Corps de l’article

La politique du Nord se présente comme une entreprise délicate. Jusqu’à récemment, c’était le Sud qui, en plus de s’occuper de sa propre gestion, exerçait un leadership sur l’ensemble du Québec; la région du Saint-Laurent ne semblait pas gênée de tenir ce rôle oligarchique! Depuis peu, l’évolution a conduit à des arrangements où le Nord a été comme invité à l’avancement de certains dossiers.

L.E. Hamelin (2012)

Le Québec a longtemps considéré le Nord comme un hinterland, un vaste réservoir de ressources constituant le moteur de développement du Sud (Hamelin, 2009; Duhaime, 2004; Rodon, 2014). Le développement des mines de fer, la construction de grands barrages dans la Manicouagan, puis à la Baie-James, en sont d’excellents exemples. C’est encore cette logique qui est à l’oeuvre avec le Plan Nord, qui dans sa première version capitalisait principalement sur le développement minier du Québec nordique (Martin et Marcadet, 2013; Asselin, 2015). Cependant, depuis les grands barrages des années soixante-dix, les relations politiques entre le nord et le sud de la province ont beaucoup changé. Les régions du nord ont développé leurs propres institutions, du moins dans le cas d’Eeyou Istchee Baie-James et du Nunavik (Rodon, 2014). Cela a permis à ces deux régions de proposer leur propre vision du développement, avec le document Parnasimautik, au Nunavik, et le Cree Vision of Plan Nord, en Eeyou Istchee. Finalement, il ne faudrait plus parler du nord du Québec, mais « des nord » du Québec : il y a en effet de vastes différences géographiques, culturelles, sociales, économiques et institutionnelles entre le Nunavik, Eeyou Istchee-Baie-James, la Côte-Nord et la région de Schefferville.

Dans cet article, nous nous appuyons sur l’approche dite de la construction de nations (nation-building) développée par le Harvard Project on American Indian Economic Developement (Jorgensen, 2007) pour analyser les impacts des changements institutionnels dans le Québec nordique. Le Harvard Project est un projet ambitieux qui visait à documenter les conditions favorisant la réussite socioéconomique des communautés indiennes aux États-Unis. Ces travaux ont permis de développer une approche théorique de la construction des nations autochtones qui identifie les institutions comme la variable déterminante du développement. Les principales conditions du succès économique des nations autochtones, selon cette approche, sont : 1) l’affirmation, par les nations autochtones, de leur pouvoir décisionnel; 2) l’appui de ce pouvoir décisionnel par des institutions gouvernementales efficaces; 3) des institutions gouvernementales qui soient légitimes et culturellement adaptées; 4) une prise de décision stratégique, et 5) la présence de leaders (Cornell et Kalt, 1992; Krepps et Caves, 1994; Cornell et Kalt, 2007). Bien que cette approche ait fait l’objet de critiques tant quant à la qualité de l’analyse empirique (Mowbray, 2006) qu’à l’identification des conditions nécessaires (Cairns, 2005), l’accent que le Harvard Project met sur les institutions dans le développement des communautés est appuyé par d’autres travaux de recherche (Sovacool, 2010; Mehlum, Moene et Torvik, 2006; Robinson, Torvik et Verdier, 2006; O’faircheallaigh, 2016). Notre objectif n’est pas de tester la validité des conclusions de ce projet dans le cadre du Canada, mais plutôt d’analyser dans quelle mesure le développement institutionnel et politique du Nord a permis à ses habitants de reprendre le contrôle de leur développement.

Après une comparaison des conditions socioéconomiques des « nord » du Québec et de leur développement institutionnel et économique, nous présenterons les différents modèles de développement, tels que portés par les différents acteurs (gouvernements, industries, gouvernements et administrations régionaux, organisations autochtones et communautés locales). Notre analyse portera sur la capacité des acteurs nordiques à redéfinir le développement du Nord. Nous analyserons plus particulièrement des projets de développement communautaire tels que les coopératives au Nunavik, le projet hydro-électrique Innavik à Inukjuak, les pêcheries innues à Uashat mak Mani-Utenam et les développements miniers dans le territoire des Cris.

Les données utilisées proviennent des données de Statistiques Canada et d’Écosanté, mais également d’entrevues et de recherches de terrain effectuées au Nunavik, en Eeyou Istchee et sur la Côte-Nord par l’auteur principal et ses assistants de recherche.

Définir le Québec nordique

Le Québec nordique peut se définir de bien des façons[1]. Pour les besoins de cet article, nous utiliserons la définition du Plan Nord, qui considère que le Nord est la région située au-delà du 49e parallèle.

Carte 1

Plan Nord

Plan Nord

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Cette région comprend donc le Nunavik, Eeyou Istchee Baie-James, le nord du Lac-Saint-Jean, l’ensemble de la Côte-Nord et la région de Schefferville. Chacune de ces régions a ses spécificités et, au sein même d’une région, il peut y avoir des différences importantes, tant sur le plan géographique que culturel, social, économique et institutionnel.

Au-delà de ces différences, certaines caractéristiques importantes réunissent ces régions. Ainsi, ce sont des régions périphériques et isolées, moins densément peuplées que le sud du Québec, éloignées des centres de décision, marquées par une forte présence autochtone et dont l’économie dépend de l’exploitation des ressources renouvelables (activité de chasse et pêche, pêche commerciale, foresterie, hydro-électricité) et non renouvelables (mines).

Une petite histoire du développement du Québec nordique

Espace de contact et de colonisation

Le Québec nordique est avant tout un territoire autochtone et aussi une des premières zones de contact avec les Européens. Les Cris et les Inuit ont rencontré Hudson en 1610 alors que les Innus ont eu des contacts avec les pêcheurs basques et bretons avant même la « découverte » officielle du Saint-Laurent par Jacques Cartier en 1534. Toutefois, ces premiers contacts sporadiques et de nature économique ont eu peu d’impact sur les modes de vie et les cultures des Autochtones, introduisant surtout de nouveaux objets de commerce et, malheureusement, de nouvelles maladies.

