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Introduction

Cela peut sembler évident mais l’une des dimensions essentielles du travail ethnographique est de parvenir à comprendre au plus près, voire de façon intime, ce que vivent, ressentent, pensent les acteurs sociaux auxquels nous nous intéressons. Cela exclut par principe toute position de surplomb plus ou moins méprisante – qui est moins le fait du sociologue notamment bourdieusien comme on le lit parfois – et nécessite de trouver les moyens d’abolir les frontières : les pages d’Alban Bensa restent en un sens « indépassables » sur ce point[1]. Nos enquêtes ethnographiques respectives portent sur des métiers dits de vocation – danseurs, pompiers – depuis une quinzaine d’années au moins et nous avons eu souvent l’occasion d’échanger sur ce que notre immersion de longue durée nous a appris et permis de comprendre. Nous avons donc choisi de partir alternativement de nos terrains d’enquête (A/les danseurs contemporains et B/les pompiers) afin de travailler ces questions communes.

En réfléchissant à ce que le temps long de l’ethnographie, voire le temps très long, pouvait procurer à l’enquêteur – devenu alors le plus souvent alter ego, ami, confident… – plusieurs dimensions spécifiques de ce type d’enquête nous sont apparues : désingulariser l’individu enquêté resitué petit à petit dans un groupe, une histoire, une tradition, une famille ; établir une confiance telle que certains sujets finissent par être abordés alors qu’ils ont été soigneusement euphémisés ou mis de côté pendant des mois voire des années ; dépasser la sorte de cliché instantané auquel nos enquêtes plus rapides, plus distantes, nous habituent parfois.

C’est donc un triple écueil qui est évité (il en reste beaucoup d’autres de toute façon) : analyser un individu isolé – sorte d’atome social – sans comprendre les « autruis significatifs » de son existence et de son histoire ; s’en tenir aux déclarations vagues et générales ou à l’écume des interactions sans saisir ce qui peut habiter et mouvoir quelqu’un plus profondément (un habitus de classe, des dispositions, une histoire familiale…) ; essentialiser et réifier des opinions, idées, affects… sans en percevoir les fluctuations, sans tenir compte des processus qui les façonnent et les modifient. Notre cadre théorique est donc bourdieusien au sens où nous tentons de comprendre comment les positions (sociales, professionnelles…) sont liées aux dispositions mais en soulignant l’importance du temps pour analyser les unes et les autres[2].

L’enquête dans la très longue durée permet de saisir des moments de bascule sans pour autant réduire les parcours des enquêtés à ceux-ci, ou du moins en apprenant à les relativiser. Les moments de réenchantement peuvent succéder au désenchantement lié à la difficulté à retrouver un emploi, à une blessure qui éloigne des plateaux ou des camions rouges, à la lassitude de se remettre en jeu dans des procédures marquées par la confrontation in vivo avec des nouveaux entrants plus jeunes, mieux formés, plus motivés.

Aussi faire une sociologie de ces métiers de vocation était aussi réévaluer, tout au long des tournants de l’existence[3], la transformation des positions et l’infléchissement des dispositions des enquêtés. Mais c’était dans le même mouvement prendre en considération les transformations du champ de la danse contemporaine par exemple, que ce soit au niveau des politiques de subventions, de l’institutionnalisation des formations ou de l’évolution des esthétiques consacrées[4]. Pour ce qui est des pompiers, le temps long a permis de construire un questionnement sociologique armé grâce aux échanges avec les collègues[5] et de forger les outils d’objectivation nécessaires à toute enquête sociologique. En ce sens, les ethnographies convoquées ici ne s’apparentent pas à une sorte de réflexion phénoménologique sur soi et autrui ; elles entendent montrer empiriquement sur certains points précis ce que le temps permet au sociologue. Nous en donnerons quelques illustrations empiriques en privilégiant trois aspects – désenchantement/réenchantement des métiers de vocation, vieillissement et capital physique, enfin construction de la confiance et réduction des écarts dispositionnels. Sur ces trois aspects, les années de plateau et les plus de « quinze ans de bottes » chez les pompiers français nous ont appris un certain nombre de choses que nous souhaiterions aborder au moins partiellement.

Enchantement et désenchantement des vocations

Des vocations désenchantées

L’essentiel des travaux en sociologie de la vocation porte sur les dispositions à entrer dans des univers portés par la croyance dans la dimension inconditionnelle et nécessaire d’en être[6]. Il en est assez peu qui envisagent les conditions de maintien et d’adhésion dans le temps, voire les désillusions de ceux qui disent avoir « sacrifié » plusieurs années de leur vie dans une activité marquée par la précarité et la fragilité des positions prestigieuses occupées à un instant du parcours[7]. La routinisation du quotidien du travail, y compris celui qui constitue l’une des dimensions les plus valorisée, le moment de création, s’observe au fil des parcours. Le style de vie artiste est rythmé par les tournées, une présence intermittente dans la sphère familiale mais aussi la discipline régulière nécessitée par la force de travail qu’est le corps. Mais c’est aussi un temps élastique[8] qui s’étire parfois jusqu’à l’ennui dans les périodes où l’emploi se fait plus rare et pendant lesquelles les questionnements sur le sens donné au travail, la sensation de décalage avec le reste du monde social conduisent parfois à la dépression.

Parler de vocations désenchantées, c’est tenir compte des effets du temps sur les aspirations des danseurs à embrasser une carrière artistique et des ressources qui sont mobilisées à différentes étapes de celle-ci, mais aussi sur la réalité de ce qui est vécu au quotidien : payer son loyer, stabiliser sa relation de couple, avoir des enfants autant de dimensions banales de la vie sociale qui ici peuvent entrer en contradiction avec les impératifs liés au maintien à l’idéal d’une vie consacrée à la danse.

A/J’ai suivi le parcours d’Anne depuis sa récente insertion sur le marché du travail en 1996 à sa sortie définitive de celui-ci en 2013 à l’âge de 43 ans, puis en prolongeant la relation jusqu’à aujourd’hui. Les premiers entretiens que je réalise avec Anne dès 1998 sont exploités pour montrer les ressorts d’un investissement vocationnel corps et âmes. Avec un père ingénieur, diplômé d’une grande école et une mère au foyer, inscrits dans une culture catholique forte, Anne a d’abord fait des études de kinésithérapie tout en poursuivant son rêve de petite fille de devenir danseuse. Jeune diplômée elle tente l’aventure de la danse contemporaine et est recrutée rapidement dans différentes compagnies jusqu’à devenir, lorsque je l’interviewe, une danseuse incontournable d’une compagnie en pleine ascension. Elle évoque alors dans cet entretien de 1998 sa volonté de tout donner à la danse, remettant en question la relation qu’elle a avec un jeune ingénieur rencontré quelques années plus tôt et dont elle se séparera un an plus tard, rompant en partie avec la destinée sociale probable tracée par ses parents, qu’elle décrit à cette époque sous une forme enchantée d’une famille unie marquée par le substrat d’une éducation catholique.

Elle se remet en couple avec un nouveau conjoint, vidéaste pour la compagnie dans laquelle elle travaille depuis quelques années, qui deviendra le père de ses enfants. Ecartée par les chorégraphes lors de la naissance de son premier enfant, recrutée dans une autre compagnie, les années 2000 vont être un apprentissage des désillusions du métier et l’expérimentation de la violence de rapports sociaux au travail[9]. Si elle prend toujours beaucoup de plaisir à danser sur un plateau, elle relativise de plus en plus son enchantement initial, en particulier face à des chorégraphes qui usent de leur figure de créateur pour susciter le don de soi mais n’hésitent pas à reprendre leur casquette d’employeur lorsqu’il s’agit d’évoquer les conditions de travail et de rémunération. Marquée par une technique du corps dans laquelle elle s’est structurée en tant que danseuse dans les années 1990, elle se retrouve en concurrence avec des jeunes danseuses formées dans des grandes écoles et plus ajustées aux esthétiques contemporaines.

