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En tant que milieu professionnel, le domaine des Relations internationales au Canada n’est pas diversifié : plus de 75 % des universitaires de ce domaine s’identifient comme blancs, et 70 % d’entre eux sont des hommes (Saiderman 2015). De plus, le pourcentage de femmes professeures est en déclin et ce déclin est particulièrement prononcé en Relations internationales (Hancock, Baum et Breuning 2013). Nous savons également que ces inégalités se reproduisent par le biais de cours, de conférences d’associations professionnelles et de promotions d’où les femmes sont absentes (Agathangelou et Ling 2002 ; Shepherd 2008 ; Sjoberg 2008 ; Smith 2010 ; Tickner 1997 ; Whitworth 2006). En effet, les inégalités dans le monde universitaire peuvent s’analyser en examinant les pratiques liées à la publication, l’embauche, les conférences et autres plateformes où se reproduisent les pratiques dominantes de la profession. Les perceptions liées à la spécialisation disciplinaire et professionnelle sont influencées par des hiérarchies raciales, coloniales, euro- et américano-centrées, ainsi que par le genre. Maliniak, Oakes, Peterson et Tierney (2008), par exemple, explorent la sous-représentation constante des femmes en Relations internationales tout au long de leur carrière dans le monde universitaire. Maliniak, Powers et Walter (2013), pour leur part, montrent que les citations sont significativement influencées par le genre de l’auteur. L’organisation Women in International Security et son chapitre canadien (Wiis-Canada) prônent le développement professionnel des femmes et leur leadership dans le champ des Relations internationales pour remédier aux inégalités de genre et à leurs conséquences sur nos perceptions de ce qu’est la spécialisation dans ce domaine. Wiis-Canada offre une plateforme multidisciplinaire qui permet d’augmenter la visibilité des femmes spécialisées professionnellement sur les questions de sécurité dans le domaine des Relations internationales, et de contribuer également à la reconnaissance de leur travail par leurs pairs.

Cet article explore les facteurs qui conditionnent notre appréciation de la compétence dans le champ des Relations internationales en se concentrant sur l’aspect genré, tel que l’a vécu l’auteure, qui a par ailleurs organisé l’atelier de Wiis-Canada[1] à Queen’s University en mai 2015, à Kingston en Ontario. Il s’interroge sur la façon dont Wiis-Canada et d’autres organisations qui ont pour but la promotion du leadership féminin dans un domaine précis peuvent influencer l’égalité des genres en Relations internationales. Dans cette analyse de discours, les expériences personnelles ainsi que professionnelles sont prises en considération et sont exprimées ici à la suite de conversations formelles et informelles lors de l’atelier. L’atelier permet aux jeunes chercheures de découvrir leur voix professionnelle et de réfléchir à la façon dont elles veulent présenter leur spécialisation à la communauté scientifique. J’expose et évalue ces discussions qui se sont déroulées lors de l’atelier de Wiis-Canada en me référant à l’environnement professionnel des Relations internationales. J’identifie tout d’abord les sujets et les enjeux qui ont été au coeur des discussions sur l’expertise genrée durant cet atelier avant d’explorer les effets professionnels et scientifiques de ces dynamiques genrées. Dans notre profession, l’expertise basée sur le genre a un impact sur l’articulation de la voix professionnelle, tandis que dans la discipline, celle-ci se trouve souvent muselée par des approches critiques plus courantes qui reproduisent les idées dominantes. Je décris aussi les expériences de mentorat qu’ont vécues les participantes tout en suggérant qu’il serait souhaitable d’offrir plus de formation en méthodes de recherche pour faire avancer l’expertise genrée dans le monde de la recherche, car mentorat et pédagogie vont de pair.

Mes premières réflexions dans le cadre cet article ont été inspirées par les commentaires de Maya Eichler, l’organisatrice du 9e atelier Wiis-Canada, en juin 2016. Eichler a noté qu’il existe une interprétation et une définition genrées de l’expertise et que certaines caractéristiques qui leur sont associées et qui sont au coeur de la quête du savoir dans notre domaine sont proprement masculines. L’expertise basée sur le genre est un concept nébuleux qui renvoie souvent aux dynamiques versatiles entre le savoir et l’autorité exercée par ceux qui définissent les grands axes de recherche des Relations internationales. Deux sociologues se sont penchés sur la question et ont su définir le concept comme étant :

des pratiques de compétence centrées sur les différences perçues entre les deux sexes, et exercées par l’entremise de réseaux basés sur le genre. Plutôt que des différences entre les hommes et les femmes exerçant la masculinité ou la féminité en tant que personnes, les différences relevant de l’expertise basée sur le genre tiennent aux revendications, aux compétences et aux réseaux qui relient le genre, le savoir et le pouvoir dans un certain domaine.

Azocar et Ferree 2015 : 842

Par conséquent, je définis ici « l’expertise genrée » comme étant la relation informelle entre les perceptions de l’autorité, de la légitimité et des connaissances, ainsi que comme la relation entre les idées politiques, sociales et économiques d’une part, et les expériences vécues des hommes et des femmes, et les idées associées à l’identité masculine et féminine d’autre part. Mon argument principal est que ces dynamiques ont un impact sur le développement professionnel des jeunes chercheurs et sur leur compréhension des compétences nécessaire dans leur domaine, surtout au tout début de leur trajectoire de recherche.

L’approche auto-ethnographique que j’adopte ici s’inspire du travail de Heather Smith et de son effort pour « discipliner la discipline », dans lequel elle prône d’ailleurs l’emploi des expériences personnelles comme méthode de recherche et dénonce les objectifs de recherche positivistes tels que la généralisation : « je doute qu’il y ait beaucoup d’expériences non dites, mêmes secrètes, qui soient très semblables. Pourtant, ces expériences sont trop souvent dénigrées en ce qu’elles sont “personnelles”, voire “anecdotiques” » (Smith 2010 : 4). La prééminence des approches positivistes en Relations internationales sape toutes les tentatives d’incorporer des concepts « non scientifiques », tels que les expériences personnelles, en leur déniant toute valeur scientifique ou rigueur disciplinaire, ce qui fait que la discipline reste aveugle à beaucoup de ses retranchements. Comme l’indique Tickner, « les expériences personnelles sont un atout important pour les chercheures féministes » (2005 : 8), mais souvent, elles ne sont pas considérées comme des contributions valables au champ disciplinaire, ce qu’évoque Cynthia Enloe lorsqu’elle parle de ses propres expériences personnelles pour étoffer ses réflexions sur les politiques genrées, surtout en ce qui a trait aux discussions sur quand et comment les femmes sont prises au sérieux (2013). Je ne m’attarderai donc guère sur la validité des expériences personnelles et j’irai de l’avant, afin de présenter plusieurs idées issues de l’atelier de Wiis-Canada en 2015.

