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Introduction

Les pionniers de la colonie acadienne apportèrent avec eux le parler, les récits populaires, les croyances et les traditions européens. Arrivé au nouveau monde, ce groupe a développé une identité particulière, marquée par un environnement nouveau et des expériences nouvelles. À partir de 1755, pour des raisons de sécurité, les Britanniques, doutant de plus en plus de la neutralité des Acadiens, se débarrassèrent d’eux en les dispersant dans les colonies américaines et à travers le monde. Après 1764, les Acadiens eurent le droit de revenir aux Maritimes, mais sous la condition qu’ils prêtent le serment d’allégeance à la Couronne britannique et qu’ils s’installent en petits groupes. De nouveaux villages furent ainsi formés, particulièrement le long des côtes. Les Acadiens étant dorénavant une minorité sur le territoire et isolés les uns des autres ne sont plus en mesure d’évoluer uniformément (Ross et Deveau, 1995 ; LeBlanc, 1999). En Nouvelle-Écosse, seuls les Acadiens qui avaient fondé le village de Pobomcoup (aujourd’hui Pubnico) en 1653 ont réussi à recevoir des terres dans la région où ils avaient vécu avant l’expulsion.

Entre 2004 et 2006, j’ai mené un important travail de terrain à Pubnico afin de recueillir la tradition orale du milieu. Au moment où j’entreprenais ce projet, le père Anselme Chiasson affirmait que la recherche sur le folklore acadien était en progression (Chiasson, 2005). Or, les études sur la littérature orale sont peu nombreuses et la plupart sont centrées sur le Nouveau-Brunswick. La Nouvelle-Écosse, particulièrement le sud-ouest de la province, reste plutôt dans l’ombre. En ce qui concerne la Baie Sainte-Marie, très peu d’études dans ce domaine ont paru depuis la publication du recueil d’Alain Doucet, La Littérature de la Baie Sainte-Marie, en 1965[1], et aucune recherche approfondie sur le sujet n’avait été menée dans la région d’Argyle depuis le passage des folkloristes Geneviève Massignon et Helen Creighton vers le milieu du XXe siècle. Afin de redonner de l’attention à ce territoire historique, j’ai limité le terrain à ce milieu, plus spécifiquement le village de Pubnico, le premier établissement de la municipalité d’Argyle. L’étude avait pour but principal de recueillir et d’évaluer le dynamisme de la littérature orale de cette région acadienne (d’Entremont, 2006). La problématique de la recherche se concentre sur les questions suivantes : est-ce qu’il existe dans la mémoire des gens des récits folkloriques, transmis de génération en génération, de bouche-à-oreille sans l’aide de l’écriture ? Est-ce que la pratique des récits oraux joue un rôle important dans ce milieu ? Si oui, quels genres sont actifs de nos jours ? Cet article présente les résultats de cette enquête ethnologique, qui met en valeur l’importance des récits appartenant à des genres moins classiques qui intéressaient peu les ethnologues[2].

Le village de Pubnico

La plupart des colons qui s’établirent en permanence en Acadie à partir de 1632, et qui constituent la souche principale du peuple acadien, étaient originaires du Poitou, de la Saintonge et d’autres provinces françaises (Ross, 2001, p. 11). Au milieu du XVIIIe siècle, quoique la plupart des Acadiens étaient installés dans les principaux établissements de l’Acadie, soit Port-Royal, Grand-Pré et Beaubassin (Ross et Deveau, 1995, p. 79), quinze à vingt familles se trouvaient à la baronnie de Pobomcoup, aujourd’hui Pubnico (d’Entremont, 1982, p. 13). Fondé en 1653 par le Sieur Philippe Mius-d’Entremont, ce petit village de pêche fait partie de la municipalité d’Argyle, regroupant plus d’une douzaine de villages francophones situés sur un littoral fort échancré, isolés les uns des autres par la distance et séparés par des communautés anglophones.

En 1766, après une dizaine d’années en exil, neuf familles venues de Boston, y compris les descendants du fondateur, se réinstallèrent à Pubnico[3]. Une bonne partie des habitants actuels sont des descendants de ces familles.

Figure 1

Carte de la Municipalité d’Argyle (tirée de Ross et Deveau, 2001, p. 117)

Carte de la Municipalité d’Argyle (tirée de Ross et Deveau, 2001, p. 117)

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La vie quotidienne était assez rude au début de la recolonisation car il fallait repartir de zéro. Vivant de chasse et de pêche, les Acadiens pratiquaient surtout une économie de subsistance. Isolés en partie sur une presqu’île, les habitants de Pubnico menèrent une vie traditionnelle dans le contexte d’une culture d’expression surtout orale jusqu’au début du XXe siècle. Ils se rassemblaient régulièrement pour accomplir des travaux collectifs et pour se divertir, notamment en partageant un repas, en chantant et en échangeant des récits. Avec l’arrivée de la radio vers la fin des années 1920 et, plus tard, de la télévision et de l’Internet, on a commencé à subir l’impact des médias et avec le temps, ces divertissements nouveaux remplacèrent les activités du passé et espacèrent les rassemblements. Les médias, le contact avec les autres cultures, l’émigration aux États-Unis, l’économie, le système scolaire, la religion et l’amélioration de la technologie sont tous des facteurs qui ont profondément influencé la tradition orale du milieu[4].

