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Parmi les diverses techniques employées dans les pratiques shamaniques, l’usage de plantes produisant des états de conscience modifiés intéresse depuis quelques décennies de plus en plus d’anthropologues et d’ethnobotanistes. Dans les sociétés shamaniques, la relation entre les humains et les plantes est pensée dans un continuum nature-culture, tel qu’il a été notamment développé par Philippe Descola (2005), Vivieros de Castro (2009), Bruno Latour (1991), et Tim Ingold (2000) pour la vie autonome des choses. Ce continuum suppose que certaines plantes, de par leurs propriétés, non seulement soignent, mais possèdent un pouvoir qui peut être utile pour voir et savoir des choses généralement invisibles et inaccessibles[1]. Les recherches menées sur les conceptions locales rapportent qu’outre la purge et la guérison qui leur est associée, ces plantes font passer la personne qui les ingurgite dans un état de conscience modifié lui permettant d’accéder, dans ce qui est défini comme « le monde des esprits », à des informations impossible à obtenir autrement, comme les secrets d’autres plantes pour traiter les maladies (Furst, 1976 ; Harner, 1973 ; Narby, 1995). Outre l’ayahuasca (Banisteriopsis caapi) en Amazonie, aujourd’hui la plus populaire, les plantes en jeu sont le peyolt (Lophophora williamsii) au Mexique, le san pedro (Trichocereuspachanoi) dans les Andes, l’iboga (Tabernanthe iboga) au Gabon, et certains champignons, en Amérique centrale (Psilocybe), en Sibérie (Amanitamuscaria), etc. (Aberle, 1982 ; Blais et Bourget, 1986 ; Fernandez, 1972 ; Metzner, 1999 ; Munn, 1973).

De fait, les ouvrages traitant de l’usage des plantes altérant la conscience dans les sociétés shamaniques relatent tous un emploi sacré, marqué par un profond respect envers ces végétaux de la part non seulement des shamans, mais aussi de la part de tous leurs pairs culturels. Cette représentation des plantes comme étant capables d’instruire et d’aider les humains se retrouve dans la mythologie des sociétés qui les utilisent, et s’exprime dans leur manipulation ainsi que dans des invocations et chants. Dans ce contexte, l’apport de certaines plantes pour l’humain, dans son rapport à la santé, à la propitiation (en terme de chasse, de guerre, etc.) et à la spiritualité, est juste évident. Dans les sociétés qui les utilisent, même si une dimension curative leur est associée, les plantes qui produisent cette altération de la conscience sont clairement distinguées des plantes qui ne font que soigner et dont la connaissance des propriétés relève d’abord des herboristes thérapeutes. Elles sont aussi classées dans une toute autre catégorie que les poisons visant à nuire ou tuer. Il n’y a pas le lieu ici de revenir sur ce point qui a fait – et continue à faire – l’objet d’une très grande littérature (Furst, 1972 ; Shultes et Hoffman, 1979/1993 ; McKenna, 1992 ; Rätsch, 2005).

En ingurgitant ces plantes, les personnes pensent incorporer leur esprit, ce qui est censé favoriser la clairvoyance et le dépassement de soi. La corrélation entre respect et crainte, bien que non systématique, est souvent avérée, mais la capacité de ces plantes à révéler des choses cachées en soi, sur soi et sur le monde, prédomine dans la représentation qui en est faite. Pour les shamans notamment, mais pas exclusivement, la plante est là pour instruire et guider. Les termes plante maîtresse, plante de savoir, plante enseignante, liane des morts, etc., employés dans ces sociétés pour désigner ces plantes témoignent de cette vision des choses. L’expérience en soi, surtout pour les novices, peut être marquée par la frayeur, mais elle est régulée par la personne en charge du rituel qui la réinscrit en territoire connu : celui du monde invisible avec ses esprits signifiants, balisé par les mythes de la culture en question. Ici la reconnaissance prend le dessus sur la peur, et ceci même si ce qu’elle peut faire vivre à celui ou celle qui l’ingurgite est toujours imprévisible et parfois extrêmement pénible.

Depuis quelques décennies, ces plantes dites « shamaniques » font l’objet d’un regain d’intérêt dans les sociétés postindustrielles, où une frange croissante de la population est à la recherche de spiritualités alternatives, à travers de nouveaux rituels et de nouvelles expériences, physiques et psychiques. Les personnes impliquées dans ces pratiques pourraient être qualifiées d’« occidentales », en référence à un « Occident » ou « monde occidental » et, plus implicitement, à des « sociétés non occidentales ». Mais ces concepts sont aujourd’hui passablement problématiques car généralisateurs et simplificateurs des réalités sociales. Ce mot « Occident » pour ordonner le monde n’est plus à l’ordre du jour et constitue bien souvent un concept creux, exclusivement géopolitique, qui ne traduit pas une homogénéité[2]. Il en va de même pour la notion d’ « Occidentaux ». Les personnes impliquées dans les nouvelles cérémonies à base de plantes psychotropes sont largement d’origine européenne et nord-américaine, mais aussi de diverses autres origines nationales (Amérique du Sud, Japon, Inde, etc.). De ce fait, je renonce à employer dans cet article les termes « Occident », « Occidentaux » et « Occidentales » et ferai plutôt référence à des « sociétés postindustrielles », au sens de la subordination dans l’organisation sociétale des éléments matériels (matières premières et machines) à des éléments immatériels (connaissance et information), et à des « membres des sociétés postindustrielles », à de « nouveaux usagers », à des « personnes impliquées », à des « participants », etc.

Dans un contexte global de réappropriation de savoirs et de pratiques autres, les « plantes shamaniques » sont en général moins envisagées comme des entités avec une intention propre que comme des plantes aux propriétés psychotropes aux effets imprévisibles. Les moments où elles sont absorbées sont néanmoins précédés par le terme « cérémonie » (cérémonie san pedro, etc.), qui leur confère symboliquement une dimension sacrée. L’attention qu’elles reçoivent est ici, en dépit de l’interdit juridique sur leur usage dans les sociétés récemment concernées, surtout due à leur capacité à altérer la conscience et, ce faisant, à produire de nouvelles informations en soi – et à travers soi. C’est dans cette logique que se sont développés les néo-shamanismes, reformulations européo-américaines de pratiques envisagées comme « traditionnelles », fondés sur les percussions rythmiques ou sur l’usage de plantes psychoactives pour entrer dans des états de conscience autres.

