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En effet, elle [l’entreprise] ne se laisse pas enfermer dans des limites territoriales, ou dans les cadres d’une classification. Quelle que soit la façon dont on l’envisage, elle se développe comme une nébuleuse, sans jamais rassembler de manière durable ou systématique la somme totale des éléments d’où elle tire aveuglément sa substance, confiante que le réel lui servira de guide et lui montrera une route plus sûre que celles qu’elle aurait pu inventer.

Claude Lévi-Strauss, Mythologiques I. Le cru et le cuit, 1964

Partir à la dérive

Depuis l’adoption à l’UNESCO en 2005 de la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, ces dernières sont désormais des espèces protégées par les hautes sphères de la politique internationale. Présentée à l’époque par les médias, les politiciens et la société civile comme un effort concerté visant à protéger la diversité culturelle face à une mondialisation y étant trop peu sensible, la Convention n’évoque toutefois pas directement ce concept dans l’intitulé qui la désigne. C’est pourtant celui-ci qui servit de catalyseur sémantique au projet, facilitant la constitution d’un large consensus international[1].

La transmission du message et les efforts diplomatiques connurent, en effet, un essor sans précédent à partir du moment où un concept qui l’anticipait en partie – l’« exception culturelle » – était mis de côté au profit de celui de « diversité culturelle » à la fin des années 1990. Ce concept paraissait d’abord un peu moins centré sur les seuls intérêts de la France et du Canada, plus impatients que d’autres à soustraire les biens et services culturels à la discipline des accords de libre-échange bi ou multilatéraux. On considérait également qu’il marquait davantage l’inscription d’objectifs culturels dans une mondialisation en chantier qui ne cessait d’être perçue comme ce qui néglige ou même jugule la diversité culturelle.

Rien ne résume mieux cette montée de boucliers que le mantra récité à maintes reprises à l’intérieur comme à l’extérieur de l’UNESCO : « la culture n’est pas une marchandise comme les autres ». Pourquoi ? Principalement, argumentait-on, parce que les biens, les services et les activités culturels servent à exprimer – identité, valeurs et sens – et que la diversité des expressions est justement à même de permettre une meilleure représentation, circulation et épanouissement de la diversité des cultures sur une scène désormais mondialisée.

Dès le début de mes recherches sur le sujet, je projetais de suivre la piste d’une anthropologie des institutions et des politiques publiques bien ancrée dans le répertoire disciplinaire depuis le milieu des années 1990[2]. L’avenue m’apparaissait prometteuse, alors que je pouvais, comme le suggérait Marc Abélès, suivre un dossier, question d’éclairer certaines dynamiques et pratiques institutionnelles propres à l’UNESCO. Je pouvais ainsi aborder une institution en train de se faire[3], à l’image de la construction européenne qu’il avait lui-même mise en scène ou même observer « comment pensent les institutions ? » suivant la suggestion de Mary Douglas[4], Comme nous le verrons dans les pages suivantes, le dossier choisi s’avéra un peu moins coopératif que prévu avec mes propres desseins disciplinaires.

Il est rapidement devenu clair que concentrer mes efforts sur l’examen du projet de convention posait certains problèmes en termes de terrain. D’une part, s’attarder aux effets d’une convention qui, en 2005, n’était toujours pas en vigueur, ne se présentait pas comme une option plausible. L’institution elle-même entamait à peine l’articulation du projet à son propre cadre alors que j’étais sur place. Il était donc difficile de mesurer sérieusement l’impact de sa prise en charge par l’UNESCO. D’autre part, suivre de visu l’ensemble des négociations, alors que l’on était justement en voie d’en adopter une formulation consensuelle, n’était guère plus recevable.

Mauvaise synchronisation entre l’anthropologue et son terrain oblige, je me retrouvais avec un objet déjà conceptualisé avant mon arrivée et inopérant dans la mesure où l’on procédait à peine à sa mise en oeuvre. J’étais bien là, en 2005, au moment charnière de l’adoption. Plusieurs protagonistes – des représentants d’État, de la société civile ou certains conseillers privilégiés – étaient sur place afin d’être témoins de l’aboutissement de leur mobilisation des dernières années et voir si le projet allait être mené à bon port. En même temps, leur présence éphémère entre les murs de l’institution annonçait justement un problème plus épineux qui ne cesserait de se confirmer tout au long des entretiens, celui de la teneur réelle de mon terrain au moment même où je m’y attardais.