I – L’Atelier Wiis-Canada

L’atelier Wiis-Canada est un atelier annuel consacré à l’analyse d’évènements contemporains dans le domaine des relations internationales et de la sécurité, qui met l’accent sur le travail des femmes dans ce domaine et encourage les nouveaux chercheurs. Wiis-Canada est une organisation qui se concentre sur la création d’un réseau global de femmes oeuvrant en Relations internationales afin de faciliter des opportunités de mentorat et de leadership pour la prochaine génération de femmes. Ce type d’événements peut sembler peu original, voire rétro. J’imagine que, pour les générations précédentes de féministes, il doit sembler un peu répétitif d’entendre les mêmes frustrations s’exprimer sur l’androcentricité et les hiérarchies figées du champ. On ne peut que célébrer le parcours des chercheurs qui se sont penchés sur les questions de genre tout en se questionnant aussi sur le chemin qu’il reste à faire. Je tiens à préciser que Wiis-Canada ne représente pas simplement une sollicitation à placer plus de femmes dans le domaine ; il s’agit plutôt d’un forum entrepreneurial qui vise à mettre sous la loupe les évènements, publications et programmes de notre domaine qui ne reconnaissent pas la disparité entre le nombre de femmes qui y travaillent et le nombre de femmes qui participent à l’avancement des connaissances et aux débats publics.

En explorant la thématique des Relations internationales tout en reconnaissant et rejetant les inégalités qui s’y rattachent, l’atelier Wiis-Canada apporte une piste de réponses aux chercheurs qui se demandent comment cette discipline reproduit et renforce des inégalités basées sur le genre : les panels d’hommes, le peu de séances présidées par des femmes, la priorisation de certains sujets, l’inclusion d’une femme comme modératrice pour répondre de façon cosmétique au besoin d’inclure plus de femmes, etc. L’atelier permet de remettre en question la façon dont les femmes sont appelées à adopter un mode masculin de performance professionnelle pour démontrer leur autorité, tout en essayant de contester cette construction décidément genrée de l’autorité. Le huitième atelier annuel, qui s’est tenu en 2015, présentait d’ailleurs une plateforme de discussion sur l’évolution du domaine des Relations internationales, en plus d’explorer la façon dont ces changements affectent les connaissances liées à la politique étrangère canadienne. Les thèmes universitaires incluaient les tendances de la politique étrangère canadienne, l’évaluation de la pertinence de ces politiques par le champ disciplinaire, ainsi que la coopération internationale. Les thématiques professionnelles portaient sur les activités de publication et les carrières au-delà du monde académique.

L’édition 2015 se concentrait sur trois activités principales afin de former la prochaine génération d’expertes en matière de sécurité internationale : des panels et des tables rondes, des opportunités de réseautage et des groupes de discussion consacrés au développement professionnel. Tandis qu’un seul des groupes de discussion avait comme sujet le genre, l’expertise basée sur le genre et la myriade de micro-aggressions qui renforcent les préjugés étaient au coeur de ces conversations. Pendant l’atelier de Wiis-Canada, les chercheures ont partagé leurs expériences relatives au sentiment que leur autorité et leur légitimité comme expertes se heurtent aux hiérarchies genrées du monde académique ; cela fut illustré par plusieurs exemples, comme le top dix des monographies dans le champ dans lequel ne figure aucune femme, l’absence de femmes dans les plans de cours (Open Syllabus Explorer 2016), le peu de femmes commentatrices dans les médias, ou le fait que les femmes professeures reçoivent systématiquement de plus mauvaises évaluations de la part de leurs étudiants que les hommes. En politique étrangère canadienne par exemple, un collectif, excellent par ailleurs et qui regroupe 21 chercheurs, ne compte que deux femmes parmi ses auteurs. Bien sûr, ces absences répétées se renforcent mutuellement et se reproduisent en raison de réseaux professionnels assez fermés. Ceux qui prennent ces décisions professionnelles se justifient en disant : « nous n’avons pu trouver de femmes à inclure ».

II – Compétences professionnelles

Plusieurs participantes à l’atelier de Wiis-Canada profitent de cet événement pour faire part de leurs stratégies pour contrer la misogynie de la profession. Elles évoquent différentes situations : le fait d’être ignorée pour un poste d’autorité, le harcèlement sexuel, la condescendance masculine et même la violence physique. Lors de ces conversations, en particulier dans des contextes inclusifs tels que Wiis-Canada, je n’hésite guère à partager et analyser mes histoires personnelles. Celles qui ont subi de telles agressions se disent qu’elles ne font tout simplement pas partie de la communauté professionnelle. Pour ma part, je le pense déjà assez sans que l’on me le rappelle de façon désagréable. C’est exactement cette politique de présence, de position et de voix que les participantes de Wiis-Canada veulent identifier et contester.

Lors de l’atelier 2015 de Wiis-Canada, les participantes ont raconté leurs expériences personnelles et leurs difficultés liées au genre. Les principales difficultés, surtout pour les universitaires les plus jeunes, étaient de découvrir où elles pouvaient participer aux débats publics et par quels moyens. La première question que plusieurs se posaient était de savoir comment elles devraient se présenter pour démontrer leur compétence professionnelle. Cette question met de l’avant des questions plus générales concernant la façon dont nous devons nous identifier sur le marché du travail, mais aussi de savoir qui possède la capacité de faire entendre sa voix sur la scène publique. En effet, l’une des compétences professionnelles les plus essentielles pour réussir dans ce domaine est la capacité de trouver et d’exprimer sa voix professionnelle. J’ai souvent dit à mes étudiants que le domaine universitaire est comparable à une toile de Piet Mondrian : il peut paraître simple, mais créer et exécuter un concept exige des compétences qui s’acquièrent sur une longue période de temps. Pour moi, cette liste de compétences commence par le développement de sa propre voix professionnelle. Apprendre à créer le ton et le timbre de sa voix professionnelle est la première étape de la création de sa propre image de marque. Reflétant les pressions d’un marché du travail très compétitif, l’image de marque du/de la jeune universitaire est devenue un élément essentiel de l’expérience doctorale.

