de manière abrupte, le temps, pour le sociologue, c’est de l’activité, c’est de l’action, c’est du corps.

La longue durée et ses temporalités ont une autre pertinence sociologique dans la monographie villageoise proposée par Frédéric Parent. En lieu et place du principe d’inertie qui règne dans les cycles biologiques et professionnelles que nous venons de voir, la longue durée permet au chercheur de dépasser les premiers indices perceptuels (la dualité du développement urbain autour soit de la paroisse soit de la gare) ou savants liés à la conscience historique et politique d’une linéarité évolutive. Comme il l’écrit ces premières traces faisaient croire à une « transition d’une société rurale (paroissiale, « traditionnelle ») vers une société industrielle et pour laquelle nous retrouvons par ailleurs de nombreuses traces dans la littérature sociologique à travers notamment la célèbre dichotomie du sociologue allemand Ferdinand Tönnies dans son passage de la communauté à la société, passage repris et formulé par Durkheim avec la solidarité mécanique et la solidarité organique ». La montée de l’individualisme en aurait été la conséquence. Sa présence sur le « terrain », et une présence suffisamment longue, lui permettent de sortir « hors de » cette conscience historique du temps et de sa linéarité pour justement observer le « présent » du terrain. Le terme de « présence » de l’observateur doit être souligné parce qu’il s’agit aussi du « présent » du terrain et de ses acteurs. Et, dans ce présent qu’il observe comme il le dit « attentivement » (en personne donc avec les autres acteurs), « il a constaté … la prégnance encore [l’adverbe est de trop] très forte des réseaux de parenté et d’alliances et des réseaux d’interconnaissance » qui montre « un fort enracinement dans le territoire qui structure […] aujourd’hui les pratiques sociales. L’enracinement villageois, principalement à travers les réseaux familiaux, permet de constituer un ensemble de ressources qui favorise l’engagement collectif au contraire de l’individualisme. »

Comment exprimer ce que l’auteur n’exprime pas explicitement ? L’enracinement dont il parle n’est pas le fait d’une histoire passée qui perdure mais celui d’actions présentes que les acteurs agissent par un « engagement collectif ». Nous sommes une fois de plus dans l’exploration de ce que font les acteurs actuellement dans le présent, qui ne peut être ni expliqué ni compris par le passé ou par des projets de développement futur. Le passé a bien existé, le futur existera, mais le présent est là dans toute la consistance de ses actions. Nous retrouvons cette consistance du présent dans beaucoup de réflexions sur l’ethnographie. Par exemple dans l’ouvrage dirigé par Jean-Paul Payet, Denis Laforge a pour objectif « d’observer le travail administratif en train de se faire » et « d’identifier les événements institutionnels susceptibles d’intervenir dans la production ou la reproduction de contextes scolaires ségrégués »[21]. La raison pour laquelle j’associe le présent aux actions existantes – à savoir un « saut hors » de la conscience historique et politique (la question du vote conservateur), vient de la lecture du livre Le futur passé de l’historien Reinhardt Koselleck[22]. Reconstituer l’histoire du passé en fonction du point historique où nous sommes arrivés (ce qui conduit nécessairement à tracer une ligne rétrospective linéaire au dit passé) interdit de saisir la singularité et la complexité d’un présent multidimensionnel et ouvert à des orientations diverses.