Face à de tels doutes, deux options paraissaient plausibles. La première consistait à simplement abandonner le dossier retenu et retrouver l’institution comme terrain stable à travers une autre voie mieux établie afin de me rassurer dans ma démarche disciplinaire. La deuxième option : poursuivre en se concentrant sur la Convention quitte à marcher sur un terrain un peu plus glissant. Comme il s’agissait bien, après tout, d’une mobilisation internationale au nom de la diversité culturelle, un des concepts phares de l’histoire de l’anthropologie, le pari semblait en valoir la chandelle. Les pages qui suivent sont ainsi consacrées aux embûches méthodologiques découlant du choix de cette deuxième option au détriment de la première[5].

(com)Prendre le large

Il peut paraître a priori évident pour la plupart de mes lecteurs que l’UNESCO devait être le lieu de prédilection pour y faire un terrain. J’y étais moi-même après tout pour cette raison. Or, chaque fois que j’interrogeais mes interlocuteurs sur le rôle de l’UNESCO dans l’élaboration du projet, on ne cessait de me réaffirmer qu’une bonne part du travail avait été accomplie à l’extérieur du cadre institutionnel. C’était d’ailleurs ce travail en amont, tant conceptuel que diplomatique, qui avait facilité les négociations, l’élaboration et l’adoption de la Convention au sein de l’UNESCO. La rapidité de la fabrication de la Convention – négociations, rédaction, adoption et ratification – demeure un des faits d’armes des promoteurs du projet. Cette rapidité « sans précédent » de l’institutionnalisation, comme le remarquait le directeur général de l’époque en 2006, n’était pourtant pas simplement le résultat de la seule efficacité redoutable des négociateurs appuyés dans leurs démarches par le Secrétariat de l’UNESCO. Une fondation solide avait déjà été mise en place à travers une panoplie de réseaux diplomatiques dès la fin des années 1990 et donc, avant même que le projet n’aboutisse au Siège à Paris.

En effet, c’est dans le cadre des grands chantiers de libéralisation des années 1980-1990 que la plupart des commentateurs et protagonistes situent habituellement les germes d’un tel projet[6]. Les négociations menant à la création de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) sont d’ailleurs abondamment citées comme source principale d’un souci grandissant face aux pressions réelles et potentielles de la libéralisation économique sur l’intervention publique en matière de politiques culturelles.

Abordée vers la fin de la ronde d’Uruguay (1986-1994), la question spécifique de la libéralisation progressive des biens et services audiovisuels devint un des points d’achoppement des tractations en cours. Soucieux de maintenir et d’améliorer les performances d’une excellente source d’exportation, le gouvernement américain accentuait la pression pour que les contenus « culturels » puissent circuler un peu plus librement par l’abaissement des quotas, subventions et autres avantages proférés aux producteurs nationaux. Les efforts de ce dernier se butèrent néanmoins à une fin de non-recevoir de la part des gouvernements français et canadien et l’impasse prenait graduellement les traits d’un mur infranchissable au sein de l’OMC. Dans l’optique de surmonter le blocage, on accepta de part et d’autre de ne pas statuer sur un secteur devenu pour le moins sensible. L’absence d’un obstacle formel ou même d’un front uni contre la position américaine offrait néanmoins à ses représentants l’occasion de revenir à la charge.

L’affrontement se déplaça par la suite sur un autre front multilatéral, alors que l’Organisation pour la coopération et le développement économique (OCDE) fut sommée de coordonner les négociations de l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI, 1995-1998). Les gouvernements canadien et français insistèrent à nouveau sur la nécessité d’exempter les industries culturelles de l’entente à venir. Une proposition préliminaire offrait en effet aux investisseurs étrangers les mêmes privilèges qu’aux investisseurs nationaux et l’extension de ce principe de base à tous les services, dont le secteur audiovisuel. En France, notamment, l’opposition fut suffisamment persévérante pour pousser le gouvernement Jospin à se retirer des négociations en 1998. Largement soutenu par les professionnels des industries culturelles – qui fondèrent la première Coalition pour la diversité culturelle[7] en 1997 –, le gouvernement français se retira des négociations en cours, ce qui sonna d’ailleurs le glas de l’accord.

La déroute de l’AMI illustra néanmoins l’affinité porteuse entre les positions canadienne et française. À partir de 1998, la collaboration franco-canadienne se consolida davantage à travers l’instigation d’une série d’échanges et l’intensification des efforts afin de promouvoir leur point de vue commun. Déçus par l’absence de contraintes concernant la libéralisation des biens et services culturels, les deux gouvernements s’attablèrent en vue de trouver des avenues plausibles et de rechercher les appuis diplomatiques nécessaires pour contrer un immobilisme potentiellement avantageux pour leur adversaire. Une affiliation étroite se constituait également avec la société civile qui s’organisait elle-même à l’international, notamment sous le modèle de la coalition française.

