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L’oeuvre de Céline paraît tout indiquée pour méditer sur la démoralisation de l’Histoire par la littérature, tant l’auteur s’est attaché à dérégler les moeurs historiennes et littéraires en matière de relation des événements, avec des effets encore sensibles aujourd’hui.

Entre la publication de D’un château l’autre en 1957 qui inaugure la trilogie allemande et celle de Voyage au bout de la nuit vingt-cinq ans plus tôt, il s’est passé bien des choses dans la vie de l’écrivain : la publication des pamphlets, la Collaboration, le procès[2] – et celui-ci ne semble pas encore tout à fait clos. Le cas Céline pose le problème de la concomitance, chez un même individu, de tendances réputées inconciliables[3] (compassion et cynisme par exemple), et celui aussi de l’opposition entre l’esthétique, exceptionnelle dans son impact émotif, et les positions idéologiques abjectes de l’auteur (racisme, antisémitisme, appel au meurtre, à la délation, tout cela en contradiction avec l’esprit de Voyage).

En termes simples, comment l’auteur de Voyage au bout de la nuit a-t-il pu se compromettre avec le nazisme ? Pourquoi nous a-t-il fait ça à nous, ses lecteurs fervents ?

Justice a été rendue et Céline condamné ; on peut juger que la sentence fut clémente, Céline ayant eu la chance de n’avoir pas, au contraire de Brasillach, été jugé à chaud. De fait, les poursuites continuent, pas toujours sur le mode imaginatif et percutant dont peuvent faire preuve Patrick Modiano dans La place de l’étoile ou Patrice Nganang dans La joie de vivre[4]. La tournure d’ensemble est plus justicière et Philippe Muray a pu se moquer à bon droit d’un pamphlet très faible de Jean-Pierre Martin (« des gens qui voient des barbelés dans les points de suspension [céliniens] doivent avoir quelque chose à se reprocher[5] »).

En bref, Céline continue à troubler la paix nationale et l’harmonie du patrimoine littéraire, tout en étant tenu par nombre de ses lecteurs comme le meilleur analyste du cauchemar de l’Histoire dans lequel lui-même a sombré.

Un nouveau mode de récit

La trilogie allemande, dont Féerie pour une autre fois (1952) constitue une sorte de prologue, inaugure un nouveau mode de récit, que Céline nomme « chronique » et dont le principe narratif est l’interruption : la chronique des années 1944-1945 forme une première strate temporelle du récit ; elle est sans cesse interrompue par les bruits des événements relatés, à moins que ce ne soit la basse continue du bruit qui ne soit contrariée par l’ordre narratif. La progression du récit se fait moins selon le principe de causalité que « de fil en aiguille » – métaphore affectionnée par Céline qui se souvient être fils de dentellière. Les digressions sont incessantes au point d’être les véritables moteurs de la narration. La singularité stylistique de l’écriture tient non pas tant aux petits points (présents depuis Mort à crédit et plus encore dans Guignol’s band) qu’à l’abondance des onomatopées et interjections qui mitraillent visuellement la page et portent atteinte à l’intégrité même du récit. Le retour de motifs obsédants, tels les bruits de tam-tam des forêts du Cameroun, et la présence de mots à redoublement du type « roudoudou », « coupe-coupe », « mémés » ou « Kroukroutchev », outre l’effet comique qui allège un récit chargé de tragédies, rendent manifeste un deuxième principe qui gouverne la narration, celui de revenance ; ils produisent un effet d’écho qui contrarie la bonne marche narrative.

Céline reconfigure ainsi le roman « historique » dont la trame chronologique et logique n’est pas absente, mais chamboulée : l’ancien y côtoie le nouveau, l’actuel le virtuel ; ce qui ne s’est pas produit mais aurait pu le faire (la victoire du Reich, Hitler gagnant) entre en concurrence avec ce qui s’est produit et n’aurait pas dû le faire (le mauvais choix de Céline pour Berlin au lieu de Londres) ; ce type de spéculation fait résulter les choix idéologiques d’une sorte de tombola historique où l’on tire ou non le bon numéro, ce qui diminue d’autant la culpabilité de chacun et fragilise les jugements portés sur les individus. Céline ne se prive pas d’insinuer que certains de ses confrères auraient pu tourner casaque assez facilement.