De manière plus générale, la conscience historique (qui est aussi une conscience politique) fonctionne comme une prénotion sur les temporalités difficile à écarter dans nos manières de penser, d’agir et de connaître. La plupart des textes lus ici sont sous-tendus par cette conscience historique : d’abord on présuppose que le social est « stable » lorsqu’on affirme que la longue durée permet de mieux comprendre le « réel ». Le fait de concevoir le monde social comme « stable » est ce qui permet de voir dans les mouvements du corps des acteurs, dans leurs paroles in situ ou en entretien, dans leurs activités autant de « pratiques sociales » au sens professionnel que donnent les sociologues à cette expression. C’est la stabilité préconçue qui permet de voir immédiatement dans des « activités » et des mouvements du corps, des « pratiques sociales ». Mais cette traduction le plus souvent faite dans l’immédiateté de l’observation, interdit de voir dans l’activité et dans les modalités de l’engagement des acteurs une virtualité toujours ouverte de changements. Si bien que lorsque l’observateur croit à la stabilité-réalité de ce qu’il perçoit ou entend, il peut alors découper, réciter et analyser, dans la masse des informations qui lui parviennent, des « épisodes » ou des « scènes », des « séquences » et des « événements » qui sont, pour lui, significatifs du social qui se joue sous ses yeux. Comment se fait le choix de ces séquences et surtout comment s’effectue la sélection des « événements » ? Ce qui fait « séquence » ou « événement » pour le chercheur fait-il « événement » pour les acteurs observés ? En fait le chercheur extrait dans la masse des données dont il dispose et qu’il perçoit, quelques traces de ce qu’il appellera d’un côté « séquence » (pour segmenter la linéarité présupposée du social), et de l’autre « événement », en signifiant que ces derniers permettent de rendre visible le « réel » caché que l’on présuppose, que l’on attend, que l’on pressent et que l’on induira de l’événement. Or tous les actes et actions, toutes les perceptions que l’on peut avoir sont des « existants ». Par quelles opérations, l’observateur sélectionne de cette masse d’existants certains d’entre eux ? Comment passe-t-il, dans son propre discours, de « l’existant » au « réel » ?

Peirce[23] distinguait en effet trois catégories d’énoncés, les énoncés qui expriment la possibilité de ce dont ils parlent, les énoncés qui affirment l’existence des objets présentés, les énoncés qui disent la réalité de ces objets. Pour Peirce, cette dernière catégorie renvoyait au travail scientifique qui construit son « objet » comme réel. Le problème, si l’on suit cette réflexion, est par conséquent le suivant : comme passe-t-on de ce qui existe (sous nos yeux, sous nos perceptions et sous celles que l’on nomme scène, épisode, séquence, quotidien, ou événement) à ce qui est « réel » au sens scientifique du terme ? Du fait de sa forme mixte (rhétorique inductive et description de l’existant), le récit ethnographique laisse émerger une pluralité de temporalités qui ne relèvent pas de la seule conscience historique puisqu’il laisse place aussi à l’existant. C’est à un travail d’explicitation et de construction de ces temporalités que j’orienterais la démarche réflexive des chercheurs, dans la mesure où ces opérations de catégorisation du temps sont absentes pour le moment de leur réflexion. Ici encore, le texte W. H. Sewell[24] ou ceux de Jean Molino[25], peuvent nous aider à penser la temporalité, qu’elle soit de longue durée et connaisse des « événements » ou qu’elle soit de l’événement, de l’instant dans sa consistance et dans sa singularité.