Il fallait donc, dans un premier temps, convaincre les autres pays de s’abstenir de prendre des engagements de libéralisation du secteur à travers des accords bilatéraux[8]. En effet, l’offensive américaine se tournait de plus en plus vers cette dernière option afin d’assurer une forme de libéralisation « à la carte » tout en exerçant une influence plus directe sur les pays ciblés. Il fallait également se préparer à une seconde ronde de négociations à l’OMC qui devait s’amorcer à Seattle en 1999 et qui, pour les raisons que l’on connaît, fut finalement mise en oeuvre à Doha en 2001[9]. Comme le secteur audiovisuel n’était pas a priori exclu de la proposition initiale déjà en circulation, l’urgence d’agir se faisait sentir et l’intensification des efforts mena à l’élargissement constant du réseautage international.

Dès le début de cette trajectoire particulière, les opposants à l’intégration du secteur audiovisuel dans la vague de libéralisation progressive cherchèrent les moyens appropriés pour l’en extirper. Il s’agissait donc d’extraire les biens et services audiovisuels – déjà conceptualisés de façon plus générale comme étant le secteur « culturel » – et d’en faire une « exception » dans l’établissement des règles à venir. D’où, évidemment, l’utilité d’une expression comme l’exception culturelle qui connut un certain succès dans la mobilisation politique à l’époque. Il ne s’agissait pas – il ne s’agit toujours pas – d’extraire la culture de la marchandisation en tant que tel, mais surtout de la soustraire d’une tendance manifeste vers une libéralisation à tout crin, au nom précisément de la dimension culturelle des biens en question. C’est précisément cette dimension qui était négligée, selon les tenants d’un tel discours, au profit des intérêts commerciaux de ces mêmes biens.

Deux regroupements, gouvernemental et civil, se chargèrent de résoudre une telle situation jugée insatisfaisante : le Réseau international sur la politique culturelle (RIPC[10]), une coalition diplomatique constituée à l’époque d’une cinquantaine d’États membres et l’élargissement graduelle des Coalitions pour la diversité culturelle, regroupement d’organisations professionnelles liées aux industries culturelles. Les efforts furent bien conjugués afin de sensibiliser la communauté internationale à l’urgence de la situation concernant l’imposition potentielle de nouvelles limites sur les politiques culturelles.

Le virage vers la diversité culturelle se consolida donc à travers les efforts concertés de certains États et de la société civile en prévision des négociations qui s’entamaient[11]. La stratégie de l’exception était désormais non pas abolie, mais sous-jacente à une problématisation élargie et l’UNESCO hérita bientôt du dossier. On me répéta à maintes reprises qu’il s’agissait ultimement d’une « décision de Chirac[12] » qui tenait à ce que l’UNESCO soit le forum privilégié. Plusieurs doutaient de l’efficience de l’institution, étant donné la réputation quasi indélogeable de lourdeur bureaucratique qu’on lui accolait depuis longtemps. D’autres lui reprochaient également un penchant culturaliste difficilement conciliable avec un projet de Convention que l’on présentait justement comme antidote à toute forme d’essentialisme.

Cela dit, l’institution forgeait elle-même depuis plusieurs années sa propre réflexion consacrée aux défis que posait la mondialisation à la diversité culturelle, mais sous un autre angle. Vu la provenance de la majorité de ses membres, il n’est d’ailleurs pas surprenant que les efforts aient été davantage concentrés sur l’axe culture et développement[13]. Le réaménagement d’un universalisme plus conséquent (i.e. moins biaisé en faveur des puissances mondiales) et davantage sensible à la pluralité culturelle semblait nécessaire devant le spectacle désolant des programmes de développement à taille unique et des ajustements structuraux précisément peu ajustés aux contextes locaux.

On puisa ainsi largement dans une ressource voisine afin de reconfigurer le rôle de la « culture » et de lui offrir une certaine reconnaissance institutionnelle. En effet, le Programme des nations unies pour le développement (PNUD) développait lui-même, au début des années 1990, sa propre tentative de contournement d’une vision étroitement économiste du développement. Pour faire vite, il s’agissait d’élargir le cadre de ce que l’on entendait par « développement » que l’on tenait désormais à lier à la croissance des capacités humaines et des choix individuels (au-delà donc, de la croissance en termes purement économiques, ex. les revenus)[14]. Dans le sillon d’une telle logique, la culture trouvait elle aussi sa place comme source potentielle de savoir-faire qu’on devait valoriser, en reconnaissant notamment sa capacité créative d’adaptation.