En m’efforçant de ne pas commettre de jugements de valeurs, mais de rester dans la logique d’une anthropologie compréhensive, je vais présenter dans les lignes qui suivent les intentions et les vécus de ces contemporains qui mobilisent des savoirs et pratiques autres, en décalage avec le sens commun dominant et les juridictions européennes et nord-américaines sur l’usage approprié et inapproprié de sa conscience. Mon propos est fondé sur une observation-participante multi-sites engagée depuis 2001 de pratiques néo-shamaniques aux États-Unis, en Europe[3] et en Amérique latine[4]. Pour me faire une idée des expériences vécues, j’ai participé à des cérémonies mettant en jeu, l’ayahuasca, le san pedro, le peyotl et une autre plante appelée le peganum, orchestrées par des shamans dans leur société propre ou en Europe, ainsi que par des personnes ayant développé un savoir-faire sur ces plantes et leurs pratiques à travers leur propre apprentissages auprès de shamans ou de personnes ayant appris auprès de ceux-ci. Je ne me suis toutefois personnellement impliqué que lorsque le contexte général (personne en charge, intention des participants, etc.) me mettait en confiance. L’information sur la tenue de ces cérémonies (chez des particuliers motivés et ayant un espace assez grand ou dans des centres de développement spirituels) me parvenait dans mes réseaux d’enquête sur les spiritualités New Age, à travers des connaissances dans le milieu concerné, des courriels réservés à une liste de personnes « fiables », c’est-à-dire habituées, et discrètes (car comme je l’ai dit la prise de ces substances est illégale en Europe et aux États-Unis). Il s’est avéré que mes propres expériences de ces plantes m’ont considérablement aidé à dépasser des jugements préconçus que j’aurais pu avoir et m’ont permis de donner du sens aux expériences des personnes impliquées. Cet engagement méthodologique, une immersion dont je ne tire ni fierté ni honte, ne s’est bien sûr pas fait sans compromis personnels, car je n’avais auparavant jamais consommé de substances psychotropes, usuellement classées dans la catégorie des drogues, par manque d’intérêt et de curiosité, conjugué, pour la plus connue (le joint de cannabis), à un réel dégout de la fumée de cigarette.

Les enquêtes que j’ai menées, à la fois ponctuelles et de longue durée auprès des personnes impliquées ont visé à retracer les représentations et significations à l’oeuvre. La combinaison de mes expériences personnelles, de celles qui m’étaient rapportées par d’autres, avec l’expérience de leurs motivations et parcours à travers des entretiens, où la simple observation flottante dans des situations réunissant des hommes et des femmes pratiquant ces cérémonies m’a permis de saisir combien la notion de développement spirituel et la dimension expérientielle et thérapeutique est sous-jacente aux investissements. Ces derniers mettent en effet en jeu la gestion du corps et de la conscience ainsi que des discours (prévisibles pour beaucoup) sur la Nature, les plantes (dites) de pouvoir, le monde des esprits et les grands thèmes des états de consciences modifiés et de la réalité non ordinaire. Ils témoignent d’un phénomène véritablement cosmopolite et relativement hétérogène ; des personnes de différents âges, milieux sociaux et éducatif, et horizons culturels et nationaux (principalement Européens et Nord-Américains, mais pas uniquement) étant impliquées dans l’intersubjectivité qui se construit. Je n’offre ici qu’une synthèse de mes données, car il faudrait autrement un livre pour en rendre pleinement compte (un livre que je n’ai à ce jour pas l’intention d’écrire car mes principaux intérêts anthropologiques sont ailleurs - dans l’océan Indien et dans le Pacifique).

Psychotropes et états de conscience modifiés

Outre les percussions rythmiques du tambour ou du hochet, le chant, la danse, les jeûnes, les privations sensorielles, les techniques respiratoires, etc., l’emploi d’agents psychotropes (plantes et champignons) pour créer des états de conscience et des visions « shamaniques » est une pratique très ancienne, expérimentée par différentes cultures au cours des siècles, et connue pour faire souvent vivre aux individus des expériences très fortes (Nachez, 1997). La plupart des études sur les plantes psychotropes rapportent qu’elles induisent chez les personnes qui les absorbent l’apparition d’idées, de réflexions et insights inattendus. Avant d’approfondir le cas des investissements néo-shamaniques, je voudrais revenir sur les connaissances en cours d’établissement sur les effets des plantes psychotropes.

Dans le cadre de ses recherches sur la phénoménologie de la conscience humaine, Benny Shanon, professeur de psychologie à l’Université hébraïque de Jérusalem, s’est penché sur la modification de la conscience induite par l’ayahuasca[5]. Il a analysé les effets de ce breuvage dans une perspective cognitivo-psychologique en interrogeant un très grand nombre de personnes d’horizons variés (chamans, laïcs, Méso et Sud-Américains membres ou non d’une église syncrétique, Européens, Nord-Américains, Méso et Sud-Américains, et dans une moindre mesure des membres d’autres cultures, sans expérience préalable de la boisson, etc.) et en l’essayant sur lui-même (Shanon, 2002, 2010). Ses recherches indiquent que dans la plupart des cas, le ressenti et l’expérience consécutifs à l’ingestion de l’ayahuasca peuvent être très forts, voire bouleversants. Selon lui, la prise de cette plante conduit souvent les personnes à réfléchir tant sur elles-mêmes que sur des sujets philosophiques voire théologiques ou spirituels.

Benny Shanon explique tout d’abord que de nombreuses personnes sous l’effet de l’ayahuasca ont l’impression que les pensées qui traversent leur esprit viennent d’ailleurs que de leur propre conscience individuelle ; elles ne se sentent plus tout à fait les agents des pensées qui les traversent, mais plutôt leur réceptacle. Elles expérimentent également parfois des sensations de télépathie ou de précognition. Les visions générées avec l’ayahuasca, et dont la beauté peut être impressionnante, ne sont cependant pas sans rapport avec le quotidien vécu. Les plus courantes sont toutefois celles de serpents et de félins (tels que des jaguars, des pumas ou des tigres)[6], des oiseaux et des palais. De nombreuses personnes voient également des scènes se rapportant à d’anciennes civilisations, comme par exemple l’Égypte et les cultures précolombiennes, ainsi que des paysages ouverts et des scènes célestes. Il arrive aussi que sous l’effet de l’ayahuasca elles se sentent soudain devenir le réceptacle d’une connaissance authentique révélée par le biais d’une expérience directe.