Lorsque j’évoque avec elle en 2011, lors d’un entretien, son possible reclassement après la danse, elle refuse de s’envisager à exploiter son diplôme de kinésithérapie et insiste sur son désir de continuer à danser (« c’est vital pour moi ») alors même qu’elle pointe avec lucidité les contraintes du métier (« continuer à faire des auditions et se retrouver face à des gamines de 20 ans »). Confrontée à la grave maladie de son conjoint, ainsi qu’à la difficulté de retrouver du travail et diversifier ses employeurs, elle reprend en 2014 une activité de kinésithérapeute. Elle doit affronter le décès de son père et évoque cette famille dont elle me parlait quinze ans auparavant sous une perspective heureuse en des termes violents et critiques dénonçant le caractère réactionnaire et inhibant de son éducation. Ce n’est pas sans douleur qu’elle renonce à la fois à ce métier mais surtout au style de vie qui lui est afférent et lui donne des petits profits : partir en tournée, retrouver une insouciance liée à la vie en collectif pendant les périodes de créations, exercer un pouvoir d’attraction sur les hommes, y compris plus jeunes en raison de son statut de danseuse. Ces bénéfices secondaires lui permettaient de tenir dans la configuration complexe d’une famille qu’elle a le sentiment de parfois « tenir à bout de bras » en raison de la maladie de son compagnon. Elle dit, aujourd’hui, ne pas regretter le milieu de la danse et est pleinement investie dans son activité de Kiné, essayant d’y introduire des éléments de son savoir spécifique du corps, issu de son passé de danseuse.

La possibilité de suivre la trajectoire d’Anne sur un temps très long permet de réaliser les conditions de possibilités de l’investissement vocationnel et de son maintien mais aussi les ruptures qu’ils supposent en particulier vis-à-vis de sa famille. Si les ressources matérielles fournies par ses parents et son premier compagnon lui ont permis de se concentrer, dans les premières années, sur son objectif d’insertion professionnelle, sa conversion à un autre style de vie et sa confrontation à des normes plus souples en contradiction avec celles dans lesquelles elle a été élevée l’orientent vers d’autres sociabilités amicales et amoureuses. De même, l’instabilité financière du ménage, en raison de la grave maladie du père de ses enfants, fait d’elle un chef de famille à temps plein et l’oblige à accélérer son reclassement en exploitant son diplôme de kinésithérapeute, initialement acquis pour donner le change à des parents pour qui la danse n’était pas un « vrai métier ».

En croisant les entretiens et les observations pendant les périodes de travail (j’ai collaboré avec Anne sur quelques créations en étant recruté dans la même compagnie qu’elle), dans l’espace privé (Anne est devenue une amie dont je connais la famille), j’ai pu constater la tension entre enchantement et désillusion qui a construit durant toutes ces années le rapport vocationnel qu’a entretenu Anne à son métier. Le retrait et la réorientation vers une activité paramédicale où elle peut encore réinvestir une petite partie de son identité de danseuse lui ont permis d’atténuer la violence que constitue pour beaucoup d’autres enquêtés l’abandon de la personnalité sociale et du style de vie que confère l’identité professionnelle de danseuse. Les données recueillies, tant dans la dimension professionnelle que personnelle de sa trajectoire, incitent à mêler dans l’interprétation une approche diachronique et synchronique qui ne se limite pas aux analyses des différentes phases de la carrière professionnelle, mais les rapporte à d’autres scènes sociales comme le choix du conjoint, la maternité et les inscrit dans une histoire des institutions culturelles, de l’évolution des esthétiques dominantes et des techniques du corps légitimes qui ont un impact sur les possibilités qu’Anne a à rester compétitive sur le marché du travail de la danse.

Ce faisant c’est aussi le rapport au temps des enquêtés comme le produit à la fois de socialisations primaires et d’une socialisation secondaire dans un milieu professionnel marqué par sa propre logique temporelle qu’il s’agit d’explorer pour comprendre la façon dont les trajectoires des uns et des autres se déroulent sur la durée. Il apparaît ainsi que tous les enquêtés, dont la grande majorité sont issus des classes moyennes-supérieures, ne sont pas égaux dans la maîtrise du temps et en particulier dans celle de l’anticipation qui conduit les uns à prévoir la sortie du métier en faisant l’inventaire de leurs ressources et en recomposant la part vocationnelle de leur investissement et les autres à réagir dans l’urgence, au coup par coup, se condamnant pour quelques-uns à une plus grande fragilisation de leur statut social. Mettre au jour une corrélation entre origine sociale et dispositions temporelles, ou, pour le dire autrement, un « espace social des rapports au temps[10] » incite à étudier la façon dont les ressources sociales participent à modeler l’espace des possibles professionnels jusqu’au moment des reclassements.

Ainsi, a contrario d’Anne, Aldo sans diplôme, fils d’ouvrier du bâtiment, entré de manière autodidacte au début des années 1980 sur le marché du travail de la danse, profitant de la période d’émergence institutionnelle de la danse contemporaine au cours des années 1980, est confronté à la fin des années 1990 à un divorce qui le restreint dans ses déplacements en raison de la garde partagée de sa fille et l’oblige à panacher son activité de danseur avec celle, d’abord ponctuelle, d’ouvrier du bâtiment (compétence qu’il a acquise dès son plus jeune âge en aidant son père sur les chantiers). Assez rapidement ce qui constituait son statut principal d’identité[11] (danseur) est confronté à l’amenuisement de plus en plus important de son activité professionnelle en faveur de son activité d’ouvrier dans laquelle il est reconnu. Il propose alors des ateliers de danse dans les écoles, en même temps qu’il continue les chantiers, arrêtant rapidement le travail d’interprète. Traversant par moments des périodes de dépressions liées, en partie, à l’affaiblissement du capital symbolique que représentait son statut de danseur, il éprouve une amertume à l’épreuve d’un déclassement qu’il n’avait pas anticipé. Mais, dans son discours, la rhétorique vocationnelle reste toujours vivace, désencastrée des conditions matérielles de son métier : « moi je serai toujours danseur, sur mon lit de mort je danserai ».

La vitesse avec laquelle il est sorti du marché du travail n’est pas atténuée, comme dans le cas d’Anne, par le reclassement dans une activité socialement valorisable. Faire des chantiers constituait, au départ, une dimension distinctive dans son profil de danseur, le maintien presque folklorique d’une appartenance populaire qui se retrouvait déjà dans une danse caractérisée par la prise de risque, et identifiée implicitement par nombres de ses collègues et de ses employeurs par sa dimension virile, qualifiée même de « sauvage ». Mais cerné par les problèmes financiers, ce statut accessoire d’une identité masculine stéréotypée « populaire » devient alors sa principale source de revenus et le replonge dans l’angoisse d’un « retour aux origines » dont le métier de danseur l’avait écarté.

Envisager dans la durée ces trajectoires de danseurs oblige ainsi à réfléchir à l’usage du concept de vocation[12], d’éviter de réifier ces parcours d’artistes et de les réduire aux moments d’entrer dans le métier en leur redonnant une épaisseur historique. S’interroger sur le vieillissement dans des métiers dont la force de travail qu’est le corps est destinée à péricliter, en particulier face à d’autres candidats, plus jeunes, mieux formés par rapport aux évolutions de la demande conjointe du marché et des esthétiques dominantes validées par l’État, c’est aussi questionner la temporalité de l’enquête.