La dimension spatiale et la territorialisation de l’observation

La dimension spatiale de l’observation est considérée de deux manières différentes dans les textes lus. D’une part, il s’agit de la place de l’observateur sur le terrain et de ses effets sur la connaissance sociologique produite. D’autre part, il est question d’un territoire géographique et historique. Dans les deux cas cependant, l’espace est envisagé selon la dimension de l’intériorité et de l’extériorité, et nous interrogerons cette dichotomie pour l’analyse sociologique. La place de l’observateur sur le terrain, qui est donnée comme essentielle dans le cadre d’une observation ethnographique et/ou participante, a cependant des effets sur ce que l’observateur peut connaître. Les réflexions portent sur la recherche de la « bonne » place ou sur la réflexion sur les effets de la place assumée par le chercheur sur sa connaissance construite. Ainsi Adrien Jouan, qui a joué la carte de « membre » d’une organisation militante engagée « auprès des enfants sans papier », réfère les connaissances qu’il a produites à cette place. Outre la question déjà mentionnée plusieurs fois du « Whose side are we on ? », il précise : « La principale implication de cette position est simple à énoncer, difficile à tenir en pratique : l’enquêteur regarde toujours dans le groupe auquel il participe (il est attentif aux relations entre les membres) et à partir de celui-ci (il enregistre les transactions du groupe avec le monde qui l’entoure). En d’autres termes, ce qu’il observe porte sur ce que les acteurs de “sa” clique voient, perçoivent, comprennent et font. Ses observations sont médiées par cette position. Même lorsque les observations s’élargissent à d’autres acteurs, par exemple à l’occasion des rencontres avec des autorités ou des médias, elles doivent être rapportées au point de vue militant à partir duquel l’enquête se fait. » Il écrira plus loin dans sa conclusion : « Il va de soi que l’intérêt qu’il y aurait eu à élargir le champ d’investigation dans une direction ou dans une autre en me défaisant de mon identité militante, s’est fait ressentir à de nombreuses occasions quand j’étais présent sur le terrain, plus encore par la suite. L’importance qu’il y a, pour un sociologue, à connaître les points de vue d’acteurs situés en des lieux différents et opposés me semble incontestable, de même qu’il ne me semble pas absurde de chercher à produire une recherche équilibrée, symétrique, en particulier lorsque nos recherches portent sur des controverses. » Sans doute, comme il l’écrit encore, « la libre circulation de l’enquêteur est très improbable dans les enquêtes sur des épisodes politiques chauds ». Cette dynamique-ci, avec l’impossibilité de circuler et d’investir d’autres places dans l’observation, n’est pas, à mes yeux, nécessairement un handicap pour la connaissance de ce qui existe. Les connaissances sociales acquises dans cette observation restent soit à définir comme une « monographie » d’un groupe social particulier sans prétention à généralisation, soit à construire encore en objet sociologique dont ce groupe social est l’indice, l’indicateur ou le symptôme.

D’une certaine manière, Cristel Coton refuse la place d’observation qui lui est donnée implicitement par le terrain à son arrivée : s’en tenir à l’observation des sociabilités féminines – qui sont, sans doute pour elle, bien trop marginalisées par rapport au « corps militaire » – ne relève pas de son objectif de recherche. Ce qu’elle nous raconte, le récit de son « combat » pour être reconnue dans le milieu militaire, c’est l’acquisition d’un droit à une autre place. Celle-ci est-elle pour autant plus pertinente pour son objet de recherche n’est pas une question à laquelle nous nous intéressons ici. Nous voulions simplement noter que cette question de « place de l’observateur » sur le terrain peut se « négocier », ou se jouer. C’est ainsi que Frédéric Parent s’ingénie également à circuler sur son terrain à différentes places : il « avait de la difficulté dans son enquête à prendre la mesure précise de l’enracinement territorial à travers les réseaux familiaux puisqu’il était en quelque sorte « collé » quasi quotidiennement à cette réalité familiale lors de son travail de terrain. C’était une évidence, dans la mesure où son intégration dans la vie villageoise s’est principalement réalisée à travers le réseau dominant des familles souches, puisqu’il appartenait par ses alliances à ses réseaux… Il fallait qu’il objective sa propre « position sociale » : ce qu’il a réalisé en provoquant les rencontres de personnes en dehors de ce « cercle plus ou moins fermé » et en contrastant leur discours avec ceux de la population souche ». Ces circulations sur le terrain en investissant différentes places lui ont permis d’avoir des informations différenciées, contrastées avec lesquelles il a reconstruit son objet sociologique : comprendre tout à la fois la dualité de l’espace territorial, liée à l’industrialisation et à l’urbanisation du village et en même temps l’unification synthétique enracinée grâce aux réseaux d’interconnaissance et familiaux.

