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L’identité du chercheur influence-t-elle les problématiques de recherche qu’il ou elle choisit ? Dans le cas des études féministes en Relations internationales, la réponse semble claire, car celles-ci passent par une critique des travaux des pères fondateurs de la discipline. En effet, les approches dites traditionnelles des Relations internationales, par exemple le réalisme, l’institutionnalisme néolibéral ou, encore, l’analyse en politique étrangère, ont privilégié une vision statocentrée de la politique internationale. Les acteurs principaux des cas d’étude, c’est-à-dire les représentants de l’État ou des organisations internationales, sont majoritairement masculins et le rôle des femmes est généralement passé sous silence (Sjoberg 2015). Bien qu’il y ait une tendance croissante à parler des perspectives de genre dans le monde universitaire et politique (Cohn 2008) – sous la bannière du concept de gender mainstreaming –, cette tendance ne semble pas encore bénéficier d’une grande visibilité dans la discipline, qu’on prenne en exemple les catalogues des grandes presses universitaires (mis à part les collections spécialisées) ou, encore, les tables des matières des grandes revues[1]. Les travaux féministes et sur le genre sont souvent exclus des plateformes les plus influentes.

Cette introduction au numéro spécial se veut critique face à la discipline des Relations internationales, qui a souffert d’un cloisonnement scientifique des questions de genre. En science politique, cela peut s’expliquer partiellement par la création d’un sous-champ distinct pour étudier les questions liées au genre (Alonso et Lombardo 2016). Étape pourtant nécessaire à l’avancement des connaissances sur le genre, cette séparation a permis aux approches traditionnelles et critiques d’évoluer en parallèle, plutôt que d’encourager un pluralisme ontologique et épistémologique au coeur des grands débats. L’historiographie des Relations internationales rend compte du clivage entre positivistes et postpositivistes, mais ce débat ne met guère en lumière l’apport des approches genrées aux problématiques de recherche (centrées sur le conflit et la coopération internationale), qui sont centrales à l’évolution de la discipline (Marchand 1998). Certains auteurs avancent même que ce troisième débat en ri a nui au féminisme, comme nous le rappelle Leah Sarson dans ce numéro (Ship 1994 ; Sylvester 2004). Il faudrait ajouter par ailleurs que certaines théoriciennes féministes s’opposent à ce que la « variable genre » soit normalisée ainsi, car cela risque d’éclipser les perspectives féministes constructivistes ou postmodernes qui ne sont pas portées par les mêmes élans épistémologiques (Steans 2003). Dans le cadre de ce numéro spécial, nous nous intéressons aussi aux dynamiques de genre qui façonnent notre environnement de recherche, une considération professionnelle importante pour plusieurs des auteures. Cette dimension nous pousse vers un questionnement plus approfondi sur les inégalités basées sur le genre dans la discipline des ri, mais aussi vers des considérations plus pratiques comme la recherche de terrain et la façon dont cette expérience professionnelle peut être vécue de façon différente par les hommes et par les femmes.

Comment donc réconcilier identité, objet de recherche et contribution scientifique ? Ce questionnement nécessite un exercice profondément introspectif, que nous avons proposé aux auteures de ce numéro. Les contributions s’articulent ainsi autour de trois défis :

  1. Est-il possible d’inclure une perspective féministe ou genrée dans l’analyse de tous les enjeux traditionnels de sécurité, comme nous le suggère la tendance vers le mainstreaming ?

  2. L’identité de genre, et plus particulièrement l’identité féminine, a-t-elle un impact sur le processus de recherche ?

  3. Le féminisme influence-t-il la pratique des Relations internationales ?

Les femmes qui ont contribué à ce numéro spécial ont réfléchi à une ou plusieurs de ces questions. Nous avons ainsi traité de la place des femmes dans le domaine des Relations internationales, de leurs contraintes, de leurs influences et, somme toute, de leur apport scientifique aux Relations internationales axées sur les questions de sécurité, un domaine particulièrement masculin, tant à cause de la surreprésentation des hommes que de l’aspect militarisé des études stratégiques. Dans ce numéro d’Études internationales, nous nous sommes souciées de présenter plusieurs perspectives ontologiques, épistémologiques et méthodologiques pour élargir le débat sur la place des femmes, du féminisme et des questions genrées en Relations internationales.