B/Cette phrase je l’ai régulièrement entendue chez les pompiers, après m’y être engagé en 2002 avec le statut de volontaire, sans pouvoir lui donner réellement un sens pendant longtemps. Acquis, comme les autres, à l’idée que l’engagement chez les pompiers ne pouvait être dû qu’à la « volonté pure » de s’éprouver dans des missions dangereuses certes mais aussi et surtout de porter secours et assistance, je n’imaginais pas, comme beaucoup d’ailleurs, que cette activité puisse être rémunérée d’une quelconque façon. La noblesse de l’engagement symbolisée par un triptyque éthique exigeant – « altruisme, efficience, discrétion » devise commune à tous les pompiers – ne pouvait être évidemment que désintéressée, c’est-à-dire sans gratification autre que symbolique. Il serait erroné de dire que « la réalité est tout autre » mais peut-être le devient-elle au fur et à mesure que les années passent. Jeune et donc novice, on ne voit que les duretés et les merveilles du métier, on ne ressent que l’adrénaline que chaque bip libère, on est prêt à tout donner, à risquer gros pour impressionner et rassurer les collègues mais aussi parce que chaque victime compte, chaque intervention est unique. Mais le temps passe et les « années de bottes » s’enchaînent, des formes de routine professionnelle s’installent – on ne compte plus les « piches » (alcooliques) et les « SDF ramassés » comme on finit par le dire – on se lasse des interventions en maison de retraite où l’on sent que toute vie a pratiquement abandonné celui ou celle que l’on est censé sauver, on ne trouve plus en soi la compassion ou l’énergie nécessaire pour écouter les malheurs de tant de personnes en déshérence pour lesquelles on se sent de plus en plus impuissant.

Cet effet du temps, corrosif pour l’engagement sans faille que l’on continue d’exiger de nous (pompiers professionnels comme volontaires), conduit aussi à ouvrir les yeux sur certaines réalités que l’on n’avait pas vues. Celle par exemple de l’exploitation massive d’une jeunesse populaire qui fait vivre le volontariat pompier et « tourner » ce service public – 80 % des effectifs de pompiers et plus de 60  % des interventions relèvent en réalité de l’engagement sur le terrain de près de 200 000 pompiers volontaires. Pour des sommes dérisoires[13], ils assurent donc quotidiennement le métier sur le terrain. Au fil du temps et des départs – 50 % des effectifs volontaires partent au bout de cinq ans dans le département où je travaillais – on voit les collègues aigris, fatigués ou usés et on prend la mesure du turn over et du désenchantement. On se rêvait « soldat de la vie et soldat du feu » – et pendant certaines gardes, on l’est encore – mais il n’est plus possible de ne pas voir ce qui était au début invisible.

Combien de collègues volontaires ont tenté en vain le concours professionnel pour continuer à exercer leur passion en ayant une vraie carrière, une vraie rémunération, un vrai statut protecteur (fonctionnaire) ? Au fil du temps, le sentiment que l’étau se referme sur la précarité du statut de volontaire se fait plus aigu : « on est du consommable comme cette boîte de gants », « on est des vaches à lait », « le SDIS est un dealer qui vit de la précarité des volontaires », « ils ne me veulent pas comme pro [fessionnel] ça coûte trop cher mais ils sont bien contents de me trouver comme Volduche (volontaire) pour boucher les trous de la garde ! »…

Tous ces propos, j’ai fini par les entendre et les comprendre au fil des années ; je me suis ainsi rendu compte que je ne voulais plus non plus « monter des gardes pour rien » mais que si je venais en caserne, c’était aussi pour avoir quelques rétributions financières pendant les années de recherche de postes dans l’enseignement supérieur. Pour d’autres, les frais de scolarité dans le privé, les remboursements d’emprunt pour un pavillon ou la nécessité de gonfler ses revenus quand la compagne ou l’épouse ne trouvait pas de travail comptaient aussi dans le prolongement de leur engagement. Inutile de dire qu’évidemment « personne ne fait ça pour l’argent » comme on le soupçonne parfois des Vakéraptors[14] – mais impossible de croire que cet aspect ne compte pas. Et c’est aussi au temps long que je dois d’avoir pris la mesure (intellectuellement, psychologiquement et physiquement) de ces enjeux du milieu pompier, toujours représenté par de jeunes hommes en pleine forme et sereins, comme si l’uniforme avait réussi à faire disparaître leur être social.

La vieillesse n’est qu’un mot ?

Des danseurs éternellement jeunes ?

La capacité à appréhender les effets du temps, sur une cinquantaine d’enquêtés, quasiment en continu pour une vingtaine d’entre eux et de manière plus fractionnée pour une trentaine, conduit à s’interroger sur ce que représente le vieillissement du danseur sur un marché du travail hyper compétitif caractérisé par son renouvellement continu, de plus en plus rapide en raison de l’extension d’un marché de la formation supérieure européen. On s’intéressera ainsi à la figure vieillissante du danseur, juste avant d’envisager le retrait du marché du travail ou alors même qu’il est en cours. Alors que la figure de l’artiste et plus particulièrement du danseur est associée à la jeunesse, l’enquête ethnographique sur le temps très long rencontre la question du vieillissement. On ne parlera pas de la vieillesse comme d’un état mais comme d’un processus qui se déroule autant à 60 ans qu’à 35 ans alors même que les chances de succès pour décrocher un emploi s’amenuisent, que la sortie prochaine du métier modifie un style de vie jusqu’alors décalé. Les autres interviennent de façon majeure, car le vieillissement est d’abord un phénomène relationnel. Les relations entretenues avec l’entourage professionnel et personnel et les interactions quotidiennes sont coproductrices du vieillissement, mais aussi des supports du processus. L’un des apports majeurs de l’approche ethnographique est de se centrer sur les vécus individuels du rapport au vieillissement et à la façon soit de l’avaliser soit de le contourner.

La jeunesse, comme le souligne Gérard Mauger, peut s’éterniser ou être quasiment réitérée dans le cours d’une trajectoire biographique en raison de la précarité, de la remise en cause toujours possible du lien matrimonial et du lien salarial. Dans un style de vie marqué par le changement régulier d’emploi, le déplacement, des scripts moralement plus ouverts tant au niveau des orientations sexuelles que de la stabilité matrimoniale, la jeunesse est une valeur implicitement partagée par ceux qui peuvent pleinement vivre ce rapport au monde. Ce vieillissement retardé ou cette jeunesse fabriquée suppose le maintien d’une activité professionnelle régulière, un entraînement physique quotidien qui nécessite parfois des adaptations et des formes de spécialisations par l’intégration de pratiques de musculation et d’autres pratiques physiques (natation, yoga) pour soulager les maux les plus courants comme le mal de dos ou l’arthrose mais aussi des pratiques culturelles, un style vestimentaire qui les éloigne encore de leur âge social (vêtement de créateur, teinture de cheveux).

La plupart de mes enquêtés de plus de 50 ans encore en activité font « moins que leur âge » et n’hésitent pas à le souligner. Ils mobilisent des récits sur eux-mêmes qui oscillent entre continuité, en montrant ce qu’ils peuvent encore faire comme prouesse physique et discontinuité[15], en ménageant l’instrument de travail qu’est le corps et assumant que tel ou tel type de virtuosité physique (souvent acrobatique), « ce n’est plus de leur âge ». Mais ce démenti apporté au temps, par l’expression d’une persistance de la continuité physique, suppose des conditions de possibilités extrêmement contraignantes. Lorsque cette condition n’est pas respectée, le corps usé se rappelle de manière parfois cruelle à ceux qui se pensent protégés par des dispositions physiques virtuoses qui les ont distingués jusqu’alors. C’est le cas de Damiano, 53 ans, qui possède une détente naturelle (capable de sauter sans élan 1 m 10 de hauteur dans ses jeunes années) qui lui donnait une virtuosité acrobatique peu commune. Il précise régulièrement son âge pour souligner sa bonne forme, alors même qu’il ne s’entraîne pas, continue de façon ostentatoire à ne pas s’échauffer, boit de l’alcool régulièrement et fume aussi. Depuis trois ans, il enchaîne les blessures, les claquages et les tendinites en particulier qui lui font progressivement quitter le métier.