Le texte de Phillip Rousseau, à propos d’une observation participante des « négociations menant à l’adoption de la Convention visant la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles » à l’UNESCO est, lui, particulièrement révélateur de cette recherche de la « bonne » place d’observation et de l’impossibilité à jamais l’atteindre. La raison en est, selon lui, une « mauvaise synchronisation entre l’anthropologue et son terrain » : « Il peut paraître a priori évident pour la plupart de mes lecteurs que l’UNESCO devait être le lieu de prédilection pour y faire un terrain. J’y étais moi-même après tout pour cette raison. Or, chaque fois que j’interrogeais mes interlocuteurs sur le rôle de l’UNESCO dans l’élaboration du projet, on ne cessait de me réaffirmer qu’une bonne part du travail avait été accompli à l’extérieur du cadre institutionnel… » En fait la « mauvaise synchronisation » n’est pas une « bévue » du chercheur l’obligeant à « dériver » mais la trace d’une question centrale concernant les observations in situ. « Comment découper et délimiter un terrain dans le monde social ? » semble être une question classique de l’ethnographe. Comme l’écrit notre auteur, « les difficultés liées à la définition d’un terrain ne sont certes pas nouvelles. Cris Shore, par exemple, s’interrogeait sur les difficultés à identifier un début et une fin au terrain alors que les conversations téléphoniques, les amitiés, et autres rapports incessants finissent par prendre une place prépondérante dans une entreprise ethnographique qui paraît continuelle. Une telle logique, menée à bout, avait justement poussé Deborah D’amico-Samuels à affirmer tout simplement que le terrain était partout ; aussi bien dire nulle part, comme le suggéra James Clifford en guise de critique quelques années plus tard. »

Cette difficulté à définir les limites du terrain s’accroît encore quand l’objet que l’on veut traiter est celui « d’une mobilisation internationale au nom de la diversité culturelle, un des concepts phares de l’histoire de l’anthropologie », mobilisation qui passe nécessairement par l’élaboration de ce concept et sa reconstruction normative. Il s’agit d’un travail de production de connaissances, travail qui justement ne connaît pas de frontières et de limites, en quelque sorte un objet « déterritorialisé. » Cette propriété, d’ailleurs, peut être étendue à n’importe quel objet construit par le sociologue. Mais cela ne veut pas dire pour autant que le social ne serait pas situé dans des conjonctures historiques particulières, ni dans des situations locales et interactives. Il est toujours « localisé » et cette localisation produit certes des effets sur lui. Le concept de « localisation » est un concept que Paul Sabourin a beaucoup élaboré, notamment dans un article qu’il a consacré à Maurice Halbwachs[26]. Il l’associe à la « mémoire », dans sa double acception, « mémoire dans l’expérience » et « mémoire de l’expérience ». Autrement dit, la « localisation » est un concept spatio-temporel, on pourrait dire une « temporalité » (des temporalités » matérialisée(s) dans des espaces qui peuvent être un territoire, un village, certaines institutions, des documents d’archives et pourquoi pas également des thèses). Cette matérialisation spatiale fonctionne alors comme une « mémoire dans l’expérience » que les acteurs sociaux peuvent réactiver et réanimer dans leur « mémoire de l’expérience ».