Même si l’histoire de Pubnico commence au début du XVIIe siècle, très peu de recherches sérieuses lui ont été consacrées avant les années 1930[5]. Centrés sur l’histoire politique, religieuse, économique et scolaire, les premiers écrits sur le village offrent très peu de détails sur la culture populaire, quoique quelques ethnologues de l’extérieur se sont intéressées au folklore du milieu. D’abord, Helen Creighton est venue recueillir des contes, des airs de violon et des chansons ; environ soixante-dix d’entre elles figurent dans son recueil impressionnant, La fleur du rosier. Chansons folkloriques d’Acadie (1988). Ensuite, Geneviève Massignon, une ethnologue de Paris qui fut fascinée par les parlers français de l’Acadie, aurait également recueilli des chansons et quelques contes à Pubnico en 1946 et en 1961. Ajoutons que Laurent d’Entremont, un résident local, sauvegarde de l’oubli et écrit les souvenirs du passé depuis plus d’une quarantaine d’années. En 1973, il publia un premier recueil dans le but de consigner les histoires de son grand-père qui était un conteur reconnu (1973)[6]. Cet essai l’amena à la publication de plusieurs autres livres (d’Entremont, 2005, 2007, 2009, 2012, 2014). Malheureusement, ses oeuvres n’ont pas pénétré le monde de l’ethnologie au Canada français, possiblement parce que ses textes résument en anglais des histoires souvent racontées en français[7].

Le travail de terrain (2004-2006)

L’établissement d’un répertoire

Mon intérêt pour les récits folkloriques s’est éveillé pendant une enquête sur la littérature orale dans le cadre d’un cours sur le conte et la légende, dispensé à l’Université Sainte-Anne par l’ethnologue Jean-Pierre Pichette. Dans le même temps, j’avais entrepris une enquête de terrain dans l’intention d’étudier l’évolution de la musique traditionnelle des Acadiens de Pubnico. Cependant, j’ai découvert que les récits de ces gens m’intéressaient plus que leur musique. Mon amour pour les histoires orales s’est accru du fait que mon arrière-grand-père était un raconteur reconnu. Pêcheur et fermier, son répertoire incluait des genres divers, tels que les contes, les légendes, les menteries et les anecdotes. L’évènement déclencheur se produisit quand une de ses filles me raconta le conte Les deux renards et le baril de miel, appris de son père, version du conte type 15 (Le beurre (miel) volé par un faux parrain), d’après le catalogue international Aarne-Thompson-Uther / ATU (Aarne et Thompson, 1961) et un des contes les plus répandus en Acadie (Chiasson et al., 1993, p. 687). À ce moment-là, je m’étais dit que si un individu conservait de mémoire les contes de son enfance, d’autres personnes devaient également en retenir, ce qui m’incita à poursuivre mes enquêtes.

Étant donné que très peu de gens avaient recueilli les récits oraux de Pubnico, les données tirées de la littérature et des archives étaient minimes. Par conséquent, j’ai fait appel à des éléments qualitatifs ; la recherche s’est surtout penchée sur l’enquête sur le terrain. Entre 2004 et 2006, quatorze informateurs ont participé à une série d’entretiens semi-dirigés. Pour les recruter, j’ai consulté des personnes ressources, qui m’ont recommandé des individus en fonction du sujet de l’enquête. La seule condition que les répondants devaient remplir pour participer à l’enquête fut d’être d’origine acadienne et natif de Pubnico. Nés dans la première moitié du XXe siècle, entre 1908 et 1942, les participants étaient tous à la retraite ; ils avaient occupé les fonctions suivantes : pêcheur, enseignant, gérant d’une caisse populaire, infirmière et mère de famille. Notre insertion dans l’équipe du Laboratoire de littérature orale (LABOR), au Centre acadien de l’Université Sainte-Anne, sous la direction du titulaire de la Chaire de recherche du Canada en oralité des francophonies minoritaires d’Amérique (COFRAM), Jean-Pierre Pichette, m’a donné l’occasion d’élargir la recherche, car une des tâches fut de recueillir la tradition orale de milieux acadiens. La collection du LABOR contient plus d’une douzaine d’enquêtes menées à Pubnico durant les étés 2005 et 2006. En donnant des descriptions de fêtes et célébrations et en abordant les croyances d’autrefois, les personnes enquêtées ont fourni des récits oraux. Quelques-uns ont été intégrés à mon corpus. Les récits recueillis lors des enquêtes menées dans les cours d’ethnologie ont également été considérés[8]. Étant originaire de Pubnico, je suis familière avec l’histoire et la langue orale du milieu, ce qui a facilité le dialogue avec les informateurs. Toutefois, il y avait aussi des inconvénients ; j’ai été, entre autres, porté à éviter des sujets sensibles, de peur d’offenser. D’après le chercheur Montell et Allen (1981), les informateurs sont en fait plus aptes à parler de tels sujets avec un étranger (p. 13).

Au Canada français, les premiers folkloristes se sont surtout consacrés à la cueillette des formes des récits oraux rares ou en voie de disparition, des genres qui présentaient un lien avec un passé français, négligeant ainsi les genres actifs. Prétendant que la tradition orale était en danger de mourir, ils constatèrent qu’il fallait, de toute urgence, les recueillir et les conserver. Plusieurs, comme Germain Lemieux, qui avait formulé cette crainte, voyaient avec pessimisme l’avenir des enquêtes folkloriques : « Le folklore tire à sa fin ; dans dix ans, le folkloriste ne sera pas ce qu’il est aujourd’hui, parce que les détenteurs de la tradition orale se seront tous tus pour toujours : la période d’enquêtes aura pris fin ! » (Pichette, 1993, p. 488). Influencée par ces folkloristes classiques, j’ai commencé ma recherche, par sentiment d’urgence, en priorisant les contes, qui étaient menacés de disparition. Mes premières expériences sur le terrain ont été décevantes car, comme la transmission de ce genre de récits a presque cessé vers la moitié du XXe siècle, ils avaient, pour la plupart, été oubliés. Les quelques contes recueillis, qui m’ont seulement été racontés à cause de ma demande persistante, représentaient un genre démodé et inactif. J’avais donc l’impression d’arriver trop tard à cette cueillette de la matière folklorique.