I – Les femmes en Relations internationales

L’expérience des femmes dans la discipline des Relations internationales est distincte de celles des hommes. Les membres de la communauté lgbtq ont aussi leur propre perspective sur l’environnement professionnel des ri. L’identité du chercheur influence ses réseaux et, très souvent, son objet d’étude. Puisque les femmes se trouvent sous-représentées en ri, surtout dans le sous-champ des études de sécurité, il est normal qu’elles s’interrogent sur la dimension genrée de leurs interactions professionnelles. D’un point de vue personnel, une femme qui étudie les questions de sécurité et de défense est toujours très consciente de son statut minoritaire. La culture professionnelle a bel et bien été façonnée par les hommes, fondateurs des ri. Encore aujourd’hui, les hommes sont mieux représentés, financés, cités, leurs travaux sont plus souvent utilisés dans les plans de cours universitaires et, enfin, ils sont mieux cotés par les étudiants dans les évaluations de fin de semestre (Crawley 2014 ; Basow, Codos et Martin 2013).

Si les femmes demeurent plus sensibles à leur statut minoritaire en ri et aux inégalités qui y sont associées, les questions de genre n’apparaissent pas pour autant dans leur programme de recherche. Au contraire, certaines femmes sont même réticentes à entamer des projets de recherche féministes, craignant que ces approches ne soient pas reconnues au même titre que les travaux rationalistes, qui adoptent des perspectives théoriques plus traditionnelles, comme le réalisme et le libéralisme. En effet, et comme l’affirment certaines des auteures du numéro, ces choix ontologiques et épistémologiques comportent certains risques professionnels. Très peu de travaux féministes ou d’articles portant sur les questions de genre sont publiés dans les grandes revues comme International Security, Security Studies ou International Studies Quarterly. Sarson fait même allusion à une pression invisible qui est exercée en faveur des approches rationalistes et traditionnelles.

Ce numéro spécial met donc en lumière certaines nuances qui doivent être apportées quand on parle des femmes en Relations internationales, mais il se situe plus spécifiquement au regard des études de sécurité, un domaine qui est tout particulièrement masculin tant dans le monde universitaire que dans le monde de la pratique. Pensons au peu de femmes qui sont ministres de la Défense ou dans les plus hauts grades militaires, et au fait qu’aucune femme n’a occupé jusqu’à maintenant le poste de secrétaire général à l’Onu ou à l’Otan. Comme nous le rappelle Maya Eichler dans ce numéro, il y a traditionnellement eu d’énormes barrières professionnelles pour les femmes dans les forces armées, ce qui a donné lieu à la naissance d’une culture militaire masculine et homogène. Il existe un lien très clair, donc, entre les questions de représentation et le façonnement de la culture organisationnelle qui, elle, dicte les règles du jeu et décide des compétences qui sont valorisées institutionnellement. Pour bien comprendre la discipline des ri du point de vue des femmes, une distinction s’impose entre l’identité de la chercheure, la perspective théorique préconisée et, enfin, l’objet d’étude. Ce numéro spécial expose donc cette diversité en réunissant cinq textes écrits par des femmes qui se spécialisent dans les questions de sécurité et de défense, certaines d’entre elles privilégiant une perspective théorique féministe, mais d’autres non ; certains des textes portant sur les femmes comme objet d’étude, et d’autres non.

Cette introduction s’inscrit dans un contexte plus large, soit en référence à la prolifération d’événements et d’initiatives pour promouvoir le leadership féminin ou pour changer les dynamiques de genre dans les milieux traditionnellement masculins par la conscientisation et le partage d’expériences professionnelles. Le forum que les collaboratrices de ce numéro ont privilégié pour accomplir ces objectifs est le réseau Women in International Security-Canada (Wiis-Canada), une organisation à but non lucratif qui promeut les réflexions critiques sur l’environnement professionnel en ri, la mise en valeur des travaux de recherche des femmes en études de sécurité au Canada ainsi que des activités de formation plus ciblées pour appuyer le développement professionnel des femmes qui sont au début de leur carrière de chercheure.

