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Le marin est une sorte d’être amphibie, partageant sa vie entre mer et terre. La littérature scientifique cependant a tendance à ignorer le côté terrestre de son existence. C’est-à-dire, et surtout pour la période contemporaine, elle considère le marin principalement comme professionnel ou militaire et, ainsi, elle se limite largement aux études qui examinent ses activités à la mer. L’ouvrage présent de Nicolas Cochard, une version remaniée de sa thèse de doctorat soutenue à Caen en 2013, nous invite à prendre acte du marin en tant que citadin. Faisant le suivi des recherches pionnières sur les marins dans leur milieu urbain entreprises par Alain Cabantous pour la période moderne, Cochard y propose une analyse des marins dans la ville portuaire Du Havre tout au long du XIXe siècle post-napoléonien. Qui furent ces marins ? Comment les comprendre comme groupe professionnel ? Comment l’industrialisation influait-elle sur leur travail et sur l’évolution des affectifs ? Quelle présence avaient-ils dans la ville et dans la société havraise ? Les représentations critiques contemporaines du marin résistent-elles à l’analyse ? Voici le genre des questions qui se trouve au coeur de cette enquête.

L’auteur est à son meilleur lorsqu’il analyse son objet principal : les marins. Dans les deux premières parties de la monographie, il se sert habilement des méthodes de l’histoire sociale, notamment de l’analyse quantitative des données de l’Inscription Maritime, pour dresser un portrait riche et détaillé de ces hommes et de leur localisation dans l’espace urbain. Cochard note la diversité de l’activité maritime, allant des voyages de long-cours et du capotage aux campagnes de petite pêche. Par ailleurs, jusqu’aux dernières décennies du siècle, les marins havrais ont régulièrement alterné ses activités afin de garantir un travail plus continu. L’introduction de la navigation à vapeur, constate-t-il, donne aux voyages de long-cours (des marchandises et des passagers) une importance croissante au Havre. De même, elle impose l’implantation progressive des personnels des machines à bord, des personnes qui se distingueront d’autres marins à cause de leur formation et des leurs origines étrangères à Normandie et à la Bretagne septentrionale. En effet, Cochard ne néglige presque aucun aspect de la situation professionnelle des marins havrais. Il précise leur parcours professionnel : du recrutement des mousses à la retraite (ou la mort). Il signale l’existence d’un système de retraite inédite à l’époque pour ce genre de travailleur ainsi que l’allongement graduel de leurs carrières. Il examine les structures salariales des marins et leur évolution.

Soulignons également la dextérité avec laquelle l’auteur explore les origines géographiques et sociales des marins inscrits au Havre ainsi que la répartition des domiciles dans l’agglomération urbaine. Ainsi parvient-il à nuancer à bien des égards leur image reçue. Bien qu’en grande partie issus de la région et installés dans des quartiers spécifiques du Sud (Notre-Dame et Saint-François), avec le temps les marins havrais deviennent plus cosmopolites dans leurs origines, ils proviennent de plus en plus des foyers ouvriers et ils quittent, lorsque possible, le Sud pour habiter les quartiers nouvellement établis ou annexés en conséquence de la transformation du Havre en grande ville. À travers l’analyse des domiciles sur trois rues (rue d’Estimauville, le quai Lamblardie et la rue d’Après Mannevillette), Cochard réussi également à montrer que les marins havrais avaient tendance à habiter des quartiers mixtes, même si la rue d’Estimauville connaitrait un exode des personnes plus aisées après 1850 et si le quai Lamblardie se distinguait par ces milieux commerçants et négociants ainsi que par une forte présence des domestiques.

Dans sa dernière partie, l’auteur se donne le but d’examiner les marins et leurs liens avec la société havraise. Pour commencer, il étudie les débits de boissons, souvent évoqués comme les chefs-lieux de la vie « maritimo-portuaire », et les sociétés qui ont été fondées pour améliorer le sort des gens de mer à terre. Ensuite, il attaque l’image bien répandue du marin délinquant, image nettement liée à sa présence forte et concentrée en ville, mais finalement déconnectée des faits (les marins n’ayant été plus accusés ou détenus que d’autres groupes urbains). Pour conclure, il considère la question des orientations politiques des marins. Il l’aborde d’une manière plutôt indirecte, notamment en évaluant leur implication dans le mouvement social, surtout dans le sens de la participation des marins aux luttes sociales (des grèves) qui visent à améliorer leurs propres conditions du travail et de vie.

Sans doute, l’auteur y a achevé un travail remarquable qui éclaircit à plusieurs égards les structures professionnelles et urbaines des gens de mer havrais ainsi que leur évolution au fil du XIXe siècle. Toutefois, le livre n’est pas un succès total. D’une part, ses contributions à une histoire urbaine du Havre demeurent bien limitées, car, et surtout dans la deuxième partie, Cochard ne fournit qu’en partie les données qui nous permettraient de situer les expériences maritimes dans le contexte urbain plus large. Comment, par exemple le profil professionnel du Havre s’évolue-t-il généralement pendant cette période ? Ses rapports de sexe ? Étant donné les comparaisons établies entre les marins et les classes ouvrières, il aurait été également souhaitable d’avoir reçu plus de renseignements relatifs à la présence de ces dernières en ville. De même, nous trouvons toute l’approche à la troisième partie assez particulière et moins convaincante. Il s’agit, nous semble-t-il, plutôt d’un examen de la représentation du marin en ville au lieu d’un vrai examen de son milieu social. D’autre part, enfin, l’ouvrage a fortement besoin d’une structure plus manifestement argumentative. Pourquoi l’auteur a-t-il décidé de mettre l’accent sur tel et tel point dans son étude ? Comment spécifiquement cet ouvrage se voudrait-il contribuer à nos connaissances des villes françaises (ou même seulement des ports français) au XIXe siècle ? Ce sont aussi de composantes essentielles de toute monographie historique.