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Je suis surpris qu’aucun romancier d’aujourd’hui n’ait encore consacré une oeuvre à l’auto, à la route moderne.

Blaise Cendrars

Le motif de la route est un trait fondamental de la littérature occidentale, comme le rappelle Mikhaïl Bakhtine dans Esthétique et théorie du roman :

l’importance du chronotope de la route est énorme dans la littérature ; rares sont les oeuvres qui se passent de certaines de ses variantes, et beaucoup d’entre elles sont directement bâties sur lui, et sur les rencontres et péripéties « en route »[1].

Du Satiricon à Gil Blas, en passant par Don Quichotte, la route a une importance majeure dans la trame narrative des romans, dans la mesure où elle favorise les rencontres et permet l’apparition de nouveaux personnages, obstacles et objets – pensons notamment aux chevaliers de Chrétien de Troyes qui errent sur les chemins dans l’attente de l’aventure. Par le biais du road movie, le cinéma réactive ce motif pluriséculaire : dans Easy Rider (Dennis Hopper, 1969), par exemple, la route acquiert le statut de thème principal structurant le récit, voire de personnage à part entière. Il est évident, toutefois, que le chronotope de la route tel qu’il se présente dans les romans de Lesage ou de Cervantès diffère par bien des aspects de celui des road movies : le réagencement de l’espace-temps que module le cinéma découle de l’amplification des distances et de la vitesse dues à la motorisation.

La particularité du genre cinématographique provient du fait que sur ce réagencement chronotopique se greffe une idéologie. Se voulant subversif et « contre-culturel », le road movie déploie une axiologie qui l’oppose foncièrement au mode de vie bourgeois[2]. La trame narrative est en effet composée a minima de deux moments : une rupture initiale d’avec un milieu étouffant, violent et/ou imposé, suivie d’une longue trajectoire de libération plus ou moins joyeuse durant laquelle le protagoniste fait l’expérience d’une forme d’authenticité nomade. Malgré la continuité physique entre la rue et la route, qui ne diffèrent que par leur contexte architectural (un groupement d’habitation indiquant la première, une absence d’habitations la seconde), les road movies introduisent une rupture nette entre ces deux milieux : la route devient l’adjuvant principal dans la quête de liberté des protagonistes, alors que la rue prend le statut d’opposant qui les aliène. Métonymie de la demeure et du noyau familial, métaphore des devoirs, des habitudes et de la sécurité, la rue (street) est source de claustrophobie dans ces films, alors que la route (road) symbolise le mouvement heureux, la spontanéité et l’intensité vitale. En cela, les road movies se distinguent des récits d’apprentissage, dans la mesure où ces derniers mettent en scène des personnages qui aspirent à s’établir : le cheminement sur les routes n’est pour eux qu’une longue digression avant l’enracinement final.

La plupart des études de filiation du genre se tournent vers l’Amérique de la Beat Generation et plus précisément vers On the Road (1957) de Jack Kerouac, récit qui thématise une longue échappée routière à travers les États-Unis. Néanmoins, si l’on s’intéresse aux origines du chronotope tel qu’il se déploie dans les road movies (et dans le texte de Kerouac), il nous semble opportun de remonter au début du xxe siècle, au moment où est commercialisé l’objet technique qui a conduit à l’altération de la route « traditionnelle ». L’automobile a en effet généré un bouleversement esthétique sans précédent, dont plusieurs écrivains ont témoigné à cette époque. Nous nous focaliserons avant tout sur La 628-E8 (1907), récit d’Octave Mirbeau injustement oublié aujourd’hui, dans la mesure où il s’agit d’un des premiers textes rendant compte d’un long voyage en automobile. Celui-ci nous permettra de déterminer la manière dont la route « moderne » a été intégrée à la littérature ; nous examinerons ensuite la reprise et la modulation de ce nouveau chronotope par le genre du road movie.