La Côte-Nord sera la première région ouverte à la colonisation avec l’arrivée de l’activité forestière (Duhaime, 2001) et de la pêche commerciale au saumon (Charest, Girard et Rodon, 2012). Ces activités auront pour résultat de marginaliser les Innus et conduiront finalement à leur mise en réserve. Les Cris et les Inuit ne connaitront pas cette marginalisation sur leur territoire et seront longtemps laissés aux soins de la Compagnie de la Baie d’Hudson qui fournira des secours de base, mais uniquement en cas de nécessité, jusque dans les années trente (Morantz, 2002). Suite à des famines répétées, le gouvernement provincial mettra en place, en territoire cri, un système de quotas pour le castor (Morantz, 2002; Duhaime, 2001). Ce programme marquera le début de l’intervention gouvernementale dans la région.

Le Nunavik sera la région qui connaitra la colonisation la plus tardive. Pendant longtemps la politique fédérale envers les Inuit fut de maintenir leur mode vie pour éviter leur dépendance envers l’État (Zaslow, 1988). Cette politique changera après la Deuxième Guerre mondiale suite à des famines récurrentes et aux rapports de militaires américains basés au Nunavik qui faisaient état du dénuement de ces populations. Cela mena le fédéral à changer sa politique et à encourager fortement les Inuit à se sédentariser pour avoir accès aux services sociaux (Duhaime, 1983; Morantz, 2002).

Espace de développement économique

Malgré l’intervention gouvernementale grandissante dans le Nord après la Deuxième Guerre mondiale, le Nord a longtemps été ignoré par les politiciens canadiens et québécois, qui le voyaient seulement comme un vaste territoire sauvage n’ayant de valeur que pour la traite des fourrures.

Dans le cas du Québec, ce désintérêt s’explique entre autres par le fait que les frontières du Québec n’ont pas toujours été aussi nordiques. Le Québec s’étendra au Nord d’abord par la loi fédérale d’extension des frontières de 1898, qui lui permettra d’acquérir la zone de la Baie-James, puis par celle de 1912 qui lui permettra de s’étendre dans la partie septentrionale de sa péninsule. Tous ces changements de compétence se firent sans aucune consultation des premiers habitants de ces territoires (Rodon, 2015b).

D’ailleurs, les ressources du territoire, bien plus que ses habitants, furent alors l’enjeu des discussions avec le fédéral. Le premier ministre du Québec de l’époque, Lomer Gouin, avait déclaré en chambre le 27 avril 1909 : « J’attends maintenant avec impatience l’annexion de ce vaste territoire avec ses centaines de milliers de milles carrés, ses ressources minières incalculables, ses richesses de toutes sortes et ses immenses possibilités de développement » (Robitaille, 2011). En 1912, il déclarait que ce sont

les chemins de fer qui ouvriront le nord de notre province ainsi que le territoire de l’Ungava… Lançons sans retard la locomotive dans nos régions du nord et qu’elle ne s’arrête que lorsqu’elle aura atteint la baie James. Elle aura tôt fait de nous rapporter du minerai, du grain, du bois, de la pâte à papier, du poisson et des animaux, et nous la renverrons dans le nord avec des produits de nos manufactures.

Robitaille, 2011

Malgré ces voeux, il n’existe toujours pas de chemin de fer reliant l’Ungava au reste du Québec, même si dans le cadre des discussions du Plan Nord, ce projet est à l’étude (MRNF, 2011).

Malgré son intérêt pour les ressources du Nord, le Québec refusera de s’occuper des Inuit et il entreprendra un long processus judiciaire contre le gouvernement fédéral, qu’il gagnera dans la décision Re-Eskimo (1939). Le Québec ne voulait pas rembourser les dépenses de la Compagnie de la Baie d’Hudson, qui avait fourni de la nourriture à des Inuit victimes de famine suite à la disparition du caribou (Kulchisky, 1994). Cette décision établira clairement qu’au sens de l’article 91.24, les Inuit sont des Indiens et que les affaires qui les concernent relèvent donc de la compétence fédérale (Rodon et Grey, 2009).

Au Canada, un intérêt pour le Nord apparaît à la fin des années 1950 sous le gouvernement fédéral de Diefenbaker et son ministre des ressources naturelles, Jean Lesage. Les deux font alors la promotion du développement des ressources naturelles inexploitées dans les territoires du Nord pour soutenir l’emploi et la prospérité au Canada (Zaslow, 1988, p. 306). Les tentatives de développement des ressources seront surtout concentrées dans le Moyen Nord. À l’exception de la mine de Rankin Inlet, au Nunavut, ouverte en 1957 (Rodon et Lévesque, 2015), les régions arctiques seront largement ignorées par cette première vague.

Dans le cas des communautés isolées du Nord canadien, le gouvernement fédéral a également mis l’accent, à partir des années 1960, sur le développement communautaire. Dans cet esprit, le gouvernement fédéral entreprit de fournir, dans les années 1960, du personnel qualifié, les Northern Service Officers, pour aider les populations locales à développer les communautés du Nord en impliquant les populations dans le processus de changement social (Hervé, 2015, p. 231; Zaslow, 1988, p. 312). Cela donnera lieu à toutes sortes de projets allant de la coopérative forestière de George River en 1959, à l’importation de boeufs musqués en 1967 pour convaincre les Inuit de devenir des éleveurs (Stopp, 2012; Hénaff, 1989; Jean, Rivard et Bélanger, 2006).

