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Les récentes politiques québécoises de développement nordique misent largement sur la valorisation du potentiel économique du territoire à travers l’exploitation de ses ressources naturelles. Une telle approche du développement économique suscite des préoccupations quant aux impacts sociaux des activités extractives et à la manière, voire à la possibilité de concilier ces grands projets industriels avec la préservation du milieu de vie. Ces préoccupations sont vivement ressenties aujourd’hui dans la municipalité de Malartic, en Abitibi-Témiscamingue. Par ses principes et ses effets, le développement minier en cours dans cette petite communauté située à la frontière sud du Nord-du-Québec reflète largement l’expérience vécue par les villes minières nordiques au cours des dernières décennies, notamment parce qu’il s’inscrit dans le même cadre politique, administratif et légal que ces autres projets miniers.

Depuis 2011, Malartic est le site d’opération d’une mine d’or à ciel ouvert de grande envergure, la mine Canadian Malartic. La Corporation minière Osisko, propriétaire du site jusqu’en 2014[1], se décrit comme « la minière nouvelle génération » et se targue de mettre en place des mesures sociales innovantes. À ce titre, elle met en avant des initiatives communautaires et sociales, tels un fonds pour la diversification économique, un autre pour prévenir le décrochage scolaire, des investissements dans les infrastructures, la création et le maintien d’un comité de suivi. L’exploitation de la mine a cependant aussi des impacts sociaux importants, qui feront l’objet de cet article, et pour lesquels toutes les mesures d’atténuation ne paraissent pas avoir été trouvées.

Au Québec, la gestion des risques humains et environnementaux de pareils projets relève de deux mécanismes associés à la Loi sur la qualité de l’environnement : le processus québécois d’évaluation environnementale, qui sert à les prévenir en amont, et le système de plaintes environnementales, qui en gère les effets en aval. Malgré l’existence de tels mécanismes, des changements et des impacts négatifs sont dénombrés à Malartic. Y sont constatées plusieurs transformations environnementales induites habituellement par les minières – ou d’autres activités liées aux ressources naturelles – qui révèlent les limites des processus de gouvernance à tous les paliers gouvernementaux. Ces limites dans la prévention ou l’atténuation des impacts rendent opportun de s’interroger sur l’existence d’autres processus sous-jacents, dont la mise au jour permettrait une meilleure recherche de solutions.

Après un exposé du cadre théorique, cet article présente la méthodologie et le contexte de la démarche de recherche, puis les résultats concernant les changements sociaux à Malartic et les limites des solutions actuelles apportées à ces derniers. Une discussion permettra de conclure sur la gouvernance associée aux impacts sociaux du développement nordique.

Regards anthropologiques sur une activité historique, sociale et politique

Depuis les années 1980, les anthropologues accordent de plus en plus d’attention aux activités minières (Ballard et Banks, 2003; Godoy, 1985). Leurs études illustrent une variété de points de vue, mettant tour à tour en lumière des aspects de la vie des travailleurs miniers (Burawoy, 1972; Eliade, 1962; Godoy, 1984; Moodie, 1980; Nash, 1979; Taussig, 1980), du développement de communautés minières (Biersack, 2006; Cleary, 1990; Ferguson, 1999, 2005) et de la période post-mine (Walsh, 2012), du tourisme minier (Ballesteros et Ramirez, 2007; Cole, 2004; Conlin et Jolliffe, 2010), des mouvements de revendication (Hyndman, 1994; Kirsch, 2006; Macintyre et Foale, 2004; Wesley-Smith, 1990), des droits aborigènes (par exemple, Horowitz, 2003, pour les Kanaks; Jorgensen, 1998, 2001, pour les Telefolmins; Kirsch, 2002, 2006, 2007, pour les Yonggoms), des compagnies minières (Benson et Kirsch, 2010; Rajak, 2011; Welker, Damani et Hardin, 2011) et de la responsabilité sociale des entreprises (Dashwood, 2005; Duarte, 2011; Welker, 2009). La question des impacts des activités minières sur les communautés a été traitée de façon plus large par les sciences sociales (voir infra).

Au Québec, l’intérêt de l’anthropologie pour la question minière demeure assez faible, bien que trois régions du nord de la province (Nord-du-Québec, Abitibi-Témiscamingue et Côte-Nord) vivent encore quotidiennement au rythme de ce mode économique d’exploitation des ressources naturelles. Quelques études anthropologiques traitant du secteur minier ont néanmoins été réalisées en Abitibi-Témiscamingue. Dupuis (1991) a étudié le rôle des entreprises minières dans la structuration des rapports sociaux, en prenant pour exemples les villages de Duparquet et Normétal. Il s’est également intéressé aux facteurs expliquant la survie de ces deux communautés mono-industrielles après la fermeture de leur mine (Dupuis, 1993). Plus récemment, Beaupré (2012) s’est penché sur la perception du risque chez les mineurs de fond, révisant notamment l’importance du sentiment d’inéluctabilité du danger chez ces travailleurs. De façon connexe, on peut noter l’apport de Tremblay (1982) dont les travaux en géographie ont exposé la contribution de la colonisation agricole à l’expansion du grand capital minier en Abitibi-Témiscamingue. De même, l’étude sociologique de Larouche (1974) a montré l’influence de l’idéologie de survivance des Canadiens français des villages miniers abitibiens dans leur relation de cohabitation avec les immigrants internationaux.

La présente étude contribue à enrichir ce corpus en examinant les changements induits par la présence de la mine Canadian Malartic et leurs impacts sociaux. Nous analysons la situation à travers la lentille de l’écologie politique, qui aborde plus particulièrement les enjeux socio-environnementaux associés aux ressources naturelles, à leur contrôle, leurs usages et leur répartition, aux impacts de leur exploitation ainsi qu’à leur conservation, protection et gestion (Agrawal, 2005; Gautier et Benjaminsen, 2012; Peetet al., 2010). Différentes écoles de pensée et approches méthodologiques sont mobilisées par l’écologie politique; nous apprécions particulièrement la manière dont celle-ci allie l’économie politique et le poststructuralisme. Appliquer cette approche complexe à l’étude des enjeux miniers requiert de prendre en compte le contexte historique et les relations politiques et économiques, afin de saisir comment ces enjeux sont construits par les pratiques socioculturelles, les représentations sociales et les discours (Escobar, 1999; Gautier et Benjaminsen, 2012; Nygren et Rikoon, 2008; Peet, Robbins et Watts, 2010; Robbins, 2012). Cette approche permet d’éviter des positionnements partiels car elle consiste à examiner, de façon symétrique et diachronique, les enjeux en cours en tenant compte des perspectives de tous les acteurs impliqués. De cette manière, il est possible de situer les différents points de vue dans le contexte plus large où se négocie l’accès aux ressources. En d’autres mots, elle permet d’explorer comment les changements induits par la présence de la mine Canadian Malartic et leurs impacts sociaux sont tissés et façonnés par le contexte culturel, socio-économique, historique et politique (Blaikie et Brookfield, 1987; Bryant, 1992; Greenberg et Park, 1994).