Tant qu’ils continuent à se penser danseurs et qu’ils maintiennent un entraînement régulier, ces danseurs qui ont dépassé la quarantaine accomplissent des actions quotidiennes parfois assimilées à des petits rituels ordinaires qui apparaissent comme des « modes spécifiques de formalisation de la temporalité[16] ». Ils développent ainsi un rapport fixiste au temps, constitué de périodes rythmées par l’entretien de la force de travail et d’autres de créations et de tournées intensément vécues, dans lesquelles le temps se contracte, renforçant la perception pour soi-même et par les autres d’une jeunesse qui se prolonge indéfiniment.

J’ai rencontré Thierry en 2001. Alors âgé de 39 ans, il vient d’être embauché par une des chorégraphes les plus réputées dans le champ de la danse, ce qui donne une nouvelle ampleur à sa carrière. Alors en couple et père d’une petite fille, il doit partir en province où se situe la compagnie. C’est un an plus tard qu’il se sépare alors qu’il met au jour son homosexualité. Les dix années suivantes, il enchaîne les contrats avec les compagnies françaises les plus prestigieuses. En création ou en tournées, son rythme de vie est scandé par les déplacements, les périodes pendant lesquelles il a sa fille quelques jours par mois. Ses relations amoureuses, éphémères, sont avec des partenaires souvent beaucoup plus jeunes que lui.

En ce qui le concerne, la précarité propre aux métiers du spectacle est heureusement vécue car signe d’une diversité d’employeurs prestigieux. D’une part, son style de vie est caractérisé par le nomadisme, une présentation de soi « jeune » (vêtement près du corps mettant en valeur un corps svelte et musclé). D’autre part, il est identifié par ses collègues à un mode de vie ascétique, rythmé par son entraînement régulier dans des salles de sport et la pratique quotidienne de la natation ainsi que par une alimentation savamment contrôlée, la prise de complément alimentaire et l’usage de crème anti-vieillissante. Indéterminable dans son âge, il semble avoir suspendu le temps social réalisant en cela la figure stéréotype de l’artiste capable d’apporter tous les démentis temporels aux logiques sociales[17]. Cette trajectoire peu commune suppose d’avoir les instruments pour repousser tant l’âge physiologique que l’âge social, les deux se répondant dans une tension constante. Ainsi, sa socialisation à une identité homosexuelle urbaine et ancrée dans un milieu artistique peut être ici envisagée comme l’une des composantes d’un style de vie jeune qui en retour lui donne la possibilité de se concentrer sur le maintien de la forme corporelle, condition de son employabilité tant sur le marché des liaisons sexuelles que celui de la danse.

Suivre des enquêtés sur près de vingt ans permet alors de saisir deux dimensions du vieillissement. D’abord, on l’a vu, celle de pouvoir penser le vieillissement dans un métier associé, dans les faits et dans les représentations, à la jeunesse mais aussi les stratégies des agents pour se garder des marques du temps. D’autre part, penser sur plusieurs trajectoires ces formes de résistances ou au contraire de lâcher prise face à un temps social qui s’accélère après 35 ans, c’est pouvoir comparer et pointer la différence des ressources que les agents détiennent pour se maintenir dans le métier envers et contre le temps. Ainsi, c’est réintroduire la différentiation sociale des agents dans des univers dans lesquels celle-ci est fortement atténuée dans les discours, le registre du talent étant prioritairement utilisé tant par les danseurs, que par les employeurs-créateurs.

Des pompiers toujours « en forme » ?

Comme pour les danseurs, les pompiers doivent pouvoir compter sur un capital physique qui est leur principal atout pendant longtemps et qui est constamment sollicité sur le terrain. Qu’il s’agisse d’un feu pour lequel l’engagement physique est intense, ou de brancardages plus ou moins difficiles (aspect physique du métier bien plus invisible et moins glorieux mais bien plus fréquent en réalité), le corps est constamment mis à l’épreuve. Les réveils inopinés, les repas interrompus, le temps de pause impossible, en un mot le constant morcellement des journées et des nuits fait son oeuvre au fil du temps. « Je suis plus au taquet comme avant », « c’est mon genou en plastique qui me lâche », « mon brancardage ce sera : “Lève toi et marche” parce que j’ai le dos en bouilli », nombreux sont les pompiers qui connaissent plus ou moins prématurément les effets de l’usure physique, de la fatigue voire de blessures et doivent donc apprendre à composer avec un corps usé, vieillissant rapidement et souvent douloureux.

Leur capital physique est central dans leur vie : sports, métier, relations amoureuses, capital agonistique, ils peuvent en général compter sur un corps robuste et entraîné apte à les sécuriser en de nombreuses circonstances. Leur expérience du vieillissement est d’autant plus difficile voire douloureuse à vivre qu’elle met en cause leur principal – et pour certains presque leur unique – capital : le double sentiment de mésestime de soi et d’insécurité plus ou moins avouable qui en découle n’est pas forcément visible pour quelqu’un qui enquêterait ou fréquenterait ce milieu sur un court laps de temps. On ne se confie pas sur son insécurité physique à un inconnu et l’on met du temps à conquérir cette confiance.

C’est aussi le vécu de l’ethnographe qui donne sens et pertinence à cette dimension du monde pompier : s’entendre railler gentiment quand « on ne monte plus autant de tractions qu’avant », qu’on baisse inexorablement dans les scores des tests physiques annuels, qu’on se fait plus long au réveil, plus lent à l’habillage, plus fatigué en haut d’un immeuble, plus réticent à l’approche des tapes amicales et vigoureuses, plus méfiant et inquiet lorsqu’il faut affronter une victime agressive, moins sûr de soi lorsqu’il faut sécuriser un collègue… Toutes ces situations, les « pompiers vieillissants » les vivent, et mal ; l’ethnographe aussi. Et c’est au fil du temps que l’on s’en rend compte.

Mais la question du vieillissement ne se limite pas à celle de l’observation des agents, elle réside dans la transformation des interactions que l’enquêteur a pu avoir tout au long de ces années avec ses enquêtés, dans le type de données recueillies, leurs effets sur la stabilité des problématiques et partant de la façon dont l’objet de recherche se recompose.

La « confiance » prend du temps…

Créer les conditions d’une relation de longue durée

La proximité entretenue de certains enquêtés sur la durée pose les conditions de possibilités de cette connivence qui se prolonge avec certains plutôt qu’avec d’autres. Elle oblige aussi à s’interroger sur le renouvellement des enquêtés tout au long de ces années. Pour le dire clairement, l’approfondissement de relation sur plus de quinze ans avec les enquêtés renvoie parfois à ce que Michael Naepels appelle « ce rapport d’intimité extérieure » à savoir « l’amitié »[18]. Il suppose selon lui la possibilité de « l’implication subjective de l’enquêteur » avec certains interlocuteurs « au hasard des rencontres » dans sa nécessaire « extériorité par rapport aux enjeux sociaux d’une situation ». Si les relations dans la durée peuvent prendre la couleur de ce que l’on appelle communément « l’amitié » et donner le sentiment d’un échange d’égal à égal, ces relations se doivent d’être objectivées dans le travail de réflexivité de tout enquêteur qui veut échapper au mirage des affinités électives. Pour le dire autrement, l’inscription de la relation dans la durée ne se fait pas au hasard, et se doit d’être sociologisée. Il faut alors se poser la question de quels enquêtés pour quels enquêteurs et tenter de comprendre ce qui dans les propriétés des uns et des autres fait sens, autorise la convergence d’intérêts à certains moments de l’histoire de vie des uns et des autres.