L’intérêt fédéral pour le Nord sera transporté au Québec par Jean Lesage qui, devenu premier ministre du Québec et conscient du potentiel du Nord, entreprendra d’en exploiter les ressources au moyen, entre autres, du développement du potentiel hydro-électrique de la rivière Manicouagan. Jean Lesage entreprendra également de renouer les liens avec les communautés inuites qui avaient été laissées aux seuls soins du fédéral depuis le jugement Re-eskimo. Il mettra ainsi en place la Direction générale du Nouveau-Québec (DGNQ) en 1963, ainsi qu’une politique de développement communautaire visant le développement des conseils communautaires et des coopératives (Hervé, 2015, p. 233-259).

Le projet hydro-électrique de la Baie-James, annoncé en 1971 par Robert Bourassa, marque la période moderne des efforts de développement. Ce mégaprojet, conçu à Québec, voulait capitaliser sur la construction des barrages hydro-électriques de la Baie-James pour le développement économique du Québec. Ce projet ignorait totalement les populations autochtones, notamment les Cris qui vivaient depuis des millénaires sur ce territoire. Cette annonce faite sans aucune consultation mènera à la création du Grand Conseil des Cris qui déposera et gagnera une injonction en cour. Dans son jugement, le juge Malouf reconnaîtra les droits des Cris et la nécessité de négocier une entente avec eux avant de procéder plus avant. Ce jugement sera infirmé en cour d’appel, mais le gouvernement Bourassa acceptera de négocier avec les Cris et les Inuit du Québec le premier traité moderne du Canada, la Convention de la Baie-James et du Nord québécois (CBJNQ), signée en 1975 (Rodon, 2014).

La construction d’institutions et d’identités régionales

Le Québec nordique offre une expérience de décentralisation et d’expérimentation politique unique au Canada. Il s’agit en effet de la seule région nordique provinciale qui se soit dotée de systèmes de gouvernements régionaux et d’identités territoriales reconnues administrativement. Ce processus a été amorcé par la Convention de la Baie-James et du Nord québécois (1975) et la Convention du Nord-Est (1978). Ces deux traités, les premiers traités modernes du Canada, furent signés à l’époque pour éteindre les droits des Cris, des Inuit et des Naskapis sur leurs territoires ancestraux. La jurisprudence actuelle considère toutefois que les droits ancestraux ne peuvent pas être éteints, car ils sont sui generis, et uniquement réglementés ou définis dans le cadre du traité (Allain, 1996).

Ces conventions ont mis en place des administrations régionales, publiques dans le cas des Inuit et ethniques dans le cas des Naskapis et des Cris, qui vont permettre à deux régions d’émerger dans le vocabulaire politico-administratif québécois : le Nunavik, créé officiellement en 1998, et Eeyou Istchee, en 2012 (Rodon, 2015a). L’émergence de ces nouvelles régions et de leurs structures administratives est renforcée par les projets d’autonomie politique des Cris, des Inuit, des Naskapis et des Innus. Ces derniers s’appuient sur la politique fédérale d’autonomie gouvernementale de 1998 visant à négocier des ententes d’autonomie avec les différentes nations autochtones du Canada (Rodon, 2013).

Au Nunavik, après de longues discussions, les gouvernements du Québec et du Canada ont accepté de négocier l’autonomie politique du Nunavik en 1994. Une entente de principe prévoyant la création d’un gouvernement régional autonome public fut conclue en 2007 (Rodon, 2013). Cette entente fut cependant rejetée, à 66 % des voix, par les Nunavimmiuts lors d’un référendum conduit dans toutes les communautés du Nunavik en 2011 (Papillon, 2011). La critique la plus commune était que l’entente ne donnait pas assez de pouvoir aux Inuit, notamment en ce qui concerne la protection de la langue et de la culture inuite (Papillon, 2011). Les institutions régionales et la société Makivik ont toutefois indiqué qu’elles étaient toujours prêtes à négocier une entente d’autonomie gouvernementale (ARK et Makivik, 2014).

Chez les Cris, la négociation de l’autonomie gouvernementale a commencé avec la signature de la Paix des Braves en 2002, qui prévoyait la négociation d’une entente d’autonomie gouvernementale (Rodon, 2015b). Après 11 ans de négociation entre le Grand Conseil des Cris et le gouvernement du Québec, l’Entente sur la gouvernance dans le territoire d’Eeyou Istchee Baie-James fut signée en 2012. Elle a permis la mise en place d’un gouvernement régional paritaire Eeyou Istchee Baie-James. Ce type de gouvernance partagée est une première au Canada, même si des projets de ce type ont déjà été envisagés dans le delta du Mackenzie.

Les Innus de la Côte-Nord resteront, quant à eux, à l’écart de ce processus d’autonomie gouvernementale, en grande partie parce qu’aucun traité n’a pu encore être conclu malgré des négociations qui durent depuis plus de trente ans. Contrairement au Nunavik et à Eeyou Istchee, la Côte-Nord reste donc une région administrative similaire aux autres régions du Québec. Il faut toutefois mentionner que quelques initiatives politiques récentes visent à modifier la gouvernance régionale sur la Côte-Nord. Ainsi, en mars 2015, la Conférence régionale des élus (CRÉ) de la Côte-Nord et les chefs innus ont signé un protocole de rapprochement qui vise à mettre en place un mécanisme permanent d’échange et de communication entre les deux instances (Le Nord-Côtier, 2015). De même, les Innus de Mamuitun, après avoir signé une Entente de principe en 2004, continuent les négociations en vue d’une entente sur leurs revendications territoriales qui comprennent l’autonomie gouvernementale[2].

Si l’on revient aux critères du Harvard Study, on constate clairement un renforcement institutionnel de régions et donc le renforcement des capacités locales de prise de décision. Ces ententes d’autonomie ne donnent pas de droit de véto sur les questions de développement des ressources. Elles imposent toutefois la nécessité d’obtenir une forme de consentement au moyen d’ententes avec les organisations autochtones (Papillon et Rodon, 2017).