Toutefois, en continuant la recherche, j’ai compris que si avec le passage du temps, certains éléments du folklore qui ne servent plus à la communauté disparaissent et sont aussitôt oubliés, d’autres persistent et de nouveaux apparaissent. Bien que les contes et les légendes se fassent plus rares à Pubnico, d’autres genres, comme les blagues et les anecdotes se racontent régulièrement. Suite à ce constat, j’ai voulu établir un corpus qui tiendrait compte de ces genres actifs. Structurées selon des travaux et des objectifs précis, mes premières enquêtes avaient été trop restrictives. La méthodologie que j’ai tenté d’appliquer par la suite est l’enquête monographique, plus souple, qui d’après l’ethnologue Jean-Claude Bouvier, vise un inventaire global du discours oral culturel qu’une communauté rurale ou globale tient sur elle-même (Bouvier et al., 1980). Pour obtenir ce discours oral que Bouvier nomme « ethnotextes », il faut laisser à l’informateur une liberté réelle pour faire son récit et lui permettre de dire ce qu’il a envie de dire. Laissant les conteurs déterminer eux-mêmes le répertoire, j’ai largement agrandi la collection et, par conséquent, cela m’a permis d’avoir un portrait plus complet de la culture du milieu. Plus d’une centaine de textes ont été classés et brièvement analysés : ce sont des contes, des légendes, des blagues, des anecdotes et des mystifications. C’est dans le contexte des années 1930 à 1950 qu’il faut situer les récits, car ils témoignent, pour la plupart, de la vie au début du XXe siècle. Des versions parallèles recensées ailleurs ont permis, le cas échéant, d’ajouter un élément de comparaison. Afin de souligner quelques observations pertinentes, les impressions des informateurs, l’historique du milieu ainsi que les recueils de récits oraux d’autres milieux acadiens ont été considérés.

Aperçu du répertoire

Pour fins d’illustration, je présente ici un portrait du corpus établi. Chaque genre représenté a d’abord été défini. J’indique également s’ils sont actifs ou non de nos jours. Ensuite, je donne un aperçu des types de récits recueillis en soulevant quelques-uns des thèmes communs évoqués et en offrant quelques exemples.

Les récits rassemblés furent racontés dans le parler régional. Parmi les particularités locales, plusieurs témoins combinent l’anglais et le français naturellement, ce qui reflète le bilinguisme fonctionnel de la population[9]. Inspirée des règles de transcription pratiquées depuis plus d’une quarantaine d’années, notamment par les ethnologues Jean-Pierre Pichette et Barry Ancelet, j’utilise une méthode qui régularise la graphie tout en conservant la transcription mot-à-mot[10]. Les variantes phonétiques ont été rendues en graphies normales afin de faciliter la lecture ; par exemple, chu [je suis], i [il/ils] et tcheut-part [quelque part]. Dans la mesure du possible, je respecte le vocabulaire et les structures de phrase des informateurs. Dans une volonté de préserver la nature orale des récits, certaines formes qui s’écartent de celles données dans les dictionnaires modernes ont été conservées, par exemple, lorsqu’il s’agit d’une ancienne forme autrefois considérée normative, comme « pis » [puis], itou [aussi] et icitte [ici]. J’incorpore aussi les régionalismes, les archaïsmes et les anglicismes, qui sont tous des éléments qui composent la langue populaire telle qu’on continue de la parler. Pour faciliter la compréhension, les mots qui pourraient porter à confusion sont mis en italique et leur équivalent français est donné entre crochets.

Les légendes

La légende se base sur une action fantastique généralement difficile à croire, mais contrairement au conte, elle a toujours un fond historique. Comme le souligne l’ethnologue Jean-Pierre Pichette :

elle nomme les personnages, cite les lieux, indique l’époque, apporte des preuves et s’appuie sur des témoins bien identifiés. Ces circonstances exigent de l’auditeur une croyance dans les faits exposés d’autant plus grande qu’il ne peut habituellement pas les vérifier.

1977, p. 42

Même si le XIXe siècle fut à Pubnico une époque riche en croyances, très peu de légendes ont été recueillies, et aujourd’hui elles sont rares. Comme dans la plupart des régions acadiennes, les êtres légendaires, tels que le loup-garou, le feu follet et le diable faisaient partie de la conversation courante, mais depuis le milieu du XXe siècle, ils sont presque complètement absents de la tradition orale du milieu.

En raison d’un accès limité à la scolarisation, les gens restèrent longtemps ignorants des causes véritables des phénomènes mystérieux dont ils furent témoins. Or, de nos jours, le niveau de scolarité de la population étant plus élevé, il est plus facile de trouver des explications scientifiques pour les légendes, ce qui explique peut-être en partie leur rareté. Les narrateurs contemporains de récits légendaires ont rarement été témoins des expériences relatées ; ne partageant pas les croyances des ancêtres, ils fournissent, lorsque possible, une explication logique. Par exemple, après avoir lié les feux follets aux revenants en discutant des superstitions de ses ancêtres, un informateur précise que ces petites flammes furent causées par l’échappement d’un gaz et il tourne en dérision la croyance de ses ancêtres : « Z-eux croyiont [que] c’était un ghost [revenant], feu follet. But, il y a no such a thing [ça n’existe pas]. […]. Ils croyiont que ces petites flambes-là les chasait [poursuivaient]. Ça les chasait point. C’était pas vrai.[11] ». Dans certains cas, les informateurs décrivent plutôt des incidents mystérieux survenus dans un village avoisinant, tels que l’Île des Surette. Même si la croyance ne joue plus un rôle important dans leur transmission, certaines légendes, racontées d’une génération à l’autre, ont survécu jusqu’à nos jours et elles font connaître les anciennes croyances et la mentalité des ancêtres.