La confiance en soi requise pour atteindre ces objectifs se trouve-t-elle minée par les dynamiques liées au genre ? Au cours de l’atelier Wiis-Canada, plusieurs moments étaient dédiés au développement professionnel, dont un dîner consacré au mentorat où chaque étudiante était jumelée avec une mentore ayant des intérêts semblables. L’expertise genrée affecte les identités multidimensionnelles que les jeunes chercheuses doivent bâtir lorsqu’elles parcourent le domaine des Relations internationales, en tant que discipline scientifique et en tant que profession. Le processus personnel au cours duquel chacune doit découvrir sa propre voix professionnelle est entravé par ces dynamiques qui affectent démesurément la confiance professionnelle de certaines. Il existe une symbiose entre le désir de se démarquer dans un domaine plutôt hostile et homogène et la volonté de créer l’espace nécessaire pour faire circuler de nouvelles idées.

Sandra Whitworth qualifie les préjugés qui se dissimulent sous un voile de neutralité de « nouvelle écologie de la misogynie ». Lors de l’atelier Wiis-Canada, la professeure Veronica Kitchen a abordé le rôle des gardiens de cette discipline, qui renforcent et reproduisent ces inégalités en ne reconnaissant ni les chercheurs femmes ni les approches basées sur le genre. Elle a d’ailleurs élargi la métaphore afin d’y inclure ceux qui restreignent l’accès aux coulisses du pouvoir dans le monde politique. Quand les méthodes d’accès basées sur le mérite ou le suivi de la filière échouent, la participation au domaine et aux processus décisionnels se limite aux gens que l’on connaît – souvent même à ceux qui nous aiment. Ce sont ces dynamiques qui étouffent la voix des femmes dans notre domaine et qui appauvrissent la qualité des discussions centrales au domaine des Relations internationales. Pour des jeunes chercheures comme moi, Wiis-Canada procure le vocabulaire et le soutien nécessaires pour défier ces règles non écrites.

Comme plusieurs de mes collègues, j’avais eu l’impression de n’être pas la bienvenue à plusieurs évènements qui s’étaient tenus dans notre domaine. À l’atelier de Wiis-Canada en 2015, les questions posées par les étudiantes reflétaient une certaine difficulté à trouver sa voix professionnelle. Par exemple, une candidate au doctorat a demandé au groupe comment parer à son manque de confiance en ses propres compétences lors des interventions médiatiques. La fondatrice de Wiis-Canada, la professeure Stéfanie von Hlatky, a également fait allusion aux difficultés d’intégration des jeunes chercheuses au sein de la communauté universitaire, dans un environnement souvent exclusivement mâle. Les expériences vécues par les femmes lors d’évènements universitaires étaient d’ailleurs aux antipodes de ce que von Hlatky avait vécu lors de sa première participation à un évènement de Wiis qui s’était déroulé à Washington. Elle avait pu discuter avec d’autres femmes de ce domaine afin d’explorer d’autres approches épistémologiques et ontologiques, mais aussi d’identifier des défis à caractère professionnel. Réfléchir aux discours qui dominent le domaine des Relations internationales est un impératif pour tout jeune chercheur. Mais quand la pédagogie est dominée par ceux qui ne reconnaissent pas la nature genrée et souvent pernicieuse de la quête du savoir, il devient extrêmement difficile pour certaines de cerner leurs objectifs de recherche. En tant que femme explorant la politique étrangère à l’extérieur des frontières conventionnelles du champ des Relations internationales, qui sont davantage axées sur la coopération et le conflit, j’espérais que l’édition 2015 de l’atelier Wiis-Canada puisse offrir un forum pour réévaluer la politique étrangère canadienne – comme champ d’étude et comme champ de pratique, pour mieux comprendre les visées internationales du Canada tout en reconnaissant la pluralité des voix et perspectives de la discipline.

La marginalisation de certaines voix opère de plusieurs façons : la stratégie la plus courante consiste à organiser des panels entièrement composés d’hommes. Whitworth a suggéré qu’un panel exclusivement masculin est l’équivalent universitaire du « fhritp »[2]. Eichler a par ailleurs commenté le fait que ces panels servent à reproduire les institutions et les arrangements de pouvoir existants. Il semble donc évident qu’un panel de dix panélistes ne devrait pas être constitué de dix hommes, de même que le ratio hommes/femmes chez les éditorialistes ne devrait pas être de 85 % et 15 % respectivement (Yaeger 2012). Pourtant, ces déséquilibres persistent. Même si la simple inclusion de femmes et de perspectives genrées est insuffisante, l’un des objectifs de l’atelier Wiis-Canada est aussi de s’interroger sur la crédibilité d’évènements professionnels qui ne reconnaissent pas les entraves à la participation qui affectent davantage les femmes que les hommes. L’objectif est également de reconnaître que la visibilité des femmes ne devrait pas simplement se limiter à inclure plus de perspectives féminines, mais que le domaine des Relations internationales est appauvri quand ces déséquilibres ne sont pas reconnus.

Il est essentiel de soutenir les jeunes chercheur(e)s qui sont en train de définir leur contribution à la communauté scientifique, surtout à l’époque du publish or perish. Durant l’atelier Wiis-Canada 2015, l’un des évènements qui attira le plus de monde était celui intitulé « La publication en Relations internationales ». Cet évènement offrait des perspectives à la fois universitaires et professionnelles sur les activités de publication. Les opportunités de publication se précisent à la suite de présentations lors de conférences, sur des blogues ou en fonction des échéances du calendrier, mais l’appui des pairs est tout aussi crucial dans ce domaine. C’est un monde qui peut être intimidant, surtout si votre méthodologie ou vos méthodes sont considérées comme marginales par certains. Comme Hancock, Baum et Breuning (2013) l’ont découvert avec les données de sondages, les femmes emploient plus souvent des méthodes qualitatives et des programmes de recherche non traditionnels, ce qui réduit leurs chances d’être publiées dans les revues où elles sont évaluées par leurs collègues masculins souvent plus âgés.