Comprendre le Québec nordique contemporain

La population du Québec nordique

Aujourd’hui, le Québec nordique, selon les données du Plan Nord, comprend 120 000 habitants dont un tiers sont autochtones (Cris, Inuit, Innus et Naskapis). Ce territoire compte 31 communautés autochtones et 32 communautés non autochtones (Secrétariat du Plan Nord, 2015). Au Nunavik, la population compte une écrasante majorité d’autochtones, avec 98 % d’Inuit; la région Eeyou Istchee Baie-James compte pour sa part 50 % de Cris; enfin la Côte-Nord ne comprend que 12 % d’Innus. Il faut cependant distinguer la Haute-Côte-Nord, très majoritairement occupée par des non-autochtones, de la Basse-Côte-Nord, où la population autochtone est beaucoup plus présente. De même, la région de Schefferville, comprenant la ville de Fermont et la communauté de Kawawachikamach, est composée de 19 % de personnes ayant une identité autochtone (Statistique Canada, 2013a).

Les cultures autochtones du Québec nordique sont également bien vivantes, comme le montrent les statistiques sur l’usage des langues autochtones à la maison : 94 % des Inuit du Nunavik parlent une langue autochtone à la maison, 89 % des Cris, 93,1 % des Naskapis et 85 % des Innus (Statistiques Canada, 2013b).

Conditions socioéconomiques

Un court portrait des conditions socioéconomiques des communautés autochtones permet de constater l’impact qu’a pu avoir la signature d’ententes sur certaines populations autochtones, mais également les grandes différences qui subsistent entre elles et le reste du Québec. Nous manquons d’espace pour comparer toutes les données socioéconomiques des trois régions du Nord, mais il est possible de dresser un portrait des régions en présentant les données sur le revenu, l’espérance de vie et l’éducation. Les données régionales sont comparées à la moyenne du Québec, alors que les données pour les populations autochtones sont comparées à celles sur les populations non autochtones.

Tableau 1

Revenu moyen après impôts des particuliers en 2011

Revenu moyen après impôts des particuliers en 2011

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En ce qui a trait au revenu moyen après impôts, on s’aperçoit rapidement d’un écart de revenu entre les populations autochtones et la population québécoise. C’est sur la Côte-Nord que l’écart est le plus important, et en Eeyou Istchee qu’il l’est le moins. Cette situation peut s’expliquer par le fait que les Innus n’ont pas signé de traité et vivent toujours sur des terres de réserve fédérale, donc sans droits fonciers, alors que les Cris et les Inuit ont obtenu dans le cadre de la CBJNQ des droits fonciers collectifs. De plus, la convention leur a donné les moyens financiers de développer et soutenir le développement d’entreprises.

Tableau 2

Comparaison de l’espérance de vie

Comparaison de l’espérance de vie

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Les données sur l’espérance de vie montrent également un écart important entre la population autochtone et le reste du Québec. Cet écart est très net entre le Québec et les Inuit du Nunavik, ces derniers ayant 15 ans de moins d’espérance de vie que les Québécois. Il s’explique en grande partie par le fort taux de suicide, une forte mortalité infantile, de mauvaises conditions de vie ainsi que par les accidents de chasse. Dans le cas des Cris d’Eeyou Istchee, l’écart était de seulement 3 ans en 2009. Bien que moins important, cette différence reste toutefois significative. L’écart entre Cris et Inuit et le reste du Québec montre que le fait d’avoir signé un traité n’a pas nécessairement un impact positif sur l’espérance de vie, un indicateur important des conditions de vie d’une population. Des données sur l’espérance de vie des Innus ne sont malheureusement pas disponibles.

Tableau 3

Détenteurs d’un diplôme postsecondaire

Détenteurs d’un diplôme postsecondaire

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*Nous avons pris en compte les données de 2006 pour le Nunavik, car les données de 2011, pour la population allochtone, ne sont pas disponibles pour cette région. Étant donné le faible échantillon dans chaque communauté, il est impossible d’obtenir des données régionales par l’addition des données de chaque communauté.

Finalement, on note également un grand écart entre les populations autochtones et la population générale en termes d’éducation supérieure : les Inuit sont les moins nombreux à détenir un diplôme d’études postsecondaires, suivis par les Innus et les Cris. Au Nunavik, cela s’explique en partie par le fait qu’il n’existe pas d’établissement de formation postsecondaire dans la région. Les Innus et les Cris sont mieux desservis, car ils ont accès à des CÉGEPS sur leur territoire. Malgré cela, les taux de diplomation des Autochtones au Canada sont toujours, en général, bien inférieurs à ceux de la population non autochtone de la même région. Cet accès inégalitaire à l’éducation n’est donc pas uniquement dû à l’éloignement, il s’explique aussi par le fait que l’éducation postsecondaire est offerte dans une culture et une langue autres que celle de ces populations autochtones; que dans la plupart des cas, les institutions scolaires sont éloignées des communautés; et surtout que les traumatismes laissés par les pensionnats indiens continuent à faire sentir leur poids (Bombay, Matheson et Anisman, 2014).

Les économies du Québec nordique

Il est difficile de parler d’une économie du Nord, car malgré le fait qu’il s’agit surtout d’une région ressource, il existe des différences importantes entre les régions du Nord et à l’intérieur de chacune de ces régions. Ainsi, la Côte-Nord et dans une moindre mesure Eeyou Istchee Baie-James sont de véritables régions ressources, alors que le Nunavik et la Basse-Côte-Nord sont des régions isolées où l’exploitation des ressources se fait à plus petite échelle et, surtout, répond à des besoins locaux (Duhaime et Godmaire, 2002).