Ces enquêtés sont pour la plupart des hommes, tout d’abord parce qu’une complicité d’expériences genrées (le masculin dans un métier dit féminin) mais surtout parce que pouvoir durer dans le métier est davantage le fait des hommes que des femmes. Rares sont celles qui vont au-delà de la quarantaine, davantage discriminées sur leur âge que les hommes sur le marché du travail mais aussi davantage poussées à se reclasser plus rapidement vers des activités d’enseignement[19]. Ce qui caractérise la plupart de ces enquêtés repose sur le caractère non hétérodoxe de leur trajectoire, soit parce qu’ils sont d’origines populaires, soit parce qu’ils n’ont pas reçu la certification du diplôme d’une école supérieure (comme c’est mon cas), sont entrés assez tardivement, vers 20 ans, dans le métier à une période du champ où cela était encore possible (des années 1980 au milieu des années 1990). Cette relation est alors non pas désintéressée mais répond à des intérêts croisés et des propriétés congruentes, loin de l’imaginaire égalitaire de la relation amicale et du hasard heureux évoqué par Michael Naepels[20]. Ce faisant, la notion même d’extériorité de l’enquêteur doit être nuancée et envisagée non comme une posture préalable mais comme la résultante du processus d’objectivation participante[21], qui permet de mettre au jour les convergences sociales traduites affectivement de l’enquêteur avec tel ou tel enquêté.

C’est aussi pouvoir déconstruire ce serpent de mer récurrent particulièrement à l’oeuvre dans le questionnement autour de la relation ethnographique, celui de « la confiance » qui devrait s’établir entre l’enquêteur et l’enquêté, avec son pendant plus sombre, celui de « la trahison » susceptible d’advenir, en fin d’enquête, au moment de la restitution éditoriale[22]. Pour sortir de cette tension qui réintroduit une dimension morale, peu « sociologisable », c’est davantage sur l’examen des spécificités des enquêtés qui se prêtent et même demandent l’inscription de la relation dans la durée que l’on peut comprendre le pourquoi de telle ou telle relation. Si l’usage du terme de « confiance » peut être (rarement) mobilisé dans les premiers temps de la relation d’enquête, il est totalement absent du vocabulaire de ceux qui ont joué le jeu de la longue durée dans la relation. Le sentiment de « trahison », lorsqu’il se manifeste est davantage provoqué par le sentiment d’insuffisance de l’enquête qui peut entraîner des raccourcis rapides dans le travail d’interprétation de l’enquêteur. La violation de la frontière entre ce qui relèverait du privé et du professionnel est largement intégrée dans le coeur même des relations ordinaires à l’oeuvre dans le champ du spectacle vivant[23]. Les sociabilités amicales (mais aussi amoureuses) sont l’assurance d’une insertion professionnelle efficiente. La relation d’enquête s’inscrit, ainsi, dans cette socialisation à un monde du travail dans lequel des relations affectives fortes sont l’expression d’un style de vie et d’investissements vocationnels. Enfin, le contenu du travail de danseur, caractérisé par le recul des barrières mentales et corporelles, condition d’une capacité à « innover », prédispose les enquêtés à banaliser la tension entre la dimension privatisée et professionnelle des relations.

A/Tous mes enquêtés voient dans mes titres universitaires l’une des sources valorisantes de l’entretien d’une relation longue durée avec moi. Certains parce qu’ils sont socialisés dès leur plus jeune âge à la norme scolaire, parfois eux-mêmes diplômés du supérieur, d’autres parce que ma position de sociologue leur autorise un espace d’une parole critique en accord avec ce qui leur paraît être la démarche sociologique, telle que je la représente à leurs yeux. L’inscription dans le temps de la relation me fait enfin apparaître, pour nombre d’entre eux, comme un porte-parole, témoin engagé dans la restitution de leur pratique professionnelle. Pour d’autres, c’est un rôle de conseiller d’orientation qu’ils me font jouer, jusqu’à me demander des lettres de recommandation lorsqu’ils envisagent des reprises d’études. Pour tous, c’est leur propension à s’intéresser au regard sociologique que je leur propose dans les échanges que nous pouvons avoir, pour certains dans la lecture de l’ouvrage sorti en 2010 et réédité en poche en 2012[24], dont ils sont souvent les acteurs. Quelques-uns d’entre eux vont jusqu’à lire des travaux de sociologues, à me demander des références bibliographiques, trouvant dans la démarche sociologique une compréhension de leur trajectoire professionnelle mais aussi personnelle.

La publication de mon ouvrage (et la parution en poche en 2012) et à sa suite quelques invitations dans des théâtres, des festivals et centres de formation supérieures donnent une plus large diffusion au travail entrepris depuis plusieurs années. De nouveaux enquêtés se proposent spontanément à moi, soit en m’écrivant sur Facebook, soit par mail et souvent lors de rencontres dans des espaces de sociabilités professionnels (cours de danse, auditions, stages) et amicales (soirées) renouvelant et rajeunissant mon échantillon mais surtout me repositionnant dans le rapport d’enquête. Clairement identifié dans ma double appartenance, la plupart savent que j’ai travaillé, il y a encore peu, avec des compagnies réputées, m’accordent une identité de danseur, tout en m’associant à l’ouvrage qu’ils ont lu ou dont ils ont entendu parler.

Ainsi, je rencontre Kamil, en 2011, dans une salle de sport dans un quartier populaire de Paris. Il m’aborde en me disant qu’il m’a déjà vu danser. Nous sympathisons et au moment d’échanger nos coordonnées, il m’identifie comme l’auteur de l’ouvrage qu’il vient de lire et qui lui apparaît décrire précisément ce qu’il ressentait dans l’exercice de son métier de danseur. S’ensuit une relation de plus en plus étroite, qui me voit lui recommander des ouvrages de sociologie générale et l’engager comme interprète dans mes premiers projets chorégraphiques. Il entreprend, avec succès, dans le cadre d’une future réorientation des études de sociologie (il est aujourd’hui en master tout en travaillant dans une des compagnies les plus prestigieuses du champ). Cette proximité à la fois affective et intellectuelle, en fait un de mes informateurs privilégiés sur ces dernières années alors que je suis beaucoup moins inséré sur le marché du travail, comparativement aux années 1990 et 2000.

Enfin, l’évolution de la relation d’enquête participe à l’élaboration de nouveaux objets. Passer du statut d’interprète à celui de chorégraphe, vieillir et sentir son corps éprouvé par l’usure du temps, se retrouver confronté à plus de quarante ans à un marché du travail de la danse en perpétuel renouvellement d’une main-d’oeuvre plus jeune et maîtrisant des techniques du corps plus diversifiées m’a incité à m’intéresser à la fois à la question du vieillissement et à prolonger l’enquête auprès de danseurs à la lisière de la sortie du métier. La stabilité de ma position universitaire m’a autorisé à prolonger la durée de l’enquête, façon aussi de me maintenir dans une activité qui constituait l’un des sens donnés à ma vie. La lecture de travaux novateurs sur la mobilité sociale[25] et les processus de différenciation sociale par corps[26] m’ont donné le temps et la possibilité de faire un retour réflexif sur ma recherche et de systématiser des données sur les rapports entre mobilité sociale et vocation artistique[27]. Par ailleurs, ma réflexion s’est progressivement déportée vers les processus de consécration à l’oeuvre dans le champ chorégraphique.