La route « moderne »

Dans L’homme foudroyé (1945), Blaise Cendrars constate avec étonnement l’absence de ce que l’on pourrait appeler rétrospectivement des « roads novels » dans le champ littéraire de son époque : 

Je suis surpris qu’aucun romancier d’aujourd’hui n’ait encore consacré une oeuvre à l’auto, à la route moderne […]. Je suis surpris qu’aucun poète d’aujourd’hui n’ait encore chanté l’automobile comme j’ai chanté le chemin de fer dans le Transsibérien à la veille de l’autre guerre (heureusement que des aviateurs, pris par leur métier dangereux et nouveau, se mettent à écrire et que l’avion entre tout naturellement – et non comme thème – dans la littérature et la poésie ; mais je crains fort que l’auto saute à l’as car ce n’est pas, n’est-ce pas, le Guide Michelin qui fera comprendre à nos petits-neveux la découverte que furent pour nous la route et l’automobile et l’entraînement qui s’ensuivit dans notre ligne de conduite et dans nos moeurs clandestines)[3].

Pour saisir ce qu’entend précisément l’écrivain par « route moderne », un détour par le premier manifeste d’architecture de Le Corbusier s’impose. Dans ce texte de 1924 qui vise à repenser l’urbanisme en fonction de l’automobile, l’architecte se remémore l’état des routes au début du siècle : « Vingt ans en arrière me reportent à ma jeunesse d’étudiant ; la chaussée nous appartenait : on y chantait, on y discourait… l’omnibus à chevaux roulait doucement[4]. » Ce bref moment de nostalgie est rapidement balayé à la vue de la circulation urbaine : « Des autos, des autos, vite, vite ! L’on est poigné, l’enthousiasme nous saisirait, la joie. […] La candide et ingénue jouissance d’être au milieu de la force, de la puissance[5]. » Au nom du progrès, ce discours proche des positions du futurisme italien renvoie l’éthique sédentaire et la lenteur dans un passé qui n’a plus lieu d’être. La route « moderne » naît ainsi d’une expropriation : la « chaussée » cesse d’appartenir aux hommes. Ils doivent céder leur place au rythme des machines, rythme qui implique une nouvelle temporalité (la vitesse) et un nouveau rapport à l’espace : « Before the automobile, anyone living more than 8 or 10 miles away was “beyond calling distance”[6]. » L’espace-temps de la route moderne, c’est bien avant tout celui de l’automobile.

Sans doute la grand-route a-t-elle toujours eu un parfum de transgression, mais il semble qu’au début du xxe siècle, l’avènement de l’automobile accentue cette connotation. Lorsque Cendrars évoque les moeurs qui deviennent « clandestines », peut-être a-t-il en tête les méfaits de la bande à Bonnot, dont les braquages violents défraient la chronique peu avant la Première Guerre mondiale. En utilisant des automobiles pour s’enfuir après avoir dévalisé des banques, ces voleurs ont conféré à ce nouveau mode de transport un imaginaire de la subversion. Dans Moravagine (1926), le narrateur revenu à Paris après un tour du monde constate : « on ne parlait que de l’affaire Bonnot. […] [N]ous découvrions avec stupeur un monde d’affreux petits bourgeois apeurés[7]. » Aux États-Unis, cet imaginaire qui mêle déracinement, anticonformisme, illégalité et déplacement en automobile est entre autres façonné dans les années 1930 par « Bonnie and Clyde », couple dont les poses en armes devant leur Ford V8 ont fait le tour du monde.

Lorsque Blaise Cendrars prend acte du bouleversement propre à ce nouveau mode de transport dans L’homme foudroyé, il s’étonne que la littérature de son temps, qui a pourtant intégré le chemin de fer et l’aviation, ait oublié l’automobile. La vocation de l’écrivain est à la fois didactique (« faire comprendre à nos petits-neveux ») et esthétique : ce nouvel objet technique devrait entrer en littérature « tout naturellement – et non comme thème ». Tout naturellement, c’est-à-dire en tant que mode de perception : le nouvel agencement esthésique que produit la route moderne requiert une forme esthétique susceptible d’en rendre compte. Pour l’exprimer en termes bakhtiniens, Cendrars en appelle à un nouveau chronotope littéraire qui permette de rendre adéquatement le brusque bouleversement des sens opéré par la motorisation. Or, si L’homme foudroyé s’affiche comme l’unique représentant de la littérature automobile à cette époque, plusieurs écrivains y consacrent des textes dès le début du xxe siècle.