Les légendes que j’ai recueillies à Pubnico sont basées sur des croyances traditionnelles de nature superstitieuse ou religieuse. Une partie des récits recueillis font connaître un personnage marginal nommé communément la Vieille Mary, à qui l’on attribua des pouvoirs surnaturels. Quoique les cas de sorcellerie à Pubnico semblent avoir été plutôt rares, à l’époque, quelques habitants superstitieux craignaient les pouvoirs de la Vieille Mary et sa présence les inquiétait. D’après les témoignages, on la blâmait pour tous agissements étranges. Par exemple, une dame qui souffrait d’une infection de la vessie s’était convaincue que c’était la sorcière qui l’avait ensorcelée. Voulant lui renvoyer son sort, elle fit bouillir son urine dans un pot de chambre, et imaginez que la jeteuse de sorts tomba malade (d’Entremont 2006, p. 176-179). On trouve des versions parallèles un peu partout en Acadie[12].

Ensuite, parmi les légendes recueillies, plusieurs sont liées aux miracles, punitions divines et avertissements, encore une fois peut-être parce que ce sont des phénomènes qui restent inexplicables car nous n’avons pas la science pour les interpréter. Même s’ils n’ont pas toujours été d’accord avec l’organisation traditionnelle de la messe ou du clergé, les habitants de Pubnico, notamment les aînés, sont fiers de leur foi religieuse, ce qui est reflété dans quelques-uns des récits. On attribuait, par exemple, des pouvoirs surnaturels aux prêtres qui, d’après les témoignages, pouvaient guérir, arrêter le feu et changer la direction du vent en faisant appel à la foi religieuse. Dans le récit « Le père Comeau change la direction du vent et contrôle le feu », le curé de la paroisse installe un crucifix sur une maison afin de la protéger du feu qui est pris dans la grange à côté ; d’après les témoignages, le vent aurait changé de direction et la maison fut épargnée[13]. On trouve des récits similaires dans la plupart des régions acadiennes. Catherine Jolicoeur, par exemple, présente une variante dans son ouvrage Les plus belles légendes acadiennes dans lequel un prêtre change la direction du vent et sauve une maison en danger du feu en la bénissant (1981, p. 165).

Quelques récits se rattachent aux croyances superstitieuses liées à la mer. D’après la tradition orale, siffler en mer, par exemple, amène le vent et porter du jaune apporte la malchance. Même s’ils n’aiment pas l’avouer, encore aujourd’hui, certains pêcheurs, qui restent méfiants, prennent toujours les précautions nécessaires pour ne pas avoir de malheurs en mer. Vu que l’économie du milieu dépend surtout de la pêche, il n’est pas surprenant qu’une partie des récits recueillis se rapportent à la mer. Considérez le prochain récit dans lequel un pêcheur est averti de la mort de sa mère.

Le petit oiseau jaune

Mon grand-père Théophile était à la pêche aux Grands Bancs à quelque part. […]. Et ce certain matin icitte, il a été dans sa dory et tout rigée [préparé] pour la journée. Et tout tôt le matin, un beau petit oiseau jaune qu’a venu, il s’a posé sur sa calotte. Et il [Théophile] a commencé à shaker son sou’wester pour essayer à le driver [chasser]. Et il s’en allait un petit bout et il venait back, le petit oiseau […], toute la journée, il a été embarrassé de son petit oiseau. […]. Et quand ce que le trip a été fini, qu’ils avont venu au havre […] le clocher d’église a commencé à sonner : « boong, boong », la cloche de la mort. Et grand-père a dit :

– Ça c’est ma mère qu’est morte.

C’était ça le petit oiseau, le signe […][14].

L’oiseau est en fait un signe de mortalité commun en Acadie, ce qui fait que plusieurs récits ont été recueillis à ce sujet. Aux Îles de la Madeleine, par exemple, un homme s’était noyé et son épouse vit une colombe se promener dans sa chambre durant toute cette nuit (Chiasson, 1969, p. 99), tandis qu’à Memramcook, une femme vit une hirondelle entrer dans la maison trois jours avant la noyade de son fils (Jolicoeur, 1981, p. 99-100).

Les contes

D’après le Petit Robert, le conte populaire est un récit de faits, d’aventures imaginaires, destiné à distraire. Jean-Claude Dupont affirme que « ces récits fictifs dont les personnages ne sont pas individualisés et l’action n’est pas localisée géographiquement, veulent recréer, distraire, fournir une évasion. » (2002, p. 21). À Pubnico, au milieu du XXe siècle, « c’était l’abondance de contes » d’après Helen Creighton (1988, p. iv). Avec le temps cependant, les distractions des temps modernes remplacèrent les divertissements traditionnels et les contes sont presque entièrement sortis du répertoire actif ; les contes merveilleux, par exemple, qui étaient généralement longs et qui pouvaient prendre des heures à raconter, sont pour la plupart tombés dans l’oubli. Avec un peu d’encouragement, j’ai quand même réussi à recueillir neuf contes d’individus qui avaient un parent ou un grand-parent conteur (d’Entremont, 2006, p. 79-106) ; vu que les informateurs n’avaient pas entendu ces récits depuis leur jeunesse, ils avaient de la difficulté à se remémorer les détails. Certains contes, tels que « Cendrillon », « Le Petit Chaperon rouge » et « Les Trois Ours » puisent aux sources imprimées qui, comme les recueils de chansons, ont beaucoup influencé le répertoire oral du milieu. Quelques-uns furent apportés de la France et remontent au Moyen Âge. Considérez, par exemple, le récit suivant, qui met en scène deux personnages qu’on retrouve dans les fables de La Fontaine : le renard rusé, farceur traditionnel, et le loup niais (remplacé par un renard niais ici à cause d’un trouble de mémoire), communément pris au piège à cause de sa sottise et de son imprudence :

Les deux renards et le baril de miel (Aarne et Thompson, 1961 ; ATU type 15, Le beurre (miel) volé par un faux parrain)

C’était deux renards qu’aviont trouvé un baril de miel. Et [il y] en avait un qu’était right smart [intelligent] pis l’autre était point smart. Le plus smart a dit :

– Sauvons-le pour l’hiver et je viendrons [en] manger dans l’hiver. So, ils s’en avont été chez eux. Et celui-là qu’était smart a starté [s’est mis] à penser :

– Je pourrais pourtant aller manger dans ce baril-là.