Au-delà du domaine universitaire, les initiatives qui sont axées sur le leadership féminin se répandent autant dans le secteur public que dans le privé. Parmi les plus connues, mentionnons les conférences que donne Sheryl Sandberg (2013), numéro deux de Facebook, sur son livre Lean In, dans lequel elle invite les femmes à redoubler d’efforts lorsqu’elles doivent relever leurs premiers défis de conciliation travail-famille[2]. Pensons aussi au livre d’Anne-Marie Slaughter (2015), professeure à Princeton et ancienne conseillère de Hillary Clinton, qui défend un partage du fardeau plus fluide entre hommes et femmes, qui s’adapte aux circonstances de la vie. Finie cette ère où nous tenions pour acquis les rôles de chacun selon leur sexe, nous dit-elle. Si Sandberg et Slaughter sont devenues les porte-parole non officielles du leadership des femmes aux États-Unis, leur appel est désormais d’envergure mondiale. Dans le monde de la recherche en ri, des questions semblables sont soulevées, mais jouissent d’encore trop peu de visibilité. Dans le monde de la pratique, cependant, les questions de genre sont à l’ordre du jour.

II – Le genre en tête d’affiche : de la résolution 1325 à la recherche universitaire

La résolution 1325, résolution charnière du Conseil de sécurité adoptée en 2000, a fixé un cadre pour une meilleure prise en considération des questions liées au genre dans la gestion des conflits et les processus de paix. Cette résolution a été démultipliée par la mise en oeuvre d’autres résolutions et initiatives créées en son nom pour combattre la violence sexuelle en temps de guerre et la sous-représentation des femmes dans les processus de paix, mais aussi pour inciter les praticiens des gouvernements et organisations internationales à se servir des analyses basées sur le genre. Désormais, les professionnels de la politique étrangère et de défense doivent réfléchir aux dynamiques de conflit en tenant compte des expériences variées que vivent les femmes, les hommes, les filles et les garçons. Somme toute, cette analyse basée sur le genre est maintenant vue comme étant essentielle à l’élaboration de politiques et d’interventions ciblées, et ce, par les plus grandes organisations internationales, comme l’Onu, l’Otan ou l’Union européenne, mais aussi par un nombre grandissant de leurs États membres qui adoptent leurs propres plans nationaux (Union européenne 2014). Sous la bannière du plan d’action international « Femmes, paix et sécurité » ou tout simplement « 1325 », gouvernements et ministères sont appelés à adapter leurs pratiques pour accorder une plus grande place aux femmes et aux perspectives de genre.

La recherche universitaire a beaucoup à apporter dans ces discussions sur le genre. Les études de genre (gender studies) et les Relations internationales féministes ont depuis longtemps travaillé au raffinement de notre compréhension des dynamiques genrées dans le domaine de la sécurité internationale (Enloe 1989 ; Tickner 1992). Ces travaux nous poussent à poser des questions qui ne sont pas au centre des programmes de recherche des traditions réalistes ou libérales des Relations internationales :

  • Quelles sont les entraves à la participation des femmes ? Quelles en sont les conséquences dans un milieu donné ?

  • Quels sont les exemples dominants de leadership en politique internationale ?

  • Quelles dynamiques de genre sont présentes ? Les expériences des femmes sont-elles différentes de celles des hommes, et pourquoi ?

Le fait même de poser ce type de questions est de pratiquer une analyse de genre et révèle une dimension fort enrichissante à la compréhension des phénomènes de coopération, de conflits et de guerres (Carreiras 2006 ; Kronsell 2012 ; Cohn 2012 ; Sjoberg 2014). La recherche universitaire peut aussi apporter d’importantes clarifications conceptuelles au débat. Dans le milieu pratique, l’équilibrage des genres (gender balancing), la généralisation des perspectives de genre (gender mainstreaming) ou encore l’analyse basée sur le genre sont des termes ou des expressions souvent utilisés de façon interchangeable dans les manuels gouvernementaux ou les documents de formation pour les fonctionnaires et les forces armées. Cette terminologie peut en outre paraître intimidante quand elle est introduite aux professionnels de la sécurité, même ceux qui occupent des postes supérieurs. La communauté universitaire peut donc participer à l’effort de vulgarisation de ces concepts, tout en suggérant différentes approches pédagogiques pour soutenir les efforts de formation en milieu pratique. Les discussions sur le genre devraient aussi occuper une plus grande place dans les cours au baccalauréat et aux cycles supérieurs pour que les étudiants soient initiés à l’analyse basée sur le genre au moins une fois durant leur parcours universitaire. Ce n’est pas le cas, sauf dans les programmes spécialisés où ces connaissances font partie des compétences de base.