Selon Benny Shanon, une autre modification importante que peut induire l’ayahuasca concerne la perception de soi. Cela peut être parfois l’expérimentation de sensations de transformation ou de métamorphose, le plus souvent en animal (félins, oiseaux) ou en une autre personne. La transformation peut se limiter au niveau corporel, mais il arrive aussi qu’elle soit plus profonde au point que la manière de penser et de sentir de la personne se trouve changée. Dans des cas extrêmes, elle peut perde le sentiment d’exister en tant qu’être séparé et avoir l’impression de se fondre dans une sorte de conscience supra personnelle ou d’identité collective. Parfois, le sentiment que les frontières de son individualité s’estompent tandis que l’impression d’être fortement connecté au reste du monde, que ce soit à la nature, à l’environnement humain immédiat ou à des objets particuliers, apparaît.

Les autres effets relevés par Benny Shanon concernent tout d’abord les repères et les échelles qui se trouvent modifiés au point que certaines personnes se sentent par exemple devenir gigantesques ou très légères. De la même manière, la perception du temps peut changer voire disparaître totalement. Il arrive par exemple que les personnes sous l’effet de l’ayahuasca perdent toute notion de distance dans le temps, arrivent à considérer que le temps n’a plus d’importance ou d’emprise sur elles, et confondent l’ordre des événements, ne sachant plus s’ils appartiennent au présent, au passé ou à l’avenir. L’impression d’exister simultanément dans ce monde et dans une autre dimension, plus profonde, conduit aussi parfois à développer un sentiment d’éternité. Un point important réside toutefois dans le fait que la conscience de soi est préservée, ce qui permet à la personne de prendre de la distance sur ce qu’elle est en train de vivre et de réfléchir sur l’état spécial dans lequel elle se trouve.

Tous ces effets sont dans la majorité des cas ressentis comme très réels, au point que les réalités quotidiennes ne sont parfois plus perçues que comme une illusion (avec des allusions communes à une sorte de Divine Comédie à décrypter). De la même manière, de nombreuses personnes rapportent que sous l’effet du breuvage la réalité des choses semble bien plus belle et profonde que d’habitude. On peut ajouter l’impression parfois pour certains de se détacher de leur propre corps et de le percevoir depuis l’extérieur. À ce sujet, Benny Shanon rapproche volontiers les états de conscience particuliers induits par l’ayahuasca à des expériences que l’on retrouve dans certaines traditions mystiques ainsi que chez des personnes souffrant de troubles psychopathologiques. Ce rapide inventaire des effets consécutifs aux prises de plantes psychotropes correspond totalement avec mes propres données ethnographiques, qui dénotent chez les personnes impliquées un recul considéré comme régénérateur envers le monde préalablement pris tel qu’il est, c’est-à-dire d’abord dans sa matérialité évidente. Ces expériences possibles sous l’effet d’une plante psychotrope sont relatées à leurs proches par ceux et celles qui les vivent, ou livrées au grand public par le biais médiatique à travers des publications (Delacroix, 2000 ; Lacombe, 2000 ; Sombrun, 2004) ou, de plus en plus sur les réseaux sociaux, sous forme de témoignages (Holman, 2010). Elles sont aujourd’hui mises à disposition de l’imaginaire contemporain des sociétés postindustrialisées, sur lequel elles ont des incidences importantes dans la mesure où elles attestent - et attisent - la curiosité de plus en plus de personnes qui envisagent elles-mêmes de tenter ce qui leur est rapporté comme une exploration enrichissante de la conscience.

Nouvelles mobilisations de savoirs anciens

L’investissement d’un nombre grandissant de personnes dans des spiritualités dites « alternatives » pour chercher des réponses et accéder à des expériences qu’elles ne trouvent pas ailleurs est une des dynamiques culturelles majeures des sociétés postindustrielles des dernières décennies. Depuis les années 1960 en effet, l’intérêt pour les populations indigènes et leurs savoirs, pour l’environnement, pour d’autres modes de traitement des maladies, pour un autre rapport au monde, etc., a engendré la recherche d’une meilleure relation individuelle et sociale avec la nature au sein de ces sociétés. Beaucoup de pratiques New Age témoignent en effet d’un véritable souci écologique, accompagné d’une certaine idéalisation de la Nature et d’un désir de reconnexion avec elle. Les modèles mobilisés mettent ainsi explicitement en jeu des traditions culturelles anciennes, reformulées en termes d’universalité, une approche holiste du lien Humain/Nature, conçu comme intrinsèquement spirituel, et la possibilité pour celles et ceux qui le souhaitent de faire des expériences de la transcendance ou de l’immanence. L’« authenticité », dans ses expressions « autres » (dans le temps et l’espace), est ainsi devenue un référent central.

Les personnes investies dans des dynamiques New Age, visant le développement personnel hors du cadre religieux préexistant (principalement le monothéisme chrétien), sont engagées dans une recherche introspective avec des expériences corporelles et psychiques pour obtenir des réponses existentielles fondamentales ou pour un mieux être immédiat. Dans ce contexte, les reformulations néo-shamaniques occupent une place de tout premier choix (Jakobsen, 1999 ; Nicholson, 1987 ; Scott, 1991 ; Wallis, 2003). De plus en plus de personnes pratiquent ce qu’elles conçoivent comme le « shamanisme » sans pour autant se considérer shamans ou encore moins « néo-shamans ». Leurs représentations, discours et pratiques, bien que spécifiques, partagent néanmoins le sens commun général des logiques New Age : l’exotisme, le romantisme, une certaine valorisation des savoirs indigènes en lien avec la nature, du développement d’un potentiel énergétique et mystique en soi, etc. (Ghasarian, 2002).