Le temps pour corriger les erreurs d’analyse, comprendre la complexité d’un acteur social, réduire les écarts dispositionnels

B/Longtemps identifié aux enseignants du fait de mon statut de « Docteur » qui m’a valu le surnom « Doc » et que je n’ai jamais réussi à trouver mieux pour me présenter que de dire que j’étais « prof de socio », beaucoup ont tu leurs rancoeurs à l’égard de l’école et de ce qu’ils y avaient vécu. La figure du prof’ est souvent associée pour nombre de mes collègues pompiers à quelqu’un qui n’a pas su, voulu ou pu les aider. Mais surtout une figure traditionnelle de gauche, voire gauchiste, qui semble éloignée des réalités de leurs vies mais surtout dominée par des idéaux, plus ou moins irréalistes, mâtinés de moralisme de bon aloi. Classiquement, le prof’, laxiste du point de vue social voire moral, toujours favorable aux « petits branleurs qui nous pourrissent la vie », toujours évidemment enclin à vouloir sauver toute la misère du monde sauf celle qu’il a sous les yeux[28], n’a pas bonne presse. Beaucoup reconnaissent avoir été des élèves médiocres, indisciplinés mais sans gravité, un peu rebelles, sans doute « pas faciles à gérer ». Il aura été bien difficile de dire ses rancoeurs et son ressentiment pour l’école à quelqu’un assimilé aux enseignants et c’est souvent en parlant des enfants que j’ai pu mesurer ce qu’il en était. En discutant longuement des écoles de secteur, des occasions d’aller dans le privé, nombre de mes collègues ont cherché à me faire comprendre leur désarroi. J. a toujours préféré le public, « par tradition, aussi parce que moi je bosse pour le service public donc… » mais la situation semble particulièrement tendue avec son second fils, « turbulent au dire de la maîtresse », mais surtout « malheureux comme les pierres quand il doit aller à l’école le matin » :

T’en penses quoi toi, Doc ? Ouais en fait je sais ce que t’en penses : t’es pour le public, le privé c’est mal tout ça, me lance-t-il un matin à la pause café avec une pointe d’humour et d’agressivité en même temps. Je comprends, je respecte et même je partage mais là c’est plus possible, le gamin il chiale tous les matins, je suis convoqué tout le temps – il a fait ci il a fait ça – je te jure des fois j’ai l’impression que c’est un criminel quoi ! Je crois pas qu’on va pouvoir tenir longtemps comme ça. Ce qui m’énerve là-dedans c’est que la maîtresse et même la directrice elles ont l’air de penser que c’est lui qui est comme ça, qu’il est juste mal élevé ou quoi… mais je sais pas elles ont pas vu leur école ? ! Il en reste combien des petits Blancs… si ! je suis désolé de le dire comme ça mais c’est vrai ! En tout cas, lui il me dit que les autres viennent tout le temps le chercher et qu’en gros il se défend… je sais pas exactement ce qui est vrai ou pas mais ce qui est sûr c’est que ça va pas et si les instits continuent de toujours prendre la défense des autres et de lui tomber dessus, moi je vais l’enlever de là ! Bah d’ailleurs, je sais pas mais y a des problèmes comme ça à Paris ? Hein ? ! Je sais pas pourquoi mais mon petit doigt me dit que non…[sourire mi-vengeur mi résigné].

Après un passage par le privé, J. finira par déménager et trouver une place dans une école publique « plus préservée » comme il le dit tout en me faisant remarquer que ses problèmes sont largement partagés et qu’il en a souvent discuté :

Bref, je sais pas si c’est qui avons un problème ou si c’est vous qui voulez rien voir mais c’est quand même pas facile de pas aller dans le privé dans certains coins… ça ressemble pas à ce que j’ai connu gamin, on était un peu voyou, on faisait des conneries quoi mais là je trouve tout hyper tendu… je pense que ça peut facilement partir en sucette… mais faudra pas venir nous faire la leçon qu’à nous ! En tout cas moi je t’aurai dit mon sentiment après…

Je reste persuadé que seul le temps long aura permis de dire à un « prof » son désamour de l’école, son ressentiment, sa rancoeur mais aussi sa tristesse et sa déception pour une profession que j’incarnais. De même, les formes d’anti-intellectualisme que cette rencontre souvent manquée entre mes collègues pompiers et l’école a pu provoquer n’ont pu surgir sur un mode autre que la provocation ou l’humour un peu agressif qu’avec le temps. Si j’avais pris pour argent comptant ce qui m’était dit sur ce chapitre pendant longtemps, j’aurais bien vite conclu à de la « haine populaire anti-intello » très classique, « explication sociologique » qui a toute chance de ressembler à une tautologie.

Le temps long voire très long de l’ethnographie permet donc de modifier ses grilles d’analyse et de perceptions sociologiques, peut-être devait-on dire plus justement qu’il contraint à regarder et comprendre différemment ceux avec qui l’on vit pendant plusieurs années. Je dois sur ce point admettre que j’ai mis du temps à m’apercevoir que je faisais fausse route sur l’un de mes collègues de caserne qui est longtemps resté très énigmatique à mes yeux. Arrivé quelques années après moi, j’appris presque incidemment au bout de plusieurs mois qu’il était diplômé d’une grande école de commerce, fait rarissime chez les pompiers. « Spontanément » (parce qu’intellectuel en doctorat) et professionnellement (parce qu’apprenti sociologue) attaché à ce fait sociologique massif – le niveau de diplôme[29] – je ne comprenais pas pourquoi il semblait si bien adapté au milieu pompier, peu enclin généralement à accorder sa confiance aux diplômés qui risquent d’importer le capital scolaire dans un monde où le capital physique demeure central[30].

Pompier efficace mais peu loquace, il se fait assez rapidement une réputation d’être fort peu empathique avec les gens classiquement rangés dans la catégorie des « cas sociaux » selon une terminologie indigène. Nous avons néanmoins régulièrement des discussions et débats sur l’état de la société, ses maux et comment y remédier sachant pertinemment l’un et l’autre que nous ne sommes pas sur la « même longueur d’onde politique ». Lors de ces discussions, rarement collectives au début, mais plutôt en se croisant dans les vestiaires, en revenant d’intervention après avoir déposé la victime à l’hôpital de secteur dont les Urgences croulent littéralement sous l’affluence et ressemblent certains jours à la cour des miracles, je défends plutôt une idée classique de service public qui a de moins en moins les moyens d’assurer ses missions, tandis qu’il argumente, toujours posément, en faveur d’une société qui responsabilise les gens et ne prenne pas en charge « toute la misère du monde », expression popularisée par Michel Rocard. Sans agressivité, il fait pour sa part le constat de l’impossibilité de continuer comme cela, de l’épuisement des services (pompiers, police, hôpitaux, École…), de « l’attractivité problématique des pays d’Occident pour de très nombreuses populations que nous ne pourrons gérer à moyen terme étant déjà dans l’impossibilité de nous occuper des Français, que ce soit pour les former, les soigner ou évidemment leur permettre de trouver un travail ».

Autant je comprends cet argumentaire que j’ai souvent entendu et il est ici plus armé par des analyses économiques et géopolitiques largement forgées dans son École de commerce, autant son engagement chez les pompiers reste du coup une énigme à mes yeux. Pourtant on ne peut douter une seconde qu’il est particulièrement à l’aise dans ce milieu et sympathise aussi rapidement avec les gendarmes du secteur qui deviennent de véritables amis ; en revanche ses anciens condisciples semblent particulièrement peu présents dans sa vie et ses deux réseaux de sociabilité sont parfaitement étanches, excepté lors d’une seule soirée que nous passons dans un appartement relativement cossu qu’il habite en colocation à Paris, dans le 7e arrondissement.