Et l’autre resterait au logis. Pour avoir une excuse, il a dit :

– Ils m’avont demandé pour aller parrain. Je vas aller.

So, il a bouné [parti], il a été au baril de miel. Il a commencé à manger dedans. Et quand ce qu’il a venu chez eux, back [revenu], il [le loup] a dit :

– Comment ce vous avez appelé votre bébé ?

– Bien-Commencé.

Et après ça, ils ont resté là [un moment], et il [le renard] avait encore faim. La deuxième fois, il a dit :

– Je suis encore invité pour aller parrain.

L’autre a dit :

– C’est-y point drôle qu’ils te demandont tant à toi, et moi je suis jamais invité ?

OK, il a été, et cette fois-là, il a mangé, mangé dedans.

– Bien-Avancé.

Bien-Avancé qu’ils l’aviont appelé le bibi.

– Mais, quel drôle de nom, l’autre a dit.

Il a fait ça back [encore]. Fallait qu’il fût encore parrain. So il a été, et c’était la troisième fois. La troisième fois, il commençait à voir le fond du baril. So il a dit qu’ils aviont appelé le bébé, Le-Fond-y-Paraît.

L’autre disait :

– Quel drôle de nom.

La dernière fois qu’il a été, il l’a tout frippé [léché le baril]. So quand ce qu’il a été chez eux [le loup lui demanda] :

– Comment-ce qu’ils l’avont appelé ce fois-icitte ?

Il a dit :

– Tout-Frippé.

So, il dit :

– Mais c’est assez drôle, les noms qu’ils donnont à leurs bébés.

Ça fait, après ça, ils ont resté là un élan, les deux renards. Pis l’autre qui savait point about le miel disait :

– J’allons-t-y point aller manger notre miel ?

– Oh, l’autre disait, mais il y a du temps en masse.

Ça fait, quand ce qu’il avait tourmenté assez qu’il pouvait plus faire sans aller regarder, ils avont parti. Quand ce qu’il a trouvé le baril de miel vide :

– Ah ! il a dit, à cette heure je sais où ce t’allais.

Et il a parti à le chaser [poursuivre] et ça a fini les deux renards.[15]

Comme c’est le cas pour la plupart des contes recueillis à Pubnico, aucun élément n’a été localisé ou modifié afin de refléter la culture acadienne, à part le parler. On a recueilli plusieurs versions de ce récit, aussi bien en Acadie qu’en France. Le nom des filleules varie d’une région à l’autre, mais ceux-ci décrivent toujours l’état du baril. Par exemple, Geneviève Massignon a publié une version française « Le loup et le renard », dans laquelle le renard nomme ses filleuls Entamé, Moitié et Bien-léché (1983, p. 321-325).

À Pubnico, les principaux conteurs de contes furent les mères et grands-mères, qui transmettaient leurs récits aux enfants dans le contexte de veillées familiales. Aujourd’hui, à cause du rythme pressé et des distractions des temps modernes, il est difficile de trouver le temps nécessaire pour la narration et l’apprentissage de longs récits. Ceux qui racontent toujours des contes à leurs enfants le font en ayant recours à des recueils imprimés qui le plus souvent contiennent des récits qui sont étrangers à notre folklore. Dans certains contextes, notamment dans le cadre des rassemblements, les vieux contes français furent remplacés par des formes plus courtes telles que la blague qui, comme l’affirme le folkloriste Barry Ancelet, peut être raconté dans en instant, sans interrompe le flux de vie quotidien (1994, p. xxxi).

Les blagues

Selon le Petit Larousse, les blagues sont des histoires imaginées pour faire rire ou pour tromper. La chercheuse Moira Smith affirme qu’une blague peut se présenter sous forme de questions et de réponses ou comme une courte narration qui se termine par une chute (1990, p. 75). Les blagues recueillies à Pubnico appartiennent toutes à la deuxième catégorie et elles font partie du répertoire oral actif ; elles se content lors des rencontres d’amis, lors des spectacles ou de réunions, à la maison, au travail ; en fait, partout où il y a de l’interaction. Un certain nombre de blagues, ayant un lien avec les contes types du catalogue ATU, pourraient être répertoriées parmi les contes facétieux. Toutefois, cette classification mériterait une étude plus approfondie puisque certains contes facétieux, comme les histoires de Petit-Jean, sont majoritairement de l’invention fictive, tandis que d’autres sont localisées et contiennent un mélange de fiction et de faits. Par conséquent, certains chercheurs étudient la blague comme un genre à part.

En plus de nous renseigner sur les caractéristiques de l’humour de différentes populations, les blagues font connaître certains aspects de leurs cultures (Ancelet, 1994, p. xxxii). Pour Barry Ancelet, ce qui fait rire les gens d’une communauté est directement lié à la compréhension de leurs valeurs sociales ; il précise qu’une blague qui semble ordinaire à première vue peut en fait dissimuler des soucis psychologiques ou culturels (1994, p. xxxii). Moira Smith affirme qu’en décrivant une situation difficile ou un problème sous forme de blague, les gens se permettent de s’éloigner de leurs inquiétudes ou de leurs soucis et d’en prendre le contrôle psychologique (1990, p. 77). Même si elles sont basées sur des scénarios fictifs, les blagues recueillies reflètent les préoccupations, les valeurs et les attitudes communes aux habitants de Pubnico et, dans certains cas, à la plupart des Acadiens des Maritimes et des Cadiens de Louisiane (d’Entremont, 2011). Quelques-unes sont originales tandis que d’autres appartiennent au répertoire international.

Au début du XXe siècle, surtout avant l’arrivée de la radio et de la télévision, à part les hommes d’affaires, les Acadiens de Pubnico pouvaient ne parler l’anglais que rarement, par manque de contact avec les communautés anglophones. Par conséquent, plusieurs récits se rattachent aux problèmes de communication entre les cultures dus à un manque d’expérience dans l’autre langue.