L’attrait actuel envers le shamanisme provient aussi du fait que de plus en plus de personnes semblent déçues par ce qui est considéré comme l’aspect déshumanisant de la biomédecine et se penchent vers d’autres types de thérapies. Tirant leur légitimité de leur ancienneté ou de leur exotisme, les médecines « douces » ou « naturelles » sont envisagées comme mieux à même de traiter l’individu dans son ensemble et de soigner son corps comme son esprit. Ces considérations expliquent pourquoi de nombreuses personnes en quête d’états de conscience modifiée affirment préférer l’utilisation de plantes psychotropes, inscrites dans des traditions shamaniques millénaires, à celle d’autres substances synthétiques découvertes plus récemment. Les notions de possibilité, d’exploration et d’exploitation des potentialités humaine et l’idée que l’on peut changer sa vie par l’action volontaire sont ici fondamentales (Ghasarian, 2012). Pour les personnes impliquées, les modifications de la conscience recherchées dans le cadre de leur évolution personnelle, fruits d’un véritable travail sur soi, ont pour but de permettre le lâcher-prise, l’inscription dans le moment présent ou encore un voyage introspectif intérieur ; le but ultime étant de se révéler à soi-même en établissant un contact direct avec le divin en soi[7]. Pour souligner cette idée, les personnes utilisant ces plantes et celles qui les analysent (personnes qui peuvent d’ailleurs avoir les deux statuts) parlent de plus en plus d’« enthéogènes », de plantes génératrices du divin dans son être profond (Forte, 1997).

Ainsi, aujourd’hui la prise de plantes psychotropes ne se limite plus aux seules populations indigènes. De plus en plus de membres de sociétés postindustrielles s’y essaient, au point que pour l’ayahuasca une mini-industrie du tourisme se développe depuis plusieurs années (Baud et Ghasarian, 2010). Au Brésil, l’église União do Vegetal (UDV)[8] et celle plus connue du Santo Daime [9], qui se répand d’ailleurs progressivement non seulement au Brésil, mais aussi dans le reste du monde, mobilisent également l’ayahuasca lors de certaines de leurs cérémonies religieuses (Dobkin de Rios, 2010). Par ailleurs, des centres thérapeutiques comme Takiwasi au Pérou utilisent cette plante (et d’autres) dans le traitement des addictions à d’autres substances (Alper et al., 1999 ; Mabit, 2010). L’Amazonie, avec ses savoirs et pratiques indigènes reformulés, devient ainsi un pôle d’attraction spirituelle de plus en plus important et suscite des déplacements vers ce lieu qui alimente l’imaginaire du shamanisme[10]. Pour exemple, j’ai récemment rencontré au Pérou, un petit groupe de bouddhistes biélorusses qui se rendaient auprès d’un curandero (shaman) amazonien travaillant avec l’ayahuasca, et ceci sur les conseils d’un… lama tibétain dont ils suivent les enseignements en Biélorussie ! La mondialisation permet par ailleurs des circulations nouvelles qui induisent des reformulations d’usages (des) autres pour ses fins propres et une recontextualisation d’usages ancestraux. Sur la base de mes enquêtes de terrain en Europe, aux États-Unis et en Amérique du Sud, je présente ici un peu plus en détail les circonstances dans lesquelles ces expériences peuvent avoir lieu et les interprétations que les personnes en font. Il en ressort que si l’imaginaire shamanique est présent dans les appropriations en jeu, ses reformulations modernes ou (peut-être plutôt) postmodernes l’inscrivent avant tout dans une quête spirituelle, d’ordre socratique, définie comme universelle.

À la recherche de l’entre-deux…

Comme je l’ai dit précédemment, le développement spirituel, les recherches de la santé préventive et de bien-être physique sont les motivations principales des personnes impliquées dans les activités néo-shamaniques. Premier « outil » du travail spirituel, le corps est ici considéré comme ayant en lui le potentiel d’autoguérison. L’intelligence du corps est ainsi constamment évoquée[11]. Contrairement aux néo-shamanismes faisant usage des tambours avec leurs percussions rythmiques, il est moins question dans ces cérémonies à base de plantes de voyager (le concept généralement associé à l’expérience shamanique) que d’entrer profondément en soi ; la plante étant envisagée comme favorisant cette introspection (Ghasarian, 2010). Comme dans les shamanismes « traditionnels », la prise de plantes psychotropes (ayahuasca, san pedro, peyolt, etc.) dans le cadre néo-shamanique s’opère en général la nuit, car il est considéré que les vibrations énergétiques y sont plus subtiles que dans la journée.

Chaque personne impliquée dans l’absorption du breuvage psychotrope sait et admet qu’elle s’embarque dans une situation plus où moins incontrôlable. L’incertitude de l’expérience est ainsi toujours présente. La majorité observent des phénomènes inhabituels dans leur corps et leur conscience qui s’altère. Des expériences corporelles très fortes et imprévisibles peuvent avoir lieu comme par exemple des secousses dans l’abdomen, des sensations de rechargement énergétique dans certaines parties du corps, etc. Certaines personnes vont faire des mouvements corporels en ayant le sentiment que ceux-ci sortent de zones profondes de leur être. D’autres (mais aussi les mêmes) peuvent avoir des nausées à la suite de l’ingurgitation de la plante sous forme liquide et vomir dans des bassines préparées à cet effet, avec l’idée que ce sont aussi des peurs, des blocages énergétiques, des angoisses, etc., qui sont expulsées à ce moment. Les sensations corporelles représentent la plupart du temps quelque chose de tout à fait nouveau et inattendu pour les personnes qui les ont, mais l’action des plantes sur leur conscience n’en n’est pas moins percutante, même si les expériences psychiques diffèrent pour chacune. L’altération de la conscience met en jeu des synesthésies (croisement de sens, comme sentir l’odeur d’une couleur ou voir la couleur d’une musique…). Beaucoup ont la sensation d’avoir des visions sources d’insights. À ce sujet, Juan Gonzales (2010) distingue judicieusement les notions d’« hallucination » et de « vision » durant ces expériences qui, selon lui, relèvent avant tout de la seconde dans la mesure où elles sont instructives. Ces visions peuvent mettre en jeu des images (notamment kaléidoscopiques), des rencontres surnaturelles, comme un scénario qui se déroule devant ses yeux, que ceux-ci soient ouverts ou fermés.

