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Introduction

Clint Bruce

La table ronde dont sont issues les réflexions ici présentées fut un moment fort dans un colloque qui en regorgeait. Il s'agissait de réunir des acteurs du monde de l'édition – de l'Acadie des Maritimes et d'ailleurs – afin de discuter et de débattre des enjeux actuels du développement de la littérature acadienne. Ce sont donc des témoignages rapportés des tranchées de ce secteur vital de la culture, par celles et ceux qui y travaillent en première ligne. Un certain nombre de facteurs conjoncturels semblaient indiquer l'intérêt, voire le besoin d'une telle conversation. Plusieurs découlent naturellement des récentes transformations galopantes dans le marché du livre, tandis que d'autres sont liés plus intimement au contexte acadien. Une littérature dite acadienne doit-elle viser surtout un public acadien ? Comment définir ce lectorat ? Comment intéresser les enfants à la lecture et cultiver les jeunes talents ? À travers ces questions et quelques autres, nous avons voulu explorer de nouvelles manières de s'ouvrir, de s'imaginer et de donner l'Acadie au monde, grâce aux livres.

Deux de ces intervenants oeuvrent surtout en Acadie, à savoir Marie Cadieux, directrice générale et littéraire de Bouton d'or Acadie et Serge Patrice Thibodeau, directeur général et littéraire des Éditions Perce-Neige. L'idée de la table ronde est venue de l'infatigable et inspirante Marie Cadieux, qui avait contacté les organisateurs du colloque du Congrès mondial acadien 2014 pour proposer une réflexion sur la littérature jeunesse, si essentielle et si injustement négligée par ceux qui « pensent » la culture. Que Serge Patrice Thibodeau participe, en apportant la lucidité et l'éloquence que nous lui connaissons, allait de soi. Malheureusement, nous n'avons pas pu profiter de sa présence à Edmundston[1] ; sa contribution à cette note de réflexion rectifie cette lacune. Le regard de Catherine Voyer-Léger, alors présidente du Regroupement des éditeurs canadiens-français (RÉCF), sur la situation actuelle de l'industrie du livre a élargi la réflexion des enjeux abordés, d'autant qu'elle venait de faire paraître son ouvrage Métier critique (Septentrion, 2014).

Cette note de réflexion, tout comme la table ronde qui se trouve à son origine, veut s'inscrire dans l'esprit de ce Congrès mondial acadien qui proclamait « l'Acadie du monde ». Alors que nous avions pensé que le rôle des nouvelles technologies, que certains prétendent capables de remplacer les supports traditionnels, se trouverait au centre des préoccupations, il n'en était rien. S’est imposé plutôt l’impératif de revisiter les frontières traditionnelles : si l'Acadie déborde les frontières des provinces et des pays, est-ce également vrai de sa littérature ? À ce titre, mon rôle était alors double : celui d'animateur mais aussi de représentant des Éditions Tintamarre, maison d'édition de la Louisiane. En août 2014, nous venions de coéditer un livre avec Bouton d'or Acadie, Qui est le plus fort ? (texte de Barry Jean Ancelet ; illustrations de Joël Boudreau). Les Éditions Perce-Neige, elles aussi, publient des auteurs louisianais, engagement de longue date dont témoigne sa collection Acadie tropicale. Ces initiatives, certes fructueuses, ne sont pas sans comporter leur lot de défis, en raison des régimes très différents selon le pays, notamment en ce qui concerne la commercialisation et la distribution. Bien que satisfaite du partenariat et heureuse de la collaboration avec Bouton d’or Acadie, la direction de Tintamarre hésite néanmoins à se lancer à nouveau dans une telle aventure. Par ailleurs, lors de sa communication présentée dans une autre séance, Ancelet a fait part de déceptions et d’espoirs frustrés lorsqu’il a voulu « franchir la ligne » des frontières géopolitiques par la publication d’une de ses oeuvres chez un autre éditeur acadien. Sans faire l’objet d’une présentation à part entière, mes questions et interventions ponctuelles avaient comme arrière-plan ces difficultés, si emblématiques de celles qui s’appesantissent sur la « grande Acadie » ou l’Acadie transnationale.

Toujours est-il que les réflexions de Serge Patrice Thibodeau, de Marie Cadieux et de Catherine Voyer-Léger restent ancrées dans le contexte canadien avant tout. Comme ils l’affirment tous les trois, la situation générale du livre au Canada francophone présente plusieurs dénominateurs communs, même si l'Acadie demeure irréductible – dans tous les sens du mot.