La « mauvaise synchronisation » est la trace en fait de processus sociaux antérieurs ou latéraux qui se réactualisent et se développent selon des modalités différentes dans l’institution qu’est l’UNESCO. Si l’on veut étudier comment s’est élaborée cette Convention pour l’affirmation de la diversité culturelle, les traces de cette production de connaissance et d’enjeux normatifs sont celles de processus antérieurs et latéraux que l’on peut reconstituer à partir d’elles. C’est pourquoi l’auteur peut affirmer que « l’idée même de “faire un terrain” tendait effectivement à me pousser constamment vers l’institution au profit de la convention, alors que le terrain “réel” ne cessait de dissiper une telle prétention. » Je ne sais pas si ce terrain extérieur à l’UNESCO est bien le terrain « réel ». La Convention connaît bien une « localisation » de processus sociaux qui conduisent à la décréter, mais elle ne se réduit pas à cette localisation, si l’on entend par là un espace institutionnel clos. La dichotomie « intérieur »/extérieur » – clôture ou délimitation du terrain – qui sous-tend l’hypothèse de clôture, conduit à une aporie car « la mémoire dans l’expérience » est sans cesse réactualisée, développée par les activités des acteurs sur le terrain délimité. Il est certain, par exemple, que la confiance accordée par les militaires à Cristel Coton lors de son stage s’est aussi cristallisée au moment où d’autres processus, antérieurs au stage, ont été réactualisés en situation d’observation : sa reconnaissance comme « la fille de la colo », entendons la fille d’un militaire de l’armée coloniale, montre que l’institution « totale » qu’elle décrit au tout début de son texte, close sur elle-même, n’est qu’un élément d’une « réalité » plus complexe et surtout plus ouverte sur ce qui compose les sociabilités militaires : l’existence de la localisation situationnelle (le stage en dehors de Paris, dans lequel les stagiaires ont le gite et le couvert en même temps que leurs activités de formation et de loisir), n’est pas la seule localisation temporelle à prendre en compte si l’on veut construire ces sociabilités : la mémoire dans l’expérience que les militaires actualisent à ce propos, redessine et conforte une « participation » plus forte de l’observateur dans la situation qu’elle vit en interaction.

Un exemple différent peut être donné par Phillip Rousseau quand il discute du statut épistémique à donner dans l’observation ethnographique à la thèse, que lui offre l’un de ses interlocuteurs de terrain, écrite antérieurement à sa prise de fonction à l’UNESCO : « La présence de cette thèse entre mes mains échaude néanmoins certaines distinctions analytiques standardisées du travail de terrain. La thèse cadre en effet parfaitement dans la rubrique des données vu la fonction qu’elle a jouée et continue de jouer pour mon interlocuteur. Elle s’insère tout aussi bien dans le cadre d’une revue de littérature, puisqu’il s’agit après tout d’un commentaire sur la Convention, même si elle précède son élaboration. On peut même l’intégrer au cadre théorique puisqu’on y retrouve un travail conceptuel liant les biens culturels aux identités culturelles. » L’auteur poursuit en se posant la question : « Revenons à cette thèse qui s’avère une véritable boîte à surprises : pourrait-on qualifier d’observation participante la lecture de la thèse ? […] répondre de manière positive même timidement nous mène à d’autres interrogations plus troublantes. » Sur quoi fonder cette qualité ? « En d’autres termes cette lecture ferait-elle partie de l’observation participante si, par exemple, la personne l’ayant rédigée n’avait pas eu le poste à l’UNESCO et que je ne lui avais jamais parlé, mais que le contenu du texte touchait des enjeux et thématiques similaires ? » Mais alors, « que faire de la couverture médiatique et des innombrables articles de journaux et chroniques, d’ailleurs constamment lus et commentés par mes interlocuteurs ? »

Où commence et où se termine l’observation ethnographique, semble être le fond de la question : quelles données sont internes à cette observation, quelles données sont externes ? Pour pouvoir répondre à cette question, il faut traiter de la situation de l’observation ethnographique en termes de « localisation » des phénomènes que l’on cherche à étudier. La définition de ce concept que Paul Sabourin renvoie à une double mémoire, mémoire dans l’expérience et mémoire de l’expérience, nous semble un moyen de sortir de cette difficulté. Dans la traduction que je fais de cette conception, je dirai que la thèse universitaire que Phillip Rousseau prend comme exemple, est le résultat d’une activité individuelle et institutionnelle. Ce qui signifie que dans la localisation ethnographique, elle relève à la fois d’un double processus, un processus social antérieur, que son interlocuteur observé réactualise directement en situation d’observation ethnographique. Elle fait partie de la situation d’observation à ces deux titres.