Le Nunavik

Le Nunavik est la région la plus isolée avec 14 communautés, accessible uniquement par avion et par bateau durant une courte saison d’été, pour les marchandises. Sans port en eau profonde, à l’exception du port privé de la mine Raglan à Deception Bay, la navigation commerciale reste limitée. L’économie du Nunavik est principalement basée sur l’administration publique, un secteur omniprésent dans les 14 communautés, avec les administrations des villages nordiques, la commission scolaire Kativik, la Régie régionale de la santé et des services sociaux du Nunavik et l’Administration régionale Kativik (ARK). Le secteur associatif est représenté par les organismes Inuit, les corporations foncières (Land Holding Corporations) et Makivik. Finalement, le secteur des services est représenté principalement par la Fédération des coopératives du Nouveau-Québec (FCNQ), qui possède, entre autres, des magasins d’alimentation et de vente au détail et offre des services bancaires, de voyage et d’hôtellerie. Quelques rares entreprises privées, tels les magasins d’alimentation Northern, sont aussi présentes. Des 14 municipalités du Nunavik, Kuujjuaq, la capitale administrative, est un cas à part car elle possède un secteur privé un peu plus développé.

En ce qui a trait au développement des ressources, le Nunavik ne compte que deux projets miniers, les mines Raglan et Expo, qui contribuent peu à l’emploi et à l’économie régionale (Rodon et Lévesque, 2015). L’économie de chasse et pêche y est encore florissante malgré l’effondrement du prix des fourrures. Les activités salariées servant en partie à financer les activités de chasse et pêche, la région a une économie mixte où les deux activités sont complémentaires. Ainsi, selon une étude de Makivik et de la Chaire de recherche sur le développement durable du Nord, la nourriture produite par les activités de chasse et pêche représente une économie moyenne de 10 000 $ par ménage annuellement (Rodon et Natcher, 2014). Avec la CBJNQ, un programme de soutien aux chasseurs a été mis en place qui permet, entre autres, de couvrir une partie des coûts de déplacement des personnes pratiquant cette activité.

Eeyou Istchee Baie James

La région Eeyou Istchee Baie James a une économie plus diversifiée grâce à la présence des barrages hydro-électriques. Cependant, ceux-ci contribuent très peu à l’économie locale au-delà de la phase de construction. Or, depuis la Paix des braves, les Cris reçoivent des redevances sur la production hydro-électrique sur leur territoire, ce qui leur permet de capter une partie des profits générés par l’exploitation hydro-électrique, de façon similaire aux ententes sur les répercussions et les avantages (ERA[3]) signées dans le cadre de projets d’exploitation des ressources (Rodon, 2015b). L’industrie forestière est également présente dans le sud du territoire, mais les Cris sont peu impliqués économiquement dans la foresterie au-delà de leur participation à la gestion des forêts, un droit acquis dans le cadre de la Paix des braves (Girard, 2012, p. 422).

L’industrie minière, qui historiquement s’était concentrée autour de Chibougamau et dans une moindre mesure à Matagami, a connu un important déclin avec la chute des prix des métaux en 2013. Dans la région d’Eeyou Istchee, trois mines sont actuellement en production, la mine d’or Eleonore à Wemindji, la mine de diamant Renard près de Mistissini et la mine Bracemac-McLeod, à Matagami.

Les activités de chasse et pêche sont également très importantes. Dans le cadre de la CBJNQ, les Cris ont mis en place un programme de soutien aux revenus des chasseurs et trappeurs qui fournit une compensation aux Cris qui pratiquent des activités de chasse et pêche. Dans leur cas, les activités de chasse et pêche sont donc financées directement dans le cadre de la CBJNQ (Office de la sécurité du revenu des chasseurs et piégeurs cris, 2010).

La Côte-Nord

La Côte-Nord est la région la plus diversifiée du point de vue économique. La Haute-Côte-Nord présente les caractéristiques d’une région ressource classique, et la Basse-Côte-Nord rassemble des communautés isolées qui exploitent surtout les ressources locales. La Haute-Côte-Nord a une tradition industrielle bien ancrée et s’est développée à partir de l’exploitation des ressources : forêts, pêches, mines et hydro-électricité principalement. Sept-Îles et Baie-Comeau en sont les deux pôles industriels principaux, mais ils ont connu au fil des ans d’importantes fluctuations dues à la volatilité du marché des ressources. Deux périodes de croissance ont marqué le développement minier de la région : les années cinquante et, plus récemment, l’année 2010. Ce dernier épisode a cependant été particulièrement court puisqu’on a vu un effondrement des cours du fer qui a entrainé la fermeture de plusieurs mines, notamment celles de Cliff Resource (Presse canadienne, 2016). Ces fermetures ont eu un impact important sur la région en général, mais aussi sur la communauté innue de Uashat mak Mani-Utenam qui avait conclu de nombreuses ententes avec Cliff (Lévesque, 2015).

Le Plan Nord et les réponses des Cris et des Inuit

Le Plan Nord annoncé par le gouvernement Charest en 2011 a pu apparaître comme un énième effort du Sud pour s’emparer des richesses du Nord. La première version du Plan Nord était en effet centrée sur le développement minier et visait à en faire un moteur de développement économique du Québec. En avril 2015, Philippe Couillard annonçait la relance du Plan Nord. Dans un contexte d’austérité budgétaire et de baisse du prix des métaux, cette nouvelle version du Plan Nord est de moindre envergure. Au lieu des 82 milliards de dollars d’investissements promis sur 25 ans en 2011, le nouveau plan ne prévoit plus d’investir que 50 milliards de dollars sur 20 ans (Secrétariat du Plan Nord, 2015). De même, les dépenses en infrastructures, estimées en 2011 à 2 milliards de dollars, sont maintenant réduites de moitié, à un peu moins de 1 milliard de dollars (Secrétariat du Plan Nord, 2015). S’il est plus modeste, ses objectifs restent les mêmes : relancer l’économie québécoise en favorisant l’investissement privé dans le domaine de l’exploitation des ressources du Québec nordique. Le secteur minier reste au coeur du Plan Nord, mais les autres ressources (forêt, énergie, faune, tourisme et bioalimentation) sont également prises en compte.