L’édition en Acadie : pire ou mieux qu’ailleurs ?

Serge Patrice Thibodeau

L’endroit le plus érotique d’un corps n’est-il pas là où le vêtement bâille ? Dans la perversion (qui est le régime du plaisir textuel) il n’y a pas de « zone érogène » (expression au reste assez casse-pieds) ; c’est l’intermittence, comme l’a si bien dit la psychanalyse, qui est érotique : celle de la peau qui scintille entre deux pièces (le pantalon et le tricot), entre deux bords (la chemise entrouverte, le gant et la manche) ; c’est ce scintillement même qui séduit, ou encore : la mise en scène d’une apparition-disparition.

Roland Barthes, Le plaisir du texte

Les défis de l’édition au XXIe siècle sont presque les mêmes partout au Canada français et au Québec, sauf qu’en Acadie il faut d’abord prendre en considération le déficit démographique de notre communauté. La population francophone de l’Acadie accuse un manque à gagner en matière de littératie et d’analphabétisme et cela a comme conséquence de réduire le nombre de lecteurs et de lectrices alors que, paradoxalement, les trois maisons d’édition acadiennes n’ont pas les ressources nécessaires pour publier tous les auteurs acadiens. Cela étant, les questions que je me pose comme éditeur sont les suivantes : publier qui, pourquoi et pour qui ?

La vie d’un directeur littéraire n’est pas de tout repos. Il doit faire preuve de diplomatie, de psychologie et de tact, autant que de fermeté. Une éditrice m’avait mis en garde : le seul mot de la langue française qui importe, m’avait-t-elle dit, c’est non. Non aux amis proches. Non aux auteures et auteurs de la maison qui soumettent un manuscrit beaucoup plus faible que le plus récent livre qu’ils ont publié. Non à ceux et celles qui commencent leurs phrases par tu devrais ou il faudrait que. Non aux manuscrits non sollicités. Non aux auteurs avec qui on n’a pas envie de passer toute une fin de semaine dans un stand. Non aux gens dont on sait très bien qu’ils ne veulent publier qu’un seul livre pour épater la famille et les amis. Dans une communauté tissée serrée, cela ne peut que produire des tensions. Mais il n’y a aucune autre façon de faire. Ça prend de l’échine.

Alors, publier qui, et quoi ? D’abord y aller avec de l’intuition et du flair ; ça ne marche pas toujours, on peut commettre une erreur de jugement de temps en temps, ce n’est pas grave. C’est ça aussi, l’édition. On mise parfois sur un auteur ou un projet alors que c’est l’autre à côté qui aura le plus de succès. Comme éditeur, je publie avant tout des textes et des gens que j’aime et pour qui j’ai de l’estime. J’admets qu’une certaine posture de l’écrivain fait que je suis très sensible aux projets qui me sont présentés. Je connais très bien les enjeux de la création littéraire ; par conséquent, je suis en mesure d’évaluer le travail – ou la paresse – d’un écrivain. C’est pourquoi j’accepte d’accompagner un écrivain qui le mérite.

Publier quoi ? Le regretté Gérald Leblanc demandait un jour à un grand éditeur québécois de poésie pour quelles raisons il avait publié tel livre que le poète de Moncton jugeait médiocre. L’éditeur lui avait répondu : pour apprécier la poésie de très haut niveau, il faut aussi en publier et en lire de la très mauvaise… Il arrive qu’un éditeur publie un livre moyen ou pas tout à fait abouti, tout comme il lui arrive de publier un livre réussi, mais qu’il n’aime pas personnellement.

Les choix d’un éditeur sont très subjectifs, et ils devraient toujours l’être. Cela m’amène à la troisième question : publier pour qui ? Publier d’abord et avant tout pour l’auteur qui le mérite. Il n’y a rien de plus valorisant pour un éditeur que d’être témoin de la transformation qui s’opère chez un auteur à qui il remet son premier livre, ou qui vient de remporter un prix. Ensuite, on publie pour le plus vaste public possible. En Acadie, un éditeur doit avant tout penser au lectorat, il faut faire lire le plus grand nombre de gens, de toutes conditions sociales, en ville comme à la campagne. Il faut publier des livres pour faire lire les jeunes adultes, quitte à leur proposer des projets trash, anarchisants, bancals, et qui défoncent les murs. Il faut faire lire les pêcheurs et les bucherons, les ainés et les femmes au foyer, les intellectuels et les sans emploi. Personne ne doit être laissé pour compte. La littérature n’a qu’un objet : faire lire. Elle est au service de la lecture, et c’est ce qu’un éditeur doit garder en tête. La littérature n’est pas assujettie ni à la critique, ni aux canons académiques, ni aux lois du commerce.