Impacts sociaux de l’exploitation minière

La question des impacts sociaux de l’exploitation minière a été abordée par les chercheurs en sciences sociales. Leurs études ont montré que l’exploitation minière peut avoir des effets positifs tels que la création d’emplois, l’augmentation de la richesse personnelle, l’accroissement de la diversité ethnique à l’intérieur d’une communauté, l’amélioration des infrastructures ou le lancement de nouveaux projets collectifs grâce aux redevances versées à la ville (Carrington et Pereira, 2011; Garvin et al., 2009). Cependant, la littérature scientifique souligne aussi que, à long terme, ces avantages ne suffisent pas à contrebalancer les impacts sociaux négatifs. Au plan social, les recherches révèlent que l’industrie minière induit des changements qui représentent des défis pour les individus et les communautés : mouvements de population rapides et variables (Gellert et Lynch, 2003), nuisances à la qualité de vie (par exemple, densité du trafic, poussière, insuffisance en eau potable, bruit), modifications du paysage et de l’accès au territoire (Counil, 2001), nouvelle planification et organisation des services, pressions sur les groupes communautaires et autres (Petkova-Timmeret al., 2009). Sur un autre plan, des changements sont constatés concernant les liens sociaux, les familles et le leadership local (Allan, 2011). Apparaissent aussi de nouveaux défis dans l’ordre social, la santé, l’identité et les valeurs (Ballard et Banks, 2003; Gellert et Lynch, 2003). Les changements, les risques redoutés et les discussions qui les entourent peuvent causer au plan individuel et collectif du stress, de l’angoisse, de la colère (Dawson et Madsen, 2011) ou encore une démobilisation sociale et une perte de confiance envers les décideurs (Counil, 2011). Plus particulièrement, plusieurs études font état de tensions et de conflits entre certains groupes sociaux à l’intérieur de la communauté ou envers les promoteurs et les autorités publiques, ayant pour enjeu principal le contrôle par ces groupes de leur avenir (Hilson, 2001; Martinez-Alier, 2001). La question de l’équité est très fréquemment soulevée, notamment quant à la répartition des avantages et des inconvénients des activités minières (Franks, 2012). Entre autres, des groupes vulnérables peuvent se trouver fragilisés s’ils ne s’intègrent pas dans les nouvelles dynamiques communautaires et économiques.

Économie politique et enjeux miniers

Par ailleurs, il est intéressant d’examiner cette situation à l’aune de considérations d’économie politique proposées par des anthropologues. Le contexte dans lequel évolue et se déploie l’industrie minière contemporaine est tributaire du système capitaliste, fortement marqué par l’exploitation des matières premières, la dépendance à l’exportation et aux marchés extérieurs et la surspécialisation. La régulation gouvernementale de la production permet d’assurer le maintien dans le temps de ce système de production, aussi appelé régime de ressources (staples), tel que l’ont décrit certains auteurs pour le cas canadien (Howlett et Brownsey, 2007; Innis, 1999) et mondial (Polanyi, 1983; Wolf, 2010).

Or, il est envisageable de considérer ce régime et l’industrie minière comme étant désormais marqués par la logique et les principes du néolibéralisme, un ensemble d’idéologies, d’engagements, de représentations et de pratiques organisées dans un système d’alliances de classes situées à différentes échelles géographiques (Mccarthy et Prudham, 2004). Selon une vision néolibérale, [traduction] « la meilleure façon d’améliorer le bien-être humain est de promouvoir les libertés et les aptitudes entrepreneuriales individuelles à l’intérieur d’un cadre institutionnel caractérisé par des droits de propriété forts, le libre marché et le libre-échange » (Harvey, 2005, p. 23). Les tenants du néolibéralisme font la promotion de la théorie de l’autorégulation des marchés, des politiques de dérégulation[2], de la privatisation et de « l’adaptabilité » accrue des citoyens et de la force de travail sur quoi repose la responsabilité du succès du développement, de l’économie et de leur bien-être. Ces principes sous-tendent une « marchandisation de tout » (Harvey, 2005) qui s’appuie sur une homogénéisation des types de rapports sociaux et de relations entre les humains et l’environnement.

Plus particulièrement, Castree (2010) avance que les politiques environnementales sont teintées par la logique néolibérale et présentent différentes tendances interreliées : 1) la privatisation et l’imposition de droits de propriété, par exemple sur des territoires déjà occupés par des citoyens; 2) la marchandisation qui rend aliénables et échangeables des objets qui ne l’étaient pas auparavant; 3) la dérégulation étatique, qui implique non pas la disparition du rôle de l’État, mais des modifications législatives appuyées par celui-ci et qui mènent à une re-régulation; 4) les re-régulations environnementales qui favorisent les investissements de capitaux, leur mise en valeur et le marché; 5) l’offre de services étatiques calquée sur le marché ou qui mobilise le marché et ses valeurs; 6) la promotion d’activités bénévoles et associatives au sein de la société pour pallier l’absence de l’état dans certains secteurs, donnant lieu par exemple à la protection de certains groupes de citoyens engagés dans les luttes environnementales; 7) la promotion de l’autosuffisance des individus et des communautés, qui ne devraient leurs réussites et leurs échecs qu’à eux-mêmes, et la valorisation de leur indépendance par rapport à l’État ou aux entreprises pour résoudre les enjeux auxquels ils font face. Il sera intéressant d’examiner dans quelle mesure certaines de ces logiques ont cours dans le cas de Malartic et la manière dont elles influencent les changements sociaux liés à la mine ainsi que leurs impacts sur les différents acteurs de Malartic. Il ne s’agit pas d’imposer cette grille sur le cas de Malartic, mais d’examiner, à l’aide de la théorie de l’écologie politique, comment certaines des logiques néolibérales peuvent teinter les changements sociaux et leurs impacts. L’écologie politique permet d’une part de se pencher sur les articulations entre le contexte législatif de l’exploitation des ressources minières envisagée d’un point de vue diachronique, les normes environnementales et les acteurs institutionnels. D’autre part, nous verrons comment cette articulation marque les activités minières à Malartic, les mécanismes de gouvernance et les perceptions socio-environnementales qu’ont les acteurs locaux des transformations qui les affectent.