Le rapport unesquien de la Commission mondiale de la culture et du développement, Notre diversité créatrice (1995), consacré à l’impact du développement sur les cultures – et vice-versa –, se révéla un jalon important afin de consolider une telle réflexion au sein de l’organisation[15]. La conférence intergouvernementale sur les politiques culturelles à Stockholm en 1998 prit également le relais. Dans leur foulée, l’UNESCO tentait clairement de s’inscrire comme référence internationale incontournable en matière de réflexion sur les politiques culturelles et remettait au goût du jour la diversité culturelle sous l’angle de sa créativité intrinsèque. Ces divers chantiers, désormais conjugués au parcours diplomatique relaté précédemment, se matérialisèrent d’ailleurs à travers la Déclaration universelle sur diversité culturelle (2001) adoptée à l’unanimité lors de la 31e Conférence générale de l’UNESCO. Aucun de ces efforts ne menait néanmoins à un cadre contraignant pour les États signataires.

Malgré tous ces efforts, l’UNESCO était pourtant tout aussi suspicieuse du projet de convention que certains par rapport à sa capacité à le réaliser, mais pas exactement pour les mêmes raisons. Le directeur général de l’époque, Koïchiro Matsuura, savait qu’un tel projet allait assurément déplaire au gouvernement américain qu’il tentait de faire revenir dans le giron institutionnel après près de vingt ans d’absence (ce qui se réalisa en 2003)[16]. Le DG était également un ardent partisan d’un autre projet de convention, consacré au patrimoine immatériel dont les négociations étaient déjà bien entamées[17]. Un nouveau projet de convention risquait donc de porter ombrage à la mise en oeuvre d’un autre, surtout qu’il était poussé par des États aussi influents que la France et le Canada et souvent présenté comme une contre-attaque à l’hégémonie hollywoodienne. Il est donc important de retenir qu’il s’agissait ici d’une rencontre qui n’était pas toujours plaisante pour les partis engagés, malgré la sensibilité commune aux enjeux abordés[18].

En tenant compte de cet historique alambiqué, il m’apparut de plus en plus difficile de poursuivre la quête initiale de suivre un dossier pour éclairer les pratiques institutionnelles. Suivre le dossier me menait davantage vers une panoplie de forums et de protagonistes ayant des liens plus ou moins directs avec l’UNESCO. L’enjeu avait été débattu et négocié tant au niveau national qu’international avant même d’être intégré dans l’enceinte parisienne, non sans réticences d’ailleurs. En somme, ce projet était et avait été porté bien au-delà d’une bureaucratie particulière au sein de laquelle on décoderait les rapports sociaux ayant mené à la concoction finale et qui en dessineraient désormais les modalités de sa reconduction future.

L’histoire nous montre une articulation précaire entre des intérêts divergents, mais surtout le croisement entre deux problématiques avec des parcours singuliers : la diversité culturelle et le libre-échange, d’une part, et la diversité culturelle et le développement, d’autre part. Le point de convergence qui servait de fondation à un tel abri de fortune était l’importance accordée à la légitimité et au développement des politiques culturelles dans la quête d’une reconnaissance et de l’épanouissement de la diversité culturelle. Cela dit, certains États et l’institution ne s’entendaient pas sur les moyens pour arriver à leur fin. Rien ne laisse d’ailleurs présager que c’est aujourd’hui davantage le cas.

L’UNESCO est certes devenue ce lieu où se déploie désormais la Convention : elle tente de collecter des données, de définir les bonnes pratiques, de cibler les obstacles aux États membres, de définir quelles seraient exactement des mesures adéquates des bienfaits des politiques culturelles et d’encourager les États parties à faire des efforts en ce sens, question de standardiser leur propre collecte de données. Elle ne détient néanmoins pas le monopole du sens même de la Convention qui sert, par exemple, d’argument au sein des négociations d’accords bi ou multilatéraux, bien au-delà du cadre unesquien.

L’organisation semble d’ailleurs confirmer les réticences qu’elle avait initialement envers le projet en optant pour une lecture plutôt conservatrice de la portée de l’instrument qu’elle a vu naître en son sein[19]. Elle le fait en accentuant la coopération internationale (encouragée dans le texte) au profit de la question plus épineuse d’assurer le respect de l’accord au même titre que les accords commerciaux multilatéraux dans les diverses enceintes pertinentes. Elle tend ainsi à minimiser la portée politique du projet question de ne pas froisser certains États ou de jouer dans les plates-bandes des autres organisations internationales, dont l’OMC. Comme le suggérait récemment Antonios Vlassis en guise de conclusion sur cette question : « la préoccupation majeure du secrétariat est la sauvegarde de la notoriété de l’organisation elle-même[20] ».