La poésie, le roman, le récit de voyage et l’essai sont au service de la lecture, peu importe ce qu’en pensent les lecteurs professionnels qui s’approprient l’autorité de juger ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas, à coups de textes d’humeur qui se prennent pour de la critique et qui, somme toute, ne sont qu’une vision bourgeoise de la littérature et l’expression d’un esprit étroit, carrément cousu du cul. Parce que la censure ou le désir de censure n’est jamais loin, tant du côté de la réception critique que du côté du système scolaire et des bibliothèques (lire à ce sujet l’excellent dossier de la revue Les libraires, Québec, n° 91, novembre-décembre 2015). Cela est vrai chez nous autant que chez les francophones hors Acadie, et un éditeur doit en être conscient et ne jamais céder aux voeux glacials de la rectitude politique, sociale et culturelle.

Puisqu’il est question de glace, venons-en au numérique. Il n’existe rien au monde de plus froid, de plus insipide et de plus antipathique qu’un fichier numérique. Ici je m’interdis absolument de parler de livre numérique. Nous avons hâtivement traduit en français le mot eBook par livre numérique, et cela est peut-être dû à un réflexe de colonisés. Un livre est un livre, un point c’est tout, et un fichier pdf est un fichier pdf, comme un ePub est un ePub. Comme éditeur, j’ai obéi pendant un certain temps aux diktats et autres recommandations de « l’industrie du livre ». Pour aller où ? Nulle part. Et je ne suis pas le seul éditeur à avoir déployé des efforts considérables et gaspillé temps et argent pour passer à l’ère numérique. Les résultats ne sont pas au rendez-vous, pour personne. Mon principal défi dans ce dossier est de convaincre les bailleurs de fonds qu’une microstructure d’édition comme celle que je dirige n’a plus de temps ni d’énergie à perdre pour si peu.

L’édition est un métier à risques ; chaque livre publié est un risque éditorial d’abord et ensuite un risque financier. Un éditeur peut se casser la gueule comme il peut recueillir des lauriers bien mérités. Il peut faire preuve d’un discernement incomparable comme il peut errer dans son jugement. L’éditeur que je suis s’est engagé à publier des livres qui procurent un plaisir certain aux lecteurs, comme cette partie du corps où le vêtement bâille, au risque de choquer les esprits bien-pensants, en Acadie ou ailleurs dans la francophonie.

Une chaîne vertigineuse

Marie Cadieux

Au début du printemps 2014, la programmation des spectacles musicaux et des rassemblements publics du Congrès mondial acadien commençait à être vigoureusement publicisée, mais je n’y voyais aucune manifestation littéraire. Cherchant comment actualiser la présence de nos auteurs lors de ce rendez-vous international incontournable, j’ai alors aperçu un appel à communication dans le cadre du colloque : L’Acadie dans tous ses défis. J’ai donc proposé au comité organisateur une communication intitulée « L’enfance invisible » qui méritait, et mérite encore, à mon avis, la réflexion des universitaires et les actions des intervenants du milieu culturel. Je pensais à la littérature jeunesse, bien sûr, mais il n’y a aucun doute dans mon esprit que la même invisibilité s’applique à tout le milieu culturel qui s’intéresse à l’enfance.

On a beau parler à qui mieux mieux dans nos milieux de développement identitaire, de relève, de démographie et d’assimilation, quand vient le temps de faire les bilans de nos richesses culturelles et des défis qui les accompagnent, il me semble que tout ce qui s’est fait, et se fait encore en production jeunesse, tant au théâtre qu’en musique, en arts visuels, en danse et en littérature est ignoré. Ma proposition, entre les mains des marraines fées qui se penchaient sur l’organisation du colloque s’est cependant transformée en une table ronde plus générale sur les défis de l’édition en Acadie. Le thème de la culture jeunesse restera donc invisible pour encore un moment, mais je suis tout de même heureuse d’apporter ma perception des défis généraux de l’édition.