En 1907, Octave Mirbeau publie La 628-E8, l’un des premiers récits relatant un voyage en automobile de longue haleine, à travers la France, la Belgique, les Pays-Bas et l’Allemagne. Dans ce texte, dont le titre fait référence à la plaque d’immatriculation de son véhicule, Mirbeau entend rendre compte de

cette sensation que, seule, l’automobile peut donner – car les chemins de fer […] ont leurs voies prisonnières, toujours pareilles, leurs populations parquées, toujours pareilles, leurs villes encloses que sont les chantiers et les gares, toujours pareilles[8].

Le déplacement sur les routes en automobile permet une nouvelle forme de liberté. Parcourir de grandes distances à une vitesse inégalée tout en pouvant s’arrêter, poursuivre, bifurquer à son gré, relève du libre arbitre par comparaison avec le déplacement en train, dont la trajectoire et les arrêts sont déterminés par avance. Le chemin de fer est synonyme d’ordre et d’ennui, comme en témoigne le rythme ternaire de la phrase ponctuée par un triple « toujours pareilles » : à la prison des rails répond l’ouverture de la route. Edith Wharton, qui publie en 1908 le récit de son voyage à travers la France en automobile, témoigne également de cette bouffée d’air qui recouvre l’origine aventureuse du voyage : « the motor-car has restored the romance of travel, […] freeing us from all the compulsions and contacts of the railway, the bondage to fixed hours and the beaten track[9] ». L’opposition de ces deux modes de transport sera par ailleurs reconduite dans de nombreux road movies, comme dans Im Lauf der Zeit (1976) de Wim Wenders, où le personnage de Robert Lander retourne chez sa femme en train après une longue fuite en automobile.

La 628-E8 offre l’un des premiers témoignages de la transformation de la route qu’évoqueront bien plus tard Cendrars et Le Corbusier :

Le paysan n’a pas encore compris, ne comprendra probablement jamais que les routes ont été construites pour qu’on y circule d’un point à un autre. Il s’imagine, de bonne foi, peut-être, qu’elles ne sont faites que pour lui, pour les différents besoins de son exploitation et les services de ses élevages. Les gendarmes, les gardes champêtres, les agents voyers, les maires, les préfets et les ministres se l’imaginent aussi.

L628, 268

Au nom d’un idéal de mobilité sans entraves, l’usager de la route moderne s’oppose au paysan, figure de la sédentarité par excellence[10]. Ce qui était jadis un lieu de vie tend à devenir exclusivement un lieu de passage ; l’idéologie qui se déploie dans les road movies est déjà prégnante ici, dans la mesure où sont associés les agriculteurs (en raison de leur attachement à une terre précise) et les représentants de l’ordre juridico-administratif qui régulent les mouvements humains. À partir de cette époque, l’enracinement, le figement et la stabilité vont petit à petit être associés – de façon éclatante par les futuristes, mais également plus tard par les manifestants de Mai 68 – à des valeurs conservatrices qu’il s’agit de rejeter. « Être en mouvement » en vient à signifier « être libre », le nomadisme apparaissant comme une forme de vie pré-étatique, non régulée – dès ses débuts, la route moderne semble ainsi paradoxalement être la clé permettant d’accéder à une forme d’authenticité perdue.

Vitesse automobile et bouleversement chronotopique

Le chronotope de la route moderne a pour condition première l’apparition de la vitesse, qui modifie à la fois le rapport à l’espace et au temps :

La plaine paraît mouvante, tumultueuse, paraît soulevée en énormes houles, comme une mer. Que dis-je ?… La plaine paraît folle de terreur hallucinée… Elle galope et bondit, s’effondre tout à coup, dans les abîmes, puis remonte et s’élance dans le ciel… Et elle tourne, tourne, entraînant dans une danse giratoire ses longues écharpes vertes, et ses voiles dorés… Les arbres, à peine atteints, fuient en tous sens, comme des soldats pris de panique…

L628, 198

Le déplacement en automobile génère des perceptions inédites : jadis statique et inerte, le paysage s’anime au passage du véhicule, il prend vie (« galope et bondit ») et se met à danser furieusement. L’environnement du conducteur est brouillé, fluidifié (« mer », « écharpes vertes ») tel un décor impressionniste : ciel et terre se confondent dans un tournoiement vertigineux ; tout repère stable, clair et distinct est aboli. Les points de suspension et les nombreuses virgules qui hachent les phrases de cet extrait manifestent ainsi le souffle coupé devant l’impression nouvelle et l’anesthésie temporaire de la raison, hallucinée par ces visions cauchemardesques.