Dans certains des sous-champs des Relations internationales, les limites de l’expertise genrée sont particulièrement déplorables. En politique étrangère canadienne, ceux qui osent critiquer le statu quo peuvent subir des conséquences professionnelles assez sérieuses, tandis que cela ne semble pas affecter ceux qui travaillent dans un sous-champ plus grand. Ainsi que le font remarquer Black et Smith, la communauté scientifique étudiant la politique étrangère canadienne est petite, et nous accordons trop d’importance au travail des autres (1993 : 768). Même si cela contribue à une plus grande convivialité, quoique superficielle, cela peut aussi nuire à l’évolution du champ. Une si petite communauté implique que le fait de formuler un argument critique peut avoir des effets démesurés, surtout sur les plus jeunes, dans un marché du travail très compétitif. La pression est énorme lorsqu’il s’agit de développer sa voix professionnelle tout en « faisant ses preuves » ou en montrant son étoffe devant un auditoire masculin, pour citer la présentation de von Hlatky en 2015. Il est très intimidant de critiquer des personnes et des pratiques établies dans le domaine quand vous savez que vous allez les croiser régulièrement lors d’évènements professionnels. De plus, des environnements homogènes produisent des discours homogènes qui éteignent les idées provocatrices pourtant essentielles pour captiver les chercheurs plus jeunes. Smith explique pourquoi elle rejette cette homogénéité : « si je me plie à ces structures, je m’autorise à garder le silence. Je refuse d’avoir peur » (Smith 2010 : 13). Mais, contrairement à Smith, moi j’ai plutôt peur. J’ai peur de faire des erreurs en négociant mes diverses identités dans cette phase « adolescente » du parcours professionnel. Imposer son autorité et sa légitimité prend du temps, mais les marginalisations malveillantes de l’institution créent plusieurs embûches en chemin.

Les anecdotes racontées par les participantes de l’atelier Wiis-Canada nous laissent penser que le mentorat représente une intervention importante pour éclairer les pratiques genrées et contrer leurs effets nocifs. Bien sûr, le mentorat se présente sous toutes sortes de formes ; Nayak, par exemple, considère que c’est la tradition de recherche féministe en tant que telle qui agit à titre de mentor (2009). De façon plus générale, l’atelier sollicite tous les chercheurs établis pour qu’ils s’engagent avec leurs étudiants de façon sérieuse, personnelle et respectueuse. Le mentorat pourrait reproduire des inégalités en encourageant l’adaptation aux processus institutionnels et aux normes qui leur sont associées ; toutefois, certaines recherches suggèrent qu’il demeure une option valide pour surmonter le problème de l’évaluation des compétences en fonction du genre (Chao et al 1992 ; Kram 1985 ; Noe 1988 ; Ragins et Cotton 1991, 1999 ; Ragins et al. 2000 ; Viator 1999 cité dans Armstrong 2011).

Les composantes sociologiques et psychologiques du mentorat dépassent les objectifs de cet article ; cependant, les sondages menés auprès des participantes nous ont montré que l’un des moments les plus appréciés de cet atelier est le dîner durant lequel chaque étudiante se voit assigner une mentore, ce qui crée une opportunité rare de poser des questions sur la finalité des recherches, le processus de publication, les négociations de salaire, les applications postdoctorales et la conciliation travail-famille. Mais établir ce lien est insuffisant ; ces partenariats pourraient également mener à des collaborations qui seraient aussi bénéfiques aux participants seniors que juniors.

D’autres opportunités de mentorat sont davantage axées sur la formation, et la dimension personnelle y est moins présente. Project Op-Ed, par exemple, « recrute des experts sous-représentés et leur offre une formation pour qu’ils puissent être des leaders du savoir dans leur domaine ». Des initiatives telles que Women Also Know Stuff compilent des listes thématiques d’expertes en science politique, reconnaissant que les femmes sont désavantagées dans ce domaine et jouissent d’une moins grande visibilité professionnelle. Le mentorat se joue à deux et non seulement pour encourager les jeunes expertes, mais aussi pour bâtir des relations constructives et durables tout au long de leur carrière.

Comme l’ont noté plusieurs féministes, les chercheurs qui s’intéressent aux questions de genre doivent affronter de nombreux obstacles, ce qui peut les empêcher de trouver et de moduler leur voix professionnelle. Ainsi que l’ont montré les discussions lors de l’atelier Wiis-Canada, les conseils d’une mentore sont très précieux en début de carrière. Trouver sa voix professionnelle requiert un équilibre délicat entre la passion et la volonté de s’exprimer sur un sujet d’une part, et la capacité d’analyser et d’anticiper la façon dont les propos seront reçus, d’autre part. Après l’atelier, l’Institut de la cad (Conférence des associations de la défense) m’a demandé si je pouvais écrire, pour leur blogue, un texte résumant les conclusions de l’atelier. J’ai accepté et ai rédigé un article vraiment cinglant, dans lequel j’avançais que nous étions en train de vivre un réel refoulement du féminisme et que la situation des chercheures féministes empirait ; j’y abordais plusieurs sujets, dont la violence envers les femmes autochtones, les panels exclusivement masculins, ainsi que le harcèlement des femmes journalistes. Mon directeur de thèse, après avoir lu mon texte, s’est montré bienveillant, reconnaissant les motivations qui m’avaient poussée à écrire sur un ton aussi critique, mais m’avertissant aussi du danger qu’il y avait à regrouper ces sujets dans le cadre d’un seul texte de 1500 mots. À ce moment, la difficulté pour moi était de parvenir à cet équilibre entre mes idées sur le féminisme en Relations internationales et la nécessité de rédiger un texte intelligible et nuancé sur les réalisations de l’atelier, ce qui était au départ le but de ce texte demandé par l’Institut de la cad (voir Sarson 2015).