Stratégie de l’auteur et poétique du récit

L’interprétation malveillante de cette façon célinienne d’écrire l’Histoire consiste à souligner tout le profit que tire l’auteur à replacer les événements dans un contexte où, à ses yeux tout au moins, il était si facile de se tromper. Il restitue en virtuose le climat général de feux et lumières, pyrotechnies et bombardements, farces et attrapes à tous les étages.

Céline a posé en styliste dans Entretiens avec le Professeur Y (1955) où il se plaît à jouer le bouffon qui n’a pas d’idées. Il y ajoute une posture victimaire dans la trilogie, se flattant d’être « le samaritain des cloportes » ; il se dit l’objet d’un complot depuis au moins 1936 (l’année de Mort à crédit mal accueilli par la critique et du pamphlet anticommuniste Mea Culpa), voire même dès Voyage (« c’est pour le Voyage qu’on me cherche », clame-t-il dans la postface à la réédition de 1949[6]). Dans la trilogie allemande, il lui importe de rétablir les ponts avec un lectorat qu’il a trahi (celui de Voyage) et il lui faut pour cela se disculper des fautes qu’il a commises ou qu’à ses yeux on lui attribue injustement. Il ne manifeste pas de regret, au contraire il a tendance à aggraver son cas, comme pour justifier un sentiment de culpabilité ressenti depuis l’enfance. Vaudrait-il mieux qu’il donne dans le mea culpa intéressé, qu’il se repente avec complaisance, qu’il trahisse en somme une seconde fois son lecteur ? La posture qu’il adopte après-guerre est, pour sûr, particulièrement provocatrice ; on pense à la façon dont, dans Rigodon, il exhorte les historiens communistes futurs à décrire le martyre des collabos[7] ; il peut dans ce genre atteindre des degrés d’une rare obscénité quand, toujours dans Rigodon, il relativise les maux des déportés au regard des siens.

En d’autres termes, il y a bien une dimension rhétorique intentionnelle dans la version que Céline donne de l’Histoire comme un théâtre de grands guignols où les rôles sont éminemment réversibles ; il y a une stratégie évidente de disculpation dans sa façon d’invoquer des erreurs d’aiguillage compréhensibles en des temps agités, ou d’évoquer les multiples formes de dérive des grands esprits, toutes remarques qui visent à le dédouaner de ses errements à lui. Faire entendre les bruits de l’Histoire qui couvrent les voix des acteurs lui permet par la même occasion de faire oublier ses propres vociférations de pamphlétaire en des époques pas si lointaines (Bagatelles pour un massacre date de 1937, L’école des cadavres de 1938 et Les beaux draps de 1941) ou d’espérer les fondre dans le brouhaha général. Mais cela n’enlève pas pour autant toute lucidité ni pertinence à son récit, ni sa force visionnaire à son écriture, experte à dénuder la façon dont fonctionnent nos représentations et notre perception des faits historiques.

Strates du récit

Les événements relatés dans Féerie pour une autre fois et la trilogie allemande sont – rapidement résumés – le bombardement de Montmartre en 1944 qui pousse Céline à fuir de l’appartement rue Girardon, le trajet en train avec Lili et Bébert pour rejoindre Copenhague où il a déposé de l’or, les étapes à Baden-Baden, Berlin, Kränzlin (Zornhof dans la fiction). D’un château l’autre en particulier est consacré au séjour à Sigmaringen, soit quatre mois de l’hiver 1944-1945. La population locale est hostile aux collaborateurs et, dans la vie quotidienne, on observe le même partage que partout entre miteux et nantis, luxe relatif pour les uns (façon empire à l’étage Laval du château) et, pour les autres, la faim, le froid, le manque de soins, la peur, notamment dans le camp de Cissen où sont parquées les familles de miliciens[8].