Les deux versions du Plan Nord, bien que misant également sur le développement des ressources, comptent d’importantes différences avec les initiatives de développement précédentes. Tout d’abord, contrairement aux projets antérieurs, le Plan Nord n’est pas principalement basé sur des investissements gouvernementaux mais tente plutôt de capitaliser sur le développement minier mené par des entreprises privées encouragées par le fort prix des ressources sur les marchés internationaux. Le Québec n’est donc plus le maître d’oeuvre mais joue plutôt un rôle de facilitateur auprès des compagnies minières en investissant dans les infrastructures nécessaires à ces nouveaux développements.

Surtout, comme nous l’avons vu, le paysage institutionnel et juridique du Nord a beaucoup changé, notamment du fait de la CBJNQ et des ententes subséquentes (Paix des Braves, Sanarrutik, Entente sur le gouvernement régional Eeyou Istchee Baie-James) qui ont mis en place des institutions régionales et permis l’émergence de deux régions distinctes, Eeyou Istchee et le Nunavik, développant ainsi une capacité institutionnelle régionale. De plus, le développement de la jurisprudence en matière autochtone, entre autres en matière de consultation[4] et de consentement[5], a permis aux Autochtones de devenir des acteurs du développement, notamment par le biais de la signature d’ententes sur les répercussions et avantages (ERA) avec les promoteurs, une pratique qui est devenue maintenant incontournable. Il n’est donc plus possible d’ignorer les Autochtones, qui ont été intégrés au processus de concertation du Plan Nord dès 2009. Lors du lancement officiel du Plan Nord en mai 2011, Matthew Coon-Come, grand chef des Cris, et Pita Ataami, président de la société Makivik, se tenaient à côté de Jean Charest, reflétant bien cette nouvelle configuration des pouvoirs. Contrairement aux projets de développement précédents, les nations autochtones ont donc été consultées avant le début du projet.

Un autre élément révélateur de la montée en pouvoir des Autochtones est le fait que les Cris et les Inuit ont décidé de se doter de leur propre plan de développement, ce qui reflète une volonté claire de recentrer le développement sur le Nord. Ainsi, en 2011, les Cris publient le Cree Vision of Plan Nord (Cree Nations of Eeyou Istchee, 2011) qui présente une vision du développement économique centrée sur les besoins des Cris, dont les six principes sont les suivants :

  1. Améliorer la qualité de vie des Cris;

  2. Protéger le patrimoine environnemental d’Eeyou Istchee;

  3. Honorer la culture et l’identité cries;

  4. Développer une nouvelle génération de leaders;

  5. Promouvoir l’éducation et la formation;

  6. S’assurer d’un développement durable.

Comme on peut le voir, l’accent n’est pas mis sur la production de richesse, mais plutôt sur le développement humain, social et culturel, une conception bien différente de celle du Plan Nord. Les Inuit ont également entrepris un processus similaire qui s’est déroulé en deux temps. Dans un premier temps, une consultation auprès de tous les organismes régionaux a permis de produire un document présentant les besoins du Nunavik (ARK et Makivik, 2010). Dans un deuxième temps, la consultation a été élargie à l’ensemble des Nunavimmiuts, qui ont pu s’exprimer lors des assemblées publiques tenues dans chaque communauté entre septembre 2012 et février 2014. Ce deuxième document, intitulé Parnasimautik, présente la vision du développement des Nunavimmiuts en s’appuyant sur les principes suivants :

  1. Le développement de la région doit respecter tous les traités et toutes les ententes qui existent;

  2. Le développement doit assurer la protection des activités de subsistance des Inuit;

  3. Le développement doit tenir compte des besoins socioéconomiques régionaux exprimés depuis 1975;

  4. En tant que contribuables, les Nunavimmiuts ont droit à la même qualité de vie et au même niveau de services que les autres Québécois;

  5. Des données statistiques complètes sur le Nunavik et les Nunavimmiuts doivent être produites;

  6. Le développement de la région doit être fondé sur le principe du développement durable;

  7. La capacité de gouvernance du Nunavik doit être renforcée;

  8. La pleine participation aux institutions démocratiques du Québec constitue un autre moyen de sauvegarder notre mode de vie face au développement.

Dans le cas des Inuit, comme dans celui des Cris, le développement économique n’est pas au centre des préoccupations; ce sont plutôt les ententes conclues avec les gouvernements et les activités de chasse et de pêche des Inuit qui en constituent les deux principaux éléments. Le développement économique stricto sensu ne vient qu’en troisième position et il est toujours lié aux besoins régionaux.

Initiatives locales et régionales de développement

Les initiatives locales et régionales de développement sont un indicateur de la capacité des populations nordiques à reprendre en main leur développement. Dans cette section nous présentons quelques exemples d’initiative locale comme le projet Innavik, mais aussi des exemples de la capacité des populations nordiques à s’approprier ou contrôler les développements qui viennent de l’extérieur, tels les projets miniers et la stratégie canadienne des pêches autochtones. Ce sont des succès qui montrent que les populations nordiques peuvent prendre en main leur développement. Ces succès ne reflètent cependant pas nécessairement la situation générale des communautés autochtones, qui subissent souvent un rapport colonial qui rend difficile l’émergence de modes alternatifs de développement.