III – Expériences universitaires

Il existe un lien clair entre les possibilités de faire carrière en Relations internationales et les opportunités de gravir les échelons universitaires dans ce domaine. L’expertise et les dynamiques genrées ne se reflètent pas seulement dans nos expériences professionnelles et personnelles, mais aussi dans nos écrits et nos recherches. Pour les jeunes chercheures qui essaient de s’orienter dans leur discipline et leur profession, il se présente peu d’occasions de voir comment les autres nous perçoivent. Les discours, les perceptions et les idées façonnent la réalité ; cette réalité est malléable et informelle. Plusieurs des chercheures qui ont présenté leurs recherches lors de l’atelier Wiis-Canada, comme beaucoup des travaux qui critiquent la reproduction des inégalités, s’appuient sur des méthodes post-positivistes pour produire des analyses et des discours à la fois complexes et fascinants.

Il est rarement bienvenu de contester les approches dominantes si fermement intégrées au processus de la production et de la reproduction du savoir (Jackson 2010 : 43). Il n’existe d’ailleurs pas de recherche qui catalogue les difficultés que rencontrent ceux ou celles qui emploient une méthode basée sur le genre (pour un exemple quantitatif, voir Maliniak et al. 2013). Il peut être difficile pour les jeunes universitaires d’acquérir confiance en eux quand leurs méthodes ainsi que leur méthodologie sont scrutées avec suspicion. Les féministes en Relations internationales parlent de ces inégalités depuis longtemps. Ce ne sont pas toutes les femmes chercheures qui emploient des méthodes tirées de la tradition féministe en Relations internationales, et le féminisme dans ce domaine n’est pas un paradigme en soi ; mais il faut cependant reconnaître les difficultés auxquelles sont confrontées les jeunes chercheures qui remettent en question l’ordre des choses tout en apprivoisant leur environnement professionnel.

La littérature féministe en Relations internationales est riche et s’étend sur deux champs : 1) les Relations internationales, qui comprennent les études de sécurité (Sjoberg 2009), l’économie politique internationale (Waylen 2006 ; Whitworth 1994) ainsi que l’analyse de la politique étrangère (Enloe 2005 ; Howell 2005 ; Sjolander, Smith et Stienstra 2003) ; et 2) les approches comme l’ethnographie (Enloe 1989), le postmodernisme (Sylvester 1994) et les méthodes quantitatives (Caprioli 2004). Les travaux d’Ackerly et True (2008a, 2008b), Ackerly, Stern et True (2006), Harding et Norberg (2005), Sylvester (2004), Tickner (1997, 2005), Youngs (2004) et Zalewski (1998, 2007) insistent tous sur la nécessité de mettre de l’avant les dynamiques genrées en Relations internationales, même s’ils ne s’entendent pas sur la façon dont la recherche féministe devrait dialoguer avec les approches traditionnelles dans ce domaine. Durant le troisième débat en Relations internationales sur l’émergence du post-positivisme (voir Lapid 1989), les professeures Tickner (1997) et Whitworth (1989), déplorant l’invisibilité des femmes, appelaient à une réforme de l’ontologie et de l’épistémologie dans la discipline pour qu’elles prennent en compte les femmes et les questions de genre dans leurs analyses critiques.

Les débats suscités par ces contributions ont également mené à des questionnements intéressants sur la façon dont on devrait définir les approches et les méthodologies féministes en Relations internationales. La diversité des concepts présentées par Ackerly, Stern et True dans Feminist Methodologies in International Relations en 2006 le démontre. Ackerly et True avancent qu’il existe une corrélation entre le pluralisme théorique et méthodologique et la reconnaissance des contributions des femmes dans la discipline (2008a). Elles reconnaissent que l’épistémologie positiviste est prédominante dans les Relations internationales aux États-Unis (donc dans la discipline en général) et que cela a un impact disproportionné sur les femmes, qui tendent davantage à adopter des approches constructivistes et post-positivistes (2008a : 159). Elles notent que « si l’hégémonie intellectuelle est interprétée comme une sorte de discrimination genrée, ces biais sont écartés par une politique épistémologique qui s’y réfère comme à la “différence entre les genres” » (2008a :159). De plus, elles avancent que les théories et méthodologies féministes peuvent stimuler la réflexivité et la réflexion quelles que soient les affinités théoriques ou méthodologiques du chercheur (2008b : 694).

Les discussions portant sur l’expertise genrée et la façon dont les connaissances sont reproduites en Relations internationales renvoient aux mêmes questions sur le pouvoir qui animent les autres approches critiques. Néanmoins, bien que les approches et l’éthos féministes guident des chercheurs qui ne s’intéressent pas nécessairement au genre, les méthodes critiques ne servent pas toujours la littérature féministe. Les positions critiques à l’égard des Relations internationales peuvent être tout aussi hostiles envers les chercheurs se spécialisant dans les questions de genre que peuvent l’être les méthodes conventionnelles. Certains travaux avancent même que le troisième débat n’a pas du tout servi les intérêts féministes (Ship 1994 ; Sylvester 2004) et que des approches telles que le constructivisme peuvent s’avérer tout aussi hostiles au féminisme que les approches plus traditionnelles comme le réalisme et le libéralisme. Wendt, par exemple, suggère que ce qui est important pour les chercheurs du domaine des Relations internationales, ce sont les discussions ontologiques ; il ne devrait y avoir aucun conflit en matière d’épistémologie. Il met de l’avant que « nous n’avons tout simplement pas à entreprendre d’analyse épistémologique de la façon dont nous pouvons connaître une chose avant même de la connaître » (1998 : 115). Locher et Prugl, pour leur part, soulignent que les approches constructivistes, qui peuvent avoir une ontologie non traditionnelle comme les approches féministes, ne prennent pas adéquatement en compte le genre et le féminisme dans leurs analyses (2001). Selon Ship, « l’évitement de la signification du genre dans la construction sociale du savoir et des discours scientifiques de la discipline revient forcément à émousser les nouvelles théories les plus pointues du domaine des Relations internationales » (1994 : 132). Les méthodes critiques ignorent « l’androcentricité invisible et les biais masculins inhérents à la façon dont les connaissances sont traditionnellement construites dans toutes les disciplines » (Tickner 2006 : 20). Comme l’a écrit Whitworth, « la “prochaine étape” pour les théories des Relations internationales ne sera pas seulement “critique”, mais plutôt à la fois critique et féministe » (1989 : 270, italiques dans la version originale).