Si Mirbeau est l’un des premiers à relater un long voyage en automobile, deux autres écrivains ont tenté, à la même époque, de rendre compte de la vitesse – leurs textes présentent plusieurs traits communs. En 1904, Maurice Maeterlinck publie un bref récit intitulé « En automobile », dans lequel il s’étonne de cette nouvelle prouesse technique, compare son engin à une « bête merveilleuse », à un « hippogriffe » qu’il s’agit de dompter et s’émerveille des nombreux mots créés pour nommer les différentes parties de son véhicule. Deux courts passages décrivent l’automobile en mouvement du point de vue du conducteur : « la route vient à moi d’un mouvement cadencé, […] elle s’anime davantage, elle bondit, elle s’affole, elle se précipite sur moi[11] » ; « Les arbres accourent, rapprochent leurs têtes vertes, se massent, se concertent devant le phénomène qui surgit, pour lui barrer la route[12]. » Comme chez Mirbeau, le paysage semble ici s’animer au rythme effréné de la machine, alors que le conducteur est sinon statique, du moins passif – le monde fond sur lui, comme s’il était un spectateur devant un écran de cinéma. Cette impression de passivité est sans doute liée à l’étonnante absence d’effort que suppose la vitesse automobile, contrairement, par exemple, à un cavalier au galop.

Proust n’était pas convaincu de cette première tentative d’intégrer « naturellement » l’automobile à la littérature : dans une lettre à Georges de Lauris, il juge que « la beauté même du style, la lourdeur de sa carrosserie ne conviennent pas à ces explorations de l’impalpable[13] ». L’écriture trop ciselée (trop symboliste ?) de Maeterlinck ne serait pas apte à rendre compte de la sensation foudroyante de la vitesse ; Proust a sans doute à l’esprit des phrases telles que celle-ci : « Les champs de blé coulent paisiblement comme des rivières vertes[14]. » L’écrivain belge cherche à rendre l’indistinction et le brouillage visuel que suscite la vitesse, mais les comparaisons qu’il choisit (« rivières vertes ») sont trop paisibles aux yeux de Proust. Dans Le Figaro du 19 novembre 1907, ce dernier publie ses propres « Impressions de route en automobile », court texte repris dans Pastiches et mélanges. Ici encore, le paysage semble devenir sujet en mouvement (et sujet des mouvements) : « de vieilles maisons bancales couraient prestement au-devant de nous[15] ». Tout se passe comme si le paysage défilait devant une automobile à l’arrêt : les clochers qui semblaient lointains « se jetèrent si rudement au-devant de nous que nous eûmes tout juste le temps d’arrêter pour ne pas nous heurter contre le porche[16] ». Ce texte se focalise davantage sur l’idée selon laquelle la vitesse abolit les distances que sur l’impression de vitesse elle-même – le style proustien se veut ainsi plus sec que celui de Maeterlinck, mais n’a pas la nervosité préfuturiste du texte de Mirbeau. Tous trois s’accordent néanmoins à rendre la sensation de vitesse par une écriture impressionniste et fantastique qui brouille les oppositions binaires sujet/objet, mobile/immobile.

Ces différents bouleversements perceptifs ont des effets majeurs sur la narration : ils rendent inopérant le récit de voyage « classique ». Mirbeau suggère ainsi à son lecteur en quête de descriptions géographiques et culturelles de revoir son horizon d’attente :

n’attendez pas de moi des renseignements historiques, géographiques, politiques, économiques, statistiques, des documents parlementaires, édilitaires, militaires, universitaires, judiciaires… […] Où et comment eussé-je pu les recueillir ? Il faut habiter un pays, vivre parmi ses institutions, ses usages quotidiens, ses moeurs et ses modes, pour en sentir les bienfaits ou les outrages… Or, je n’ai pu que rouler sur ses routes, comme un boulet sur la courbe de sa trajectoire.