Mais le plus étonnant est de voir au fil des ans tous les emplois en lien avec ses compétences scolaires de haut niveau (gestion, comptabilité, finances) qu’il trouve et quitte plus ou moins rapidement semblant chaque fois tout à fait insatisfait. Il va même jusqu’à continuer de monter des gardes en région parisienne le week-end alors qu’il travaille à la frontière allemande et se lance dans un engagement de pompier volontaire dans un autre département proche du nôtre. En un mot, il semble occuper des boulots toujours plus ou moins « alimentaires » alors que son engagement chez les pompiers est sans faille. Muni de tous ces indices, je n’en demeure pas moins convaincu qu’il doit y avoir un « accident biographique » susceptible d’expliquer cet engagement si peu conforme à ses propriétés scolaires et sociales dont je ne sais en réalité que fort peu de choses pendant longtemps.

Je suis sensible au fait qu’il est manifestement attaché à la valeur de cohésion du groupe des hommes du rang gardant le silence sur les éventuels problèmes rencontrés en intervention et défendant toujours les collègues lorsque la hiérarchie tente d’éclaircir telle ou telle « affaire » (blagues de caserne, bizutages, tensions entre pompiers…). Pour lui, le groupe des pairs prévaut toujours et les pompiers de terrain méritent respect et considération quelles que soient les volontés managériales d’encadrement, de contrôle ou de surveillance auxquelles nous pouvons être confrontés. Son assurance scolaire et sociale – sans jamais faire étalage de ses titres – lui donne par ailleurs des ressources pour résister face à des officiers à qui il sait pouvoir en imposer le cas échéant et dont il ne recherche en aucun cas les bonnes faveurs. Sur bien des aspects nous nous retrouvons donc et nouons une amitié durable et sincère, bien que nous ne partagions pas les choix politiques.

Lorsqu’il m’est proposé de faire des entretiens avec des pompiers sur leur rapport au politique, je pense rapidement à lui en me disant que nous nous connaissons suffisamment pour qu’il puisse me dire ce qu’il pense réellement, ce à quoi il adhère profondément. Notre premier entretien a lieu comme il se doit à la caserne, un soir de garde, entre bips qui sonnent et collègues qui viennent nous « chambrer » et veulent savoir « si nous refaisons le monde ». Dans un bureau un peu à l’écart, dans la pénombre, avec l’écran d’ordinateur sur lequel s’inscrivent les interventions en cours, nous discutons politique tranquillement. J’« apprends » alors qu’il a 27 ans, qu’il est diplômé d’une grande école après avoir fait l’essentiel de sa scolarité dans le privé, qu’il a « fui la prépa Math[31] remplie de petits garçons qui jouent à la playstation et parlent que foot », qu’il est en CDI (contrat à durée indéterminée) chez un éditeur de logiciel de gestion, que sa famille d’adoption était catholique tendance Christine Boutin[32], qu’il se considère comme pratiquant, protestant, à droite classique pas du tout extrême droite notamment parce que Marine Le Pen lui semble très incompétente sur le plan économique. Quand je lui demande de résumer la situation politique du moment, il développe calmement :

Le problème, c’est qu’ils ont un « grand » charisme d’huître quoi ! Peut y avoir des idées novatrices mais comme les gens ont changé… moi je dirais que la laïcité c’est important… moi je suis croyant, protestant, et je défends certaines valeurs par exemple bon je suis totalement contre le mariage homo et les dérives de la société ça c’est sûr… mais bon après je suis pas « pratiquant pratiquant » mais bon quand même… Villepin pourquoi pas par exemple mais bon la plupart ont pas les épaules… c’est ça le problème… au-delà de son addiction au sexe DSK il aurait fait un très bon challenger contre la droite et très capable de représenter la France par exemple… le passage au FMI c’est important aussi… j’aurais pu voter pour lui, oui, certainement, … ma cotisation UMP je l’ai prise pour 5 ans avec Sarkozy président mais bon… maintenant… la question si c’est la gauche qui passe ça change quoi, pour nous pas grand chose, on garde notre boulot, on n’a pas droit aux allocs, on paierait un peu plus d’impôt et puis ? Rien en fait… mais ça va amener quoi dans la société ?

Il définit ses orientations politiques sur la base des impacts économiques que l’on peut en attendre ou craindre (il fait alors jouer sa compétence spécifique sur ces questions et peut se montrer très précis sur des questions fiscales par exemple) et le problème plus général de l’identité de la France voire de sa grandeur ; il est alors très prolixe et déploie son argumentaire avec toute la force de l’évidence, ayant très rarement recours à des expressions racistes par exemple :

Pour moi au XXIe siècle il est urgent de voir où on va, parce qu’on a un problème avec l’immigration, avec la société qui a perdu confiance dans ses institutions, et avec les autres pays parce qu’on est la risée vu les problèmes sociaux qu’on rencontre… bon ça encore c’est pas trop grave, être la risée des autres parce qu’il y a des connards qui brûlent des voitures et d’autres qui font la grève bon je trouve ça dommageable pour la France maintenant bon ça change pas grand chose… mais est-ce qu’on va pas se retrouver comme la Macédoine avec un brassage culturel trop important… y a eu les Italiens, les Portugais, etc. on les aimait pas au début c’est vrai… bon maintenant y a des nationalités et des races qui s’assimilent mieux que d’autres ! On ne fait que subir les conséquences de notre passé colonial mais à l’avenir ? Tous les descendants de ceux qui ont voulu venir en France ? Les mêmes droits que les Français ? Le droit de vote aux élections locales, moi je suis absolument contre ! À terme on a quoi comme avantage à être Français ? Faut quand même se poser la question de l’identité française ? On veut garder quoi ?

Partisan de la non-hypocrisie radicale si l’on peut dire – « quand je vais voter, je prends qu’un seul bulletin et je vais pas dans l’isoloir, ça rime à quoi ? Je sais parfaitement pour qui je veux voter et je l’assume ! » – il l’est aussi de ce qu’il considère comme un réalisme politique et économique. Les « idées des bobos ou des gauchistes » c’est peut-être très bien sur la papier mais ça n’a aucun sens en réalité parce que ce n’est pas applicable et que « ça trahit un manque total de lucidité » :

Le futur président faut qu’il ait le charisme, une poigne, de la force de caractère… qu’est-ce qu’on fait des regroupements familiaux, de l’immigration illégale ? Dès qu’on fait une reconduite y a tous les connards qui vont dans la rue mais est-ce qu’ils comprennent que c’est nos impôts, des charges sociales supplémentaires, des délocalisations… ? ! Tout est engouffré dans des aides qui coûtent énormément à la France… des prestations sociales données à des gens qui les méritent pas… pour ceux qui galèrent et bossent Ok mais pour les autres ? Y a une mal distribution des aides sociales en France je dirais… OK les Assedic[33], les allocs pour les enfants oui mais bon c’est mal distribué… je vois des Français qui s’en sortent pas et les autres d’autres pays qui s’en sortent grâce à ça je trouve ça injuste quoi !

Quand je lui demande ce qu’il y a de différent avec le FN, il rétorque légèrement offusqué :

Moi FN ? Non absolument pas ! T’es Français t’as les droits qui vont avec ok mais bon faut arrêter là je pense, stabiliser la situation quoi… J’ai vu des gens dans mon École absolument contre la rénovation de barres HLM ou autres… ils étaient contre ! Moi j’étais plutôt pour parce qu’ils ont droit à un vrai logement et vivre mieux mais y en a qui le refusent et ne supportent pas ça je comprends pas trop, je trouve ça dommage… c’est vrai qu’à un moment j’ai eu un surnom, j’avais trop de cas’ soc’ en interventions à grande échelle ; mon surnom c’était « Le Nazi » (rires) mais paraît que tous les Asiatiques sont des fachos [rires]… non plus sérieusement trop de cas’ soc’[34] à grande échelle comme pompier donc bref j’en avais ras le bol et bon j’étais dans la provocation quoi je me suis calmé… si si je t’assure [sourire].