Le récit de la vie quotidienne à Sigmaringen est encadré et scandé par le récit de la vie du médecin et de l’écrivain à Meudon pendant la période de production puis de publication du récit à laquelle on assiste comme en direct. Dès les premiers mots de la trilogie, Céline établit avec le lecteur un pacte de « franchise » :

Pour parler franc, là entre nous, je finis encore plus mal que j’ai commencé… […] [L]a clientèle médicale, de vous à moi, confidentiellement, est pas seulement affaire de science et de conscience… mais avant tout, par-dessus tout, de charme personnel… le charme personnel passé 60 ans[9] ?…

Parler « franc », c’est ainsi amadouer le lecteur par une clause rhétorique, tout en amorçant une digression tactique avec une citation de Rabelais, médecin écrivain sanctifié par les institutions (« science sans conscience n’est que ruine de l’âme » fait partie des citations patrimoniales dans les années 1950). En arrière-plan du récit, figurent les périodes de l’épuration, de l’incarcération au Danemark, du procès jamais vraiment clos, avec, pour enjeu, le jugement de la postérité.

Trois strates temporelles et spatiales sont donc imbriquées, chacune associée à un « château », celui de Sigmaringen et, métaphoriquement, le cachot danois puis la villa de Meudon assiégée par les curieux. Le titre désigne moins une alternative qu’une oscillation à l’infini qui touche aussi les trois identités du narrateur-personnage : le romancier Céline, le pamphlétaire et homme public du même nom, et le médecin Destouches. De quoi compliquer singulièrement la trame narrative et complexifier les relations aux faits comme avec le lecteur. Les récits s’entremêlent, faisant affleurer d’autres strates encore par le jeu des chiffres disposés dans la narration qui fonctionnent comme marqueurs d’avant-guerre (chambre 11 à l’hôtel Löwen, cellule 11-12 au Danemark). Parmi ces chiffres, celui du 14 juillet 1913 ramène le souvenir de la revue à l’hippodrome de Longchamp avec les régiments de Cuirassés et les tirailleurs sénégalais. Entendre parler des tirailleurs sénégalais dans la littérature française n’est pas si fréquent ; dans D’un château l’autre, ils apparaissent de façon insistante, comme des fantômes surgis des oubliettes de l’Histoire qui viendraient réclamer réparation.

Céline en effet ne se contente pas de raconter l’Histoire autrement, du côté des vaincus – et des mauvais vaincus ; il raconte aussi une autre histoire, celle qui a été oubliée, déniée, notamment l’histoire coloniale – ce dont témoignent, à titre de symptômes, l’indication d’une adresse, Place ex-Faidherbe à Meudon où habite une vieille patiente de Céline, la hantise de la sauvagerie des tirailleurs sénégalais de l’armée Leclerc qui semait la panique à Sigmaringen, la vision obsédante des galères et navires négriers, notamment dans l’épisode hallucinatoire où apparaît la barque de Caron maniant son aviron comme une massue en surimpression des bateaux-mouches de l’enfance et des péniches du quai de la Seine[10]. Mais surtout Céline raconte – ce qui est un paradoxe – autre chose qu’une histoire : en ce qui concerne le narrateur, la rémanence du bruit de tam-tam du Cameroun où il a séjourné en 1916 ; plus généralement, un fond de rumeurs, de séismes de diverses amplitudes, de cris étouffés, de plaintes inouïes. Céline est donc à la fois chroniqueur d’événements historiques, écouteur des bruits de l’histoire, sismographe qui en enregistre les convulsions. Il invente ce faisant un régime autre de récit, délié du souci d’intrigue au sens aristotélicien du terme, mais qui ne renonce pas à intriguer au sens de susciter la curiosité[11], voire de comploter pour trouver une issue narrative à l’impasse où les histoires vous ont fourré. Sur ce point, Céline est bien le contemporain de Gracq dont Un balcon en forêt publié en 1958, soit un an après D’un château l’autre, voit l’intrigue du récit historique laisser place à une lente dérive de l’aspirant Grange dans le paysage où il tend à se dissoudre comme sujet conscient et à « se fabriquer du vague », façon singulièrement efficace de raconter de biais la « drôle de guerre ».