Méthodologie

Récemment, un projet de recherche ethnographique intitulé « Perspectives de santé publique sur la mine Canadian Malartic : volet santé sociale[3] » a été réalisé dans le cadre d’une enquête épidémiologique menée par le directeur de santé publique de l’Abitibi-Témiscamingue, lequel était préoccupé par le niveau de détresse décelé chez des Malarticois à la suite de la relance des activités minières dans leur ville (Leblancet al., 2012). Les résultats présentés sont tirés de cette étude.

Les effets ressentis au sein de la communauté de Malartic depuis la reprise des activités minières sont abordés au moyen d’une méthodologie qualitative, particulièrement bien adaptée à la prise en considération du contexte social (Mucchielli, 1991). La collecte de données s’est effectuée lors de deux terrains ethnographiques, réalisés durant les étés 2012 et 2013. Elle repose premièrement sur des entrevues semi-dirigées, qui ont donné aux participants la possibilité de s’exprimer en soulignant les éléments importants à leurs yeux (Patton, 2002). En outre, les séjours de plusieurs semaines sur le terrain ont permis d’effectuer une observation active de l’expérience quotidienne des Malarticois dans le contexte d’une ville minière; nous n’avons toutefois pas pu observer directement de rassemblements ou d’assemblées associés à l’enjeu minier, aucun ne se déroulant au moment de la collecte de données. Un dépouillement documentaire (journaux locaux, archives, etc.) a complété cette collecte de données. Une analyse de contenu qualitative, de type logico-sémantique, a permis de traiter les données issues de ces différents corpus (Messu, 1991).

La population à l’étude comprend les principaux acteurs locaux et régionaux reliés au dossier, y compris les habitants de Malartic. L’échantillon de participants a été constitué par quotas (Mayeret al., 2000) pour que sa composition reflète le plus fidèlement possible celle de la population. Les participants devaient appartenir à différents sous-groupes dont les caractéristiques étaient importantes pour la recherche, notamment pour obtenir toute la palette des positionnements quant à l’acceptation sociale de la mine[4], soit : les intervenants clés au plan socio-économique (n = 36); les travailleurs et les entrepreneurs d’Osisko (n = 12); les citoyens qui ont quitté Malartic lors des phases de relocalisation (n = 10); les nouveaux arrivants établis à Malartic depuis 2006 (n = 7); les habitants de Malartic n’appartenant pas aux autres catégories (n = 28). L’enquête a permis de réaliser 93 entrevues en deux temps (août-octobre 2012; août 2013)[5]. Les participants ont été recrutés de façon volontaire, par affichage dans les lieux publics et par le recours à un échantillonnage boule de neige. La saturation a été obtenue pour chacun des sous-groupes et le recours aux regards croisés sur le même phénomène assure une validation des résultats par triangulation (Patton, 1987).

Le processus minier et le développement d’une communauté étant dynamiques, les résultats présentent le portrait de la situation jusqu’en août 2013. Un suivi des effets sociaux permettra d’ajuster ces constats au fil du temps. Parmi les limites de l’étude, notons aussi que nous avons fait appel à un échantillon de volontaires, et malgré la diversité d’opinions constatée dans les données recueillies, il reste toujours possible que certains types de citoyens aient choisi de ne pas participer à notre étude, notamment parce qu’ils se sentent sur-sollicités de ce point de vue.

La communauté de Malartic

L’histoire de l’Abitibi-Témiscamingue se divise en trois étapes : la colonisation agricole et forestière du Témiscamingue à partir de 1880, la naissance de l’Abitibi rurale à partir de 1910 dans le secteur d’Amos, et la naissance de l’Abitibi minière à partir de 1910 le long de la faille de Cadillac[6] (Paquin, 1981; Vincent, 1995). Dans la frange minière de l’Abitibi-Témiscamingue, les villes s’édifient au fil des découvertes et de la mise en exploitation des gisements. C’est le cas de Malartic. Les principales mines de ce secteur entrent en production dans les années 1930 : la Canadian Malartic en 1933, la Sladen Malartic et la East Malartic en 1938, et la Malartic Goldfields en 1939 (Sabina, 2003). Les compagnies minières propriétaires de ces mines érigent d’abord des villages privés, autour desquels des travailleurs s’établissent sur les terres de la Couronne; ceux-ci sont graduellement déménagés dans la ville de Malartic lors de son incorporation en 1939 (Faucher, 2013). À partir de 1958, la production de l’or subit une baisse continue dans le district de Malartic, jusqu’à la fermeture de la dernière mine dans les années 1980 (Trudel et Sauvé, 1992). La ville accuse alors une baisse démographique, un ralentissement économique et une dévitalisation sociale marqués.

De pair avec l’industrie minière, l’industrie du bois caractérise le développement de l’Abitibi-Témiscamingue (Gourd, 1975) et occupe une place importante dans l’économie malarticoise. Deux scieries sont en opération à Malartic dès la fin des années 1930. Les activités forestières à Malartic cessent en 2006; le taux de chômage est alors de 8,6 % et le taux d’activité, de 55,1 %[7] (Statistique Canada, 2007). Communauté autrefois prospère, ayant compté jusqu’à 7 000 habitants en 1961 (Vallières, 2012), Malartic n’en compte plus que 3 457 en 2006 (Statistique Canada, 2012).

C’est dans ce contexte économique difficile que la Corporation minière Osisko présente un projet visant l’exploitation à ciel ouvert du gisement Canadian Malartic, au milieu des années 2000. Ce type d’exploitation, considéré novateur dans une région caractérisée par des exploitations minières souterraines, est favorisé en raison de la faible teneur en minerai du gisement – les plus fortes teneurs ayant été extraites antérieurement. Le projet prévoit l’extraction de 120 000 tonnes de roc par jour pour une production annuelle moyenne de 591 000 onces d’or. Il comprend une fosse d’une superficie de 1,35 km2 et d’une profondeur avoisinant 400 mètres, un parc à résidus de 6 km2, ainsi qu’une usine de traitement d’une capacité de 55 000 tonnes par jour. À la fin des dix années de production prévues, la mine Canadian Malartic serait l’une des plus grandes mines aurifères à ciel ouvert du Canada (BAPE, 2009).