J’apprends aussi lors de ces entretiens qui se succèdent sous de multiples formes qu’il s’est engagé très tôt comme Jeune Sapeur Pompier, que ce milieu lui a toujours plu et qu’il ne supporte pas la vie de bureau. J’en viens ainsi à comprendre confusément que l’« accident biographique » ou l’énigme serait plutôt la grande École dans son cas : cette réussite scolaire s’explique parfaitement en tenant compte de parents cadres supérieurs dans le privé, une bonne scolarité scientifique dans des établissements privés (« je pense pas que ça m’ait influencé le privé côté scolaire mais dans les rencontres que tu fais oui ! On était tous fils de cadres sups, libéraux, avocats, docteurs… ») mais n’a semble-t-il jamais été investi réellement, comme je l’ai cru longtemps alors que les démentis du réel auraient dû me sauter aux yeux.

Aujourd’hui engagé dans la Gendarmerie Mobile, ayant échoué aux tests du GIGN[35], ce « collègue pompier » et « ami » de dix ans semble avoir trouvé sa voie professionnelle et être pleinement satisfait ; il retourne évidemment régulièrement chez les pompiers avec qui il continue d’avoir des liens très forts.

Je suis persuadé que je n’aurais pas compris grand-chose sociologiquement à quelqu’un comme lui passablement indéchiffrable pendant longtemps et rétif à toute forme de confidence (auto)analytique. Seules les années passées à ses côtés et les très nombreuses discussions que nous avons eues m’ont permis d’y voir plus clair et de mieux comprendre une trajectoire pour laquelle je suis longtemps resté obnubilé par la grande École qui, une fois n’est pas coutume, ne semble pas avoir été très investie. On peut penser qu’un autre type d’enquête aurait abouti à des résultats approximativement proches mais rien n’est moins sûr, d’abord parce que la confiance nécessaire prend du temps. Dire tout cela à un « Doc » sociologue de gauche sans tomber dans la caricature et la provocation comme cela se pratique souvent dans le milieu pompier, en sachant aussi qu’on ne sera pas la cible d’un mépris de classe ou de condescendance tout « simplement » parce qu’on discute en uniformes de pompier dans un lieu commun, la caserne, et qu’on a partagé déjà beaucoup en interventions, suppose le temps long, on peut le penser. C’est aussi qu’au fil des années, il a changé sur certains points : plus radical et provocateur à certains moments, blasé et indifférent lorsqu’il montait énormément de gardes pour compenser ses périodes de précarité professionnelle (son surnom d’alors était RAB pour « Rien À Battre » expression qu’il sortait à tout bout de champ), il est nettement plus posé tout en étant sûr de ses convictions depuis son entrée dans la Gendarmerie nationale.

Cette réflexivité à l’oeuvre dans ces deux enquêtes, dont le risque égocentrique s’amenuise avec la pratique régulière et banalisée de l’exercice, oblige surtout à assumer pleinement[36] la richesse de l’immersion dans le terrain. La confusion qui résulte de la position ambivalente de l’enquêteur n’est pas en soi un risque de dilution de la posture scientifique dans une posture militante mais, comme le souligne Alban Bensa[37], la possibilité d’assister à des séquences de la vie sociale des enquêtés que ceux-ci hésiteraient à partager avec un enquêteur perçu comme tel. Il faut alors accepter que l’enquêteur, par son immersion dans le terrain, participe pleinement au déroulement de l’action en cours, y prenne sa part, qu’il s’agit ensuite de restituer, mais renonce à prétendre, en permanence, à cette posture d’extériorité associée à la posture légitime du chercheur.

Conclusion

Se pose finalement la question de savoir « quand est ce que cela suffit » (Becker), quand les données sont-elles « saturées »[38] ? Dans le compromis épistémique interactionniste, l’épuisement et la récurrence des données collectées signalent la fin du travail de recherche, donnant une scansion aux différentes étapes de celui-ci, ainsi qu’une « garantie méthodologique[39] » dans le processus d’administration de la preuve. Dans cette perspective, particulièrement ajustée aux réquisits de la demande institutionnelle (travail de thèse ou des projets de recherche financés circonscrits dans le temps), faire preuve, c’est aussi faire la preuve de la capacité à ordonner son matériel dans un temps fini, à repérer ce qui empiriquement satisfait à un implicite quantitatif[40] propre à l’ambition d’une « montée en généralité » garante de scientificité. La très longue durée d’une enquête pose alors autant le problème de la codification du matériel recueilli que celui de son exploitation dans le cadre de l’appartenance à l’institution académique. En effet, compte tenu des impératifs de diversifications des objets requis dans la carrière universitaire pour obtenir des bourses, pour espérer recevoir la reconnaissance de ses pairs, il est peu rentable, en termes institutionnels, de rester sur son terrain au-delà d’une durée convenable sans s’exposer au soupçon d’affaiblissement des capacités d’innovation, d’individualisme voire de paresse intellectuelle[41]. L’idée assez répandue « qu’en fait, on s’aperçoit assez vite quand, sur un “problème”, la productivité des observations et des entretiens décroît[42] » naturalise paradoxalement la capacité du chercheur à stopper, sur des motifs purement scientifiques, l’exploration d’un terrain.

Or il y a beaucoup de raisons de décider de stopper un terrain qui ne sont pas liées au sentiment d’avoir fait « le tour de la question ». Parfois la lassitude de l’enquêteur, l’épuisement des ressources économiques, les contraintes de la production scientifique, peuvent être davantage explicatives que l’épuisement du terrain. Vieillir sur son terrain avec un certain nombre de ses enquêtés permet de faire varier les points de vues de ceux-ci au cours du temps, de remettre en cause ou d’approfondir des interprétations qui quelques années auparavant faisaient sens dans un état de la production théorique du champ de recherche. C’est intégrer l’épaisseur historique en pratique dans l’interprétation des trajectoires des enquêtés comme celle de l’enquêteur, en pointant les transformations du champ chorégraphique par exemple comme du champ académique[43]. Enfin, c’est, pour un certain nombre d’enquêtés, refuser de clore la description ethnographique de leur trajectoire, et toujours de tenter « de faire apparaître la cohérence d’attitudes et de conduites sociales, en inscrivant celles-ci dans une histoire ou une trajectoire à la fois personnelle et collective[44] ».

Le suivi dans le temps des trajectoires de certains agents permet ainsi de procéder à une approche longitudinale différente en gain de connaissance de celle habituellement proposée par la démarche quantitative. L’inscription de l’enquêteur dans une durée non conventionnelle produit des matériaux originaux, questionne leur interprétation et interroge les dimensions évolutives du rapport enquêteur-enquêté et plus encore les effets du terrain sur la façon dont le chercheur modifie progressivement et parfois imperceptiblement l’orientation de son regard. C’est que le type de données recueillies sur un temps très long complexifie le processus de construction d’un objet qui se recompose au fil de la présence sur le terrain, fait apparaître de nouveaux agents, dans des cadres politiques, sociaux et économiques qui varient. En se complexifiant, les matériaux ouvrent à de nouvelles problématiques, à l’encontre d’une division du travail sociologique requis par la spécialisation et la segmentation du champ académique.

On pourrait ainsi proposer l’analogie avec un palimpseste comme si le temps long permettait de voir apparaître des traces de « versions antérieures » d’un acteur social, de saisir la richesse et la complexité dispositionnelles de quelqu’un bien éloignées des pesanteurs simplificatrices de l’habitus qu’une certaine sociologie s’évertue à caricaturer. Le temps long permet de déployer les compréhensions sociologiques d’un acteur social dans les deux sens : en découvrant les strates déposées et retravaillées de son histoire et celles qui se construisent sous les yeux de l’enquêteur au fil du temps. C’est aussi la raison pour laquelle on n’en a jamais fini comme le veut la maxime de C. S. Peirce : « Do not block the Way of Inquiry ».