De telles idées mettent à mal les inégalités qui président à certaines relations sociales, politiques ou économiques, y compris la dynamique centrée sur le genre qui est le moteur des recherches féministes. L’épistémologie construit la réalité, et notre réalité relève d’une perspective liée au genre. Peterson nous rappelle aussi que le genre confère un ordonnancement à tout et que prétendre que l’analyse épistémologique est superflue revient à renier la promesse des approches critiques en Relations internationales. Harding et Norberg, sarcastiques, qualifient cette contestation des méthodes conventionnelles de « crise épistémologique », tout en faisant remarquer que les sciences humaines sont « complices dans l’application du pouvoir » (2005, 2009). Pendant longtemps, l’unique contribution du féminisme à la production du savoir en Relations internationales a été méthodologique et épistémologique (Ackerly et al. 2006).

Bien sûr, cette discussion est anachronique pour plusieurs raisons : les débats Tickner-Keohane au sujet de l’utilité de la perspective féministe en Relations internationales, ainsi que les approches critiques plus généralement, se fondaient sur le jugement de Keohane quant à la valeur et le potentiel de croissance de ces mêmes approches critiques, ainsi que sur ses doutes quant à la capacité réflexive de ce modèle (1988). Bien que la position de Keohane ait été réfutée depuis (même s’il reste certainement des chercheurs qui considèrent que le féminisme ne fait pas partie des « véritables » Relations internationales), il n’en demeure pas moins que la théorie critique n’offre toujours pas de modèle de recherche aussi clair que la méthode scientifique. Tickner indique d’ailleurs que « de nombreuses universitaires féministes privilégient l’emploi de l’expression “perspective épistémologique” plutôt que le terme de méthodologie pour désigner les objectifs de recherche et l’orientation d’un projet en cours dont le but est de contester et de repenser ce que nous entendons par “savoir” » (2005 : 4). Pour que l’étude féministe des Relations internationales influence la quête du savoir dans ce domaine, ces modèles de recherche doivent être considérés comme égaux aux travaux positivistes et néopositivistes. Les jeunes doivent eux-mêmes trouver un équilibre entre leur désir de mettre de l’avant les études féministes tout en élaborant des modèles de recherche réalisables. Il est essentiel d’apprendre aux étudiants à dresser la cartographie de la faisabilité d’une recherche, dans un objectif d’émancipation et d’intersectionnalité, afin qu’ils puissent comprendre les inégalités aux niveaux local, national et international.

Alors qu’il existe des études approfondies sur les méthodologies féministes, beaucoup moins d’écrits portent sur la façon d’élaborer un concept de recherche féministe. Ackerly, Stern et True explorent cette question des modèles conceptuels de recherche dans leur texte de 2006 sur les méthodologies féministes en Relations internationales, déplorant le fait que les contributeurs à leur ouvrage collectif n’aient pu utiliser de modèle commun pour leurs propres travaux (2006 : 5). De ce fait, les méthodes et les méthodologies qu’apprennent les étudiants au doctorat sont définies par une expertise masculine, et ceux qui s’intéressent aux approches alternatives sont poussés malgré eux à devenir autodidactes et à constamment défendre leurs choix. La recherche axée sur ce qui est généralisable, la causalité, les tests et la falsifiabilité, requiert un vocabulaire qui, par sa nature intrinsèque, obscurcit l’expertise basée sur le genre. Il existe de profondes divisions épistémologiques dans ce domaine pour ce qui est de la « bonne » façon de faire de la recherche, divisions qui, en outre, écartent certaines priorités et normes méthodologiques (Ackerly et al. 2006 : 7 ; Tickner 2005). Les méthodes conventionnelles ou même traditionnelles réifient l’expertise basée sur le genre en neutralisant les relations sociales, politiques et économiques liées au genre en Relations internationales. Le processus de recherche féministe et l’élaboration de modèles conceptuels dans ce domaine poussent les chercheurs à « réfléchir aux façons dont leurs propres préjugés épistémologiques influencent implicitement leur stratégie de recherche » (Ackerly et True 2010).

Je n’ai aucun intérêt à aborder les questions liées au genre en tant que « cadre explicatif pouvant être incorporé dans les épistémologies des Relations internationales » (Carpenter 2002 : 162) ; je préfère les considérer comme un outil servant à comprendre de quelle façon le domaine se limite lui-même. Les méthodologies féministes permettent, dans le cadre d’une recherche personnelle, de reconnaître, identifier et distinguer des objectifs normatifs en plus d’inspirer des questions n’étant pas explicitement axées sur le genre (Ackerly et al. 2006 : 6). L’étude féministe des Relations internationales, qui dévoile la partialité des méthodes rationnelles par le biais de l’analyse centrée sur le genre, peut faire partie d’un cadre de recherches qui ne se concentre pas exclusivement sur le genre. L’étude féministe des Relations internationales ne résulte pas d’une méthode critique ; il s’agit plutôt d’un moyen de remettre en question certaines réalités couramment admises. Toutefois, en l’absence de dialogue concernant les modèles de recherche, les progrès épistémologiques et ontologiques pourraient s’avérer superficiels.