L’exploitation d’une mine d’aussi grande envergure en milieu habité entraîne plusieurs changements pour la communauté malarticoise et les individus qui la composent. Sa mise en oeuvre implique notamment la relocalisation de la plus grande partie du quartier sud de la ville, sise sur le gisement. Des préoccupations quant à la santé physiologique, psychologique et sociale sont aussi révélées (Leblancet al., 2012). Devant cette situation, plusieurs questions se posent. Quelle est l’étendue des changements subis par la population de Malartic depuis l’arrivée d’Osisko et quels sont leurs effets sociaux? Quelles sont les principales limites des politiques publiques pour prendre en compte ces impacts? En quoi cette situation s’inscrit-elle dans une logique néolibérale?

Expériences des Malarticois et transformations encadrées d’une minière

Au Québec, la mise en place de projets miniers ne se fait pas sans un cadre politico-administratif et légal. Ce cadre, qui rythme la temporalité des changements sociaux à Malartic, doit être décrit d’entrée de jeu car il permet de mieux comprendre comment les impacts sont pris en compte ou non, et dans quel contexte.

En milieu nordique tout comme au Québec méridional, la Loi sur les mines (RLRQ chap. M-13.1) (Québec, 1987) est la première référence en la matière depuis 1880; elle n’a été que peu amendée depuis. Cette loi est née à une époque où l’État « n’avait pas de levier financier efficace et dépendait du secteur privé pour exploiter ses ressources » (Laberge et Langlois, 2013, p. 2). Dite de free mining, elle pose d’une part comme principe la préséance des activités minières sur tout autre type d’usage ou d’autorité sur le site, notamment les pouvoirs municipaux ou les droits privés de propriété. D’autre part, elle garantit l’accès au minerai et sa possession, en échange de redevances souvent minimes, à celui qui détient les droits sur le territoire (Lapointe, 2010). Ce mode de gestion confère donc beaucoup d’autonomie et de pouvoir aux compagnies minières, en vertu du principe d’autorégulation (Deneault et Sacher, 2012) : la gestion des minières s’ajuste à la confiance et aux logiques du marché, notamment en faisant jouer des normes internes ou des mécanismes de « responsabilité sociale des entreprises » (Rousseau, 2010, cité par Deneault et Sacher, 2012). La Loi sur les mines demeure une loi à caractère d’abord économique et technique. Dans cette optique, le ministère responsable des mines joue un rôle de conseiller pour l’exploitation des ressources et accompagne le secteur privé.

Les dimensions sociales et environnementales relèvent d’autres ministères et d’autres cadres légaux québécois. Ainsi la prise en compte des changements sociaux et de leurs conséquences sociétales repose essentiellement sur la gouvernance municipale et l’évaluation environnementale qui répond depuis 1978 à l’impératif de prendre en compte les impacts des grands projets de développement sur l’environnement (au sens large). Cependant, même si la tenue d’une audience publique dans le cadre de la procédure d’évaluation environnementale permet une meilleure connaissance des préoccupations sociales, la capacité du processus à prendre en compte des facteurs sociaux s’avère encore limitée[8] (Caravantes, 2015; Simard, 2006). Ainsi, à Malartic, les effets psychosociaux de l’exploitation minière avaient été peu mentionnés lors de l’audience publique sur le projet en 2009 (BAPE, 2009) et les mesures d’atténuation avaient été limitées à quelques points, telles la délocalisation ou la revitalisation du site après la fin des opérations. Les résultats de recherche démontrent toutefois que plusieurs changements sociaux ont été induits par l’arrivée de la mine et pourraient être présents dans d’autres cas se déroulant dans pareil contexte nordique.

Deux phases importantes se dégagent de la chronologie des événements à Malartic : celle précédant l’émission du décret gouvernemental autorisant le projet (période 2006-2009), et celle succédant au début de la construction des installations minières (période 2009-2013). Pour chacune de ces phases, les changements amenés par la mine dans la société malarticoise seront maintenant expliqués, ainsi que les effets sociaux associés. La perception des risques et l’opinion quant à la gestion de ceux-ci ressortent également de l’analyse des données et ouvrent sur un bilan de l’action publique et de sa capacité à prendre en compte les exigences sociétales face à l’exploitation d’une mine à ciel ouvert au 21e siècle.

Changements subis entre 2006 et 2009

La période de 2006 à 2009 est celle de la mise en place du projet minier Canadian Malartic. Cette phase a été régulée principalement par le processus d’évaluation environnementale : l’avis de projet a été déposé en 2007 puis l’étude d’impact environnemental produite par le promoteur a été soumise à l’audience du Bureau d’audiences publiques sur l’environnement (BAPE), en 2009. Le processus s’est conclu par un décret ministériel autorisant le projet cette même année.

La présentation du projet

La vie des Malarticois est affectée dès l’arrivée d’Osisko à Malartic : lorsque la compagnie entreprend ses travaux d’exploration, en 2005, elle installe des foreuses à diamant « aux abords et dans la ville de Malartic »[9] (Osisko, 2012, p. 8). Osisko présente officiellement son projet à la population en 2006, lors d’une rencontre publique organisée à l’église. Elle énonce alors son besoin de relocaliser une partie du quartier sud pour pouvoir mettre en chantier sa mine à ciel ouvert. Vu l’ampleur du projet, plusieurs citoyens doutent qu’il se réalise, ou s’inquiètent pour leur qualité de vie s’il se concrétise. Tout en craignant ses impacts environnementaux importants, des leaders sociaux, économiques et politiques de Malartic voient avec optimisme les activités de développement minier d’Osisko, qui permettraient selon eux de dynamiser l’économie chancelante de la municipalité en créant des emplois qui lui manquent (Ependa et Leblanc, 2007, p. 33).

Pour créer des liens avec la population de Malartic, la minière met sur pied un Groupe de consultation de la communauté (GCC), composé de citoyens, de conseillers municipaux et de représentants d’Osisko (GCC, 2006). Il est reconnu localement, mais non sans critiques, et ce pour diverses raisons, notamment son manque de représentativité et son mode de fonctionnement (Forum de l’Institut des sciences de l’environnement de l’UQAM, 2009). La neutralité et la transparence du GCC sont particulièrement remises en question lorsque la personne qui en assurait la présidence prend la direction des communications chez Osisko (Saucier, 2009). Le conseil municipal n’est pas non plus perçu comme offrant les réponses recherchées par les citoyens, qui sont le plus souvent invités à porter leurs doléances ailleurs. Depuis 2004 déjà, la ville travaille à faciliter la réalisation du projet Canadian Malartic, considérant que les avantages « sont nettement plus grands que les inconvénients » et que le projet « porte en lui tout ce qu’il faut pour assurer un développement économique » à Malartic (Ville de Malartic, 2009, p. 5). Insatisfaits du soutien des élus de Malartic et n’ayant pas confiance dans le GCC, une douzaine de citoyens forment un comité de vigilance en 2007. Les rencontres qu’ils organisent rassemblent jusqu’à 75 personnes et visent à assurer l’accès de la population malarticoise à une information complète et éclairée (Saucier, 2009). Si leurs mobilisations permettent de réaliser des gains, elles sont aussi vertement critiquées par des citoyens les accusant de vouloir bloquer le projet.