Je n’entre pas ici dans la description de ces expériences, qui sont toujours différentes d’une personne à l’autre (Ghasarian, 2006, 2009, 2010). Il n’en demeure pas moins que toutes ces expériences – belles, douces ou terrifiantes – sont vécues dans un état de conscience modifiée, mais dans lequel la conscience de soi reste présente. Les participants évoquent des visions, des intuitions et une perception amplifiée qui peut prendre la forme de focalisations sur des détails ou sur des grands concepts. Tout se passe comme si la perception se divisait en deux : l’une qui fait face à l’inconnu et reçoit de l’information, l’autre qui observe cela se produire sans ne pouvoir rien faire d’autre que de vivre les émotions qui en découlent (entre rires, pleurs, euphorie, vécus mystiques…). Être présent à soi et pouvoir écouter les messages du corps lors de ces moments liminaux – l’attitude valorisée – peut conduire à changer par la suite sa conception de la vie. En suivant depuis 2001 le cheminement des personnes impliquées dans ces cérémonies – lors de rencontres occasionnelles dans des cérémonies (qui laissent beaucoup de temps aux échanges avant et après la cérémonie proprement dite) et hors de celles-ci, où je me mettais à l’écoute de leurs évolutions biographiques, et où l’on me donnait aussi des nouvelles sur des connaissances communes –, j’ai pu observer des réorientations existentielles majeures : ruptures sentimentales, changements professionnels, déménagements de lieu de vie, etc.

L’action des plantes, toujours imprévue et différente pour chacun, semble toucher la personne à plusieurs niveaux (corporel, mental et spirituel), celle-ci ayant souvent le sentiment de faire face à elle-même dans sa totalité. L’idée sous-jacente à son absorption est qu’elle « spiritualise » les personnes qui les ingurgitent, notamment en leur révélant des informations inscrites en elles (la matière corporelle étant dans cette logique envisagée comme véhiculant les mémoires cellulaires de l’Humanité et de l’Univers)[12]. Si les personnes ont du mal à décrire pleinement les expériences intérieures procurées par les plantes psychotropes, comme je l’ai déjà évoqué, elles restent conscientes (beaucoup parlent d’hyperconscience ou d’hyperlucidité) de ce qu’elles vivent sur le moment et conservent la mémoire de leur expérience. Alors que dans les sociétés shamaniques le shaman agit pour les intérêts de sa communauté (propitiation pour la chasse et la guerre autant que traitement thérapeutique plus individuel), dans les sociétés où le shamanisme est spiritualisé, la finalité de l’action (ingurgiter la plante) est d’abord le développement personnel. La notion d’expérience est ainsi un thème majeur dans les néo-shamanismes. L’idée communément admise est que chacun peut arriver par soi-même, de façon expérimentale, à ses propres conclusions sur la nature et les limites de la réalité ordinaire. Chaque personne est encouragée par les responsables de ces cérémonies à valider sa propre expérience personnelle et à fonder son jugement sur cette base. Il n’y a pas véritablement d’expériences types. Dans l’attente de l’expérience transformatrice, les participants sont invités à oser faire face à l’inconnu et à avoir confiance en la possibilité de cette expérience pour eux ou elles.

Les expériences peuvent néanmoins être aussi physiquement et psychiquement éprouvantes (nausée, vomissements, convulsions, maux de tête, muscles tendus, souffrance intérieure face à des compréhensions pénibles, voire effrayantes, etc.). Bien que vécues comme « exigeantes » (au regard de ces états physiques et psychiques incontrôlés), elles n’en demeurent pas moins instructives pour les personnes concernées qui les interprètent rétrospectivement comme des épreuves très positives en termes de nettoyage, de purification, de sensibilisation, etc. L’enseignement de la plante peut donc être très rugueux et pénible, mais les participants semblent quasiment toujours ressentir – après coup – de la gratitude envers la plante, ou plus précisément l’Esprit de la Plante, considéré comme ayant travaillé avec eux et elles (ce qui pose la plante comme un « actant » au sens de Latour). La plante est ainsi conçue comme un être vivant qui montre des choses à ceux et celles qui peuvent – et veulent – voir, c’est pourquoi ils et elles sont généralement prêts à renouveler ces expériences dans une logique d’apprentissage continu.

Consommer de l’« authentique »

Les pratiques décrites dans cet article ont principalement lieu dans les sociétés européennes et nord-américaines, mais aussi dans les sociétés où ces plantes ont fait – et continuent à faire – l’objet d’un usage ancestral, ce qui met en jeu la circulation géographique d’Européens et de Nord-Américains (principalement) motivés par des recherches d’« authenticité » incarnées ailleurs que dans leurs systèmes culturels d’origine (Ghasarian, 2014). Qu’elles se déroulent dans un cadre élaboré avec une dimension rituelle ou dans un cadre reformulé par des réappropriations culturelles, ces expériences spirituelles de l’altérité intérieure et extérieure impliquent un nombre croissant de femmes et d’hommes de diverses générations. Toute une industrie des savoirs et thérapies alternatives cible désormais un public souvent aisé et éduqué. Des aspects financiers sont bien sûr en jeu et les expériences néo-shamaniques constituent d’une certaine façon une autre forme de consommation moderne de l’altérité (à travers l’acquisition d’artefacts divers, de décoctions de plantes, de chants, de techniques corporelles, de vêtements, etc.). Inspiré de représentations et de pratiques traditionnelles, un système de consommation des modèles culturels alternatifs et attrayant s’est ainsi développé ces dernières années. Gérés par des locaux ou non-locaux, de nombreux centres dans lesquels il est proposé de vivre des expériences shamaniques dans un cadre cérémoniel ajusté sont progressivement créés. Depuis plusieurs années, l’internet a en effet vu apparaître une profusion de sites et de forums dédiés aux plantes psychoactives, avec proposition de faire des voyages initiatiques ou thérapeutiques en Amazonie, dans les Andes, en Afrique[13]...

De manière significative, l’intérêt relativement récent de personnes originaires d’Europe et d’Amérique du Nord, mais aussi de milieux urbains de l’Amérique Centrale et du Sud, pour les pratiques shamaniques repose essentiellement sur la négligence de certains de leurs aspects négatifs (sorcellerie, esprits malveillants, etc.). Pour les shamans locaux adaptables, il n’est dès lors plus simplement question de négocier avec les esprits : la négociation du sens doit également être réalisée avec des non-membres culturels en quête de réponses spirituelles faisant sens pour eux et elles. C’est pourquoi ces offres « (néo-)shamaniques » sont souvent simplifiées pour être plus compatibles et faciles à digérer par les nouveaux usagers, avec leurs préoccupations propres et qui, à un certain point, retourneront dans leur pays et/ou milieu social d’origine. Dans le même temps, ces nouveaux intérêts contemporains favorisent l’émergence de nouveaux créneaux d’affaires pour certains – parfois auto-proclamés – « shamans » locaux qui tentent de répondre aux attentes et projections extérieures sur le shamanisme. L’anthropologie du milieu impliqué révèle tout un processus de socialisation, avant et après l’expérience vécue avec les plantes ; un processus continu qui se déploie à travers les récits subjectifs des expériences entre ceux et celles qui les ont eues et avec les plus ou moins proches à qui ils et elles se confient.

