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Ce livre sur les Cadiens de la Louisiane tire son origine d’une thèse de doctorat soutenue à la fois en France (en sociologie) et en Louisiane (en études francophones). L’auteure y analyse trois processus de revendication identitaire chez ce groupe ethnique états-unien défini comme une « communauté francophone en situation minoritaire » (p. 46). Il s’agit 1) de l’intégration au monde francophone tant institutionnel que culturel, 2) de l’institutionnalisation par la promotion de l’enseignement primaire en français et de la langue et de la culture cadiennes au niveau universitaire, et 3) de la conscientisation de la jeunesse au fait français.

L’auteure commence par rappeler l’histoire des Cadiens (ou Cajuns), ces réfugiés de la diaspora acadienne arrivés en Louisiane entre 1763 et 1785. Concentrés dans les bayous de la partie sud de la colonie espagnole, devenue État américain en 1812, leurs descendants mènent une vie marginale et « résolument entre soi » (p. 20), surtout après la Guerre civile. Avec l’interdiction du français à l’école en 1915 et 1921, le français cadien devient une « langue essentiellement orale » (p. 68), doublement dévalorisée par rapport à l’anglais majoritaire et au français des Créoles blancs, souvent d’origine française. Le résultat en est la « transformation rapide et presque radicale de l’unilinguisme francophone en unilinguisme anglophone » chez les Cadiens au cours du 20e siècle (p. 34).

Depuis les années 1960 s’amorce pourtant un mouvement de « renaissance culturelle cadienne » (p. 3) chez de jeunes universitaires à Lafayette, influencés à la fois par le mouvement des droits civiques aux États-Unis et par la Révolution tranquille du Québec. Ce sont les stratégies mises en place par cette petite élite cadienne qu’examine l’auteure.

L’intégration de la francophonie louisianaise au monde francophone officiel et son institutionnalisation au niveau de l’État sont facilitées par l’intérêt de celui-ci pour le tourisme. Bref, la valorisation du caractère français de la Louisiane fait partie de sa mystique comme « un milieu exotique, étrange et insolite » (p. 50), en plus d’attirer des visiteurs de pays francophones. Malgré le caractère très divers de la francophonie louisianaise historique, aux origines laurentienne, française, africaine, acadienne et dominguoise, elle se polarise depuis les années 1960 autour de la cadienneté, et non de la créolité. « Un tel choix traduit à l’évidence le désir de l’élite de la Louisiane française d’assurer à la région une identité “blanche” » (p. 30).

La Louisiane ne fait pas partie de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) mais se fait représenter à sept Sommets, tenus en France, au Canada, en Roumanie et en Suisse. (Elle ne participe pas à ceux qui se tiennent au Sénégal, à l’Île Maurice, au Bénin, au Liban et au Burkina Faso.) En 2015 elle devient membre de l’Assemblée parlementaire de la Francophonie (APF), et la ville de Lafayette (dont le maire cadien ne parle pas français) rejoint l’Association internationale des maires francophones (AIMF). Aujourd’hui le jeune Réseau des villes francophones et francophiles d’Amérique (RVFFA), créé en 2015 par le Centre de la Francophonie des Amériques (CFA), comprend onze villes louisianaises.

L’intégration des Cadiens à la francophonie culturelle se fait à l’écrit par la littérature et à l’oral par la musique. Depuis les années 1970, une poignée d’écrivains produisent un « corpus mince » (p. 84) constitué de poèmes, de pièces et de contes en français cadien, pour lequel ils établissent des normes orthographiques. Mais « l’absence flagrante d’héritiers de cette génération » d’écrivains « fait douter de l’existence à venir d’une nouvelle production d’oeuvres franco-louisianaises » (p. 85). En revanche, la musique cadienne jouit d’une renommée internationale, même si « le français qu’on chante… c’est juste quelques mots » (p. 98), destinés par ailleurs « à un public majoritairement anglophone » (p. 100).

L’institutionnalisation de la francophonie louisianaise repose d’abord sur le programme d’immersion française car « on ne naît plus francophone en Louisiane, on le devient » (p. 40). Créé en 1983, ce programme dessert 4 000 élèves (sur plus d’un million) en 2013. Il se termine pourtant à la fin de la 8e année scolaire (la 2e année du secondaire). À l’université, vingt-cinq départements offrent des cours de français, dont deux au niveau des études supérieures (maîtrise et doctorat). Mais selon le témoignage d’une professeure interviewée par l’auteure, « l’espagnol se porte bien mieux… parce qu’il suscite un plus grand intérêt de la part des étudiants » (p. 154).

Pour évaluer la conscientisation de la jeunesse au fait français, l’auteure mène une enquête (en anglais) en 2012 auprès des 320 étudiants (sur 19 000) inscrits à un cours de français à l’Université de Louisiane à Lafayette, au coeur du pays cadien. D’après son enquête l’auteure conclut à « une double réalité : d’une part, la vivacité de la notion d’une culture vernaculaire unique en Louisiane… et d’autre part, le recul continu de la langue française » (p. 164).

La rhétorique de l’auteure, qui oscille entre le constat pessimiste de « la constante précarité de la situation du français en Louisiane » (p. 195) et l’espoir contre toute attente « que peuvent véritablement se donner une chance d’avenir les Cadiens » (p. 197), rappelle le discours de la survivance avec sa valorisation de la lutte d’autant plus héroïque que vouée à l’échec, à moins d’intervention providentielle. C’est que la référence de l’auteure, comme celle de l’élite cadienne qu’elle étudie, est québécoise et canadienne plutôt qu’états-unienne. Elle tient pour acquis que l’identité culturelle d’un groupe ethnique est indissociable de sa langue d’origine, même si cet essentialisme linguistique est inadapté au contexte multiculturel américain (ou canadien, si l’on excepte les cas des francophones et des Premières Nations). Tout en reconnaissant l’importance de « l’ethnicité symbolique » aux États-Unis (p. 40), elle voit dans les Cadiens l’exception qui continue de résister à l’acculturation linguistique. Mais est-il vrai que les Cadiens au présent constituent une communauté francophone en situation minoritaire quand seulement 3 % de la population louisianaise s’identifie dans le recensement de 2010 comme connaissant le français? La plupart des Cadiens n’ont-ils pas suivi, à l’instar des Créoles blancs et noirs, « le modèle classique d’assimilation sur trois générations » (p. 30)?

Dans son livre Histoire d’un rêve brisé? Les Canadiens français aux États-Unis (Septentrion, 2007), l’historien Yves Roby pose la question de l’assimilation des Franco-Américains d’ascendance québécoise et acadienne. Le rêve brisé, c’est la thèse providentialiste des élites clérico-nationalistes selon laquelle les émigrants reconquerraient l’Amérique du Nord, ou au moins maintiendraient leur société distincte francophone et catholique aux États-Unis. Or, il ne reste en Nouvelle-Angleterre qu’une poignée de militants qui n’ont pas abandonné la lutte en faveur de la culture et de la langue françaises, tandis que la plupart des Franco-Américains − des millions − ne parlent plus français et ne manifestent aucun intérêt pour la culture franco-américaine. L’histoire des Franco-Américains, est-ce donc l’histoire d’un échec? Oui, si l’on organise le récit autour du projet utopique des élites. Non, si l’on considère que l’assimilation des Canadiens français à la majorité anglophone américaine constitue de leur point de vue une réussite sociale. Je me demande si l’on ne pourrait pas arriver à la même conclusion en ce qui concerne les Cadiens aujourd’hui.