De façon générale, les participants à la recherche considèrent que le climat social de Malartic s’est altéré dès les premières rumeurs concernant le projet. L’incompréhension mutuelle et les positions souvent tranchées adoptées par des acteurs de toutes les catégories ont causé des tensions dans la population et entraîné un « déchirement », un « effritement », une « coupure » du tissu social. Les liens unissant des familles, des couples, des groupes d’amis et des voisins se sont fragilisés, voire détruits. Les participants ayant pris une position publique ouvertement critique concernant la reprise des activités minières à Malartic ont témoigné dans une plus grande mesure de la distance prise à leur égard par plusieurs de leurs proches et par la population malarticoise en général, bien que quelques participants travaillant chez Osisko aient aussi fait mention d’un sentiment de marginalisation.

La relocalisation du quartier sud

À la suite de la présentation publique du projet, les négociations de gré à gré débutent avec les résidents du quartier sud devant être relocalisés pour permettre l’accès au gisement. Ce quartier est généralement décrit comme étant défavorisé par des citoyens et des acteurs sociopolitiques de Malartic : la population y est plus pauvre et plus démunie, les maisons plus délabrées. Depuis un épisode d’affaissement de sol au-dessus d’anciennes galeries souterraines dans les années 1980, des clôtures rendent en outre des portions de rues inaccessibles en raison de risques d’effondrement. Au total, 205 immeubles résidentiels et six édifices publics de ce quartier sont démantelés, déménagés ou reconstruits dans un nouveau quartier construit par la compagnie minière dans le nord de la ville. Une butte écran est érigée en bordure du quartier sud pour créer une barrière entre la mine et les maisons qui y sont encore.

La relocalisation du quartier sud est réalisée avant que la minière obtienne son certificat d’autorisation du gouvernement[10], au cours des étés 2008 et 2009. Plusieurs résidents du quartier sud, jugeant insuffisant le soutien offert par la ville et le GCC, se tournent vers le Comité de vigilance pour obtenir de l’aide pour vendre leur maison. Les locataires se regroupent également pour demander un traitement similaire à celui des propriétaires. Une deuxième vague de relocalisation a lieu en 2011. À partir de 2010, une quarantaine de ménages vivant à côté de la butte écran forment un comité et souhaitent se voir relogés en raison des inconvénients qu’ils subissent. La minière achète 24 de leurs logements, ceux se trouvant à l’intérieur d’une zone où elle se propose de construire un parc[11]. Les dossiers des foyers situés en dehors de cette zone se règlent au compte-gouttes au cours des années suivantes.

L’ensemble du processus de relocalisation suscite des tensions entre les citoyens, en raison des inégalités et des injustices perçues dans l’octroi des compensations et les conditions de relocalisation. La stratégie de négociation de gré à gré privilégiée par la minière favorise l’isolement des citoyens et la conclusion d’ententes à son propre avantage. Près de la moitié des participants critiquent l’absence de règles claires et s’appliquant de la même manière à tout le monde, et le fait que la relocalisation et les compensations qui lui sont associées ne concernent qu’une fraction des citoyens. Le démantèlement du quartier sud et le processus de déménagement engendrent aussi différents effets individuels, le plus souvent négatifs : état de choc, stress, impuissance ou insécurité. Les négociations entre les propriétaires ou les locataires relocalisés et la minière, à quelques exceptions près, sont une dure épreuve pour les participants, provoquant frustration et colère. Finalement, bien qu’une minorité de participants apprécient leur nouveau milieu de vie, un plus grand nombre font état d’une perte inestimable au terme de cette étape.

Changements subis depuis 2009

Le décret autorisant les activités minières marque le début de la période de construction de la mine. Un certificat d’autorisation environnementale est alors émis afin d’énoncer les conditions d’opérations minières, lesquelles visent principalement à protéger l’environnement. Répondant à une demande du ministère de l’Environnement, Osisko met sur pied le Comité de suivi Osisko Malartic en 2009, lequel remplacera le GCC. Des aspects techniques, associés à la Loi sur les mines et à ses règlements, balisent également les étapes de la construction puis l’entrée en production de la mine.

Ces étapes amènent de nombreux changements au plan économique, culturel, social, individuel et en ce qui a trait à la qualité de vie. La majorité des personnes interrogées s’accordent pour noter une reprise économique; cependant, le tiers d’entre elles la perçoivent comme moins importante que ce qui avait été promis ou escompté. La qualité de vie des gens qui occupent un emploi à la mine s’est améliorée : le travail avec navette aérienne (fly-in/fly-out) n’est pas nécessaire, il y a une meilleure offre de services, la municipalité semble plus attrayante et « vivante ». Environ la moitié des citoyens rencontrés retirent aussi de la fierté de leur milieu de vie. Un quart des participants estiment cependant que la tranquillité a décru et que certains services de proximité ne sont plus disponibles ou demeurent inexistants. Par ailleurs, les inégalités socio-économiques se sont creusées : des participants de toutes les catégories, à l’exception des cadres et des employés d’Osisko, notent un contraste grandissant entre « les riches et les pauvres », alors qu’auparavant « c’était pauvre partout ». Des groupes de citoyens sont vulnérabilisés, principalement les citoyens du quartier sud, les personnes économiquement défavorisées et les aînés, car ils font les frais de l’augmentation globale du coût de la vie à Malartic. Si quelques participants se réjouissent d’un vent de fraîcheur apporté par le projet minier, dans une plus grande proportion, le départ de résidents et de familles souches, la démolition d’édifices publics (écoles, centre communautaire, etc.) qui seront reconstruits en neuf dans une autre partie de la ville et le réaménagement urbain entraînent une perte de repères et la diminution de l’appartenance à la communauté.

Les individus réagissent de différentes manières au fait que la mine Canadian Malartic fasse désormais partie de leur quotidien, leur attitude étant généralement teintée par l’expérience vécue depuis 2006. Bon nombre de ces sentiments sont également liés à l’appréciation de la gestion de la situation au moment des entrevues.