Comme dans toute activité sociale, par définition partagée, une forme de « prêt à penser » où plus précisément de « prêt à donner du sens » est clairement à l’oeuvre ici. Des recherches sont entreprises et restent à poursuivre sur le phénomène d’adhésion aux intuitions et perceptions induites par les plantes psychotropes (Laqueille et Martins, 2008). Les responsables des cérémonies sont bien sûr ici au centre des significations produites, leurs personnalités, leurs propres compréhensions des choses, leurs compétences ou incompétences dans l’encadrement et, éventuellement, l’accompagnement de l’expérience vécue est capitale ; leurs interventions ou non-interventions pouvant augmenter positivement ou négativement le ressenti des participants. Un certain nombre de témoignages rapportent des expériences très difficiles et parfois aux conséquences psychologiques plus où moins durables pour les personnes qui devaient gérer comme elles le pouvaient ce qui s’était passé durant la cérémonie. Ces conséquences fâcheuses touchent surtout des personnes, qu’une littérature croissante sur le sujet qualifie de « touristes shamaniques », non préparées psychologiquement et physiquement – sans « set and setting » pour reprendre une formule connue – qui « tombent » un peu au hasard des rencontres dans des cérémonies sans véritable guide ni contexte sécurisé, ou qui conjuguent ces prises de plantes psychotropes avec des médicaments comme des antidépresseurs (Anderson et al, 2012 ; Prayag et al., 2015 ; Tupper, 2006).

L’impact sociologique et économique sur les sociétés locales de l’organisation de ces événements largement destinés à des étrangers visant leur développement personnel n’est pas négligeable et il n’est pas par ailleurs anodin de se pencher sur les conséquences locales de ces recherches d’expériences mystiques, aussi bien que sur la nature de ce qui est enseigné ou « fourni » aux usagers extérieurs. En effet, cette nouvelle affluence touristique ne manque pas d’avoir un impact local, tant au niveau social et culturel qu’environnemental. Des anthropologues, comme Danièle Vazeilles (2002) et Marlene Dobkin De Rios (2010), déplorent ce qu’ils et elles conçoivent comme la destruction des traditions anciennes et le nombre croissant de charlatans qui s’inventent shamans au risque de nuire à la santé de leurs « clients ». De toute évidence, ce nouveau type de tourisme implique des pressions importantes sur les fragiles écosystèmes locaux (la forêt amazonienne pour l’ayahuasca, et le désert mexicain pour le peyolt), à commencer par la raréfaction des plantes en jeu (l’ayahuasca est aujourd’hui la plante psychotrope qui s’exporte et circule – discrètement – le plus en Europe et en Amérique du Nord).

Du point de vue macro ou structurel, l’« ingérence » des nouveaux usagers dans l’usage des plantes indigènes est aussi néanmoins problématique, car elle est liée à des transactions économiques qui ont des incidences sociales[14]. Associés à une certaine marchandisation des shamanismes et des cultures shamaniques se trouvent des problèmes éthiques posés par les réappropriations européennes et nord-américaines des pratiques autres. Ce « shamanisme commercialisé » est néanmoins une source de revenu importante pour des individus particuliers et leurs associés, mais aussi pour des communautés (à Iquitos et Pucallpa au Pérou, par exemple) et contribue alors dans une certaine mesure à la survie – adaptée – de certaines pratiques, à travers un développement économique, une valorisation culturelle ou une prise de conscience écologique. Des études qualitatives restent à réaliser sur les effets locaux réels de ces nouvelles situations et de leurs enjeux. De toute évidence, les réponses à ces questions résident plus dans des analyses factuelles (à travers des études de cas ethnographiques) que dans une simple lecture idéologique (avec ses présupposés) de la situation.

De l’altérité extérieure à l’altérité intérieure

Initiés dans les années 1960 aux États-Unis puis en Europe, des discours et des pratiques spirituelles alternatives ont eu un impact profond, notamment sur une certaine jeunesse de moins en moins satisfaite de son environnement social et culturel immédiat et attirée par la possibilité d’accéder – souvent dans des lieux différents – à des espaces initiatiques manquants dans sa propre société. Cet intérêt pour les psychotropes synthétiques est certes lié à des orientations contre-culturelles, mais, si les réappropriations néo-shamaniques des plantes psychotropes sont des développements plus récents de volontés exploratoires, leur finalité n’est pas ludique ou du registre de l’échappatoire, elle est spirituelle, dans le cadre d’une quête de soi[15]. Bien évidemment, ces reformulations opèrent un certain nombre de simplifications des pratiques, car le contexte symbolique culturel d’origine n’est pas intégré. Elles sont aussi clairement alimentées par une idéalisation des sociétés « traditionnelles » et des rituels autochtones, qui s’inscrit à la fois dans une quête de sens et de la production moderne de particularismes. Pourtant, critiquer ces pratiques adaptées et les disqualifier comme un détournement, voire un « dévoiement » du shamanisme est anthropologiquement problématique, car cela suppose l’existence de « vrais » et de « faux » shamanismes, et ceci sur la base de critères extérieurs largement fondés sur une méconnaissance en la matière…