Un tel commentaire est intéressant dans les circonstances pour deux raisons. En premier lieu, il laisse entendre un certain taux d’insatisfaction par rapport à l’institution hôte et sa gestion du projet. Une telle insatisfaction laisse aussi présager que la recherche de manières de contrer l’inertie unesquienne est en cours (peut-être même par des voies de contournement). En d’autres termes, s’il était difficile de cerner le terrain en amont vu l’histoire que je viens de raconter, rien ne laisse présupposer que ce ne sera pas le cas en aval. En second lieu, le commentaire de Vlassis représente un autre type de débordement lié à la Convention et qui suggère d’autres difficultés à venir concernant la délimitation d’un « terrain ». Or, une autre donnée m’avait préalablement mis au parfum.

Prendre le maquis

Alors que je me préparais à conclure un entretien avec un fonctionnaire de l’UNESCO, ce dernier m’offrit généreusement une copie imprimée de sa thèse de doctorat qu’il avait sous la main. Une telle lecture, me suggéra-t-il, m’aiderait à bien saisir l’ambivalence historique dans le droit international concernant les biens et services culturels, oscillant entre marchandise et vecteur de valeurs culturelles. L’intérêt de procéder à l’assainissement d’une telle ambiguïté était justement d’assurer un traitement conséquent qui reconnaissait la nature duelle particulière d’une telle production. La thèse adresse cette problématique dans l’optique de cerner la voie la plus propice à une action normative plausible et efficace, tout en établissant les fondements juridiques et conceptuels les plus aptes à justifier une telle réalisation.

Mon interlocuteur avait donc écrit et soutenu une thèse de doctorat consacrée à ce qu’il percevait comme un manque en droit international, tout en concluant qu’un instrument international contraignant – une convention – dévoué aux biens et services culturels serait apte à combler un tel manque. Une telle convention n’existait évidemment pas lors du dépôt de ladite thèse, mais cet individu était néanmoins tout à fait au courant des probabilités qu’un tel projet voit le jour lors de sa rédaction. Bien qu’on ne retrouve pas dans le texte une ébauche spécifique, les traits généraux et les obstacles sont déjà très bien dessinés.

Il va sans dire, une telle recherche a certainement fortement contribué à l’obtention d’un poste au sein de l’institution. Un des mandats de cette personne était désormais de faire connaître et comprendre la Convention au sein même de l’organisation, à ses membres, à travers des conférences à l’étranger ou dans divers milieux où on l’invitait (société civile, université, etc.). Cette personne jouait donc, en quelque sorte, un rôle d’interface entre la Convention et ses multiples publics.

La thèse s’inscrit donc parfaitement dans une logique de terrain anthropologique au sens très traditionnel du terme. À l’image de n’importe quelle fonction rituelle – pour reprendre un motif classique de la discipline –, le texte a joué un rôle social bien précis dans un contexte spécifique, c’est-à-dire légitimer les compétences et la spécialisation de cette personne aux yeux de l’organisation qui l’embaucha. L’auteur peut d’ailleurs à tout moment s’en remettre à son travail en guise de référence ou source d’informations pour ses multiples interventions. Il peut également se permettre une suggestion de lecture à des néophytes, comme moi, qui chercheraient à savoir de quoi il s’agit. À l’image de n’importe quel anthropologue qui apprend les rudiments d’un savoir-faire sur un quelconque terrain, il fallait parfois endosser le costume d’apprenti.

La présence de cette thèse entre mes mains échaude néanmoins certaines distinctions analytiques standardisées du travail de terrain. La thèse cadre en effet parfaitement dans la rubrique des données, vu la fonction qu’elle a jouée et continue de jouer pour mon interlocuteur. Elle s’insère tout aussi bien dans le cadre d’une revue de littérature, puisqu’il s’agit après tout d’un commentaire sur la Convention, même si elle précède son élaboration. On peut même l’intégrer au cadre théorique puisqu’on y retrouve un travail conceptuel liant les biens culturels aux identités culturelles[21].

Or, même si la thèse fait ressortir la porosité de nos découpages analytiques traditionnels, dont on entrevoit par ailleurs le simplisme, il n’y a là rien de particulièrement troublant pour une recherche de terrain de se servir des ressources documentaires ou archivistiques. Même si la méthode de prédilection s’est traditionnellement forgée en accordant une part importante à l’oralité et à l’observation des pratiques et des comportements, vu les circonstances dans lesquelles elle s’est établie[22], elle s’accommode habituellement bien de la panoplie de ressources à sa portée.