L’élaboration d’un modèle conceptuel de recherche constitue d’habitude la première étape d’un projet de recherche. Pour les jeunes chercheurs en Relations internationales qui reconnaissent l’importance d’inclure des questions de recherches non traditionnelles, les opportunités de formation qui valorisent les approches féministes sont fondamentales pour que l’expertise genrée puisse avoir un retentissement dans le champ des Relations internationales. Lorsque l’on examine de manière informelle les nombreux programmes de science politique spécialisés en Relations internationales au Canada, on constate que dans la majorité d’entre eux, il ne figure pas de textes portant sur les approches ou méthodologies féministes ou les questions de genre. Enloe nous encourage pourtant à cultiver une « curiosité féministe » pour guider la réflexivité en recherche (2004). Ackerly et True reconnaissent aussi que certaines questions de recherche sont moins propices à l’adoption de stratégies conventionnelles, tout en notant qu’une « éthique de recherche féministe » est un important outil heuristique pour les chercheurs[3]. Pourtant, tandis que de telles chercheures – et la majorité des participantes à l’atelier de Wiis-Canada – reconnaissent la valeur ajoutée de ces alternatives durant le processus de questionnement menant à l’élaboration du modèle conceptuel de recherche, il n’en reste pas moins que les jeunes chercheurs manquent de confiance en eux, et manquent également d’une formation qui les aiderait à prendre cette orientation.

Maliniak, Oakes, Peterson et Tierney (2008) avancent que le réalisme est de loin le paradigme le plus pris au sérieux dans les modèles conceptuels de recherche en Relations internationales. Les travaux conventionnels ou les cadres d’analyse traditionnels se traduisent par des modèles conceptuels tout aussi orthodoxes. L’approche positiviste met de l’avant une méthode de recherche plutôt claire, qui présente une marche à suivre bien établie. En revanche, les stratégies de recherche inspirées des approches féministes puisent dans des recherches qui s’éloignent des normes positivistes – qui consistent en la possibilité de reproduire une recherche et de la généraliser à d’autres. De ce fait, opter pour une stratégie de recherche féministe implique une profonde remise en question des idées reçues sur l’ontologie, l’épistémologie, ainsi que d’autres normes de référence en Relations internationales. Lorsque la discipline sera prête à poser des questions de recherche à l’extérieur des paramètres établis, il faudra également que des outils soient disponibles pour faire avancer ce type de recherches.

Harding et Norberg expliquent que « les chercheures féministes sont particulièrement attentives aux difficultés d’élaboration de stratégies de recherche pour réaliser des projets aussi progressistes » (2005, 2012). Maria Stern, par exemple, nous décrit le processus d’élaboration de sa recherche qui portait sur l’insécurité ressentie par des femmes mayas, et elle nous révèle les difficultés occasionnées par le modèle conceptuel de recherche issu de ce processus (2006) ; elle précise qu’elle a rédigé cet article pour faire remarquer le manque d’exemples ou de modèles de recherche pour des projets abordant les questions de « marginalisation » qui étaient au coeur de sa recherche. Il est important de bien comprendre les dynamiques de pouvoir associées à tous les aspects du processus de recherche, et de comprendre également que notre discipline exige des gens les plus vulnérables de notre profession qu’ils découvrent des façons de contester les hégémonies institutionnelles. Il y a un lien direct entre les conclusions de Harding et Norberg et la volonté de Stern d’exposer les difficultés qu’elle a rencontrées lors de sa recherche. Ce type de travaux exige du chercheur une forme d’humilité et de réflexion sur lui-même, mais il est injuste d’exiger cette même introspection de la part de jeunes chercheurs qui peinent déjà à acquérir une assurance sur le plan professionnel. Des évènements comme l’atelier de Wiis-Canada permettent aux chercheurs juniors de présenter leurs idées et leurs questions de recherche dans un environnement accueillant, où tous peuvent sans crainte critiquer le statu quo.

De fait, il n’existe pas d’équivalent de la « méthode » scientifique pour les approches critiques ; et cependant, les chercheurs qui trouvent insincères les méthodes positivistes ou scientifiques doivent lutter pour pouvoir s’exprimer. Dans le sous-champ de la politique étrangère canadienne, beaucoup d’articles s’interrogent sur la façon dont se reproduisent les idées dominantes (voir Smith 2010 ; Nossal et Cox 2009), d’autant plus que le manque de formation en méthodes non traditionnelles renforce ces tendances lourdes de la reproduction du savoir. Très tôt dans mon parcours doctoral, une collègue m’avait accusée de paresse à cause de mes choix de recherche. J’en fus troublée à l’époque, même si je me sais motivée et capable d’efforts soutenus, et ce commentaire m’est resté en tête durant tout le doctorat. Avec un peu de recul, je pense qu’elle avait mal interprété mes critiques des méthodes scientifiques et les difficultés que j’avais rencontrées en définissant mon cadre d’analyse. Durant cette période, je trouvais difficile de n’avoir aucune feuille de route positiviste sur laquelle m’appuyer et elle a peut-être remarqué chez moi une certaine inertie qui en était le résultat direct. Plus généralement, chez les étudiants le sentiment d’impuissance grandit lorsqu’ils se sentent incapables de répondre aux attentes, tant professionnelles que personnelles.

C’est pourquoi les travaux de Schwartz-Shea et Yanow (2012), ainsi que d’Ackerly et True (2010), portant sur la méthodologie, me sont apparus comme une bouée de sauvetage ; les deux ouvrages proposent une feuille de route à ceux qui s’efforcent de découvrir d’autres moyens de concevoir de bons plans de recherche. Schwartz-Shea et Yanow présentent un cadre pour les modèles interprétativistes qui offre aux étudiants ainsi qu’aux praticiens une alternative élaborée lorsque les méthodes plus conventionnelles semblent inappropriées. Bien sûr, la recherche interprétativiste, qui est aveugle à l’expertise basée sur le genre et qui exclut les explications liées aux structures et aux institutions risque de réifier les dynamiques mêmes que la méthode critique tente de remettre en question (voir, par exemple, Bevir, Daddow et Hall 2013 sur l’agentivité et l’individu, et Hall 2014). Ackerly et True présentent leur travail comme un « guide de traduction pour les travaux féministes, autant de nature normative que théorique, afin qu’ils deviennent des travaux à succès, rigoureux dans leur éthique, et applicables à des sujets tant féministes que non féministes » (2010 : 9). Ces deux ouvrages se sont avérés indispensables, ayant su offrir, au sein de la discipline, une formation qui reconnaît l’expertise basée sur le genre.