Les personnes travaillant chez Osisko expriment leur joie et leur contentement, qui reposent sur leur bonheur de voir « qu’il se passe quelque chose à Malartic » et que la ville est plus dynamique. Dans plus de la moitié des cas, les participants non liés à la mine font cependant état de sentiments plus négatifs. Ces participants sont déçus car ils croyaient que la situation de la ville s’améliorerait davantage avec l’arrivée de la compagnie, par exemple quant aux emplois, à la démographie ou aux commerces de proximité. Alors qu’une minorité de citoyens et d’intervenants clés au plan socio-économique souhaitent aller de l’avant en se concentrant sur ce que la ville a néanmoins gagné, un autre groupe, composé principalement de citoyens, manifeste une tristesse, parfois profonde, découlant des bouleversements des dernières années. Par ailleurs, près du quart des informateurs, surtout des citoyens, témoignent d’un sentiment d’impuissance face aux changements survenus à Malartic. De manière plus générale, ces répondants déplorent que la population ne soit pas écoutée et qu’elle n’ait pas de pouvoir sur la minière. Autour d’un cinquième des participants font aussi part de la persistance du silence et du sentiment de méfiance. Ils disent ne plus savoir sur qui compter et avoir peur les uns des autres. Des expériences variées d’intimidation (menaces, insultes, etc.) nourrissent ce sentiment et rendent le sujet tabou.

Globalement, les participants s’entendent sur le fait que la multitude de changements survenus à Malartic depuis l’arrivée de la minière a laissé des traces indélébiles dans la communauté en raison des tensions qu’elle a suscitées. Comme le dit un employé d’Osisko à propos de l’arrivée de la minière : « Ça a été comme un déchirement un peu. Y’a eu, il va y avoir eu avant pis après ». Au moment des derniers entretiens, près du quart des participants ont mentionné encore « sentir » à Malartic que des résidents sont « pour », et d’autres « contre » la minière. Ainsi, en 2012 et 2013, une campagne de soutien à la minière s’est manifestée avec force, par le blocage de la route 117 avec des véhicules lourds et la distribution d’affiches et d’un symbolique « carré or » en signe d’appui[12]. La cohabitation entre les deux « clans » représenterait toujours un défi. Néanmoins, un autre quart des participants notent une amélioration du climat social depuis 2013, la communauté étant à leur avis moins polarisée et en train de resserrer ses liens; les blessures se font moins vives avec le temps et les personnes les plus critiques ont quitté la ville, ce qui contribue à homogénéiser les opinions dans la population.

Bref, force est de constater que des changements importants ont accompagné l’arrivée de la mine Canadian Malartic et qu’ils ont eu des effets individuels et sociaux variés à différentes étapes du processus minier. Ces changements ont été balisés par la mise en vigueur de normes gouvernementales, à différentes échelles, qui visiblement n’ont pas été suffisantes pour contrer les impacts sociaux négatifs subis à Malartic. Dans une perspective d’écologie politique, il est pertinent d’examiner davantage en quoi la logique de la gouvernance environnementale actuelle au Québec la rend ou non apte à prendre en compte la communauté et ses besoins lors de l’implantation d’une minière.

Les limites de la gouvernance environnementale des activités minières

Les changements constatés à Malartic sont imbriqués dans un processus de gestion impliquant des éléments de suivi et de gouvernance. Ce processus de gestion s’est amorcé dès la formulation du projet, et se perpétuera tout au long du cycle des activités minières. Il dépend de plusieurs acteurs. Durant les entretiens, les participants ont identifié sept instances et groupes qui ont selon eux un rôle à jouer dans ce domaine : la Corporation minière Osisko, le ministère du Développement durable, de l’Environnement, de la Faune et des Parcs (MDDEFP)[13], la Direction régionale de santé publique (DSP) de l’Abitibi-Témiscamingue, la Ville de Malartic, le Comité de suivi, le Comité de vigilance et le Regroupement des résidents du quartier sud de Malartic. Des liens officiels existent entre certains de ces acteurs. Par exemple, le Comité de suivi est un organe financé par la compagnie minière (un élément qui nuit par ailleurs à sa crédibilité auprès de la population); il convoque les autres instances à son conseil d’administration. De même, les ministères responsables de l’environnement et de la santé publique doivent collaborer dans ce dossier. Par ailleurs, les deux comités citoyens (Comité de vigilance et Regroupement des résidents) essaient de faire reconnaître leur légitimité auprès des autres acteurs, mais si la DSP les reconnaît comme des interlocuteurs, ce n’est pas le cas de la municipalité ni de la minière.

Les résultats ont permis d’entrevoir les mécanismes, notamment d’ordre normatif et politique, qui sont à l’oeuvre dans ce développement minier. D’une part, l’État a une loi sur les mines. D’autre part, la minière s’est elle-même imposé certaines normes dans la perspective déclarée de se constituer comme une « minière de nouvelle génération ». Enfin, le processus de gestion des activités minières à Malartic est lié à des politiques publiques qui ponctuent le processus d’implantation et d’exploitation de la mine : évaluation environnementale et audiences publiques; certificat d’autorisation et normes environnementales de la Loi sur la qualité de l’environnement; responsabilité à l'égard de la population du directeur régional de santé publique en vertu de la Loi sur la santé publique, et démocratie représentative associée aux normes gouvernementales régissant les affaires municipales. Ces règles sous-tendent le discours des participants.

Les résultats de l’étude permettent de dresser un bilan des opinions quant à la gestion du risque mise en oeuvre jusqu’à la fin de la période de collecte de données. Ces opinions, dont on note le caractère unanime quel que soit le type de participants à la recherche, concernent principalement la transparence des informations, l’ouverture aux autres, l’équité et la prudence à l’égard des risques. Nous en reprendrons quelques exemples parmi ceux mentionnés par les informateurs.

Ainsi, ceux-ci ont constaté que, peu importe l’opinion sur la minière, il y a des points de vue divergents, un manque d’écoute de part et d’autre et des lacunes dans la démocratie locale. Ces éléments semblent avoir constitué un facteur important de la tension sociale qui a prévalu à Malartic en 2012 et 2013. Les séances publiques du conseil municipal ont été citées comme particulièrement problématiques : représentant en théorie un lieu de discussion, elles semblent au contraire avoir constitué pour un grand nombre un moment de mise à l’écart en raison du manque d’ouverture de certains participants aux opinions des autres. Les propos critiques tenus par certaines personnes ont été ridiculisés par les élus, et leur droit de parole bafoué. Pendant un temps, les citoyens ont même semblé découragés de s’adresser au conseil municipal et de s’impliquer socialement. Par ailleurs, des rencontres publiques concernant les affaires municipales ont été organisées et dirigées conjointement par les autorités municipales et la minière, cette situation contribuant à laisser croire, comme le dit un citoyen, que « Osisko mène tout à Malartic ».