Uncle Charlie frappe un piéton

Les soeurs restiont right across du chemin [en face de l’église], au couvent, là, à Pubnico. So après la messe, ils marchiont single file [en file indienne], là, pour le couvent, manière comme des pingouins avec leurs bonnets blancs, avec une marque dessus, habillées en noir. So Uncle Charlie venait down du chemin avec la Model T Ford avec rien que des brakes [freins] sur les roues de derrière. Il a point pu arrêter en temps. Il a nické [heurté] la dernière soeur. Ça l’a tirée dans le ditch [fossé]. So ils avont eu un inquiry [enquête] après ça et le policeman a dit :

Now Charlie, in your own words, could you tell us what happened when you hit the pedestrian [Maintenant, Charlie, dans tes mots, pourrais-tu nous dire ce qui est arrivé quand tu as frappé le piéton] ?

Charlie a dit :

She wasn’t a pedestrian, she was a Roman Catholic [Ce n’était pas un piéton ; c’est une catholique].[16]

En fait, les récits sur les méprises phonétiques sont communs à la culture acadienne. J’ai entendu une version similaire en Louisiane dans laquelle un père est déçu d’apprendre que sa fille est devenue « protestante » quand elle a vraiment dit qu’elle était devenue « prostituée ». Les Acadiens s’identifient facilement à ce type de récit puisque plusieurs ont été victimes ou ont connu quelqu’un qui fut victime d’une telle situation.

D’autres blagues portent sur les membres du clergé et les institutions religieuses, reflétant un héritage d’humour anticlérical qui date de la période coloniale (Ancelet, 1985). Même si on obéissait généralement au prêtre et qu’on lui accordait beaucoup de respect, ce dernier imposait plusieurs interdictions, telle la défense de la danse et il faisait des commentaires brutaux contre les mauvaises actions des gens. N’osant pas critiquer ouvertement l’autorité religieuse, on le faisait par des farces, comme l’affirme Ronald Labelle (1985, p. 201). Parmi les thèmes abordés, il y a l’honnêteté des membres du clergé ; on évoque, par exemple, le raisonnement douteux des curés qui tiraient de l’argent des villageois qui avaient déjà de la misère à faire vivre leurs familles (d’Entremont, 2006, p. 189-190). Vu qu’à Pubnico, les curés prêchaient souvent contre l’impureté, il n’est pas surprenant que la moralité sexuelle devint également un thème courant. Quelques récits portent sur les infidèles, tandis que d’autres s’interrogent sur la moralité sexuelle des membres du clergé, reflétant le scepticisme des gens envers l’institution religieuse. Considérez ce récit :

L’imbécile apprenti

Les docteurs faisiont des house calls [consultations à domicile], so quand ça a venu le temps au docteur à se retirer, il traînait son remplaçant, un jeune docteur. Il lui a montré comment faire des house calls. La première maison qu’il a venu, il y a une femme qu’a dit qu’elle était fatiguée, elle était run downed, elle avait point de pep. So le docteur a pris sa fièvre et quand ce qu’il a gardé sur le thermometer, le thermometer a slipé, il a roulé dessous le lit. Il a été le qu’ri [quérir], il a gardé back dessus, il a dit :

– Je sais quoi c’est que ton trouble. Tu fais trop pour l’église. Vingt-cinq piastres.

So quand ce qu’ils avont sorti dehors, le jeune docteur a dit :

Boy, t’as fait vingt-cinq piastres aisé, but dis-moi, comment ce tu savais qu’a faisait trop de travail pour l’église ?

Well, il a dit, quand j’ai été sous le lit ramasser le thermometer, le prêtre de la paroisse était là.[17]

Notons que des récits basés sur l’humour anticlérical font partie de la tradition orale de la majorité des communautés acadiennes et cadiennes. À titre d’exemple, la collection de Barry Ancelet contient un récit, « Le hobo catholique », qui met en scène un mendiant qui va demander à manger quelque part et lorsqu’on lui demande s’il est catholique, il répond : « O, ouais ! Mon père était un prêtre et ma mère était une soeur ! » (1994, p. 100-101). Au Village-du-Bois, dans la vallée de Memramcook, on raconte qu’un gars s’était confessé d’avoir sorti avec une autre femme et, quand le prêtre lui demandait son nom, celui-ci répondait : « Je vous dirai pas, parce que vous irez pour me la ôter comme vous avez fait à l’autre » (1985, p. 201).

Parmi les autres thèmes sensibles abordés, il y a la politique et les tensions culturelles entre les Acadiens et leurs voisins anglophones, thème qui est également commun parmi les anecdotes.

Les anecdotes

D’après le Petit Robert, l’anecdote est un petit fait curieux dont le récit peut éclairer le dessous des choses, la psychologie des hommes. Dans le sud-ouest de la Nouvelle-Écosse, on les nomme généralement « histoires » ou « yarns ». Richard Bauman définit « yarn » comme une narration, racontée et acceptée comme vérité, à l’égard de quelque chose qui dépasse le savoir, l’expérience, ou l’attente courante ; d’après lui, sa principale caractéristique est qu’elle traite d’expériences personnelles (1972, p. 224). Généralement, pour qu’une expérience mérite d’être transformée en forme narrative, il faut qu’elle soit remarquable, d’une manière ou d’une autre. Le plus souvent, les anecdotes sont racontées par un narrateur qui a été directement impliqué ou témoin de l’aventure en question.