L’étendue des ressources est certes plus vaste que ce qui s’offrait traditionnellement à l’observation participante, comme le soulignait notamment Vered Amit[23]. Une variété de données – les entretiens, les archives, les statistiques, les artéfacts, la production médiatique, etc. – est désormais saisie par l’anthropologue question d’affiner l’analyse. Comme le suggérait Bill Maurer, ce type de texte s’inscrit d’ailleurs dans l’auto-documentation qui accompagne de nombreux terrains contemporains au sein des organisations internationales, des États, des entreprises, des bureaucraties, etc.[24]. Une telle production analytique et descriptive peut jouer un rôle important dans la définition et la délimitation d’un champ d’expertise et d’action, mais aussi servir la consolidation de ce domaine pour des regards externes. Le portrait brossé par Amit et Maurer est tout à fait juste il va sans dire, mais tend néanmoins à minimiser l’impact qu’une telle accumulation documentaire peut avoir sur l’idée même de faire un « terrain ».

Revenons justement à cette thèse qui s’avère une véritable boîte à surprises : pourrait-on qualifier d’observation participante la lecture de la thèse ? S’empresser de répondre catégoriquement par la négative m’apparaît difficile. Il s’agissait, après tout, d’un objet élaboré par un de mes interlocuteurs et la conversation, aussi éclairante soit-elle, ne l’était pas nécessairement plus que la thèse. Par contre, répondre de manière positive, même timidement, nous mène à d’autres interrogations un peu plus troublantes. En effet, si on s’ouvre à l’idée que la lecture de la thèse fait partie d’un travail de terrain, on en vient inévitablement à se demander pourquoi : est-ce simplement parce que l’auteur s’est trouvé un travail à l’UNESCO ? Est-ce la conversation préalable qui assure une dimension « ethnographique » à tout ce qui en découle ? En d’autres termes, cette lecture ferait-elle partie de l’observation participante si, par exemple, la personne ayant cette thèse n’avait pas eu le poste à l’UNESCO et que je ne lui avais jamais parlé, mais que le contenu du texte touchait des enjeux et thématiques similaires ?

Une série d’autres questions se ruent alors au portail : que faire de la couverture médiatique et des innombrables articles de journaux et chroniques, d’ailleurs constamment lus et commentés par mes interlocuteurs ? Suivre les aléas quotidiens d’une telle prolifération pendant le terrain fait-il partie de l’observation participante ? Que faire également de la prolifération de textes non institutionnels qui ne cessaient et ne cessent d’être publiés depuis autour de la Convention (y compris les miens !) ? S’inscrivent-ils dans le terrain ou s’agit-il d’une dimension qui ne relève tout simplement pas du même univers ? Des titres comme La mondialisation de la culture (2003) de Jean-Pierre Warnier, L’autre mondialisation (2003) de Dominique Wolton, Diversité culturelle et mondialisation (2005) d’Armand Mattelart, Les enjeux de la mondialisation culturelle (2006) de Jean Tardif et Joëlle Farchy, Les dérèglements de l’exception culturelle (2006) de Françoise Benhamou, David contre Goliath. La Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles de l’UNESCO (2008) sous la direction d’Yves Théorêt, etc., ont tous été publiés pour mettre de l’avant, problématiser, complexifier ou nuancer le même enjeu, mais aussi d’en faire connaître les limites ou le potentiel. Une telle production tend d’ailleurs à rendre l’enjeu lui-même à la fois concret et urgent, même si le rapport au projet et à l’institution s’établit souvent de manière critique ou carrément sévère.

Ces textes s’inscrivent d’ailleurs dans la constellation de la Convention et n’importe qui s’engageant à appréhender celle-ci devra passer, en partie du moins, par certains de ceux-ci ou d’autres de nature similaire (comme le font par ailleurs les fonctionnaires au sein du Secrétariat, dont une des fonctions est précisément d’être au courant des réflexions sur la Convention). Cette littérature trace également un parcours hors du cadre institutionnel en se constituant comme archive accessible à tous.

Dans son travail sur la reconfiguration d’anthropos à travers les nouvelles avancées de la cartographie génétique et de la biotechnologie, l’anthropologue Paul Rabinow abordait de plain-pied un problème similaire. En tant que fait social, nous disait-il en 2008, un livre du philosophe Jürgen Habermas – spécifiquement The Future of Human Nature (2003) –, fait partie du paysage moral et illustre la relation souvent discordante entre éthique et sciences[25]. Bien que le travail de Rabinow se soit concentré sur un laboratoire spécifique pour y mener un « terrain », le livre de Habermas faisait partie des affaires sociales et donc de l’enquête. L’enjeu de la reconfiguration du lien entre anthropos et logos, à la fois scientifique et philosophique, primait, en d’autres termes, sur une incarnation spécifique au sein d’un laboratoire. Cinq ans plus tôt, Rabinow avouait candidement (et polémiquement) qu’il était de plus en plus persuadé que la notion de « terrain » n’était tout simplement plus adéquate pour définir le type d’enquête qu’il menait[26].