L628, 52

À l’énumération hyperbolique des différents renseignements qui nécessitent de longues études archivistiques, l’écrivain oppose la joie du mouvement perpétuel : le voyage en automobile ne souffre pas d’arrêt prolongé. Ayant goûté à la vitesse, l’homme

ne peut plus tenir en place, trépidant, les nerfs tendus comme des ressorts, impatient de repartir dès qu’il est arrivé quelque part, en mal d’être ailleurs, sans cesse ailleurs, plus loin qu’ailleurs…

L628, 55

Il n’est pas anodin à cet égard qu’un chapitre du récit rende compte de la mort de Balzac, l’écrivain qui entendait précisément « faire concurrence à l’état civil » : le point de vue de l’automobiliste semble exclure toute saisie objective et totalisante du réel, ambition rejetée par le monde motorisé dans un passé qui semble, par contraste, englué de lenteur et d’ennui. Le tourisme, qui consiste à pérégriner de lieu en lieu selon une trajectoire hétéronome, est également dénigré dans le texte de Mirbeau par une critique des lecteurs du Baedeker[17], qui se promènent « les yeux ailleurs et l’esprit nulle part » (L628, 52). Le lien étroit qu’établissait Bakhtine entre le motif de la rencontre et le chronotope de la route est ainsi mis à mal : dès l’instant où la vitesse est recherchée pour elle-même, tout obstacle qui freine ou arrête la course du « boulet » sera violemment écarté[18].

Ainsi, le déplacement en automobile opère un changement de paradigme : le lieu (place) perd de son intérêt alors que l’espace (space) prend une valeur inédite. La route n’a plus pour fonction de mettre en relation des lieux, mais permet au contraire de s’en distancier et le trajet lui-même devient le but du voyage. Le mouvement seul, et non les étapes qui le jalonnent, mérite d’être conté. Il nous est désormais possible de définir avec précision le chronotope de la route moderne tel qu’il se déploie au début du xxe siècle : au passage du temps correspond nécessairement un déplacement spatial. En d’autres termes, l’ennui qui découle d’un « lieu » provient du fait que le temps s’y étale sans mouvement ; à l’inverse, la route en tant qu’« espace » fait correspondre à chaque seconde écoulée une distance parcourue – le chronotope de la route moderne, qui est également au fondement des road movies, repose donc sur l’équation « temps écoulé = espace parcouru ». La notion de liberté, également au fondement du genre cinématographique, est intrinsèquement liée à ce chronotope particulier : l’individu (et, contrairement au chemin fer, l’automobile est le mode de déplacement individuel par excellence) est libre (d’obstacles et d’ennui) tant qu’il est en mouvement.

La tyrannie de la route moderne

La 628-E8 n’est pas un éloge unanime de la route moderne : toute la force du récit de Mirbeau réside dans son ambivalence, que l’on pourrait qualifier d’enthousiasme lucide. L’écrivain dédie ainsi son texte à Fernand Charron, l’inventeur de son véhicule, mais n’hésite pas à en exposer la violence. Alors que des films tels que Easy Rider ou Thelma and Louise instituent la route en espace de légèreté et de pure liberté, Mirbeau pressent dès le début du xxe siècle (sans doute parce qu’il se situe précisément à la charnière entre deux mondes) que la conjonction de la route et de l’automobile est également un espace de brutalité :

quand je suis en automobile, entraîné par la vitesse, gagné par le vertige, tous ces sentiments humanitaires s’oblitèrent. […] [J]e n’admets pas, je ne peux pas admettre que le moindre obstacle se dresse devant le caprice de mes évolutions.

L628, 293

L’individu happé par le chronotope de la route moderne devient une sorte de conducteur mutant, mi-homme, mi-machine, qui perd rapidement tout contact avec ses semblables ; chaque objet susceptible de le freiner dans sa course (humain ou animal) est écarté, voire écrasé – l’ivresse que suscite la vitesse est dangereuse, car elle est déshumanisante.

L’intérêt bien connu de Mirbeau pour les questions sociales l’a également rendu sensible à la tyrannie qu’a pu exercer la route moderne couplée à l’idéologie du progrès :

N’est-ce pas la chose la plus déconcertante, la plus décourageante, la plus irritante que cette obstination rétrograde des villageois, dont j’écrase les poules, les chiens, quelquefois les enfants, à ne pas vouloir comprendre que je suis le Progrès et que je travaille pour le bonheur universel ? […] Je leur donnerai le bonheur, malgré eux ; je le leur donnerai, ne fussent-ils plus au monde !