Durant l’atelier de Wiis-Canada, Eichler nous a appris que, lorsque la poursuite du savoir est façonnée par des dynamiques genrées, androcentriques, et que les évènements sont interprétés sous un angle typiquement masculin, cela ne mène pas seulement à l’exclusion des femmes, mais aussi de tous ceux qui ont des identités intersectionnelles. Ce point avait d’ailleurs été relevé par Barbara Falk lors de l’atelier de 2015. Falk notait que même ceux qui reconnaissent les problèmes liés aux dynamiques de genre ne prennent pas toujours en compte les identités mixtes et la façon dont le monde universitaire peut affecter ces personnes. Même si l’atelier de Wiis-Canada nous permet de reprendre le contrôle sur les façons d’exprimer le savoir et l’expertise, nous contribuons malgré tout à renforcer des dynamiques d’exclusion et de marginalisation. Cependant, je ne veux pas dire par là que Wiis-Canada se contenterait d’enseigner que, dans notre discipline, les marginalisations ne portent que sur les femmes. L’intersectionnalité requise pour que les chercheurs atteignent un autre niveau de réflexivité et d’introspection, inhérent aux approches féministes en Relations internationales, influence le champ dans son entier.

Les outils que j’ai évoqués ici m’ont été offerts par l’entremise du réseau Wiis-Canada ; ils surpassent toute stratégie libérale d’augmenter la visibilité des femmes dans le monde universitaire. Durant l’atelier de 2015, la professeure von Hlatky rappelait d’ailleurs à l’auditoire qu’il y a une réelle distinction entre les femmes travaillant dans le domaine des Relations internationales et les Relations internationales féministes. Ainsi que nous l’avons mentionné, la réflexivité et l’introspection qui vont de pair avec « l’éthique de recherche féministe » et la « curiosité féministe » font progresser un type de recherche permettant l’émancipation, et ce, au-delà des questions de genre, pour s’attaquer aux autres formes de pouvoir qui limitent le champ des Relations internationales. Wiis-Canada représente une opportunité à saveur libérale pour encourager l’avancement des femmes dans la discipline des Relations internationales, mais également pour explorer une orientation plus critique ayant pour objectif de mettre à bas des hiérarchies fort contraignantes pour la recherche et la quête du savoir.

Conclusion

Mon doctorat, ma vie personnelle, professionnelle et universitaire ont tous été guidés par l’idée de V. Spike Peterson que « le genre organise tout, et que la contestation de l’ordre des choses représente une menace » à tous les niveaux des relations sociales et politiques (1997 : 199). De la même manière, j’avance qu’il est important de comprendre que les relations de pouvoir ont un impact sur tout, y compris l’évolution des Relations internationales – leçon de base tirée de mon expérience avec Wiis-Canada. J’ai appliqué de façon axiomatique cette idée lors de la planification de Wiis-Canada en espérant susciter des conversations sur les causes de l’état actuel des choses dans notre domaine, sous un angle professionnel et disciplinaire. Parmi les impressions que j’ai eues, la plus tenace est ma conviction que les règles du domaine ne semblent pas évoluer au même rythme que les questions posées par les chercheures. Il est donc évident que les hiérarchies centrées sur le genre qui gouvernent les Relations internationales, en tant que discipline et en tant que profession, se reflétaient dans les présentations de recherche et les séances de développement professionnel de l’atelier.

Dans cet article, j’ai mis de l’avant mes expériences personnelles ainsi que mon développement personnel par le biais d’une évaluation auto-ethnographique de la période durant laquelle j’ai été directrice de l’atelier de Wiis-Canada 2015. J’ai avancé que la première étape (qui est d’ailleurs trop souvent ignorée) du processus visant à surmonter les effets de l’expertise liée au genre pour les jeunes chercheur(e)s dans le domaine des Relations internationales est de se construire une identité féministe qui puisse concilier les inclinations épistémologiques, ontologiques et méthodologiques naissantes du ou de la chercheur(e) dans le contexte d’un renouveau du dialogue sur les modèles de recherches critiques dans le domaine. Les chercheur(e)s critiques savent bien que les moyens que nous choisissons pour faire notre travail sont en eux-mêmes un acte politique ayant des conséquences politiques. Dans la foulée, nous nous tournons vers les gardiens de la discipline qui s’engagent à contester l’expertise basée sur le genre et qui sont prêts à accepter le malaise qui apparaît lorsqu’on dérange l’ordre des choses.

J’ai défini l’expertise basée sur le genre dans le domaine des Relations internationales comme étant le moyen par lequel notre compréhension des dynamiques liées au pouvoir est filtrée par des concepts économiques, sociaux et politiques en plus des idées liées aux différences entre les hommes et les femmes. Même si l’expertise genrée touche tous les chercheurs – même ceux qui ne le reconnaissent pas – je me suis quand même abstenue de partager trop d’histoires sexistes qui ont influencé ma façon de penser, pour mettre plutôt l’accent sur les possibilités d’expansion du champ, pour inclure des stratégies de recherche à la fois critiques et féministes. Soutenir les jeunes chercheurs à leurs débuts doit devenir une priorité afin de les aider à trouver un chemin concret pour qu’ils puissent produire un travail critique rigoureux et de qualité. Les étudiants des cycles supérieurs devraient avoir accès à une pédagogie offrant ce genre de soutien. Comme l’a si bien dit Maya Eichler, organisatrice principale de l’édition 2016 de Wiis-Canada, « tous les changements doivent se produire au niveau individuel, au niveau communautaire et au niveau institutionnel ». Au moment où les chercheur(e)s juniors gagnent en maturité et façonnent leur propre identité, un tel appui serait le bienvenu.

Le véritable potentiel d’évènements comme Wiis-Canada réside dans leur capacité de dénoncer les acquis patriarcaux que nous avons tous intériorisés. Ces acquis peuvent inciter les chercheur(e)s émergent(e)s à croire que nous n’avons pas notre place ici, que nous ne pouvons pas apporter de contributions, que nous ne devrions pas contester certaines choses. C’est seulement en identifiant ces marginalisations que nous pourrons susciter des changements importants pour notre discipline et notre profession. Il n’y aura pas « d’objectifs de recherche progressistes » sans un engagement pluraliste auprès de la profession et du domaine.