Il faut dire que, pour promouvoir ce genre de compétences intellectuelles et pratiques, le corps professoral doit les avoir bien acquises. Or, on ne peut affirmer que ces connaissances soient très répandues dans le domaine universitaire. À cause de la séparation du sous-champ « genre et politique » en science politique, ou de la création de départements carrément indépendants en études de genre, les autres domaines, comme les Relations internationales, se sont habitués au cloisonnement des questions de genre. Le genre, progressivement, est devenu un créneau, plutôt que d’être à l’intersection des sujets d’étude dominants, comme la coopération internationale, la politique étrangère et de défense ou l’étude des conflits. En ce sens, la tendance au « mainstreaming » dont on témoigne en milieu pratique n’est pas nécessairement reprise dans le monde universitaire. Cette séparation des questions de genre est aussi apparu dans les travaux de recherche. Une recension de la littérature sur les femmes dans les forces armées, par exemple, révèle qu’une majorité des articles portant sur ce sujet proposent une analyse féministe ou critique[3]. Il est pourtant possible et souhaitable d’ajouter à ce programme de recherche des cadres analytiques culturels, organisationnels, ou constructivistes, qui ne seraient pas nécessairement critiques ou féministes. L’analyse du rôle des femmes, comme objet d’étude en Relations internationales, peut tout à fait s’appuyer sur diverses approches théoriques. Ce n’est toutefois généralement pas le cas.

III – La mobilisation des connaissances au féminin

La sous-représentation des femmes en Relations internationales, et de façon plus prononcée, dans les études de sécurité, a donné naissance à plusieurs initiatives pour les femmes dans le domaine. Aux États-Unis, l’organisation la plus visible pour les femmes qui se spécialisent en sécurité ou défense est le réseau Women in International Security (Wiis), dont le siège est à Washington, dc. Cette organisation a mis sur pied il y a plusieurs années un symposium annuel dont le but était de réunir un groupe de jeunes femmes à la maîtrise ou au doctorat ; une trentaine de participantes y assistaient et plusieurs pays étaient représentés. Les ateliers Journeys in World Politics, également aux États-Unis, ont désormais pris la relève en proposant plusieurs activités de mentorat et de développement professionnel aux femmes en début de carrière dans le domaine des ri. Ce type d’événements agit souvent comme un moyen d’élargir son réseau, d’avoir accès à une plateforme privilégiée où l’on peut parler de ses insécurités professionnelles et, enfin, de participer aux séminaires de formation ciblés selon les besoins des participantes. Si ce genre de rencontre peut sembler dépassé, le besoin est néanmoins encore très présent, et la compétition est forte pour y obtenir une place. Pour ma part, le fait de participer à ces ateliers destinés aux femmes en ri ou en sécurité internationale m’a bien outillée en début de carrière, car je m’interrogeais beaucoup sur l’univers masculin des études de sécurité dans lequel je voulais travailler. Ces discussions ont aussi fait allusion au désir de ne pas compromettre son identité féminine pour mieux s’intégrer au milieu. Ce que j’ai apprécié plus que tout fut l’apprentissage de stratégies professionnelles proposées par les pairs. Je comprends néanmoins mes collègues qui, souvent, expriment une réticence lorsqu’on leur propose de participer à des événements pour les femmes. Certaines d’entre elles croient que ces réseaux reproduisent un « boys club » au féminin et d’autres se sentent mal à l’aise à l’idée de s’associer à un réseau professionnel qui demeure très critique par rapport à la discipline des ri.

Au Canada, les réseaux professionnels pour les femmes en ri se sont développés plus tardivement qu’aux États-Unis. Le chapitre canadien de Wiis, par exemple, a été créé il y a dix ans. À la suite de l’inauguration de Wiis-Canada, plusieurs professeures qui avaient été actives au sein du réseau américain ont collaboré à la mise sur pied d’un atelier annuel pour étudiantes aux cycles supérieurs et pour jeunes professionnelles. Le but de cet atelier, qui a toujours lieu annuellement, est d’appuyer le développement de la relève féminine en sécurité internationale, selon les besoins exprimés par les membres de l’organisation et les évaluations soumises par les participantes à la fin de l’activité chaque année. Notons ici que toutes les auteures de ce numéro spécial ont participé à la rencontre annuelle Wiis-Canada, et ce, à plus d’une reprise. La majorité d’entre elles se sont aussi portées volontaires pour l’organisation d’un ou de plusieurs ateliers. En 2017 s’est tenu le dixième atelier annuel de Wiis-Canada. Plusieurs des participantes à la rencontre inaugurale agissent maintenant en tant que mentores dans les réunions. Le but initial, modeste en soi, de créer une communauté intellectuelle et professionnelle de femmes en sécurité internationale a été atteint. Ce qui explique la durabilité de l’organisation est le fait que le réseau accueille les femmes de tous les secteurs (secteur universitaire, secteur gouvernemental, organisations non gouvernementales, secteur privé) et de tous les niveaux professionnels, des étudiantes de baccalauréat aux femmes en fin de carrière. Enfin, l’organisation a aussi insisté sur la diversité des approches intellectuelles : du réalisme au féminisme critique, toutes les participantes partagent un intérêt pour la sécurité internationale.

