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Les études sur le temps connaissent ces dernières années un intérêt grandissant en sciences sociales, notamment avec les récents travaux de Hartmut Rosa et la revue Time & Society. Pourtant l’étude du temps n’est pas nouvelle. Des historiens comme Marc Bloch et Jacques Le Goff se sont intéressés à l’expérience du temps dans la société médiévale afin d’en déceler les manifestations diverses et leur incidence sur la vie quotidienne. Puis, en sociologie, la redécouverte du texte sur le temps social (Über die Zeit) écrit en 1939 par Norbert Elias a ouvert la voie à des réflexions approfondies. Ainsi, la notion de « temps social » est tranquillement parvenue à nous et son usage pour comprendre notre modernité est loin d’être épuisé.

C’est dans cette veine que Jonathan Martineau propose une réflexion originale sur l’expérience du temps dans les sociétés précapitalistes et capitalistes. Sans être spécifiquement une introduction à l’étude du temps, Time, Capitalism and Alienation offre une perspective d’ensemble de la littérature sur le sujet et dévoile du même coup toute la profondeur du champ d’études. En s’inspirant du marxisme politique afin de problématiser la transition au capitalisme et en intégrant les différentes théories du temps, passant par Jacques Le Goff et Moishe Postone, et reconnaissant les apports importants de Norbert Elias et de Barbara Adam, l’étude de Martineau s’inscrit dans une perspective novatrice. Elle conjugue théorie sociale et éléments historiques où le temps qu’il décortique n’est pas l’objet d’une histoire, mais d’une certaine manière de sa sociologie historique. Ainsi son étude, peut-on lire en introduction, s’intéresse au concept même de temps et au temps en tant qu’objet d’étude. L’ouvrage, donc, se découpe en trois chapitres qui abordent avec rigueur tous ces aspects : « Theory, Method, Time », « The Origin of Clock-Time and the Origin of Capitalism » et « Capitalist Social Time Relations ». Ces trois axes permettent de suivre en moins de deux cent pages l’évolution du temps comme objet d’étude, et plus généralement l’intime relation entre la transition au capitalisme et l’avènement d’un régime de temps inédit.

L’argument du livre est le suivant : le temps constitue un phénomène social (p. 3). Ainsi la vie sociale produit le temps et elle se voit à son tour façonnée par lui. Considérer le temps à partir de cette perspective permet de mettre en relief les relations sociales à l’intérieur desquelles un certain type de temps est historiquement possible. Ces différentes configurations et pratiques du temps, Martineau les inclut dans ce qu’il nomme des « relations de temps social » (social time relations). Par conséquent, l’apparition d’un temps capitaliste donne à voir la nature des autres temps, marginalisés, dissimulés, à l’avantage d’un régime de temps dominant. L’auteur suit donc la voie ouverte par les conceptions sociales du temps où ce dernier n’est pas quelque chose de sensoriel, voire de transcendant, mais bien une condition subjective médiée par la société (p. 24). Pour ce faire, il s’inspire des études d’Elias et d’Adam. Pour le premier, le changement historique repose sur la succession socialement normalisée du temps et, conséquemment, le temps comme concept réifié révèle son caractère fétichiste (p. 39-41). Pour Adam, le temps s’exprime dans ses multiples déclinaisons comme les temporalités, les tempi, le timing, etc. Ces composantes du temps, Adam les nomme timescape. Ce concept opératoire hiérarchise les expériences du temps et permet de comprendre la reproduction sociale de la propriété et du pouvoir (p. 45).