Dans leurs réappropriations (post)modernes, les plantes psychotropes sont envisagées par ceux et celles qui les prennent dans un cadre de développement de soi comme des plantes possédant un pouvoir. Certains usagers connaissent leurs composés chimiques (alcaloïdes contenus dans les plantes), mais cette connaissance n’élimine pas le mystère qui leur est associé. Comment expliquer par exemple la diversité des expériences vécues ? Mes enquêtes m’amènent à soutenir l’idée que non seulement la plante agit différemment selon les personnes qui l’ingurgitent, mais qu’elle va agir sur elles en fonction de ce qu’elles sont elles-mêmes – ceci étant largement déterminé par leur vécu personnel et leur environnement socio-culturel. Cela explique par exemple l’émergence de sentiments d’euphorie extatique pour les uns et d’angoisse ou de persécution pour les autres. En d’autres termes, les plantes psychotropes semblent amplifier ce que les personnes pensent déjà, même à des niveaux inconscients. C’est d’ailleurs en référence à leurs propres mondes de vie (au sens phénoménologique) qu’elles gèrent ce qui leur arrive avec la plante. Certaines investies dans la religion chrétienne vont ainsi évoquer l’apparition de l’Archange Gabriel, Jésus ou la vierge Marie pour les aider au cours de la cérémonie. D’autres, moins concernées par le christianisme, auront plutôt des visions de Bouddha ou d’autres guides spirituels, d’un esprit Aztèque venant leur enseigner quelque chose… tandis que d’autres ne vivront rien de cela et n’auront par exemple que des expériences corporelles, qui pourront d’ailleurs être toutes autres dans une autre cérémonie. L’idée que la plante révèle et accroit puissamment ce qui est déjà présent chez les personnes explique à mon sens que les peurs et préoccupations existentielles de chacun surgissent de façons percutantes durant ces cérémonies (et ceci même si, comme le rapporte Benny Shanon sur la base de ses propres protocoles d’enquête, des images ou visions similaires peuvent apparaître chez des personnes d’horizons culturels différents).

Il me faut préciser ici que mes terrains de recherche sur ces pratiques étaient non seulement multi-sites mais mettaient aussi en jeu les différentes plantes psychotropes évoquées plus haut. Cela m’a permis de constater que si les usages de ces plantes dans les sociétés qui les mobilisent de façon ancestrale sont bien spécifiques et induisent des états spécifiques (le plus souvent qualifiés par le mot fourre-tout de « transe » par les anthropologues), car largement déterminés par le système de représentation culturel, leurs usages réappropriés dans l’optique spirituelle procurent des expériences d’un autre ordre. Différents contextes, différents rapports aux plantes, différentes finalités, différents vécus… En d’autres termes, l’ayahuasca était appréhendé comme le san pedro ou le peyotl, non en terme de « transe » mais plus volontiers en terme d’état de conscience modifié, de défocalisation de la conscience pour apprendre quelque chose, et ceci même (et cela est intéressant à noter) par les personnes qui ingurgitaient différentes plantes dans les différentes cérémonies auxquelles elles participaient[16]. En bref, la recherche opérée par les nouveaux usagers à travers les plantes psychotropes étant la même, ces plantes ont pour la plupart des personnes qui les ingurgitent plus ou moins le même potentiel introspectif. Seulement une minorité d’entre elles, les plus expérimentées, opèrent des distinctions sur l’action et l’effet des différentes plantes psychotropes. Leurs formulations (du genre « l’ayahuasca te saisit, elle t’emporte et te secoue profondément », ou « le san pedro enseigne de façon plus douce, plus maternelle », etc.) me sont apparues très subjectives et il m’a été jusqu’à présent impossible de retracer des patterns distinctifs bien clairs sur la base de ces considérations, somme toute assez rares.

Entre effroi et plénitude, qui sont des expériences extrêmes possibles, un point commun reste durant et à l’issu de ces expériences : la stupeur transformatrice. Le choc cognitif face à l’inattendu et l’impact de l’apprentissage consécutif dans son existence. Les témoignages des participants indiquent que c’est finalement cette stupeur qui importe plus que la plante en soi qui, comme je l’ai dit, peut être l’une à un moment ici (une opportunité d’une cérémonie à laquelle on peut et veut participer) et une autre à un autre moment ailleurs. La plante n’est pertinente que par ce qu’elle peut apporter pendant et après l’expérience, et ceci notamment parce qu’elle ne s’inscrit dans aucune mythologie de sens commun pour les nouveaux usagers. Dans les contextes néo-shamaniques, elle n’est que le support d’une intention et d’un être au monde qui prédomine. Envisagée (apparemment) avant tout comme un révélateur de ce qui est à l’extérieur de soi dans les sociétés shamaniques, la plante est me semble-t-il conçue avant tout comme révélatrice de ce qui est enfoui en soi dans les réappropriations néo-shamaniques. En faisant voir, elle ouvre aussi aux enfers de chacun ; se battre contre ses démons peut fait partie de l’aventure… Ainsi, les discours des personnes impliquées sur la plante qu’elles ingurgitent évoquent sa puissance, mais aussi son impartialité.

L’expérience psychique ou physique vécue en l’ingurgitant est en principe conçue par la personne comme celle qu’elle doit avoir à ce moment précis ; celle qui lui correspond. Dans ce contexte idéel, si elle est vécue comme imprévisible, l’expérience vécue n’est pas envisagée comme aléatoire. En référence implicite à la synchronicité jungienne, très évoquée dans les milieux concernés, cette simple idée donne d’ailleurs implicitement une dimension positive, voire bienfaisante, à la plante et son action (Barbosa et al., 2012). Plus qu’un symbole, elle constitue un outil de son développement personnel. En ce sens, la plante peut faire peur dans un premier temps pour ultimement guérir la peur. Une dimension mystérieuse des plantes psychotropes reste par ailleurs associée par les nouveaux usagers à leurs pouvoirs secrets, et ceci même si certains d’entre eux et elles convoquent le référent chimique dans leurs interprétations du processus neurobiologique qui prend place durant l’expérience.

Ces aspects et situations invitent inévitablement l’anthropologue à s’interroger sur le fait de savoir si les pratiques dites « néo-shamaniques » impliquant l’usage de plantes psychotropes sont vraiment en continuité avec ce que l’on qualifie habituellement de « shamanisme(s) ». Cela est d’autant plus vrai du Santo Daime qui se veut une Église religieuse chrétienne. Bien que spontanément mobilisé pour donner sens aux pratiques déployées, le concept de shamanisme est-il vraiment pertinent pour analyser ce qui se joue pour les personnes impliquées ? Support emprunté à d’autres modes de savoirs et de pratiques, ce référent apparaît surtout comme un prétexte (un procédé interprétatif diraient les ethnométhodologues) pour de nouvelles introspections spirituelles qui se cherchent. Avec l’usage de plantes dites « shamaniques », l’imaginaire culturel des nouveaux usagers est rattrapé – et peut-être dépassé – par l’expérience vécue, qui a ensuite un impact existentiel transformateur certain.