On peut possiblement se rassurer en s’en remettant à Sara Ahmed qui proposait récemment une « ethnographie de textes ». Malheureusement, Ahmed nous explique très peu ce qu’il y avait de particulièrement « ethnographique » à « suivre la documentation » ou dans quelle direction il serait préférable de le faire[27]. Les exemples et les questions que je viens d’énumérer montrent bien que suivre la documentation peut également nous mener bien au-delà de l’idée même d’un terrain et à perdre tout ancrage « ethnographique » que l’on espérait pourtant stable[28]. En effet, les questions qui découlent soulignaient une seconde fuite dans un terrain qui décidément semblait prendre l’eau au point où l’on pouvait légitimement se poser la question non seulement de savoir où commence et où se termine le terrain, mais s’il s’agissait après tout d’un terrain.

Fait étrange, c’est comme si l’idée même de « faire un terrain » tendait effectivement à me pousser constamment vers l’institution au profit de la Convention, alors que le terrain réel ne cessait de dissiper une telle prétention. Jouer le jeu disciplinaire traditionnel me menait à présenter un effet de miroir entre la Convention et l’institution ; à chercher le sens du nouveau canon international dans les méandres bureaucratiques, diplomatiques, politiques, idéologiques et documentaires de l’institution, dans sa structure, dans ses pratiques, etc., dans des types de socialisations ou de rapports de pouvoir qui lui seraient propres ou, plus généralement, dans sa « culture » institutionnelle[29]. Une telle approche semblait susceptible de donner a priori un poids à l’institution dans l’analyse qu’elle n’avait pas sur le terrain. Elle tendait aussi à présupposer que l’institution primait toujours sur la circulation des enjeux sous-jacents qui étaient portés par de multiples protagonistes ayant convergé par l’institution.

Du point de vue où j’étais situé, la consolidation à l’UNESCO perdait son double statut de socle et d’aboutissement. Socle, au sens où j’y trouverais la matière principale me guidant dans mon interprétation du projet, c’est-à-dire les pratiques et le sens qui déterminait (ou avait causé) le contenu de la Convention. Aboutissement, au sens où il était dès lors difficile de présupposer que le projet de convention, tel qu’il avait été institué au sein de l’UNESCO, devenait le fin mot de l’histoire et que le programme ne ferait qu’être reconduit et reproduit à travers sa simple mise en oeuvre institutionnelle.

En d’autres termes, procéder comme je l’envisageais au départ tendait à dénaturer le phénomène que j’avais sous les yeux et à minimiser un parcours éminemment plus complexe qu’aucune observation participante ne semblait en mesure de suivre. La discipline pouvait viser un découpage serré du réel afin de l’affronter au corps à corps, comme le veut l’opération habituelle, mais l’objet lui-même semblait peu coopératif pour les diverses raisons évoquées jusqu’ici : une histoire et une mobilisation qui ne cessait de déborder le cadre institutionnel.

Un tel imbroglio est certainement redevable à ma posture initiale et instable sur le terrain qui menait à l’accumulation d’une série d’interrogations, dont une ressortait du lot : si la Convention ne jetait pas nécessairement ses lumières sur le brouillard unesquien, qu’éclairait-elle exactement ? En fait, la mobilisation hétérogène et frénétique que j’avais sous les yeux semblait surtout illustrer l’émergence d’un objet-savoir contemporain à la fois tout à fait concret et excessivement nébuleux[30]. En effet, la faune de la politique internationale était loin d’être seule dans ses efforts de conceptualisation et d’opérationnalisation d’un champ d’intervention consacré à la diversité culturelle. De multiples foyers similaires semblaient poindre dans des contextes ayant peu à voir les uns avec les autres, mais où l’on pouvait observer des traits similaires : notamment, un souci grandissant pour la diversité culturelle comme objet, comme champ d’intervention et l’établissement de moyens concrets pour la capter, la représenter, la valoriser, etc. Mon regard s’était donc déplacé avec l’objet, probablement grâce à lui d’ailleurs. L’UNESCO était moins le site où une bureaucratie s’emparait d’une conceptualisation de la diversité culturelle qu’elle contrôlerait dorénavant, mais plutôt une enceinte où un certain discours de la diversité s’était invité, déployé et concrétisé, comme il l’avait fait ailleurs[31].

Partir en brioche ?