Mon arrivée relativement récente dans le milieu de l’édition, après quelques publications, et trente ans et plus de travail en théâtre et en cinéma teintera sans aucun doute mes réflexions. Ainsi, mon premier constat, à la barre de Bouton d’or Acadie : être éditeur, c’est un travail de titan et de Sisyphe à la fois ! Si je travaillais fort comme réalisatrice et activiste pour le cinéma franco-canadien, je n’avais aucune idée de la nature chronophage de l’édition. Ceux qui s’imaginent qu’une directrice de maison littéraire passe ses journées dans un bon fauteuil à lire des manuscrits et à prendre ensuite quelques décisions artistiques plaisantes ne se sont jamais retrouvés au pied de l’escalade vertigineuse qu’exige la célèbre chaîne du livre !

Celles et ceux qui me liront connaissent sans doute cette topographie escarpée, mais combien du public l’ont parcourue de leurs pieds et de leurs mains ? Convaincre les librairies de prendre le livre et de l’afficher de façon proéminente ; leur payer 40 % du prix de détail affiché ; reprendre leurs retours ; essuyer la déception des auteurs dont le livre n’est pas ou n’est plus disponible parce que les quatre copies prises d’office se sont écoulées sans que le libraire renouvelle sa commande ; payer la mise à l’office ou un autre 20 % à un diffuseur ; faire de grands efforts de visibilité (communiqués, argumentaires, imprimer des signets, des catalogues, des affiches) ; gérer les retours des livres abîmés ; tenir compte de chaque livre vendu pour le calcul des droits d’auteur (et dans notre cas, des illustrateurs) ; développer de nouveaux marchés ; être présent, tant bien que mal, là où il n’y a pas de libraires et là où circule la majorité du public ; essayer de percer les grandes surfaces et les chaînes au détail ; convaincre les gérants puis suivre les stocks quand nous réussissons à en placer dans des endroits non traditionnels où se trouve le lectorat (les coopératives, par exemple) ; répondre aux centaines de demandes de dons de livres et à la sollicitation pour l’achat de publicité ; gérer un entrepôt où s’accumule la production non vendue ; décider s’il faut pilonner ou non ; décider d’investir ou non dans une réimpression quand un titre circule bien ; faire annuellement trois (et peut-être plus, selon les projets spéciaux) demandes de financement bien costaudes à divers endroits ; assurer la reddition de compte pour ces soutiens ; facturer les clients pour les ventes directes ; préparer des commandes ; concevoir les catalogues et de nombreuses autres publicités. Voilà le quotidien des éditeurs, et cela partout au pays.

En Acadie s’ajoute à cela l’immense défi de la littératie, tant jeunesse que chez les adultes. De plus, ceux qui lisent, lisent en anglais également et sont donc doublement sollicités. L’engagement collectif des bibliothèques publiques, des commissions scolaires et des Ministères de l’Éducation des quatre provinces de l’Atlantique envers l’achat culturel local en priorité est également bien loin d’être acquis. Il y a de la bonne volonté en abondance, un peu partout, mais le réflexe automatique d’acheter des auteurs et des maisons acadiennes n’est tout simplement pas là. Certes, une politique d’achat du livre plus ou moins en gestation depuis des années serait utile, mais encore… Car qui dit achats auprès des libraires indépendants, et nous en avons de la chance d’en compter cinq au Nouveau-Brunswick (dont une librairie avec deux succursales), ne dit pas forcément achats de livres acadiens.

Pour nos libraires, et je peux les comprendre, la survie prime. Alors que le milieu scolaire ou les bibliothèques commandent du Bayard ou du Bouton d’or Acadie, l’important c’est de remplir la commande rapidement, efficacement et avec le moins de frais que possible.

Frais de poste ! Que voilà une zone sensible. N’importe qui d’entre vous qui avez posté un paquet dépassant le poids d’une petite lettre standard peut imaginer ce qu’il en coûte de faire circuler des livres au Canada ! Les éditeurs québécois bénéficient d’une aide de la SODEC à cet égard, ce qui les avantage même dans notre région. De plus, les plus grands joueurs (Archambault-Renaud-Bray et surtout Amazon) peuvent se permettre de pratiquer la gratuité pour les livraisons à partir d’un certain montant d’achats.