Frédéric Parent et Paul Sabourin expriment cela plus clairement : « L’observation ne se résume pas autrement dit à ce qui est observable ici et maintenant, ni à une unité clairement délimitée ou clôturée telle qu’une famille, un village, et une entreprise. La construction de l’espace renvoie toujours à l’existence concrète et particulière de relations sociales qu’il reste à mettre au jour à partir du travail sociographique ou ethnographique. Le travail sociographique consiste justement à faire voir l’élaboration, la réactualisation de zones sociales et plus largement celle des ensembles sociaux, non à les présumer. » L’espace social est à construire, il n’est pas donné dans la situation d’observation mais il est à construire à partir de cette situation d’observation, si l’on donne à celle-ci non le statut de « réel », de « fait » mais d’un existant composé notamment par des traces temporelles d’autres processus sociaux antérieurs, latéraux, ou encore ultérieurs.

Paul Sabourin en tire la leçon pour ses propres observations : « Il faut considérer les formes textuelles comme des monuments, écrit Jean Molino dans son histoire de l’herméneutique. Pour sa part, le sociologue Maurice Halbwachs fut l’un des premiers à situer sur un même continuum les traces matérielles et symboliques en plus de mettre l’accent sur le relevé des traces matérielles du symbolique. » C’est ainsi que à propos de « Contrat de louage » d’une compagnie à des agriculteurs, des propriétaires de moulin à scie des années 1921 à 1959, l’auteur a pu distinguer « différentes conceptions des relations sociales de marché dans les traces écrites : celle présumée par les catégories du formulaire et leurs agencements modifiés au cours du temps… », construisant ainsi des temporalités diverses – qui correspondent à des états de rapports sociaux qui se transforment. On comprend alors bien que le « terrain », et comme Michel Messu l’écrit, n’est ni « un accessoire mobilisé pour faire témoignage en faveur de la validité de la proposition ou de la conclusion scientifique », ni « un argument à valeur psychologique pour emporter la conviction des pairs ou d’un public, mais un « puissant » moyen heuristique au service d’une compréhension non trivial du social que l’on étudie ».

La signification dans l’observation : son statut épistémique

La troisième thématique est celle de la symbolisation, troisième dimension du social après les dimensions temporelles (pluralités des temporalités) et spatiales (territorialisation et localisations). On pourrait également la lier à ce que les sociologues appellent le « sens » de leur objet. Nous saisirons, pour ce faire, deux traces dans les textes lus. D’une part les « “allers-retours” de la méthode (ou de la démarche) ethnographique de longue durée » – parce qu’il s’agit d’une réflexion récurrente des chercheurs qui choisissent cette voie, le plus souvent pour en montrer la valeur scientifique. Michel Messu, dans un souci d’élargissement à toute recherche empirique, l’intègre : « Pratiquer méthodologiquement, c’est procéder méthodiquement aux allers-retours entre ce qui s’élabore comme “terrain” et ce qui a à être élaboré comme théorie interprétative dudit « terrain ». D’autre part, l’interprétation sociologique, c’est-à-dire le fait d’attribuer du sens au phénomène étudié, que Messu réfère à la subjectivité des phénomènes que nous étudions : « … lorsque nous traitons d’un terrain social, à savoir qu’un discours ici est toujours une “intention de dire” (quelque chose, à propos de quelque chose, à quelqu’un, dans tel contexte, etc.) et un “désir de comprendre” (du côté du récepteur et pour le moins du chercheur). Toutes choses éminemment subjectives, s’il en est. Aussi, peut-il paraître plus “sage” d’assumer cette indiscutable subjectivité en l’asseyant méthodologiquement, en l’incorporant à la démarche même de la recherche, particulièrement en en faisant le support d’une heuristique. Ce qui, bien sûr, nous entraîne vers des considérations de portée épistémologique plus large et que, pour ma part, je fais relever d’une herméneutique des sciences du social puisque les actions humaines que nous analysons s’accompagnent toujours d’un sens. » 