Raconter l’Histoire autrement

Le premier intérêt de la trilogie allemande est donc de raconter l’Histoire autrement, du point de vue des perdants, pas seulement les sans-noms dont parle Walter Benjamin, mais ceux qui, dans l’opinion commune, sont assignés à résidence dans l’abjection. Non qu’ils ne soient pas immondes, mais ils ne sont pas toujours que ça (on pense au personnage du film de Louis Malle sur un scénario de Modiano, Lacombe Lucien). Céline choisit, pour raconter la fin du Reich et la débandade des peuples, le point de vue du témoin emporté là par les circonstances, tel Pline l’Ancien en croisière « aux entrailles du Vésuve ! soufre et porphyres[12] ! » Il se pose en concierge de l’Histoire, à l’affût des ragots et rumeurs, car ils renseignent sur les dangers. La figure du témoin-concierge, à laquelle s’ajoute celle du médecin auscultant le corps convulsif de l’Histoire, dont les agents sont avant tout des patients, s’oppose à celle de l’historien qui voit les faits avec distance, ordonne et soumet les événements à une logique narrative vectorisée. Céline en avertit le lecteur :

Je vous préviens, ma chronique est un peu hachée, moi-même là qui ai vécu ce que je vous raconte, je m’y retrouve avec peine… […] vous ne pourriez pas, même en « comics », vous faire une idée de cette rupture, de fil, d’aiguille, et de personnages…, du si brutal net événement… […] un de ces empapaoutages que subit plus rien n’exista… et que moi-même là vous racontant, vingt-cinq ans plus tard, j’ergote, je m’y retrouve mal… bric et broc ! vous me pardonnerez[13]

Parmi les moments marquants de cette Histoire racontée d’un autre point de vue, on retient dans D’un château l’autre la promenade de Pétain où le personnage est croqué en guignol impérial, suivi de ses ministres marchant à la queue leu leu, observant un cérémonial déphasé dans un décor d’opérette[14]. Dans un tout autre genre et lui faisant contraste, on se souvient des émeutes de la faim chez les gueux du château, de l’évocation atterrée du camp de Cissen[15] qui vise à faire apparaître les collaborateurs comme des victimes, ce qu’ils ont pu être aussi, qu’ils surjouent ou non leur partition. Céline entend sans doute, au nom des misères endurées, obtenir une espèce de rachat global qui l’inclurait : il y a chez lui un fond chrétien dont atteste le titre Mea culpa du pamphlet de 1936 et les interrogations dans ce même pamphlet sur « la quatrième dimension », celle du « sentiment fraternel » qui suppléerait au vide du Ciel. Dans son mode de narration et sa poétique, il s’ingénie à semer le trouble dans les lignes de démarcation, géographiques et morales, à pratiquer le brouillage des frontières : par exemple, on ne sait pas bien, dans D’un château l’autre, à partir de quel peuplier commence la Suisse, c’est-à-dire un territoire neutre relativement sûr, encore que les Suisses à l’instar des Danois optent finalement pour les vainqueurs. Les signifiants font calembour dans le contexte (tout peut plier selon les aléas de fortune) et leur instabilité prend une portée symbolique. Les noms propres sont souvent traîtres, tel le Fidelis, le couvent où exerce le médecin, ou Laval, parfait palindrome (Céline s’acharne à le traiter de « bicot du troisième Reich », d’« afro-asiate »). Sur un mode ironique plus global, Céline se demande dans Rigodon, en faisant jouer encore une fois le principe d’oscillation du titre « Hitler gagnant, […] qui qu’aurait été le plus nazi[16] ? », ajoutant qu’il s’en est fallu « d’un poil ». Il en résulte un tableau général en tremblé, mouvant au gré des circonstances, ce qui rend difficile le jugement moral.

L’histoire que raconte Céline, ou qu’il se raconte, n’est pas close, des noeuds ne sont pas dénoués, le déroulement des événements ne peut être élucidé du point de vue de la fin qui en révélerait le sens. Tandis qu’une histoire s’achève avec la désagrégation des empires, une autre commence avec les guerres d’indépendance où les vainqueurs d’hier n’agissent pas toujours pour le bien des peuples : en arrière-plan de la décomposition du Reich se profile, au moment de la rédaction du récit, la guerre d’Algérie où l’on retrouve les personnages de l’époque précédente dans une position souvent moins avantageuse.