Le manque d’équité et de neutralité des pouvoirs municipaux pendant la période de l’étude (août 2012 à août 2013) a été unanimement perçu. En fait, tous les participants ont senti, à l’instar de ce même citoyen, que « la municipalité a vraiment pris parti pour la minière ». Ils en veulent pour preuve que la ville a affiché et fait la promotion du « carré or » lors de la campagne de soutien lancée par un comité de la mine Canadian Malartic. Même si certains expliquent cette prise de position par le souhait de la municipalité d’assurer la survie de Malartic, la majorité des personnes interrogées estiment que son manque d’impartialité a pu affecter le bien-être de la population. Plutôt que de se battre pour préserver la qualité de vie des quartiers situés près du site minier et atténuer les nuisances (bruit, poussière, vibrations), le conseil municipal de l’époque paraît avoir dénigré les préoccupations des citoyens à cet égard.

Par ailleurs, le fait qu’il s’agisse d’une des plus grandes mines aurifères à ciel ouvert du Canada amène tous les participants à prôner des mesures de prudence accrues. Cela implique d’abord le respect des normes gouvernementales en matière de bruit, de poussière ou concernant les sautages. La minière est la seule responsable identifiée quant au respect de ces normes. Certains interlocuteurs estiment que la minière est très scrupuleuse et même proactive à cet égard. Pour d’autres, au contraire, elle est en constant dépassement des seuils fixés dans les lois gouvernementales. Les tenants de cette opinion constatent que les correctifs sont apportés seulement après que ces seuils ont été dépassés et les désagréments subis par la population. Ils soulignent aussi le fait que la minière remet en cause les règles gouvernementales. Comme l’affirme un dirigeant d’Osisko que nous avons interrogé, « personne n’est capable de les respecter ». Par ailleurs, plusieurs ont l’impression que la minière ne subit que peu – ou pas – de conséquences négatives lorsqu’elle est prise en flagrant délit d’infraction.

Cette confiance mitigée donne toute son importance aux mesures de suivi permettant de veiller au respect des règles. Tous les participants s’accordent sur l’importance des suivis, qui valident selon eux le respect des normes de santé et d’environnement. Ils estiment que la responsabilité en incombe aux différents acteurs de la gestion, identifiant tantôt la minière, tantôt le gouvernement et ses ministères. Par ailleurs, plusieurs participants soulignent que l’État réagit souvent aux actions de la minière plutôt que d’assurer ce suivi préventif, y compris en ce qui a trait à la santé publique. Quant à l’étendue des vérifications effectuées, les opinions sont partagées. Un bon nombre d’informateurs la trouvent trop restreinte en raison du manque de ressources financières et humaines de l’État pour effectuer ces vérifications correctement. Au contraire, quelques participants travaillant pour la minière estiment que les suivis sont excessifs, comme l’exprime cet employé : « Ben le suivi, je vais te dire, c’est la mine qui est la plus suivie au Québec ». Ils perçoivent que le suivi est une entrave au bon déroulement des activités de la minière, et cette perception serait à l’origine de la campagne de soutien susmentionnée, dite « des carrés or », en 2012 et 2013.

Ainsi, plusieurs acteurs sont associés à la gouvernance et ont des responsabilités dans l’encadrement des changements sociaux induits par les activités minières. Toutefois, peu d’outils paraissent associés à cette tâche, et ceux qui existent semblent limités. À Malartic, des exemples témoignent notamment d’insatisfactions et de dysfonctionnements en matière de transparence, d’ouverture, d’équité ou de prudence. Les examiner dans un contexte sociopolitique contemporain peut apporter des éclaircissements sur les lacunes de ces mécanismes.

Des politiques publiques adéquates?

Force est de constater que l’implantation d’un projet de mine, même issu d’une « minière nouvelle génération », ne s’est pas faite ici sans entraîner de changements sociaux ni avoir d’impacts sur les individus et la communauté. Elle reflète même de vieilles stratégies bien connues et qui ont cours dans les systèmes d’exploitation des ressources propres au « régime de ressources ». La nouveauté se trouve probablement dans les mécanismes qui ont permis la mise en oeuvre de ces méthodes. Loin de se fonder sur des actions d’appropriation et d’expropriation sans autre justification que celle de la force brute, elles s’appuient sur des bases législatives et organisationnelles qui les justifient et les avalisent. Ces méthodes rappellent les politiques environnementales qui s’inspirent des principes néolibéraux.

Le bilan des entrevues de recherche montre que l’action publique est demeurée timide quant aux transformations induites par la mine, par exemple celles associées à des dimensions telles que la qualité de vie, les dynamiques sociopolitiques ou les conflits, et qu’elle ne semble pas avoir pu gérer adéquatement plusieurs de leurs effets. Par ailleurs, aucune innovation sociale n’a émergé de cette expérience. Constatons-nous ici l’effet d’une gestion gouvernementale fondée sur l’économie des ressources? Au Québec, ce type de gouvernance s’applique également à la gestion d’autres ressources naturelles, telles les ressources forestières (Chiasson, Andrew et Leclerc, 2008) ou agricoles (Brissonet al., 2018; Skogstad, 2007). Ce mode de fonctionnement selon lequel la compagnie s’insère dans la vie sociale (et même dans l’urbanisme) et s’allie au conseil municipal (Fortier, 1996) fait de Malartic ce que certains informateurs ont décrit comme une « ville de compagnie ». L’expérience malarticoise démontre que le conseil municipal en fonction lors de l’étude poursuivait essentiellement une mission de soutien au développement économique, ce qui a été perçu par beaucoup comme une mise à l’écart de la représentation des besoins et du vécu de certains groupes de citoyens. Pour quelques-uns, dont les élus, cette attitude semble logique, normale, et ils la présentent au contraire comme étant dans l’intérêt du plus grand nombre.

Le cadre législatif du Québec responsabilise l’entreprise en matière de gouvernance environnementale et lui délègue ainsi certains pouvoirs. Par exemple, il revient à la minière d’imaginer et de mettre en oeuvre des mesures pour contrer les nuisances ou pour pallier les inconvénients subis par les habitants. La mise en oeuvre fine ne semble pas avoir été encadrée par l’État ou ses délégués, telle la municipalité de Malartic. Ces pratiques ont souvent entraîné de nouveaux effets néfastes, comme les compensations financières associées aux déménagements, qui n’ont pas atténué des impacts importants telles la détresse, les inégalités sociales ou la vulnérabilisation de certains groupes sociaux. Ainsi, des logiques de gouvernance environnementale s’inspirant des logiques néolibérales de dérégulation et de re-régulation ont été mises en oeuvre.