Il est nécessaire, à ce point, d’afficher un certain nombre de préalables qui peuvent recouvrir ce constat. Si le social est un phénomène historique, comme l’affirme J.-C. Passeron[27], il est aussi un phénomène anthropologique, ce qui conduit inévitablement à affirmer que les activités culturelles dépendent, selon Jean Molino d’une « fonction symbolique » qui « assure l’ancrage anthropologique des phénomènes et permet de se débarrasser des faux problèmes concernant les rapports du réel et du symbolique. La symbolisation est une propriété essentielle de l’espèce humaine aussi solide, aussi sérieuse, aussi réelle que les fonctions biologiques de nutrition ou de production »[28]. Ce préalable conduit directement à l’hypothèse que le social comme tout fait humain dans leur existence matérielle même sont des phénomènes symboliques. Si l’on admet cette proposition, alors un deuxième préalable suit : cette nature symbolique des phénomènes culturels et sociaux doit être reconnue non simplement sur le plan des principes, mais aussi de manière opératoire.

À ce titre, les théories de la description proposées par les sociologues (Bernstein ou ici Parent et Sabourin), doivent être augmentées d’une « théorie sémiologique de la tripartition[29] » qui définit trois niveaux de description et d’analyse autonomes les uns des autres mais nécessaires pour rendre compte de cette qualité : les « stratégies poïétiques » (ce que les acteurs font), les « stratégies esthésiques » (ce que les acteurs font en percevant et donnant sens aux gestes et paroles de leurs interactants ou aux textes), et la matérialité symbolique (le geste, le comportement, les paroles des uns et des autres, le texte). L’hypothèse centrale de cette théorie sémiologique, qui est, en fait, une conséquence de la théorie ternaire du signe de Peirce (Signe-Objet-Interprétants), est que les niveaux sont indépendants les uns des autres, dans la mesure où le symbolique a, d’une part, deux modes d’existence, un mode d’existence matériel (les signes, les gestes, les objets, les comportements, les paroles) qui peuvent donner lieu à une description analytique immanente et un mode double d’existence sociale (des interactants dans la position de producteur et de récepteur qui ont chacun leurs « stratégies »).

Quand le chercheur introduit la dimension symbolique du social et cette théorie sémiologique de la tripartition pour observer les acteurs sociaux en situation, la conséquence analytique en est que l’observation, quotidienne ou savante, est une opération de réception qui relève d’une « stratégie esthésique », qui se réalise sous forme d’opérations de catégorisation du monde, des autres et de nous-mêmes et des actions (catégories à la fois perceptives et significatives). Les chercheurs qui choisissent l’observation participante pour mieux percevoir le « réel » tel qu’il est, le comprendre et l’interpréter isolent cette opération d’observation quand ils notent sur leur « journal de terrain » les scènes, les événements, les paroles des acteurs sociaux. Ils s’approprient le « terrain » sous ces catégories d’objets, de gestes, de comportements ou de paroles, c’est-à-dire sous formes de significations interprétatives de ce qu’ils perçoivent. Les « stratégies esthésiques » qu’ils mettent en oeuvre à partir des traces matérielles relèvent d’un « buissonnement sémantique », d’une chaîne cohérente[30] d’interprétants qui peut être plus ou moins éloignée des « intentions[31] de dire » ou de faire des acteurs observés ou de la matérialité symbolique elle-même. Les « allers-retours » dans l’observation de longue durée se donnent comme des moyens de se défaire de ses préjugés et prénotions et de « corriger » les erreurs d’interprétation au cours long de l’observation : on proposerait ainsi une interprétation garantie par ce contact long avec le terrain. Mais est-ce bien une validation ? Pour Messu, selon ma lecture de son texte, il s’agit d’une herméneutique puisque d’une part les actions humaines s’accompagnent toujours d’un sens et, d’autre part, qu’il est plus sage d’assumer « l’indiscutable subjectivité » avec laquelle nous comprenons le monde.