Le développement communautaire au Nunavik

Comme nous l’avons vu, il existe une longue tradition de développement communautaire au Nunavik. Ce développement qui avait, à ces débuts, de forts relents de paternalisme a connu de nombreux échecs, liés notamment aux tentatives d’implanter un élevage de boeufs musqués à Kuujjuaq (Jean, Rivard et Bélanger, 2006) et de fonder une coopérative forestière à Kangiqsualujjuaq dans les années cinquante. Il faut toutefois noter qu’un projet de coopérative parti de Puvirnituq a connu un succès important dans la vente d’art inuit. Cette coopérative essaimera dans les autres communautés et mènera à la création de la Fédération des coopératives du Nouveau-Québec (Tulugak et Murdoch, 2007), un modèle unique dans le nord du Canada. Conçue au départ comme un moyen de mettre en marché l’art inuit, la FCNQ est maintenant devenue l’entreprise la plus importante du Nunavik dans le domaine des services. Surtout, la FCNQ est gérée par les Inuit du Nunavik et chaque communauté possède son propre conseil de coopérative qui gère les affaires locales. La FCNQ offre également de la formation à ses membres et contribue ainsi au développement de gestionnaires et d’administrateurs (Tulugak et Murdoch, 2007).

Le projet Innavik à Inukjuak nous offre un bon exemple d’initiative locale. Ce projet est né de la volonté de la corporation foncière Pituvik d’Inukjuak d’assurer l’autonomie énergétique et le développement économique de la communauté. La question de l’énergie est en effet un enjeu important au Nunavik, puisque toutes les communautés sont approvisionnées par des centrales au diesel polluantes et coûteuses à opérer. Le coût de l’électricité est très élevé, mais les ménages reçoivent une subvention qui le fait diminuer. Ce n’est pas le cas pour les entreprises qui doivent payer le plein prix, empêchant ainsi le développement de toute entreprise ayant des besoins énergétiques importants.

Pour pallier ce problème, la corporation foncière d’Inukjuak a décidé de construire une mini centrale hydro-électrique opérant au fil de l’eau sur la rivière Inukjuak et qui permet de fournir de l’énergie renouvelable à la communauté et aux entreprises.

Avant de chercher du financement pour le projet, la corporation foncière a consulté les Inukjuaqmiut pour obtenir leur soutien. Cette consultation a donné lieu à de vifs débats dans la communauté, mais a assuré l’acceptabilité sociale du projet qui fut approuvé à 82,6 % lors d’un référendum. Le projet a alors reçu l’appui financier de Pituvik et du gouvernement fédéral par l’intermédiaire du programme des « 3P », mais les discussions avec le troisième partenaire, Hydro-Québec, ont achoppé sur des questions de prix du kWh et de propriété de l’ouvrage. Cela a entraîné, à l’automne 2012, l’annulation du projet qui dépendait d’un financement tripartite (Gibéryen, Pallisser et Rodon, 2012). Les discussions ont repris récemment pour essayer de relancer le projet (Communication personnelle de Palliser).

La pêche commerciale chez les Innus de Uashat Mak Mani-Utenam

Les Innus ne sont pas traditionnellement un peuple dont l’économie est centrée sur l’exploitation des ressources halieutiques, mêmes s’ils exploitaient le milieu côtier lors des mois d’été. De plus, le gouvernement fédéral avait déjà essayé dans les années quarante, sans succès, de convaincre les Innus de se tourner vers la pêche en mer pour assurer leur subsistance (Panasuk et Proulx, 1981). Il faut dire que les rivières à saumon étaient contrôlées par la Compagnie de la Baie d’Hudson et les clubs privés et que les Innus avaient donc perdu l’accès à l’une de leurs principales ressources.

C’est en fait la Stratégie sur les pêches autochtones, mise en place par le gouvernement fédéral, qui va leur permettre d’investir dans la pêche commerciale et d’en devenir un des premiers acteurs dans la région. La SRAPA a été mise en place par Pêches et Océans Canada en 1992 en réponse au jugement Sparrow[6]. Cette stratégie visait surtout à redonner accès aux ressources halieutiques aux Autochtones, notamment en favorisant un développement économique axé sur la pêche. Pour cela, Pêches et Océans Canada a mis en place un programme de rachat et de transfert de permis de pêche commerciale aux communautés autochtones (Pêches et Océans Canada, 2012). Ce programme a permis à plusieurs communautés innues de racheter des permis de pêche, qui souvent étaient exploités par des pêcheurs non autochtones. Cependant, dans le cas de la communauté de Uashat mak Mani-Utenam, la communauté a mis l’accent sur la mise en place d’une flotte de pêche et la formation de capitaines et de matelots innus. Uashat possède maintenant 37 permis de pêche et opère 6 bateaux et une usine de transformation de crabe. Cela lui permet d’employer ainsi 38 membres de la communauté dans les pêches (23 sur les bateaux, dont trois capitaines, et 15 employés dans l’usine de transformation).

Les autres communautés innues ont également développé ce secteur et 21 bateaux, en tout, sont opérés par des organismes innus dans le golfe du Saint-Laurent (cinq à Ekuanishit, quatre à Unamen Shipu dont un en copropriété avec AMIK, trois à Pessamit dont un en copropriété avec Essipit, et deux à Nutashkuan et à Essipit). En 2006, Charest, Girard et Rodon (2012, p. 240) estimaient que la pêche commerciale avait créé plus de 400 emplois dans les communautés innues, en faisant ainsi le deuxième secteur d’activité après les services publics (conseil de bandes).

La pêche commerciale innue a cependant ses particularités, notamment par le mode de gestion communautaire mis en place, concernant tant les permis que les bateaux. Ce mode de gestion permet souvent de maximiser l’emploi dans la communauté et de financer d’autres secteurs déficitaires. La SRAPA est un des rares exemples de programme fédéral de développement pour les Autochtones qui ait véritablement fonctionné. Il s’agit en fait de la seule initiative canadienne qui vise l’amélioration de l’accès à une ressource pour les Autochtones, ce qui explique peut-être son succès.

