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Qu’on le veuille ou non, qu’on l’admire ou pas, Lucien Bouchard aura été le politicien le plus charismatique de l’histoire du Québec des trente dernières années. Avec lui, une majorité de Québécois auront adhéré à l’idée d’un parti politique souverainiste agissant sur la scène fédérale ; cette même cohorte d’électeurs aura cru pour un moment à la possibilité de l’avènement d’un Québec souverain (en 1995), puis à la nécessité de reporter à plus tard l’option indépendantiste en attendant que soient réunies « les conditions gagnantes ».

Le livre Lucien Bouchard : le pragmatisme politique de Jean-François Caron paraît dans la collection « Agora canadienne », dirigée par le même Jean-François Caron. Ce n’est ni une biographie complète, ni une étude exhaustive, ni même une apologie de ce politicien exceptionnel, mais simplement une analyse de la vision et de l’idéal de Lucien Bouchard en fonction d’un thème qui servira de fil conducteur : le pragmatisme politique. Selon Caron, le député de Lac-Saint-Jean a toujours été guidé par le principe du pragmatisme politique dans toutes ses décisions et tous ses choix politiques. Autrement dit, le pragmatisme est la clé de voûte pour comprendre toute son action politique à chaque grand moment décisionnel, à chaque point tournant, à chaque carrefour historique, devant chaque choix apparemment irrévocable : « le parcours politique de Lucien Bouchard sur la question nationale est toujours demeuré cohérent malgré ses nombreux changements d’allégeances politiques » (p. 58). Pour le fondateur du Bloc québécois, il importait d’abord de défendre les intérêts du Québec dans un système fédéral, et ce sentiment l’a habité depuis ses années de formation et l’habite toujours (p. 7, 25 et 98). Ce pragmatisme se manifestait entre autres par un certain esprit d’ascétisme, par exemple lorsque le premier ministre Bouchard vivait modestement dans un petit cabinet privé du Complexe H (le « Bunker ») à Québec au lieu d’occuper un luxueux appartement de fonction, à l’instar de ses prédécesseurs et de ses successeurs (p. 32).

Subdivisé en trois parties, ce livre sur le pragmatisme politique de l’ancien premier ministre débute par une présentation générale qui propose un rapprochement entre la conception du bien commun qu’avait le général de Gaulle (1890-1970) et celle du jeune Lucien Bouchard, déjà amoureux des livres et de la France ; c’est le moment où s’élabore et s’impose dans son esprit l’idée du pragmatisme politique, sans que celle-ci ne soit ainsi nommée (p. 31). Dans cette construction de sa philosophie politique, la lecture d’un livre méconnu de Charles de Gaulle (Le fil de l’épée, paru en 1932 et souvent réédité) aura une influence déterminante par sa philosophie de l’action : « les incitations à s’adapter aux impératifs de la contingence et le rejet des positions dogmatiques sont légion dans Le fil de l’épée », explique Caron (p. 23). Le politicologue soutient que pour celui qui était alors le commandant Charles de Gaulle, « il est erroné de s’en tenir bec et ongles à une stratégie figée dans le marbre » (p. 22). Au contraire, un dirigeant politique se doit de faire passer l’intérêt de la population avant tout, et cette attitude d’abnégation aurait exercé une forte influence sur l’étudiant en droit à l’Université Laval, comme il l’admettra plus tard.

Au deuxième chapitre, c’est son attitude face au mouvement souverainiste qui est étudiée sur une période d’un demi-siècle, soit de 1960 à 2012, à partir de divers discours et de nombreux écrits dont certains, cités puis reproduits en fin de volume, remontent à 1961, alors que le futur premier ministre du Québec n’avait que 22 ans (voir en annexe les cinq textes courts de Bouchard, dont des articles publiés dans Le Carabin en 1961 ; p. 101 et suiv.). Tout ce chapitre permet de mieux saisir pourquoi, au cours de sa longue vie politique, Lucien Bouchard n’a pas toujours eu la même attitude face à la question nationale au Québec, selon les décennies, les circonstances, et au fil des méandres des relations Québec–Ottawa.

Plus substantiel, le troisième et dernier chapitre porte principalement sur les années qui ont suivi son retrait de la vie politique (en 2001), avec notamment le fameux collectif Manifeste des lucides publié en 2005, considéré par Caron comme un exemple d’un « appel à l’action et du refus de l’immobilisme, des idées qui figurent au coeur de l’action politique du général de Gaulle » (p. 64).