Et tant qu’à nommer des noms, le dossier Scholastic, éditeur multinational qui vend à tour de bras dans nos écoles, avec le soutien « bénévole » des enseignants, des directions et des bibliothécaires qui trouvent dans cet arrangement des ristournes pour divers projets scolaires, ce dossier dit-je, devrait faire l’objet d’un examen de conscience rigoureux dans le milieu scolaire. Mais ce n’est pas demain la veille que cela se produira. Pourtant, il est difficile de comprendre comment nos gouvernements peuvent, d’un côté, encourager et soutenir financièrement la production de produits culturels, puis de façon tacite, sinon consciente, favoriser à même les salaires et les lieux publics les ventes d’une maison qui imprime à l’étranger et qui offre surtout des traductions de l’américain. Il y avait certes une justification historique à cela il y a vingt ans, mais nous (éditeurs et libraires locaux) avons maintenant et la production et la chaîne de distribution-diffusion en place pour répondre à une bonne partie des besoins. Comment peut-on d’une main agiter le drapeau de la construction identitaire et de l’autre soutenir la vente des albums Garfield et de crayons à l’effigie de Walt Disney dans nos écoles ? Cela m’échappe…

Autre défi : il faut savoir qu’une bonne partie du financement des éditeurs est basée sur les recettes de vente de livres. Ceux-ci doivent être « admissibles », c’est-à-dire d’auteurs canadiens, mais ils peuvent être imprimés ailleurs qu’au pays et leur mérite littéraire ou artistique n’est pas évalué, du moins chez Patrimoine Canada. Par ailleurs, le financement du Conseil des arts du Canada repose sur le mérite artistique, tel que perçu par des jurys de pairs. Ces pairs connaissent bien peu les défis et le rôle d’animateur du milieu culturel que doit jouer un éditeur de la francophonie canadienne. Tous mes collègues du Regroupement des éditeurs canadiens-français ne partagent pas nécessairement mon point de vue sur cette nécessité d’animation, mais à mon sens, si nous voulons encore être là dans 30 ans, il faut absolument être des agents de développement littéraire.

D’ailleurs, comme notre soutien financier le plus important provient de la Direction des arts du Nouveau-Brunswick, c’est un engagement que Bouton d’or assure en pleine conscience. Nous sommes là pour que nos créateurs chevronnés s’épanouissent, pour que de nouveaux talents émergent et que les lecteurs de l’Acadie, tant jeunes que plus vieux retrouvent des titres auxquels ils peuvent s’identifier. Un certain apport de l’extérieur est important, bien entendu, et il est vital que des croisements et des émulations aient lieu ; une littérature ne peut se vivre en vase clos. Pour cette raison et pour d’autres également, nous sommes déterminés à rester une maison « généraliste ». Nous ne sommes pas dans la situation du Québec où les maisons jeunesse se multiplient, chacune avec une spécialité et une signature visuelle, pour un public très ciblé. Cette multiplication des maisons, merveilleuse par ailleurs car elle témoigne de la vitalité du secteur, nous cause, en Acadie, un défi supplémentaire. D’une part, l’attribution des fonds du Conseil des arts du Canada s’étiole, étant répartie maintenant sur une plus vaste clientèle. D’autre part, les jurys de « pairs » venant en grande partie de ce milieu majoritaire s’attendent à la même spécialisation de notre part.

Je mentionnais tout à l’heure le RÉCF (Regroupement des éditeurs canadiens-français), ce qui m’amène aux forces de l’édition en Acadie et sur quelques pistes d’action. Le RÉCF est unique et représente un atout de taille. Grâce au travail acharné d’éditeurs visionnaires, les membres profitent d’activités collectives de mise en marché, de formation, d’une solide cohésion dans les représentations politiques. Cette force collective est efficace et on la mesure bien en regardant le chemin parcouru depuis 1989.

Autre atout : la proximité et la sympathie des médias sur notre terrain. Si la critique littéraire fait défaut, la visibilité par ailleurs est au rendez-vous, pour peu que l’on soit un éditeur proactif du côté des communications. Les partenariats sont accessibles et favorisés aussi. S’il est difficile de percer au niveau des ventes collectives, il y a tout de même des champions de la culture acadienne dans les ministères et organismes et cela se sent de plus en plus. Le travail accompli par l’Association des artistes acadiens professionnels du Nouveau-Brunswick est à cet égard exemplaire. La communauté a de l’appétit et même est gourmande d’activités et de rassemblements qui mettent en valeur le talent et le récit identitaires. Cela constitue sans doute un couteau à double tranchant et l’on coiffe bien trop rapidement du titre d’« auteur » des personnes qui offrent des récits de vie, mais cet appétit dessert tout de même la lecture et l’intérêt pour les créateurs professionnels de la région. C’est à partir du local que l’on atteint l’universel, quand on a quelque chose à dire et que l’on pratique ce dire (l’écriture) avec rigueur.