Des mines et des Cris

L’exploitation minière est au coeur des projets de développement du Nord et Eeyou Istchee ne fait pas exception. En fait, lors de l’annonce du premier Plan Nord, de nombreux projets miniers étaient en gestation sur le territoire d’Eeyou Istchee. Les Cris avaient eu une expérience avec la mine Troilus dans les années quatre-vingt, mais ils n’avaient jamais connu une telle pression de développement minier sur leur territoire. Ainsi Wemindji avait deux projets de mine d’or sur son territoire, alors que Mistissini avait un projet de mine de diamant et un projet de mine d’uranium, et Nemaska un projet de mine de lithium. L’enjeu pour les Cris était donc de maximiser les profits pour les communautés cries, de minimiser les impacts sociaux et environnementaux (Baribeau cité dans Rodon, Lévesque et Grenier, 2013) et de s’assurer que seuls les projets satisfaisant ces critères puissent se développer. La CBJNQ ne leur donne toutefois que des pouvoirs limités : ils n’ont en effet aucun droit tréfoncier. En revanche, le régime environnemental mis en place par le chap. 22 de la Convention leur permet de siéger aux commissions responsables des évaluations environnementales, entre autres le Comité consultatif sur l’environnement de la Baie-James. La décision finale reste toutefois clairement dans les mains du ministre, mais comme nous le verrons dans les deux cas suivants, les Cris ont une bonne capacité de contrôle des activités de développement sur leur territoire.

Dans le cas de Wemindji, une communauté de 1400 habitants, les réactions à deux projets d’exploitation de mines d’or sur leur territoire furent très différentes. La mine proposée par Goldcorp se trouvait sur le site d’un réservoir d’Hydro-Québec, un territoire déjà affecté par le développement, alors que le site visé par le projet d’Azimuth Inc/Iamgold Corp. se trouvait à la tête de la rivière du vieux fort, un bassin versant non perturbé par les projets hydro-électriques et que les Cris de Wemindji voulaient faire reconnaître comme une aire protégée. Leur stratégie fut donc d’accepter le projet de Goldcorp en signant une entente avec le promoteur et de refuser de négocier avec Azimuth Inc/Iamgold Corp. Techniquement, cette compagnie n’avait pas besoin de l’autorisation des Cris, cependant la pratique, appuyée par la jurisprudence, veut que les compagnies négocient une ERA. Devant la résistance des Cris de Wemindji, la compagnie abandonna son projet et le territoire fut protégé par la création de la réserve de biodiversité Paakumshumwaau-Maatuskaau en 2008. Les Cris de Wemindji ont ainsi réussi à imposer leur choix de développement minier même s’ils n’ont pas légalement un tel pouvoir.

Le deuxième cas est celui la communauté de Mistissini qui avait deux projets bien avancés de mines sur son territoire, une mine de diamant et une mine d’uranium. Dans ce cas, c’est plutôt un problème d’acceptabilité sociale qui fut au coeur du choix. En effet, la communauté appuyait le projet de mine de diamant mais craignait beaucoup les impacts environnementaux du projet de mine d’Uranium Matoush proposé par Strateco. Malgré une campagne du promoteur pour persuader les Cris de Mistissini que le projet Matoush n’était pas dommageable, il n’arrivera jamais à les convaincre. En fait, le Grand Conseil des Cris appuya Mistissini et fit une importante campagne de lobbyisme en dépensant plus de 300 000 $[7] auprès du gouvernement du Québec pour qu’on établisse un moratoire sur l’uranium. Le moratoire fut annoncé en mars 2013 par le Québec, mettant ainsi fin au projet Matoush. Il faut dire qu’un important mouvement d’opposition aux mines d’uranium s’était manifesté dans la région de Sept-Îles. Même s’ils n’étaient pas seuls à s’opposer à l’uranium, on constate donc une certaine capacité des Cris de Mistissini à contrôler le développement minier.

Repenser les bases du développement nordique

Le développement nordique du Québec a été mené historiquement au bénéfice du monde laurentien; toutefois, on assiste depuis la signature de la CBJNQ à un lent renversement des choses. Bien que le Plan Nord conserve une perspective essentiellement laurentienne, les habitants du Nord, surtout au Nunavik et en Eeyou Istchee, ont grandement augmenté leur capacité de contrôler leur développement. Si nous revenons sur les cinq conditions de succès économique énoncées par l’étude de Harvard et décrites en introduction, nous pouvons remarquer que la mise en place d’institutions et d’identités régionales fortes essentiellement basées sur l’autochtonie semble avoir permis aux Cris d’Eeyou Istchee et aux Inuit du Nunavik d’établir un certain contrôle sur le développement de leur région, même s’ils doivent toujours affronter l’hégémonie laurentienne.

La Côte-Nord, même si elle bénéficie d’une identité régionale forte, tire de l’arrière, notamment en termes de développement institutionnel. Cette absence de structure de gouvernance régionale est due, entre autres, à l’absence de traité et au manque d’unité entre les nations innues qui négocient de façon séparée. Cela pourrait bien changer avec la volonté exprimée par les chefs innus de travailler ensemble et l’annonce d’un projet de gouvernance régionale partagé entre Innus et Nord-Côtiers.

Mais c’est surtout la capacité des nations autochtones de définir des projets de développement qui est l’élément le plus important à considérer, qu’il s’agisse pour elles de mettre en oeuvre leurs propres projets ou de veiller à ce que les projets venant de l’extérieur répondent aux besoins locaux. Cette capacité de contrôle et de définition du développement est encore bien embryonnaire, mais elle permet d’entr’apercevoir un changement de paradigme dans le développement du Québec nordique.