Cerner une telle nébuleuse sans trop la dénaturer s’avère donc une tâche délicate pour une anthropologie traditionnellement sensible à l’importance d’une présence continue dans les espaces qu’elle découpe[32]. Malgré l’intention initiale de déterminer un « terrain », ce sont justement les débordements constants de l’institution elle-même qui sont responsables de sa dissolution graduelle. Non pas que ce qui se passait dans l’institution n’était pas valide pour l’analyse, au contraire, mais il m’apparaissait important de ne pas se détourner d’une matière un peu moins tangible qui tendait à s’affirmer à travers l’exemple que j’avais sous les yeux.

Les difficultés liées à la délimitation d’un terrain ne sont certes pas nouvelles. Cris Shore s’interrogeait sur les difficultés à identifier un début et une fin au terrain alors que les conversations téléphoniques, les amitiés et autres rapports incessants finissent par prendre une place prépondérante dans une entreprise ethnographique qui paraît continuelle. Menée à bout, une même observation avait poussé Deborah D’amico-Samuels à affirmer tout simplement que le terrain était partout ; aussi bien dire nulle part, comme le suggéra James Clifford en guise de critique quelques années plus tard[33]. C’est d’ailleurs où m’avait mené mes propres dérives, avec l’impression d’être partout et nulle part en même temps, sans domicile fixe.

Il est difficile de dire si un anthropologue peut survivre bien longtemps dans un tel écosystème. En ce qui concerne le cas exposé, on peut toujours s’en remettre au fait que l’exil est temporaire, qu’il s’agit simplement d’un état éphémère et qu’aujourd’hui l’UNESCO a bien établi son terrain de jeu sur lequel l’anthropologue peut enfin procéder dans son état naturel, en y observant les effets de la Convention au sein de l’institution et en dehors. On peut aussi se rassurer de manière plus générale en se disant que bien que les conditions de production du savoir anthropologique aient changé profondément, la discipline pourra toujours s’appuyer sur sa formule alchimique traditionnelle où seule la dimension ethnographique permet une transmutation en anthropologie digne de ce nom.

C’est d’ailleurs la piste que semble privilégier la plupart des anthropologues. Tim Ingold le remarquait récemment en commentant une certaine tendance contemporaine à qualifier l’ensemble des étapes, moyens et résultats du travail de recherche anthropologique comme étant « ethnographiques » : des rencontres, des films, des terrains, de la méthode, de la théorie, etc. Ce qui auparavant relevait simplement de la monographie issue d’un terrain semble prendre aujourd’hui des proportions jadis insoupçonnées[34]. L’ethnographie documentaire relevée plus tôt en serait un exemple particulièrement probant.

L’expérience relayée dans les pages précédentes se place quelque peu en porte-à-faux d’une telle tendance. Elle nous incite à demander d’où provient une telle propension au tout ethnographique, alors que c’est aussi la distinction entre ce qui est et n’est pas ethnographique qui devient plus poreuse que jamais et que l’anthropologue se retrouve plutôt plongé dans une zone où ce qui est de l’ordre du terrain et ce qui ne l’est pas reste proprement indéfini.

En d’autres termes, il s’agissait surtout de témoigner d’une expérience singulière – limite même – et de la prendre au sérieux en tant que telle, alors que le terrain se présentait comme un va-et-vient constant entre sa possibilité et son impossibilité. Dans de telles circonstances, affubler d’« ethnographique » l’ensemble des dimensions de la recherche paraît sinon faux, du moins réducteur, comme si on s’empressait de combler un abîme grandissant en couvrant rapidement une série d’interrogations qui en surgissent.

Le but n’est certainement pas ici de remettre en question l’efficacité de l’observation participante comme méthode et du terrain comme approche, les autres disciplines se chargent chaque jour de nous rappeler leur portée bien réelle en y puisant elles-mêmes de plus en plus. Bien que je ne puisse m’y attarder ici, une telle expérience incite néanmoins à poser certaines questions plus rarement mises de l’avant : pourquoi tant chercher à présenter et lire notre contemporanéité sous un mode ethnographique aujourd’hui ? Quelles impulsions et quels désirs sous-tendent une telle prolifération ? Quelle intimité recherche-t-on avec le présent et quelle relation souhaitons-nous établir avec le savoir (et pourquoi) ?

Interroger la prolifération des usages contemporains d’une catégorie traditionnelle de l’anthropologie (la diversité culturelle) nous aura étrangement mené à en questionner d’autres (le terrain et l’ethnographique). Bien que la multiplication de leurs usages soit un peu moins sujette à examen, elle n’en demeure pas moins potentiellement éclairante afin de nous aider à bien saisir notre contemporanéité. Reste à savoir si une telle exploration devra se faire sous un mode ethnographique.