L’escalade est périlleuse certes, et qui professe atteindre des sommets d’excellence dans cette vertigineuse chaîne du livre se sent parfois comme Sisyphe, menacé à tout moment de se retrouver enseveli sous la charge. Cependant, comme la maison Perce-Neige compte trente-cinq années bien remplies, La Grande Marée, treize, que Bouton d’or Acadie aura vingt ans en 2016, que nos auteurs ont leur place au soleil et occupent parfois même des sommets, l’édition en Acadie peut sans doute regarder droit devant en espérant de nombreuses autres expéditions exaltantes.

Fin de mandat : quelques impressions

Catherine Voyer-Léger

Après cinq années passées à la direction du Regroupement des éditeurs canadiens-français, je peux partager un certain point de vue sur l'édition en Acadie. Il me faut tout de même rappeler que ce point de vue est partiel et qu'il n'est pas « scientifique », dans le sens où il ne s'appuie pas sur des études ou des analyses rigoureuses, mais plutôt sur une série d'observations et d’expériences concrètes touchant principalement la mise en marché des livres produits par trois maisons acadiennes : Bouton d’or Acadie, Grande Marée et Perce-Neige.

Dans un premier temps, il me semble primordial de constater le chemin parcouru. En plus de 40 ans d’édition acadienne, il faut bien admettre que des pas de géant ont été accomplis. C'est vrai de l'ensemble de l'édition franco-canadienne, même si la situation acadienne se distingue à certains égards et connaît aussi ses difficultés.

La relève

Les maisons d'édition acadiennes connaissent une prospérité relative. J’insiste sur le caractère relatif en ce que les succès des maisons d'édition, en ce pays, ne peuvent pas être mesurés à l'aune d'une prospérité dans le sens le plus restreint du terme. N’empêche qu’à plusieurs égards, il faut constater des gains symboliques (impact, influence, reconnaissance, etc.).

Par exemple, l'édition acadienne semble mieux gérer le défi de la relève que ce qu’on peut vivre dans d’autres régions du pays. En poésie, le travail de Perce-Neige qui s’est fixé comme mandat de soutenir la jeune poésie acadienne aura beaucoup fait pour encourager les auteurs émergents et ainsi maintenir un catalogue qui réunit plusieurs générations d’auteurs.

Sur un autre plan, mais toujours en matière de relève, la transmission récente et bellement réussie de Bouton d'or Acadie (après celle de Perce-Neige au milieu des années 2000, qui a permis l’arrivée de Serge Patrice Thibodeau) marque aussi un succès et témoigne d’une capacité à renouveler le leadership des institutions. Pourtant, l'expérience nous montre que la transmission des acquis n'est pas simple partout et que le passage du leadership au sein des maisons d’édition s’avère parfois très ardu ou même impossible. Le contexte du financement public étant ce qu’il est, nous devons être conscients qu’un organisme qui met fin à ses activités a peu de chance d’être remplacé par un organisme qui obtiendrait le même type de soutien. Les maisons d’édition doivent donc se préoccuper de la passation des savoirs et des pouvoirs.

Pour en revenir à Bouton d'or Acadie, non seulement leurs activités se poursuivent, mais Marie Cadieux, Louise Imbeault et leur équipe ont réussi à le faire dans un parfait équilibre entre la continuité de l'esprit qu’avait voulu y insuffler Marguerite Maillet et l'adaptation aux nouvelles exigences du milieu du livre et aux attentes des lecteurs actuels.

Par ailleurs, les Éditions La Grande Marée, dirigées par Jacques Ouellet, connaissent un regain d'activité et de popularité depuis quelques années. On constate particulièrement que le filon des essais historiques sur l'Acadie leur convient parfaitement et trouve un public avide sur le marché acadien, mais aussi sur le marché québécois. Dans les dernières années, la popularité de tels ouvrages en salon du livre ne s'est pas démentie.