Qu’il s’agisse de Wiis, de Journeys ou encore des caucus de femmes intégrés aux associations professionnelles en ri, il serait intéressant que ces conversations se retrouvent davantage dans les débats publics portant sur le rôle des femmes dans la société pour mieux appuyer la relève scientifique au féminin. Au Canada, les expertes en sécurité et défense ont beaucoup à apporter en matière de partage de « bonnes pratiques ». Aussi ont-elles été sollicitées en 2016 et 2017 par le ministère de la Défense nationale et Affaires mondiales Canada pour faire part de leurs réflexions sur l’intégration des femmes dans les Forces armées canadiennes, sur le leadership féminin en relations internationales, ainsi que sur l’élaboration du nouveau plan national d’action consacré aux femmes, à la paix et à la sécurité. Une question qui échappe aussi à ces réseaux est celle de l’intégration des hommes – ainsi que celle des membres de la communauté lgbtq – dans ce type de discussions professionnelles. Enfin, ceux qui occupent des postes influents doivent s’efforcer de mieux diffuser les travaux de recherche des femmes dans le domaine de la sécurité et de la défense pour leur donner davantage de visibilité. Ce numéro d’Études internationales contribue à cet objectif en réunissant cinq textes qui reflètent la diversité des sujets de discussion au coeur de l’expérience féminine en Relations internationales.

IV – Survol du numéro

La première section de ce numéro spécial comporte des analyses sur des sujets de sécurité et de défense. Le premier texte, écrit par Maya Eichler, trace l’évolution des politiques sur l’intégration des femmes dans les Forces armées canadiennes. Inspirée des récents développements qui ont suivi la publication du rapport Deschamps sur l’inconduite sexuelle dans les forces armées, l’analyse met en valeur les travaux de recherche féministes qui ont critiqué les stratégies d’exclusion des femmes dans le domaine militaire. Eichler démontre que même l’approche qualifiée de « neutre » des années 1990 et 2000 menait à l’assimilation des femmes qui se joignaient aux forces en leur donnant un seul modèle professionnel : le modèle masculin du guerrier, bien ancré dans l’éthos des Forces armées canadiennes. Les deux autres textes de cette section portent sur les interventions canadiennes à l’étranger.

L’article de Caroline Leprince décrit les efforts de coopération intergouvernementale qui ont caractérisé la mise en oeuvre des équipes de reconstruction provinciales (epr) durant la guerre en Afghanistan. L’auteure fait interagir un cadre d’analyse féministe avec un modèle d’explication basé sur la culture organisationnelle pour comprendre les modes de transmission de la masculinité au sein des activités militaires. Avec ce cadre d’analyse, elle réussit à identifier les sources de friction institutionnelle qui ont affecté l’efficacité opérationnelle de l’epr. Elle met ainsi en lumière le manque de complémentarité entre les forces armées et les fonctionnaires responsables de la politique étrangère et du développement. Malgré les différences de culture organisationnelle, ces obstacles ne semblent guère insurmontables, pourvu que les leçons soient intégrées aux efforts de planification d’interventions futures.

L’article de Gaëlle Rivard Piché se penche aussi sur les questions d’intervention, mais en étudiant l’angle de la réforme du secteur de sécurité à Haïti, où le Canada s’est beaucoup investi depuis la mise sur pied de la Mission des Nations Unies pour la stabilisation à Haïti (Minustah). L’auteure n’adopte pas une perspective féministe, mais s’intéresse à certaines questions basées sur le genre. D’abord, elle souligne l’importance de considérer la société tout entière dans l’élaboration de programmes pour soutenir la réforme du secteur de la sécurité. Ensuite, elle s’interroge sur sa propre expérience de chercheure en tant que femme blanche et francophone. Finalement, son analyse, qui repose sur une collection rigoureuse de données sur le terrain, souligne les limites de l’intervention canadienne. Rivard Piché déplore au bout du compte le manque de stratégie pour réconcilier les solutions techniques apportées au secteur de sécurité avec les objectifs à plus long terme de stabilité et de développement.