L628, 294

Avec une ironie mordante, l’écrivain révèle ici l’espace d’inégalité radicale qu’a été la route moderne à ses débuts : l’automobile a balayé avec mépris, au nom de la science et de l’avancée technologique, le monde ancien qui gênait son passage. Ainsi, ce nouveau chronotope que Mirbeau met en récit est double : il renouvelle les codes du voyage, grise le conducteur projeté à travers l’espace et lui permet d’accéder à une forme de liberté individuelle ; à l’inverse, la vitesse apparaît comme une drogue qui transforme l’individu : pris d’un sentiment de toute-puissance, coupé du reste de l’humanité par sa coquille métallique, son empathie s’amoindrit et il devient un « boulet » écrasant tout sur son passage (pour le bien de ceux qu’il écrase).

On pourrait ainsi opposer La 628-E8 aux nombreux road movies qui, sans doute parce que la révolte et la contestation requièrent des oppositions tranchées, déploient un enthousiasme univoque pour la route moderne. Cet enthousiasme est répandu, mais n’est pourtant pas commun à tous les films de route : la critique de l’appropriation débridée de l’espace-temps humain par le rythme machinique est notamment portée par Mad Max (1979), l’un des premiers films à remettre en question la (sur)valorisation de la route moderne et le culte de la motorisation. Cette dystopie mise en scène par George Miller peut être interprétée comme un anti-road movie qui signale le potentiel d’oppression propre à la vitesse et à l’industrie automobile : la route n’y est plus vecteur de liberté, mais espace de violence débridée, où toute loi est abolie. Notons par ailleurs que la naissance du road movie, à la fin des années 1960, est contemporaine d’une remise en cause de la vitesse par certains théoriciens critiques : Energy and Equity, ouvrage d’Ivan Illich paru en 1972, expose les nouvelles formes de domination qu’engendre l’industrie des transports. Le philosophe en conclut que le moyen de déplacement le plus efficace pour l’homme est la bicyclette et cite en épigraphe de son ouvrage cette phrase d’un politicien chilien : « El socialismo puede llegar solo en bicicleta[19]. »

Selon Bakhtine, un même récit comprend plusieurs chronotopes. Nous voudrions désormais complexifier cette idée en soutenant qu’un même chronotope comprend plusieurs variations rythmiques. Si le mouvement perpétuel est une constante des road movies, le rythme selon lequel l’espace est parcouru varie selon les récits. Selon l’instance d’« hétérorythmie[20] » que cherchent à fuir les personnages – la logique marchande, la famille, l’administration, la loi –, la cadence du mouvement est plus ou moins élevée. La route moderne, qui suppose la vitesse, n’est donc pas l’espace-temps idéal de tous les road movies : dans Im Lauf der Zeit, c’est la vitesse en tant qu’hétérorythmie qui est remise en question. Contrairement à la voiture de course de Robert qui fonce dans un lac au début du film, le van de Bruno offre un rapport plus apaisé à la route, rapport qui renoue avec l’espace-temps du roman d’aventures tel que le définissait Bakhtine dans Esthétique et théorie du roman – la lenteur permet ainsi de rétablir le lien, propre au roman d’aventures « classique », entre le chronotope de la route et le motif de la rencontre.

*

Le récit de Mirbeau n’est pas véritablement un ouvrage à visée subversive, comme le sont (ou entendent l’être) la majorité des road movies – de ce point de vue, on ne peut sans doute pas le qualifier de « road novel » à la manière de On the Road de Kerouac. Cependant, ce texte aux allures exploratoires et avant-gardistes est précurseur à bien des égards : Mirbeau y cherche des manières inédites de rendre la sensation électrisante de la vitesse, fait état des altérations qui en résultent dans la conception traditionnelle du voyage et, dans le même temps, met en évidence l’ambivalence de la route moderne, à la fois moyen de libération et vecteur de violence et d’inégalité. S’il est difficile d’établir des comparaisons entre un style littéraire et des techniques cinématographiques, il nous semble à l’inverse que le concept de chronotope peut commodément être transporté d’une forme artistique à une autre : le chronotope de la route moderne tel que Mirbeau le met en oeuvre – « temps écoulé = espace parcouru » – est le fondement même des road movies, qui s’en saisissent tout en y opérant des modulations rythmiques.