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Organisé par les anthropologues Véronique Pache Huber, Charles-Édouard de Suremain et Élise Guillermet, ce collectif réunit huit communications présentées à Liège, en 2011, lors du colloque international « Pour une anthropologie de l’enfance et des enfants ». Les textes recueillis dans cet ouvrage font état des résultats de différentes enquêtes de terrain menées en France, en Belgique, en Bolivie, au Mexique et au Brésil par des chercheurs en sciences sociales (anthropologie, sociologie, sciences de l’éducation, socio-démographie, psychologie), tous spécialisés dans le domaine de l’enfance. Les auteurs examinent comment la vie quotidienne des enfants est affectée par des politiques institutionnelles qui concernent leurs droits, protection et intérêts. Ce faisant, ils s’efforcent de déconstruire le processus par lequel ces politiques sont élaborées pour en montrer les propriétés culturelles et historiquement déterminées. Les auteurs interrogent plus précisément comment certaines institutions construisent l’enfance et les différentes figures de l’enfant (sidéen, orphelin, soldat, travailleur de la rue, etc.) sur lesquelles se fondent leurs interventions. Les contributions montrent que les caractéristiques mises de l’avant à travers ces représentations (vulnérabilité, dépendance, malléabilité, etc.) dépendent intrinsèquement de l’agenda des institutions et des objectifs des politiques publiques qui prennent ces enfants comme « groupe cible ». La volonté de prendre en compte le point de vue et la marge de manoeuvre dont disposent les enfants est fondamentale à cet ouvrage. Les auteurs considèrent les enfants comme des acteurs à part entière, dotés d’une capacité d’action (une agencéité), elle-même modelée par des rapports de pouvoir et de domination (p. 8). Ce faisant, ils cherchent à restituer leur point de vue et à confronter leurs perspectives aux visées des institutions qui les prennent pour sujet.

Les trois premiers chapitres portent sur le placement et interrogent directement l’agencéité des enfants qui se retrouvent sous la tutelle des services de Protection de l’enfance. Le premier, rédigé par Émilie Potin, porte sur la marge de manoeuvre des enfants « placés » en France. Reprenant la même ligne d’idées, Marie-Thérèse Casman et Angèle César s’intéressent dans le troisième chapitre à l’ambiguïté de la notion d’« intérêt supérieur » de l’enfant et au rôle fondamental de cette ambiguïté dans la détermination des prérogatives de garde des parents. Ces deux contributions montrent que la représentation que se font les institutions juridiques et les services de Protection de l’enfance de l’intérêt des enfants recouvre rarement directement celle des principaux intéressés. Elles montrent aussi comment les enfants s’adaptent et parviennent à ajuster dans une certaine mesure les dispositions formelles de ces institutions pour qu’elles cadrent avec leurs propres finalités. Poussant davantage la question de l’agencéité chez l’enfant, le deuxième chapitre, rédigé par Pierrine Robin, interroge le processus de subjectivation auquel doivent recourir les enfants placés pour reconstruire leur identité familiale.

Sarra Mougel montre pour sa part dans le quatrième chapitre comment la reconfiguration des acteurs et des savoirs entourant l’enfant hospitalisé a contribué à redéfinir l’enfance. L’hôpital, longtemps considéré comme l’antichambre de la mort, était surtout réservé aux pauvres, les nantis préférant faire soigner leurs enfants à leur domicile. Les enfants hospitalisés étaient isolés pour prévenir les risques de contagion et les protéger de leurs parents, considérés comme « inadéquats ». Coupés du reste du monde, ils devaient attendre la mort ou une improbable rémission. Ce n’est qu’à partir des années 1940 que l’hôpital se dote de moyens thérapeutiques efficaces et commence à traiter aussi les enfants des classes moyennes et bourgeoises. L’enfant malade en vient alors à être considéré comme un « être en relation » qui, durant son hospitalisation, doit maintenir un contact avec ses parents. La fréquentation de ceux-ci est jugée indispensable pour garantir une rémission. La période d’hospitalisation se devant, pour des raisons économiques, être la plus brève possible, l’hôpital miserait de plus en plus sur cette relation pour favoriser la rémission.

Les deux chapitres suivants examinent comment certaines politiques publiques centrées sur la protection, la prévention et la santé des enfants s’appuient sur les sciences naturelles et, plus particulièrement, sur la neuroscience, pour fonder leur discours. Marie-Laure Cadart analyse dans le contexte politique néolibéral français le recours à la neuroscience dans l’élaboration de campagnes de prévention. Elle montre comment, sous le prisme de ces politiques, l’enfant serait considéré comme un « délinquant potentiel » dont tous les dérèglements psychiques pourraient être amendés à condition d’être repérés à temps et corrigés avec les moyens « appropriés ». L’objectif serait dans cette optique de faire fonctionner l’enfant à tout prix. Pour des raisons d’économie, on ne chercherait « ni la cause du symptôme, ni à agir sur le contexte ou l’entourage, même s’ils sont clairement pathogènes » (p. 13). De leur côté, Chantal Medaets et Fernanda Bettencourt Ribeiro montrent que les recherches en neurosciences sont partiellement invoquées par les pouvoirs publics et les médias brésiliens pour justifier les campagnes « anti-fessée ». Les artisans de ces campagnes utiliseraient en effet les résultats de certaines recherches menées dans ce domaine pour légitimer leur entreprise. Selon eux, toute maltraitance viendrait modifier de façon permanente la biologie de l’enfant et le prédisposerait, de ce fait, à reproduire les comportements violents dont il a été la victime. Au-delà du bien-être des enfants, ces campagnes seraient aussi un moyen de faire la promotion de valeurs « progressistes » et d’améliorer l’image du Brésil sur l’échiquier international. Par le fait même, ces campagnes permettraient également aux classes dirigeantes d’asseoir leur supériorité culturelle sur certains groupes marginaux de la société brésilienne qui, comme les villageois amazoniens, ont des vues différentes en matière d’éducation.

Les deux derniers chapitres portent sur la prise en charge de l’éducation des enfants en Amérique latine. Robin Cavagnoud remet en question dans le septième chapitre la figure de l’enfant de la rue en tant que victime. Il montre comment, à partir de données recueillies lors d’un terrain effectué en Bolivie, ces enfants, en tronquant un milieu familial abusif pour l’univers de la rue, sont capables de retrouver une certaine maîtrise sur leurs conditions de vie. María Dolores Cervera Montejano interroge dans le dernier chapitre le point de vue des mères yucatèques maya sur le développement de leurs enfants. Elle fait la critique de la notion d’une enfance universelle en faisant appel aux ethnothéories indigènes. Elle montre que la fréquentation de l’école est perçue par ces mères comme une contribution spécifique et limitée au développement des enfants, développement qui dépendrait, selon elles, principalement des relations de parenté et des apprentissages réalisés au sein de la cellule familiale.

Comme le souligne Karl Hanson dans la postface, cet ouvrage met à jour certains enjeux normatifs et idéologiques sous-jacents aux politiques et aux connaissances relatives à l’enfance. L’ouverture internationale de l’ouvrage introduit quant à elle une perspective comparative intéressante. Elle met de l’avant les similarités et les différences dans la production institutionnelle de l’enfance. De plus, le caractère interdisciplinaire des contributions facilite une exploration créative et innovante de trois thèmes, soit la scientifisation des politiques de l’enfance, les enjeux institutionnels et politiques qui entourent les figures de l’enfance et la notion d’agencéité. Cet ouvrage, par son caractère novateur et son exemplarité, s’adresse tant aux chercheurs chevronnés qu’aux néophytes.