Après avoir présenté les penseurs contemporains du temps, Martineau s’intéresse dans ses deux derniers chapitres à l’expérience du temps dans les sociétés précapitalistes et à l’évolution combinée du capitalisme et d’un instrument de mesure par excellence, l’horloge. La notion de temps horloge, forgée par Edward P. Thompson, devient donc centrale pour comprendre la modernité capitaliste. Dans l’Europe précapitaliste où les villes sont les centres de l’économie, la curiosité envers la mesure du temps se fonde sur des unités abstraites. C’est à partir de la Renaissance que les pratiques commerciales s’orientent davantage vers une mesure plus précise du temps. Affirmant, à l’instar de Le Goff, que dès le Moyen Âge le temps marchand constitue le nouveau temps dominant, Martineau s’intéresse également à l’avènement de la cloche de travail (work bell) qui, en dépit du caractère presque banal de son apparition, révèle au contraire une première forme de discipline par le temps (p. 56) : « Pourquoi s’intéresser plus précisément aux cloches de travail, précise-t-il, alors qu’il existe de nombreuses autres cloches dans les villes médiévales ? » [notre traduction]. En vérité, ce type de cloche circonscrit d’une manière unique la durée d’une activité, dicte le rythme du travail, et ainsi de suite ; les cloches de travail constituent d’autant plus un instrument à l’usage de la classe dominante pour contrôler les classes laborieuses.

Quel rapport peut-il alors exister entre le temps des cloches et l’horloge mécanique d’un côté et les origines du capitalisme de l’autre ? Martineau affirme que le capitalisme a engendré une condition unique à l’intérieur de laquelle sont reproduits des processus de réification et d’abstraction, processus à la base des relations sociales aliénantes. Ainsi, souligne-t-il, « capitalism changes clock-time’s position in social time relations : capitalism universalises clock-time and makes the latter hegemonic » (p. 85). D’un point de vue davantage économique, la convergence du temps horloge et des processus de valorisation du capital ont modifié les relations au temps des capitalistes, et subséquemment celle du travail. La perspective historique à laquelle l’auteur consacre plusieurs pages amène logiquement à s’intéresser à notre époque. Le rapport entre temps et capitalisme est souvent mentionné dans la littérature, mais ne reste que rarement traité en profondeur. Martineau suggère donc une analyse sociohistorique des transformations du temps et de l’avènement du capitalisme jusqu’à nos jours. Historiciser le temps horloge, précise-t-il, permet de révéler son origine sociohistorique particulière partant des activités commerciales précapitalistes. Le capitalisme trouve quant à lui son germe dans la transition au capitalisme agraire de l’Angleterre du début des temps modernes (p. 107). L’apparition d’un marché du travail, c’est-à-dire la consolidation de relations sociales engendrant une marchandisation de la force de travail, « représente le point de rencontre entre le capitalisme et le temps-horloge » [notre traduction] (p. 123). C’est ce point de passage qui amènera le temps horloge à devenir hégémonique. Cette hégémonie se réalise entre autres par l’institutionnalisation au dix-neuvième siècle de l’heure normale mondiale (World Standard Time). Le paradoxe qui se dessine est simple : le temps horloge en tant que temps abstrait domine les relations humaines qui sont, elles, subjectives, sociales, intimes, particulières. Cela nous ramène au concept d’aliénation sur lequel Martineau insiste pour expliquer notre relation actuelle au temps.

Cette aliénation, une fois comprise et décodée, devrait susciter résistance et contestation. Martineau en fait mention, sans toutefois approfondir le sujet. La lutte entre les temporalités culturelles et subjectives contre la nature abstraite du temps horloge trouve une résonnance dans les sabotages des luddites au dix-neuvième siècle ou les diverses formes de stratégies de contestation des machines et le rythme qu’elles imposent, comme l’a montré François Jarrige dans son histoire des « techno-critiques » (Technocritiques, La Découverte, 2014). Curieusement, Martineau ne fait aucune mention précise des apports de Hartmut Rosa (Aliénation et Accélération, La Découverte, 2014) dans le débat sur l’expérience du temps de notre époque et des concepts comme celui d’accélération (Beschleunigung) auquel est directement lié celui d’aliénation (Entfremdung). Or, ces omissions n’en affaiblissent pas la thèse pour autant. Jonathan Martineau offre dans Time, Capitalism and Alienation une étude indispensable, un travail précieux pour quiconque désire comprendre les origines du capitalisme et de notre régime temporel moderne. Sa traduction française sera fort appréciée dans les mois à venir.