Si les extérieurs sont le domaine du brouillage des repères et du tohu-bohu biblique, les intérieurs, à l’instar du château des Hohenzollern, sont le royaume de l’égarement, des labyrinthes mythologiques qui conduisent immanquablement à des cachots bien réels, à des oubliettes, ces bien nommées. La visite du château est la démonstration que là où la raison raisonnante échoue, où la logique ne mène à rien, seuls les femmes et les chats peuvent se retrouver, parce qu’ils ont « l’instinct des dédales, des torts et travers[17] » : on note l’accent moral glissé au passage par la torsion du cliché habituel « à torts et à travers ». L’épisode en forme de divertissement est un festival de mots à « pirouettes » (du type « hurluberlu », « virevoltes »[18]) renversant au passage la syntaxe (même « l’Hohenzollern-château » en chavire). La narration semble suivre une ligne de sons où les mots se contaminent les uns les autres : « biscornu » appelle « tohu-bohu », « drôleries » « virevoltes » et « perversité ». La tendance aux mots à écho est sensible, ne serait-ce que dans les noms de Lili la danseuse et Bébert le chat qui fait « coucou » à Céline par une lucarne. Céline en tire la leçon qui s’impose : « à la raison, vous traviolez tout[19] », ce qui fait de la raison un délire qui s’ignore. Un principe d’interruption incessante coupe court à la constitution de phrases grammaticalement construites : c’est à petite échelle ce qui se passe au niveau global du récit où la progression métonymique par images visuelles et sonores se substitue à la logique du sens. Ces acrobaties verbales virtuoses activent chez le lecteur des compétences qui le rendent proche du narrateur et instaurent un autre mode d’attention à l’histoire qui est racontée, petite ou grande, une histoire « brouillaginée », « miraginée »[20], où fables, faits, fantasmes et événements réels sont inextricablement mêlés. C’est bien ce que programmait déjà le préambule de Voyage : « Hommes, bêtes, villes et choses, tout est imaginé », où le terme « hommes » fait figure d’intrus dans une énumération où la fiction est tout intriquée à la réalité.

Raconter une autre histoire

Le deuxième intérêt de la trilogie allemande est en effet de raconter une autre histoire, une histoire sous-jacente, oubliée ou déniée, qui peut affleurer sous la pression de l’actuel et ramener l’inactuel, l’archaïque, voire le mythique. Une lecture littéraire, poétique plus que narratologique, en tout cas non documentaire (ce qui est difficile quand le sujet historique est brûlant), une lecture donc attentive au travail des sons et des images sur le sens permet de saisir comment se délient les liens de causalité, en même temps que se lient autrement les faits, par rapprochements hasardeux, système d’échos de part et d’autre d’une fracture qu’on n’identifie pas clairement. Cette autre histoire, dans son écriture même, prend une dimension hallucinatoire qui fait vaciller, sans pour autant l’annuler, la distinction entre le réel et le fictif ; elle met en lumière les coins laissés dans l’ombre, tel le quai mal éclairé de la place ex-Faidherbe dans D’un château l’autre, du nom du général qui créa le corps des tirailleurs sénégalais en 1857. Un mode d’emploi de lecture du récit est donné à l’occasion de l’épisode fantastique qui fait apparaître près du quai la péniche nommée La Publique. Céline s’y présente à l’image de son chien Agar, biblique et ahuri, en positiviste « rationnel positif », tenant du « un fait est un fait » ; mais un « ouragan d’ouah !… ouah !… » déclenche l’émeute du souvenir sous forme de fantômes que le chien vient renifler pour en éprouver la réalité[21]. Les fantômes qui surgissent sont accrochés à des époques disparates mais le lien entre eux est de mettre au jour une chaîne de violences, des gifles de l’enfance au travail forcé sur les galères sans oublier la brutalité de Caron, nautonier des enfers.