Voyons comment la théorie sémiologique de la tripartition peut nous aider dans cette discussion : pour cette dernière, les « stratégies esthésiques » produisent du sens, des significations, et cette production, sous la forme d’un buissonnement sémantique » cohérent, relève certes de la subjectivité de l’observateur, qu’il soit savant ou non. Notons cependant que cette production de sens est « libre » au sens où il s’agit d’une stratégie d’acteur (ordinaire ou savant) en lien avec ses orientations personnelles ou professionnelles et qu’elle ne peut être considérée comme « erreurs » : elle est un « buissonnement sémantique ». Parler d’« erreurs » ou d’herméneutique relève en fait d’un paradigme de l’expression et de la communication. Le geste ou la parole d’un acteur exprimerait « ses habitus », ses « intentions », ses représentations et l’observateur les retrouve, les « restitue » et corrige ses erreurs. C’est effectivement ainsi que, dans la commun-ication (la mise en commun), se co-construisent les représentations sociales et les sens qui accompagnent les activités humaines, les connaissances. Celles-ci sont des « connaissances expérientielles » que les sciences sociales décrivent, « restituent » et pour certains chercheurs « interprètent ».

La question est de savoir si ces connaissances expérientielles, construites tout au long de la longue durée par le chercheur, sont des connaissances sociologiques et si l’interprétation savante n’est pas, sous un langage spécial, seulement décalée par rapport aux observations restituées. Les connaissances expérientielles sont ces connaissances qui reprennent les ontologies classiques posant l’existence d’êtres (les acteurs), d’objets (leurs productions, leurs contraintes etc.) et expliquant leur existence et leurs actions par leurs propriétés (par exemple, pour les acteurs leurs habitus, ou leur intention ou « bonnes raisons ») dans des circonstances socio-historiques données.

La théorie sémiologique de la tripartition relève, elle, d’un paradigme de la production. Ce qui signifie qu’elle a besoin d’une ontologie plus complexe : à la première, elle appelle l’ajout des activités (la production) et de la « situation » localisée dans lesquelles les premières se déroulent (situation qui connaît donc des processus et des événements (selon que les temporalités de l’activité sont duratives ou ponctuelles), et des actions et des actes (selon leur agentivité ou non agentivité). Et dans ce cas, la question change et la nature même de la qualité symbolique des phénomènes sociaux : les phénomènes sociaux ne s’accompagnent pas d’un sens que l’observateur aurait à comprendre et à restituer mais sont du « sens ». Et l’objectif du chercheur est donc de voir comment, avec quels moyens et ressources, le « sens » se construit et ce qu’il opère.

Nous clôturons notre lecture pour revenir sur la « plus-value » que l’observation ethnographique peut apporter à la connaissance scientifique : d’abord ce sont des corps en activité qui sont observés (et l’activité est un opérateur de la production du social), des corps, c’est-à-dire aussi des subjectivités et le rôle que joue leur investissement dans la production du social. Elle permet aussi de retrouver les traces de processus antérieurs et latéraux qui sont réactualisés ou non dans la forme d’engagement des acteurs en situation, elle permet de réfléchir sur la « localisation » des phénomènes et ce que celle-ci peut comprendre comme traces significatives pour reconstruire les représentations et donner sens aux gestes, comportements et activités des acteurs, enfin elle permet d’enrichir notre connaissance expérientielle. En ce sens la méthodologie qualitative apporte richesse et profondeur aux autres analyses.

Mais cela suffit-il pour autant pour en faire une « connaissance sociologique » ou pour éviter aux acteurs sociaux de se sentir « trahis » ? Je ne le pense pas parce que l’interprétation, si respectueuse des acteurs qu’elle soit, contient des propositions qui renvoient ce qu’ils font à ce qu’ils sont en termes de propriétés sociales. En ce sens, les acteurs ne peuvent pas ré-exploiter ou s’approprier ces interprétations – elles le sont toujours stratégiquement par ailleurs dans les luttes de place – pour remettre en question les catégories ontologiques de leur expérience sociale. Encore faut-il que l’ethnographe joue aussi au sociologue, que sa description ouvre la voie à une interrogation sur les catégories ontologiques de cette description.