L’anecdote est de loin le genre oral le plus courant à Pubnico. Parmi les 131 récits rassemblés, 56 sont des anecdotes. Reflétant la vie d’autrefois, celles-ci touchent à une variété de thèmes, comme la pêche, la ferme familiale, les temps durs et la modernité, notamment l’arrivée de technologies nouvelles. J’ai recueilli, par exemple, un récit portant sur le premier bateau à moteur. Selon les témoignages, quand le temps est venu pour accoster le quai avec ce nouveau bateau pour la première fois, il a fallu plus d’un essai. N’étant pas habitués à cette nouvelle technologie, les pêcheurs qui étaient à bord laissèrent le bateau prendre trop de vitesse[18]. Des récits semblables se racontent ailleurs. À la Baie Sainte-Marie on raconte l’histoire d’un homme qui acheta sa première radio à piles[19]. Ne s’y connaissant pas en radiodiffusion, il se fâcha puisqu’on parlait en anglais et il alla retourner son achat en pensant qu’on lui avait vendu, par mégarde, une radio anglaise.

D’autres récits touchent plutôt aux relations avec les cultures environnantes, notamment des Amérindiens et des Anglais. Les récits entourant la Déportation des Acadiens sont rares, mais le sentiment d’infériorité développée par le peuple envers la culture dominante continue à jouer un rôle important dans la vie des gens. Quelques récits exposent la fierté des villageois qui se sont longtemps sentis inférieurs à la culture majoritaire. Considérez ce récit qui évoque des souvenirs d’un temps dur qui marqua fortement les gens du village :

Des oeufs et du bacon pendant la dépression

Une histoire qu’il [son grand-père] contait […]. Le boat, probably le Cupola […] avait havré à Lockport. Et then, ils aviont poussé [continué leur chemin] à Lunenburg vendre leur catch. Et c’était dans le temps de la dépression. Tout le monde était pauvre. So, ils sliciont une strip de lard hors du baril et ils frottiont ça sur la stovepipe, là. So la senteur montait up en travers des ventilators du boat et les Anglais sur le quai disiont :

Boy, those French guys, they really know how to eat. Imagine, bacon and eggs during the depression. [Les Français savent manger. Imaginez, des oeufs et du lard pour déjeuner lors de la dépression].

Z-eux qu’étiont là à starver [mourir de faim], but ils chauffiont la couenne de lard sur le stove, rien que pour donner l’impression qu’ils étiont plus riches qu’ils étiont, pour point que les Anglais surent combien ce qu’ils étiont pauvres.[20]

Encore pendant la première moitié du XIXe siècle, les Acadiens, qui avaient l’impression d’être discriminés et rabaissés par la culture majoritaire, se sentaient fortement inférieurs aux Anglais, comme le souligne le narrateur de ce récit : « …quand moi j’étais jeune, les Anglais étiont number one, nous autres, j’étions number two » (d’Entremont, 2006, p. 235). Cette anecdote expose les effets de cette oppression culturelle. Les fiers Acadiens n’avaient aucune intention de montrer aux anglophones à quel point ils étaient pauvres.

Les anecdotes recueillies à Pubnico font également connaître un certain nombre de personnages, comme des héros, des sottes et des hommes forts. En fait, les anecdotes sur les hommes forts abondent en Acadie[21]. Les chercheurs les ont souvent classées parmi les légendes, mais vu que les récits que j’ai recueillis m’ont été racontés comme des faits réels plutôt que fantastiques, je les ai insérés parmi les histoires vraies. Les exemples recueillis à Pubnico mettent surtout en scène des individus qui réussissent à soulever quelque chose d’extrêmement lourd (d’Entremont, 2006, p. 215-226).

Les mystifications

La moitié des anecdotes recueillies à Pubnico sont des mystifications, c’est-à-dire des histoires décrivant les divers tours que les gens se sont joués. La mystification, une coutume universelle qui consiste à tromper les gens en abusant de leur crédulité, appartient à la culture populaire depuis longtemps ; sa présence est attestée au moins depuis le XVIe siècle, à l’époque de François Rabelais (Maillet, 1972). D’après mes recherches, la mystification fut particulièrement vigoureuse en Acadie au XXe siècle, notamment entre les années 1940 et 1970. En discutant avec diverses gens, j’ai constaté que presque tout individu, qu’il soit jeune ou âgé, qu’il habite à la campagne ou à la ville, peut se rappeler d’un incident concernant un tour joué.

La plupart des narrations recueillies sur le sujet exposent des exemples de tours classiques exécutés à l’automne, aux alentours de la fête de l’Halloween. La collection contient des variantes de tours courants, comme celui du paquet rempli d’excréments et mis en feu sur le seuil des maisons ; le résultat attendu était de faire marcher une victime dans la substance désagréable (d’Entremont, 2006, p. 274-275). On entend en fait des versions parallèles à la Baie Sainte-Marie, au Nouveau-Brunswick, au Québec en Louisiane, entre autres. Parmi les autres récits de tours rassemblés, plusieurs portent sur un légume ou un aliment, comme une soupe ou une sucrerie, volé (d’Entremont, 2006, p. 282-285, 296-311). La pratique de voler les légumes des jardins fut autrefois un tour fréquent chez les Acadiens des Maritimes et des Îles-de-la-Madeleine. À Pubnico, on les prenait surtout dans l’intention de les manger ou de les lancer à l’intérieur des maisons pour faire enrager les propriétaires et les faire sortir, comme l’explique cette informatrice : « On allait voler les navots et les choux hors des petits jardins. Et on rouvrait les portes des maisons, on les tirait dedans [22]» :

Grosse citrouille roulée dans une maison

Un autre que j’avons fait que je suis point much proud [trop fier] à cette heure – j’aurais jamais voulu [qu’on découvre que j’étais impliqué]. C’est rien qu’entre nous autres. C’est fini à cette heure. – Il y a un gars qui s’appelait Spinné. Son franc nom était Elmer. Et il feedait [nourrissait] une citrouille avec du lait. Il prenait une aiguille et il injectait du lait dans le stump [tige], là, pour la [faire] grossir. Il voulait la mettre à l’exhibition [évènement annuel qui comprend des concours de légumes]. Et, un soir, ils [les farceurs] avont dit – Elle était venue grosse. – Ils avont dit : « Well, faut j’allions faire something [quelque chose] sus Spinné ». Et j’avons bouné, et Ranny à Fouine a cassé off [cueilli] la citrouille. Et, entre lui et Bobby, ils la portiont, you know [tu sais], et ils ont rouvri la porte et donné l’air à la citrouille en dedans le logis, fessé [le poêle]. La patte du stove a écrasé en poussière. Il [Elmer] a dit, si jamais qu’il savait qu’il pouvait attraper whoever qu’avait fait ça [il y aurait des conséquences]. Well, c’était point un bon trick.