S’il y a une stratégie de Céline, elle consiste à associer responsabilité personnelle et chaîne de culpabilités collectives. Cette association se manifeste sous forme de coprésence des temps, dans une série de hantises liées entre elles par une chaîne métonymique de sons et des rappels d’images : dans D’un château l’autre, l’expression « coupe-coupe » associée aux tirailleurs sénégalais ranime les terreurs infantiles du temps où l’on redoutait les ogres, terreurs entremêlées aux fantasmes les plus archaïques ; dans les lettres envoyées lors de son premier séjour africain, Destouches relayait la rumeur de tribus cannibales dévorant des petites filles à Konacry[22]. Dans D’un château l’autre, l’effroi est réactivé par la brutalité des SS à la gare de Sigmaringen, « pires anthropophages que les Sénégalais de Strasbourg[23] ! » ; ils anticipent la cruauté des « libérateurs-épurateurs » qui vont cuire Céline au tourne-broche et le hacher menu comme chair à pâté en souvenir des contes de l’enfance[24], peut-être aussi lui couper la langue en raison de ses débordements langagiers.

L’actualité au moment de la rédaction du récit est celle de la guerre froide et de la désintégration des empires coloniaux d’où les tirailleurs sénégalais sont venus. Cette actualité fait pression sur la chronique célinienne et fait affleurer les débuts de l’itinéraire de l’auteur, ses expériences décisives au Cameroun en 1916, pendant la Grande Guerre, et auparavant l’enfance au passage Choiseul, puis l’engagement dans le corps des Cuirassiers. Le processus d’écriture de Céline se révèle donc une machine à remonter le temps, mais surtout à le démonter, à défaire son ordre, pour qu’il en surgisse des événements inaperçus des peuples ou des individus. Aux obsessions précédentes, il faut ajouter la profonde mémoire qu’a Céline des bagnes où l’on envoie les réprouvés, dont l’île du Diable où fut déporté, dans l’enfance du narrateur, le capitaine Dreyfus. Céline y enverrait bien ses propres ennemis Achille, Tartre et tant d’autres. C’est pour se mettre à l’abri des vengeurs et justiciers, sans doute descendants, dans son esprit, des dreyfusards, que Céline demande à Laval le gouvernement de Saint-Pierre-et-Miquelon ! Il y a, encore dans son oeuvre, un puissant imaginaire des galères : celles dont saint Vincent de Paul, curé de Clichy, était l’aumônier au début du xviie ; ou du curé de San Tapeta, L’Infanta Combitta, qui fait suivre à Bardamu, parti en matamore sur L’Amiral Bragueton, un trajet hautement symbolique puisqu’il reproduit celui de la traite négrière atlantique et du commerce triangulaire entre Europe, Afrique et Amériques.

Le premier récit de la trilogie allemande se révèle, à bien des égards, une méditation sur la formation et la désagrégation des empires, y compris l’empire allemand qui comprenait jusqu’en 1916 le Cameroun. La référence aux empires coloniaux est empreinte d’ironie, par exemple quand Céline imagine les conversations qu’il pourrait avoir à la table de Pétain s’il y était convié, table regorgeant de victuailles venues des colonies : « “oh ! que vous incarnez le Cameroun !…” par ici bananes !… les dattes, ananas ! tout l’Empire y arrivait à table[25]… ». Ces empires ne tiennent que par la brutalité de leur méthode et se défont pour la même raison, car la force s’exténue ; ils reposent par conséquent sur une illusion de puissance qu’on retrouve sur le plan individuel dans le « moimoisme » dénoncé par Pascal. Lors de sa visite au Château, Céline en défait la vision exotique ainsi que la dimension grandiose. Tous les empires, selon le Céline de la trilogie, sont d’origine marchande, ils sont fondés sur la rapine, la traite humaine, le travail forcé, l’exploitation. D’où le capharnaüm du château où s’entassent des objets disparates, sans autre valeur que celle que leur confère l’argent. Céline fait éprouver, avec le sentiment de la perte des empires, la désintégration de la force sur laquelle ils semblaient appuyés.

Raconter autre chose qu’une histoire

Enfin, l’intérêt de la trilogie est de raconter autre chose qu’une histoire : le processus même de désintégration de l’Histoire, d’éboulement narratif.