La chaîne

Le contexte acadien connaît aussi certaines facilités si on le compare à d'autres régions franco-canadiennes, à commencer par l'existence d'un réel réseau de librairies indépendantes qui tirent leur épingle du jeu présentement et permettent de rejoindre le public immédiat. La situation n'est pas la même dans l'Ouest ou même en Ontario. Rappelons qu’au moment d’écrire ces lignes, il n’y a pas de librairie francophone dans plusieurs des grandes villes canadiennes comme Toronto (bien qu’un projet soit en développement), Vancouver, Calgary, Edmonton, etc.

Il est aussi vrai que l’Acadie bénéficie d’un réseau de salons du livre hors du commun (Dieppe, Shippagan, Edmundston, maintenant l’Île-du-Prince-Édouard) qui, lui non plus, ne connaît pas d’équivalent ailleurs dans la francophonie canadienne.

Quelques inquiétudes

Malgré ce panorama a priori positif, il faut tout de même constater que les trous laissés par la disparition des Éditions d’Acadie en 2000 ne sont pas tous comblés. On peut s’étonner, par exemple, qu’il n’y ait pas de maison d’édition acadienne qui se concentre sur l’édition de romans pour adultes. Perce-Neige publie quelques romans, Grande Marée aussi, en plus d’autres maisons comme Tarma, mais l’effort reste modeste en raison de la taille de ces structures et de leurs mandats multiples.

Comme le roman reste en ce début de XXIe siècle le genre qui monopolise l’attention des médias et des publics, cette absence peut étonner. Évidemment, certaines propositions sont éditées au Québec ou en Ontario (principalement aux Éditions David ou chez Prise de parole) et cela n’a rien de grave en soi. J’insiste sur ce point : le fait que des auteurs acadiens soient édités à l’extérieur de l’Acadie ne doit pas être lu comme un échec. Le défi est plutôt que l’absence d’un éditeur de proximité peut être un frein au développement d’une forme de littérature.

Les maisons d’édition ne sont pas des imprimeurs ou des promoteurs. Elles sont même bien plus que des éditeurs de textes. Elles ont aussi un mandat de médiation et c’est sans doute encore plus vrai dans des communautés où la vitalité culturelle et linguistique est une préoccupation aussi centrale qu’en Acadie ou dans d’autres communautés de la francophonie canadienne. L’absence presque totale d’un genre dans une communauté peut donc avoir des répercussions, surtout sur l’émulation ou l’encouragement de nouveaux talents.

Finalement, il faut noter que les principaux défis de l’édition franco-canadienne sont aussi les défis de l’édition acadienne. Malgré tous les progrès faits depuis plus de quarante ans, la diffusion de la littérature acadienne sur des marchés extérieurs, au premier chef le marché québécois qui serait le poumon naturel pour cette production, reste trop faible. D’autres l’auront dit mieux que moi : encore aujourd’hui la littérature acadienne attire l’attention sur le marché québécois surtout quand elle témoigne d’un certain exotisme ou d’une histoire de fragilité. C’est en cela que le succès relatif d’essais sur l’histoire acadienne ou d’une poésie qui joue sur le chiac ou d’autres variantes de langue n’étonne pas. Par contre, positionner une littérature générale (album jeunesse, roman policier, roman d’amour, etc.) qui ne table pas particulièrement sur la couleur propre à l’Acadie rend beaucoup plus ardu tout effort de marketing.

Conclusion

Le verre est-il à moitié plein ou à moitié vide ? Pour tout dire, la situation est ambiguë. On peut sans doute conclure, d’une part, que les affaires n’ont jamais si bien été pour l’édition acadienne et, d’autre part, que c’est une production qui se positionne très bien dans un portrait global de l’édition franco-canadienne. Mais il est vrai qu’il peut devenir lassant, autant pour les éditeurs, pour les auteurs que pour ceux qui les supportent d’avoir le sentiment de poursuivre les mêmes dossiers (comme la diffusion au Québec ou la reconnaissance auprès des bailleurs de fonds du rôle complexe que jouent les éditeurs en milieu minoritaire) avec des résultats mitigés. Oui, cette lassitude est souvent compréhensible et c’est pour la dépasser qu’il nous faut nous permettre des moments où nous nous rappelons que le chemin parcouru était très ardu et que donc, bien des choses sont possibles encore, surtout si les nouvelles générations sont au rendez-vous.