Une autre tendance constatée par Castree (2010) est la présence d’une régulation environnementale propice au marché économique. Comme on le sait, la démarche d’évaluation environnementale prévue par la loi a été appliquée à Malartic. Pendant ce processus, la minière a pu déplacer les maisons situées sur le futur site de la fosse minière, et ce, avant même d’avoir obtenu le feu vert gouvernemental. Certes, à Malartic, les effets environnementaux avaient été identifiés par l’évaluation environnementale puis balisés entre autres par un décret et un certificat d’autorisation. Mais ces mesures n’ont pas pris suffisamment en compte tout le volet social et communautaire, lequel aurait représenté un défi de taille pour le marché. Le décret n’a pas spécifiquement été orienté vers les aspects sociaux, sinon pour ce qui concerne la demande que le promoteur mette sur pied un comité de suivi. Le certificat d’autorisation ne concerne traditionnellement pas les aspects sociaux, l’environnement étant ici interprété au sens traditionnel signifiant l’eau, l’air et le sol. Ces éléments ont cependant un lien avec des facteurs sociaux, et au premier chef la qualité de vie.

Enfin, la question du suivi témoigne de la remise au privé de certaines responsabilités environnementales de l’État, mais aussi de la promotion des initiatives personnelles des citoyens qui doivent prendre leur réussite entre leurs mains, deux principes soulignés par Castree (2010) en ce qui concerne la gouvernance environnementale néolibérale. Même si le certificat d’autorisation s’accompagne d’une fonction de suivi normatif, la capacité des institutions publiques à agir est fortement remise en cause par tous les informateurs. La part de responsabilité confiée au privé pour assurer ce suivi semble lourde et porteuse d’échecs pour ceux estimant que le seuil normatif est trop élevé. Cette dernière perception rend donc quasi illusoire l’espoir nourri par certains citoyens que la minière aille au-delà des normes existantes afin de répondre à leurs demandes sociales. Une autre part du suivi, et surtout la communication des préoccupations et des résultats, a été confiée à un comité faisant appel aux différents acteurs du dossier; or, ce comité est décrié par la majorité des personnes interrogées. Il est également frappant que des citoyens l’aient jugé inadéquat pour faire valoir leurs points de vue et qu’ils aient mis sur pied des comités bénévoles pour les représenter (Comité de vigilance, Comité des locataires, Regroupement du quartier sud[14]). L’incitation à la responsabilisation des citoyens et des organismes locaux, qu’encouragent les logiques néolibérales, semble à l’oeuvre à Malartic, où plusieurs estiment que les gens manquent d’initiative, de leadership et qu’ils vivent aux crochets de la minière ou de l’État. Cependant, nous constatons aussi que les initiatives locales ne font pas l’unanimité, qu’elles sont critiquées, surtout lorsqu’elles incitent la compagnie ou l’État à agir davantage pour contrer les effets sociaux générés par les activités minières.

Bref, ces exemples laissent penser que la performance économique prime sur les considérations environnementales, tandis que les aspects sociaux sont à la remorque, servant au mieux de faire-valoir témoignant du sens de responsabilité sociale de l’entreprise.

Cette étude de cas portant sur une communauté localisée à la frontière du Nord québécois a décrit les changements sociaux amenés par une minière contemporaine, dans un contexte marqué par des valeurs néolibérales où la capacité des pouvoirs publics de gérer les impacts individuels et sociaux est limitée. La littérature scientifique, notamment anthropologique, documente bien ce genre d’impacts, qui se vérifient dans le cas de Malartic : tensions et conflits sociaux, nuisances à la qualité de vie, iniquité dans la répartition des avantages et des inconvénients des activités minières, fragilisation des groupes vulnérables, démobilisation sociale, perte de confiance envers les décideurs. L’étude démontre que jusqu’en 2013, les perceptions, les expériences, les inquiétudes et les attentes d’une partie importante de la population n’ont pas été suffisamment prises en compte. Ces effets ne sont pas inéluctables. À l’instar d’autres situations environnementales, l’évaluation prospective des impacts sociaux (Bouchard-Bastien, Gagné et Brisson, 2013; Carrington et Pereira, 2011), une planification adéquate et une gestion des risques transparente, ouverte, équitable et prudente permettent d’éviter ou d’atténuer plusieurs impacts sociaux.

Le contexte sociopolitique actuel est-il propice à de telles solutions? L’écologie politique permet de reconnaître l’importance des contextes sous-jacents à ces effets (Gautier et Benjaminsen, 2012; Robbins, 2012). Notamment, le système capitaliste a façonné un régime de ressources particulier (Howlett et Brownsey, 2007; Innis, 1999), coloré par des principes néolibéraux. Ceux-ci ne paraissent cependant pas nécessairement aller de pair avec une prise en compte accrue des changements sociaux.

Il est de ce fait peu surprenant de constater que la plus récente mouture de la Loi sur les mines s’inscrit en continuité du modèle de régulation des ressources minières prévalant au Québec depuis la fin du 20e siècle, dans lequel l’État québécois « témoigne d’une générosité et d’une complaisance indéfectibles envers les entreprises minières » (Caravantes, 2015, p. 107). Certes, les compagnies minières sont dorénavant dans l’obligation de mettre sur pied un comité de suivi. Mais le cas de Malartic démontre que l’existence d’un tel comité ne donne pas plus de contrôle aux populations touchées par un projet minier; elle agit plutôt comme soupape pour éviter les tumultes. Et en offrant l’apparence d’une plus grande participation citoyenne, elle tend à favoriser le maintien du système en place.

En exposant l’expérience minière malarticoise, laquelle s’assimile à la réalité des villes minières en milieu nordique, cette étude enrichit d’un cas québécois le champ de l’anthropologie des mines. Créneau peu exploré au Québec par les anthropologues, la question minière se révèle incontournable considérant les grands projets miniers annoncés dans le cadre de Plan Nord[15] et le fait que l’innovation technologique permet la (re)mise en exploitation de gisements jusqu’alors jugés non rentables1[6.] Il sera intéressant d’observer la manière dont les populations vivant à proximité de ces activités minières s’interrogeront sur l’extraction immédiate des « richesses » minérales comme mode de développement socio-économique de la province et de son territoire nordique.