Deux réflexions de Michel Foucault que je vais exposer brièvement ont guidé ma lecture[26]. La première est qu’il se maintient, contre toute vraisemblance, une conception de l’histoire comme récit – et récit organisé sur le mode d’une suite d’événements –, d’actions donnant lieu à des choix. On peut concevoir d’autres modes de relation entre les faits que la causalité et prendre en compte d’autres matériaux que les événements ou les actions : l’ensemble des énoncés effectivement articulés. Ces énoncés peuvent se juxtaposer, se remplacer (au lieu de s’engendrer les uns les autres), se transformer (au lieu de disparaître à mesure pour céder la place aux suivants). Mais dans la culture occidentale, nous recevons généralement les choses qui sont dites comme venant d’un passé où elles se sont succédé, opposées, influencées, engendrées, accumulées. D’Aristote à Ricoeur, le monde n’a paru intelligible que sous forme narrative, selon une syntaxe spécifique, celle de l’intrigue qui ordonne les actions en fonction de leur fin et les révèle à elles-mêmes en leur donnant du sens. On peut se rappeler pourtant que, pendant longtemps, l’histoire a eu cette chance d’être opposée au récit comme mise en intrigue : elle était du domaine du contingent, du divers, du particulier, voire de l’anecdotique et du décousu. Il est temps, conclut Foucault, de faire l’ethnologie de notre propre rationalité et de notre propre culture.

La littérature a peut-être déjà commencé à le faire, notamment le contemporain de Céline, Robert Musil, dès les années 1930, à travers la réflexion de son personnage Ulrich dans L’homme sans qualités ; elle montre en creux les raisons de cette dé-narrativisation du récit que j’essaie de décrire en faisant saisir à quelle nécessité obéissait le récit sous sa forme classique :

Il lui vint tout à coup à l’esprit […] que la loi de cette vie à laquelle on aspire quand on est surchargé de tâches et que l’on rêve de simplicité, n’était pas autre chose que la loi de la narration classique ! De cet ordre simple qui permet de dire : « Quand cela se fut passé, ceci se produisit ! ». […] Heureux celui qui peut dire : « lorsque », « avant que » et « après que » ! […] La plupart des hommes sont, dans leur rapport fondamental avec eux-mêmes, des narrateurs. […] Ils aiment la succession bien réglée des faits parce qu’elle a toutes les apparences de la nécessité, et l’impression que la vie suit un « cours » est pour eux un abri contre le chaos. […] Ulrich s’apercevait maintenant qu’il avait perdu le sens de cette narration primitive à quoi notre vie privée reste encore attachée, bien que tout dans la vie publique ait déjà échappé à la narration et, loin de suivre un fil, s’étale sur une surface subtilement entretissée[27].

On peut à partir de ces réflexions formuler ainsi la question du lien entre histoire et récit : quelle histoire racontent les récits ? Qu’est-ce qui est induit par le type de narration choisi ? Comment rendre compte du « pas racontable » ?

Céline met en question le modèle narratif hérité, où le récit est chargé de produire du sens, là où lui entreprend de mettre au jour le fond de chaos qui le menace à tout instant. Il s’attaque pour cela à ses composantes et ses caractéristiques majeures : le personnage comme moteur conscient de l’action, l’action comme résultant d’un choix, l’intrigue déroulant sa logique en progressant vers une révélation. Il tente, dès le préambule de Voyage, d’ouvrir une autre scène actionnée par l’imaginaire, y compris sous sa forme hallucinatoire, comme faculté cognitive et perceptive concurrente de l’entendement, capable de faire revenir les fantômes comme acteurs d’une histoire enfouie. Cette forme dé-narrative de récit est chargée de dire ce qui a été oublié, mais plus encore l’oubli lui-même, tel que le produit paradoxalement l’opération de mémoire, en disposant des souvenirs-écran, et le récit en lui imposant son ordre. La littérature permet d’atteindre ces zones que ne touche pas l’entendement, que la mémoire même n’atteint plus et dont ne nous parviennent que des rumeurs.