Commentaires

CD : Et quoi ce qui vous avait fait décider d’aller chez eux ?

FD : Well, c’est ça, on allait où ce qu’on croyait qu’on allait attraper le diable ou bien donc avoir une chase [poursuite]. […]. Lui était tout le temps dehors à courir around, tu sais [après les joueurs de tours], so

CD : C’était plus le fun de même ?

FD : Mais si t’avais point une chase, ça valait point much la peine que tu fus. […][23].

Le fait que les farceurs se sentent mal d’avoir causé accidentellement des dégâts matériels en jouant leur tour suggère qu’ils désiraient se montrer respectueux envers les membres de la communauté.

En plus de faire connaître une forme de divertissement commune, les récits de tours font découvrir l’univers espiègle de la mystification. Les farceurs mis en scène jouent surtout leurs tours pour passer le temps et pour sanctionner les colériques ainsi que ceux qui ne les ont pas invités à leurs rassemblements.

Conclusion : Une littérature orale vivante et dynamique

Nous avons vu que certains éléments de la tradition orale acadienne de Pubnico sont démodés et rares de nos jours, tandis que d’autres sont tombés dans l’oubli. Toutefois, d’autres récits, tels que les blagues et les anecdotes remplacent ces genres désuets ; actifs de nos jours, ils attestent la vitalité de la littérature orale du milieu. En plus de montrer que la pratique des récits oraux est un phénomène culturel encore dynamique, l’enquête met en valeur l’importance de récits actifs appartenant à des genres moins classiques qui intéressaient peu les premiers ethnologues. En fait, l’étude a démontré que les anecdotes, qui sont locales et révèlent des traits, préoccupations, valeurs, habitudes et comportements communs aux habitants, sont plus représentatives de la population étudiée que les contes, qui n’intègrent que très peu d’éléments culturels.

Cette recherche initiale représentait un point de départ. Elle représente avant tout la synthèse d’une collection qui donne, pour la première fois, un avant-goût de la tradition orale acadienne d’une région qui restait jusqu’à présent mal connue. Maintenant que j’ai établi un corpus et montré que la narration joue encore un rôle important dans la vie quotidienne des habitants, il est temps d’élargir la recherche. J’espère me pencher, à long terme, sur des questions d’identité culturelle. On le sait, les études en tradition orale ont depuis longtemps montré que les narrations d’une communauté reflètent l’identité culturelle, notamment les conceptions et les valeurs du milieu (Bouvier, 1980 ; Stahl, 1977 ; Ancelet, 1994, 2004). Alors, une question se pose : est-ce que les récits oraux racontés à Pubnico sont représentatifs de la culture locale ? Le corpus établi révèle un riche fonds à approfondir. Il permet, par exemple, de constater que le sentiment d’infériorité développé par les habitants envers la culture dominante continue à jouer un rôle important dans la vie des gens, ou encore que les gens se donnent le devoir d’exercer le droit populaire et de punir ceux qui se démarquent en les mystifiant. D’après Bouvier, pour s’ouvrir au discours en général sur l’identité, il faut éviter de s’enfermer dans une orientation du discours par une classe d’âge (1980, p. 67). Quoique cela n’était pas prévu, vu que nous cherchions au début les récits menacés de disparition, il n’est pas surprenant que les personnes âgées ont été privilégiées. Une enquête menée auprès de jeunes permettrait notamment de poser un nouveau regard sur la littérature orale du milieu.

Par désir de focaliser sur la survivance et l’évolution de la littérature orale acadienne, afin de piquer l’intérêt des jeunes chercheurs, j’ai l’intention de continuer à étudier les genres actifs. Quand on a affaire à un genre actif, il n’est pas nécessaire de rechercher les informateurs les plus vieux pour l’étudier, comme c’est le cas pour le conte populaire ; cela peut même être un facteur attirant pour un jeune chercheur. Sandra Stahl affirme qu’il n’y a pas de genre plus approprié que l’anecdote pour le chercheur qui s’intéresse à étudier une forme narrative qui est un élément essentiel de la vie sociale des gens (1983, p. 274). En 1920, Marius Barbeau, un des seuls à avoir publié des anecdotes, remarquait déjà la popularité de l’anecdote : « […] il est évident que leur nombre est quasi incalculable, puisqu’il ne serait pas difficile d’en noter des centaines à chaque endroit » (1920, p. 174). Barbeau avoue cependant ne s’être intéressé à ce genre de récit qu’incidemment, au cours de ses enquêtes. Même si les folkloristes reconnaissent les récits décrivant des expériences personnelles comme catégorie de la tradition orale depuis un bon moment (Stahl, 1977, 1983 ; Ancelet, 1994), très peu de chercheurs semblent avoir donné une attention particulière à la publication de l’anecdote, peut-être à cause de son contenu, qui n’est pas tout à fait traditionnel et de sa forme, qui est moins structurée que celle du conte et moins intéressante pour la publication. De plus, l’organisation de ce genre, qui peut prendre diverses formes et porter sur une variété infinie de thèmes, n’est pas évidente. Il reste que l’anecdote est un genre actif qui reflète l’identité culturelle. Pour encourager d’autres chercheurs à publier des anecdotes dans divers milieux, il faudrait dès que possible proposer des façons de classer ces récits[24].