L’argumentation rigoureuse et équilibrée de Caron parvient à faire la part des choses quant au parcours de ce politicien de grande envergure, à la fois tendre et véhément, humaniste mais néanmoins redouté par ses adversaires ; le résultat est un livre clair et concis, accessible même à un lectorat non universitaire, destiné autant aux politicologues qu’aux historiens. On pourrait peut-être lui reprocher la brièveté du texte compte tenu de l’importance du sujet et du peu d’ouvrages qui lui ont été consacrés, mais on pourra par ailleurs se référer aux nombreux articles et préfaces de Lucien Bouchard répertoriés sous son nom sur le site de la Bibliothèque du Parlement du Canada. Enfin, bien que Lucien Bouchard : le pragmatisme politique ne comprenne pas de bibliographie ni d’index, une quantité de références sous forme de notes en bas de page (dont plusieurs renvoyant à des sites Internet) permettront au lecteur intéressé d’approfondir plusieurs des points discutés.

Quinze ans après avoir quitté le pouvoir, Lucien Bouchard n’a pas encore eu droit à la biographie exhaustive qu’il mérite ; dans tout autre pays, on aurait déjà consacré une dizaine de livres ou de portraits à un homme public de sa trempe. Il suffit d’avoir pu observer les débats passionnés (majoritairement en français !) à la Chambre des Communes à l’époque où le tribun Lucien Bouchard était le chef de l’opposition officielle face aux libéraux de Jean Chrétien pour saisir à quel point le Québec détenait alors une position de force inouïe et inégalée sur l’échiquier politique fédéral. Par la suite, ses discours enflammés durant la campagne référendaire de 1995 pouvaient soulever les foules et raviver le patriotisme des plus indifférents. Au fond, plus qu’un livre ou qu’un reportage composé d’extraits, c’est plutôt une anthologie filmée composée d’archives qui pourrait rendre justice au personnage politique exceptionnel qu’aura été Lucien Bouchard, surtout durant les années 1990. Mais pour revenir à l’ouvrage ici recensé, il serait injuste de reprocher au prolifique Jean-François Caron de ne pas nous avoir donné la biographie substantielle qu’il serait justifié de lire à propos du 27e premier ministre du Québec ; contentons-nous d’examiner ce que l’auteur nous offre et non ce qui est laissé de côté. Dans Lucien Bouchard : le pragmatisme politique, Caron réussit à démontrer que la pensée et les actions de cet homme aux multiples carrières ont été cohérentes, sans dogmatisme ni opportunisme et sans réelle contradiction. Ce bilan favorable et finement argumenté constitue déjà un apport significatif dans le contexte pancanadien où ce même homme politique était longtemps démonisé au Canada anglais, autant dans les médias anglophones que dans l’opinion publique ouest-canadienne à la fin du siècle dernier, et ce, par les mêmes citoyens candides qui voyaient ingénument en Preston Manning (et le Parti réformiste) une sorte de sauveur pour le Canada.

Encore récemment, certains commentateurs, blogueurs et détracteurs ont facilement accusé Bouchard de s’être dédit ou d’avoir changé d’opinion ; mais n’était-ce pas à chaque fois la seule décision honorable qui s’imposait à lui ? Et de ce fait à une majorité d’électeurs québécois qui l’ont suivi ? Si plusieurs observateurs ont longuement discouru sur ses décisions passées et critiqué ses changements de cap (il suffit de « googler » le nom de Lucien Bouchard pour constater à quel point celui-ci demeure un politicien mal-aimé, non seulement au Canada anglais mais aussi au Québec), c’est encore ce livre bref de Jean-François Caron qui parvient le mieux à en dégager la dimension pragmatique qui aurait guidé sa réflexion politique tout au long de sa vie publique. C’est d’ailleurs le principal apport de ce livre convainquant que d’éclaircir cette question souvent rappelée et débattue, mais trop peu approfondie et à laquelle chacun tentait de répondre approximativement ; ici, on trouve enfin une réponse argumentée et logique, basée sur une étude comparative et fondée sur des extraits d’écrits politiques. À ce propos, l’auteur de Lucien Bouchard : le pragmatisme politique préfère se référer à l’idée d’ambivalences « représentatives de sa conception pragmatique de type gaulliste de sa vision de l’intérêt général du Québec » (p. 36). On peut lire en conclusion que les accusations gratuites envers l’ancien chef du Parti québécois se révèlent être injustes et non fondées : « l’incohérence idéologique de Lucien Bouchard dans le domaine des politiques publiques n’est qu’une simple illusion » (p. 94). Le même Jean-François Caron allait poursuivre quelques mois plus tard son questionnement sur la société québécoise avec son livre Être fédéraliste au Québec. Comprendre les raisons de l’attachement des Québécois au Canada, paru chez le même éditeur (PUL, 2016).