La deuxième section de ce numéro est résolument plus introspective, stratégie délibérément choisie par Leah Sarson et Nadège Compaoré. Leah Sarson, d’abord, réfléchit à la façon dont le domaine des Relations internationales peutcontraindre les choix ontologiques, épistémologiques et méthodologiques des jeunes chercheurs. Elle le fait en soulignant certains défis professionnels qui sont particulièrement présents pour les femmes en début de carrière. Après un survol éclairant des perspectives critiques qui ont influencé le champ de la politique étrangère canadienne et les ri, Sarson y ajoute une perspective personnelle marquante avant de conclure que l’approche épistémologique de son choix est systématiquement marginalisée dans la discipline. Son propos, à la fois critique, complexe et fascinant, devrait nous amener à réfléchir davantage à l’environnement pédagogique offert aux étudiantes qui poursuivent des études doctorales.

Dans le même sens, Nadège Compaoré scrute ensuite le rôle des dynamiques identitaires dans le cadre des travaux de terrain et le fait aussi de façon auto-ethnographique. Elle nous donne une leçon importante dans la prise de conscience que notre identité personnelle peut influencer notre collecte de données et, donc, nos résultats de recherche. Ce positionnement du chercheur, qui dans le cas de Compaoré est visiblement influencé par son genre, se révèle donc une variable à traiter de façon transparente dans nos processus de recherche.

Conclusion

On entend de plus en plus de commentaires et de répliques cocasses sur l’inclusion des femmes dans divers milieux professionnels. Le premier ministre du Canada, Justin Trudeau, a ainsi défendu son choix d’avoir formé un cabinet équilibré, c’est-à-dire avec une parité parfaite entre hommes et femmes, en répondant aux journalistes que cela allait de soi, « Because it’s 2015 », répartie devenue virale. Sur les médias sociaux, par ailleurs, une campagne acharnée a été menée contre les panels d’experts sans femmes. Le mot-dièse #womenalsoknowstuff (« Les femmes aussi en connaissent des trucs ») promeut l’expertise féminine et déplore son exclusion lors de divers événements.

Le monde universitaire s’est-il montré trop timide quant à l’exploration de ces questions ? Dans cette brève introduction, j’avance que la discipline des Relations internationales n’a pu intégrer les questions de genre de façon systématique, que ce soit dans ses programmes de recherche principaux ou dans sa pédagogie. L’article décrit aussi les embûches professionnelles que les femmes peuvent rencontrer, surtout dans les études de sécurité, là où elles demeurent largement minoritaires. Pour réfléchir à ces questions, mais aussi pour proposer des stratégies afin de remédier au manque de visibilité des femmes en Relations internationales, j’ai également discuté de certains réseaux et organisations qui ont été mis sur pied en vue d’appuyer le développement professionnel des femmes en ri. Ce type de réseaux offre des ressources en matière de formation et de mentorat pour les femmes qui cherchent à réconcilier leur identité, leurs recherches et leurs visées professionnelles dans un milieu masculin. Les articles qui suivent proposent des réflexions enrichissantes à l’intersection des questions de genre, de sécurité et de l’épistémologie des Relations internationales.

Les auteures qui ont participé à la rédaction de ce numéro spécial ont eu comme objectif commun de mettre en lumière certaines questions, essentielles à leur expérience en tant qu’expertes en Relations internationales : l’identité féminine influence-t-elle la démarche de recherche ? Comment examiner les dynamiques de genre au-delà des perspectives féministes ? Comment augmenter la visibilité des femmes dans le domaine pour mettre en valeur les perspectives tant féministes que traditionnelles ? L’importance et l’originalité du numéro tiennent à une conclusion qui n’est pas du tout évidente à première vue : les choix épistémologiques, méthodologiques et disciplinaires ont une incidence sur l’évolution de la discipline et sur la place des femmes dans cet environnement professionnel. La tension entre la place des femmes en Relations internationales et le féminisme comme approche en ri est présente dans ce numéro. Nous espérons que cette tension mènera à davantage d’autoréflexion et à une plus grande conscientisation relative aux identités diverses qui sont présentes au sein de notre communauté de chercheurs, aux débats épistémologiques qui divisent souvent cette communauté et aux conséquences professionnelles qui en découlent.