À la liminalité juridique qui concerne l’usage de ces plantes dans les sociétés postindustrielles s’associe donc une liminalité expérientielle que l’on ne peut saisir uniquement en référence aux législations existantes, ni avec une simple lecture d’ordre économique, en terme de marché et de consommation de la spiritualité. Mes multiples enquêtes auprès des milieux concernés et les faits exposés dans cet article invitent à considérer qu’à travers ces plantes et leurs usages, la consommation d’une altérité extérieure semble ne constituer pour les personnes impliquées qu’un simple détour dans la recherche d’une altérité intérieure, dans laquelle l’autre en soi peut – dans des moments liminaux favorisés par ces plantes – aider à mieux se connaître et se comprendre.

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L’analyse des motivations et expériences des personnes impliquées révèle que les représentations, discours et pratiques en jeu dans ces néo-shamanismes ne s’inscrivent pas dans ce que certaines analyses envisagent comme une « culture de la drogue » (Hamayon, 2001). De façon significative, la grande majorité de ces nouveaux usagers n’ont pas fait l’expérience préalable de drogues dures comme la cocaïne, l’héroïne, ou plus légères comme le cannabis. Il ne s’agit pas ici de dire que je n’ai lors de mes enquêtes rencontré aucune personne ayant auparavant consommé ces drogues mais cette catégorie de participants était très rare, surtout pour les premières substances, et largement minoritaire pour les secondes. Fait important, ces personnes abordaient comme les autres participants ces cérémonies en terme de travail spirituel.

Si les plantes psychotropes sont bien utilisées pour faciliter le passage à un état de conscience modifié, mes recherches m’ont permis de constater que ceux et celles qui les prennent sont engagées dans une quête de soi mettant en jeu la responsabilité et la discipline. La grande majorité des personnes impliquées sont de ce fait explicitement contre tout usage de drogues au sens conventionnel (voire d’alcool pour bon nombre), qu’elles distinguent résolument des plantes shamaniques. L’idée de déresponsabilisation et de menace sur l’intégrité corporelle, associées à l’usage des drogues conventionnelles classent ces dernières pratiquement aux antipodes de ce qui se joue pour la plupart des participants aux cérémonies à base de plantes psychotropes, c’est-à-dire la volonté d’une prise en main de son destin et de sa santé, et ceci en référence au fait que ce sont des plantes curatives dans les sociétés qui les emploient de façon ancestrale. Les participations à ces cérémonies sont par ailleurs pour la grande majorité des personnes impliquées très espacées dans le temps. Enfin, les données de mes différents terrains de recherche indiquent un accord assez général sur le fait que si les plantes sont utiles, pour voir et comprendre des choses, elles ne sont pas nécessaires, car le vrai travail sur soi commence dans la préparation à l’expérience (avec une diète végétarienne sans viande et sans alcool et une restriction de l’activité sexuelle, pour conserver l’énergie corporelle, d’au moins trois jours avant la cérémonie) et, les personnes sont unanimes sur de point, se poursuit (dans une mesure variable selon chacune) dans la vie quotidienne après l’expérience vécue durant la cérémonie.

Si l’influence de ces substances psychotropes végétales dans la vie des individus qui les consomment est considérable, la relation établie avec elles ne se caractérise pas par l’aliénation ou la dépendance toxicomane, mais plutôt par l’apprentissage et le développement personnel (y compris parfois avec le désir de mettre fin à une addiction). Ceux et celles qui, hors des sociétés shamaniques, choisissent d’entrer, très occasionnellement ou plus régulièrement, par le biais de ces substances dans un état de conscience autre ne le font généralement pas dans une logique de divertissement ou d’oubli de la réalité, mais bien en vue d’une connaissance de soi. La difficulté à boire le breuvage en raison de son fort goût et la possible difficulté de l’expérience vécue nécessitent en fait un certain surpassement de soi… Pour la majorité des personnes engagées, il s’agit d’apprendre par la plante le moyen de révéler, dans un plein présent, ce qui est très souvent défini comme le divin en soi. Nous sommes donc à mi-chemin entre la conception d’une plante initiatrice et purificatrice et celle beaucoup plus New Age d’une potentialité propre à chacun et qu’il s’agit d’exploiter. C’est donc tout autre chose qu’une échappatoire ludique qui se joue ici et cet autre chose est d’ordre spirituel.

Une ethnographie diversifiée et multisites dans les milieux néo-shamaniques me permet d’affirmer que c’est bien une quête de sens, d’unité et d’expériences transcendantes ou immanentes transculturelles qui sont en jeu, et ceci même si des tourments personnels peuvent aussi en découler. De plus en plus de publications sur le sujet s’efforcent de pointer les conditions optimales de ces prises de plantes pour éviter des risques sanitaires et l’interdiction sécuritaire qui peut leur être associée (Dos Santos, 2013 ; Gable, 2006 ; Rivier, 2016 ; Wickerham et al., 2014).

Tout cela rappelle qu’il est ethnographiquement préférable de s’intéresser au sens que les personnes attribuent à leurs pratiques plutôt que de se fonder uniquement sur des catégories préétablies pour analyser leurs motivations. Ainsi, s’il est possible – et pertinent – d’analyser les néo-shamanismes (et toutes spiritualités alternatives) en terme de « marché de la spiritualité » (en raison de la relation entre demande et offre et du caractère payant des participations aux cérémonies), comme je l’ai dit plus haut, l’analyse plus ciblée sur les personnes impliquées et leurs expériences montre dans le même temps que les incidences de ces investissements sur la vie personnelle et sur la perception des choses peuvent être grandes. La majorité des personnes engagées dans ces pratiques partagent ensuite un univers intersubjectif dont elles s’efforcent de faire sens. Beaucoup disent que leur vie a changé (très souvent positivement) après les expériences vécues. Les notions récurrentes qui sortent dans les discours de sens commun des participants – travail, courage, honnêteté, processus, expérience, transformation, etc. – sont à cet égard très significatives de l’état d’esprit sous-jacent à la démarche. Mes données ne permettent aucune généralisation du phénomène, mais offrent simplement un témoignage anthropologique parmi d’autres. Elles m’ont personnellement convaincu que ces plantes, illégales dans la grande majorité des pays, induisent des expériences liminales très fortes qui marquent souvent profondément – et positivement – l’imaginaire et la vie des personnes qui les absorbent dans une logique introspective.