La deuxième réflexion de Foucault concerne ces rumeurs qui habitent l’Histoire :

Dès sa formulation originaire, le temps historique impose silence à quelque chose que nous ne pouvons plus appréhender par la suite que sous les espèces du vide, du vain, du rien. L’histoire n’est possible que sur fond d’une absence d’histoire, au milieu de ce grand espace de murmures que le silence guette, comme sa vocation et sa vérité. La plénitude de l’histoire n’est possible que dans l’espace, vide et peuplé en même temps, de tous ces mots sans langage qui font entendre à qui prête l’oreille un bruit sourd d’en dessous de l’histoire[28].

Rapportées à Céline, ces réflexions invitent à se demander ce qu’est le « pas racontable », celui-là même auquel se référait comme incidemment la postface déjà citée à la réédition de Voyage : « C’est pour le “Voyage” qu’on me cherche ! Sous la hache, je l’hurle ! c’est le compte entre moi et eux ! au tout profond… pas racontable… On est en pétard de Mystique ! Quelle histoire ! »

Relève-t-il de l’extravagant, de l’abject, de l’inouï ? Le « pas racontable » semble désigner la tâche pas encore accomplie de faire entendre dans les romans ce qui, dans l’Histoire, est resté sans voix (médusé, terrifié), sans mots articulés, sans écoute, et ne peut par conséquent être transmis que sur le mode dé-narratif : on entend toutes sortes de langages dans la trilogie, des cris de terreur, de faim, de froid, l’universel appel au secours (hjelp !), des onomatopées variées, et autant d’idiomes que de peuples en déréliction.

Écouter les bruits de l’Histoire, c’est se donner une chance de prendre dans ses filets quelque chose qui résiste à la normalisation de l’histoire par les récits, d’accéder à un infra-récit que les récits recouvrent. Cet infra-récit ne s’atteint pas par une régression, mais par une sur-compétence narrative capable de défaire les récits déjà constitués, de raconter un éboulement du narratif qui ne va pas jusqu’à la désintégration de la langue, du récit, ni du sujet.

*

Se pourrait-il cependant que la chronique célinienne démoralise, en même temps que l’Histoire, son lecteur ?

Pas au sens en tout cas où elle lui mettrait le moral à plat ainsi que s’exprime le lecteur ordinaire (dont nous sommes) : on ne constate pas un tel résultat selon les récentes études sociologiques sur son lectorat qui l’apprécie entre autres pour ses ressources comiques et sa vitalité, un lectorat qui n’est pas exclusivement composé de nostalgiques de la Collaboration[29]. L’éclat de rire d’Armandine, juvénile vieille dame cancéreuse, qui clôt D’un château l’autre en venant donner la rime à Céline, nous rappelle que, dans la fiction au moins, le pire n’est pas toujours sûr.

Pas plus que Nabokov n’a converti ses lecteurs à la pédophilie avec Lolita, pas plus que le personnage principal des Bienveillantes ne nous rend complaisants envers le nazisme, le Céline de la trilogie ne nous rend indulgents envers ses errements tragiques. Toute la science de l’écrivain, ses stratégies, sa virtuosité poétique ne nous font pas relativiser notre jugement sur ses choix idéologiques ni sur les propos qui en découlent.

Céline ne fait d’ailleurs pas fi de toute morale au sens le plus commun du terme : il a bien l’air de sentir qu’il n’y a pas de rachat possible de ses fautes et que son lecteur ne lui accordera pas l’absolution sous bénéfice de fiction. Mais il continue à user du droit imprescriptible de l’écrivain de fiction à suspendre l’impératif moral immédiat, seule façon d’atteindre un infra-récit qu’à chaque fois un récit déjà constitué menace de recouvrir, et il rend perceptible ce phénomène. Qui d’autre que lui pour ramener ainsi malgré tout à la mémoire, par son écriture émotive et concertée, par une dé-narrativisation savante du roman, les troupes de tirailleurs sénégalais, les bagnes pour enfants, les bandes de mômes « crétins baveux[30] » promis à l’extermination par les nazis et dont il fait dans Rigodon ses compagnons de route, voire ses lecteurs idéaux ?