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Introduction

Partout dans la francophonie canadienne, les traces linguistiques du contact français/anglais constituent un terrain idéologique miné. Le débat à leur sujet n’est pas neuf : il nourrit le discours sur la langue depuis les origines de la littérature canadienne-française, il a été au coeur du développement de ses héritières québécoise et franco-canadiennes (y compris l’acadienne) et il se poursuit ardemment aujourd’hui. Ses enjeux se sont modifiés suivant les époques, mais ils restent chaque fois déterminants. À ce sujet, la sociolinguiste Chantal Bouchard a montré le « malaise » que les Québécois ressentent face à leurs usages linguistiques, la « source de préoccupation » que la langue constitue pour eux, ainsi que le rôle que leur situation de contact « avec une population continentale qui utilise la langue la plus puissante sur le plan international » joue dans ce malaise (2002, p. 8 et 17). La critique littéraire Lise Gauvin, quant à elle, qualifie cette préoccupation de « surconscience linguistique », laquelle affecte les écrivains francophones minorisés partout dans le monde et oriente de manière fondamentale l’évolution de la littérature québécoise :

Depuis qu[e la littérature québécoise] existe en effet, voire depuis qu’elle s’interroge sur sa propre existence, critiques aussi bien qu’écrivains entretiennent un discours réflexif sur la langue. Des oscillations de ce discours dépend en grande partie l’évolution de cette littérature.

2002, p. 7

Gauvin ajoute que, dans ce discours sur la langue comme dans les stratégies d’écriture mises en place par les écrivains, « [l]a proximité d’autres langues » et « la situation de diglossie » dans laquelle ils se trouvent jouent un rôle central (2000, p. 9). Selon elle, le débat sur la langue qui a chapeauté la modernité littéraire québécoise se situait d’abord, précisément, « entre le français et l’anglais, alors utilisé comme langue véhiculaire » (2000, p. 212)[1].

On sait que ce débat fait rage avec le plus d’intensité là où les traces du contact sont le plus présentes. Au Québec, c’est à Montréal que le rapport, en constante renégociation, entre le français et l’anglais est le plus névralgique (Harel, 1989, p. 89-90). Au Nouveau-Brunswick, la région de Moncton est elle aussi le théâtre de vives dissensions sur la langue, comme en témoignent les réactions au chiac qui s’y sont manifestées (Boudreau et LeBlanc, 2000, p. 231 ; Leclerc, 2006). En Nouvelle-Écosse enfin, à la Baie Sainte-Marie, l’acadjonne fait l’objet d’un ralliement parmi les Acadiens, mais également de tensions et de luttes discursives liées à la présence de l’anglais dans ce vernaculaire (LeBlanc, 2012). D’une à l’autre de ces régions, toutefois, le contact du français avec l’anglais et les perceptions à son égard se modulent différemment. Qu’arrive-t-il lorsque la trajectoire d’artistes acadiens, originaires de Moncton et de la Baie Sainte-Marie, vers le Québec font se croiser ces différentes approches du contact ?

Le présent article a pour point de départ le postulat sociolinguistique d’un lien entre les pratiques langagières (telles l’alternance entre le français et l’anglais ou l’usage de codes mixtes dans les productions artistiques) et les représentations linguistiques, soit « les images, les opinions, les préjugés qui circulent sur les langues et qui sont partagés, inégalement, par un ensemble de locuteurs dans une communauté donnée » (A. Boudreau, 2009, p. 441[2]). Il propose d’étudier les chansons du groupe musical d’origine acadienne Radio Radio et leur réception au Québec, afin d’éclairer l’évolution du discours sur la langue et celle des pratiques artistiques hétérolingues qui découlent de la situation de contact entre français et anglais propre aux minorités francophones du Canada. Mais surtout, il veut appréhender de manière synchronique les oscillations du discours sur la langue auxquelles Gauvin fait référence. En particulier, il veut faire le point sur le rôle que Radio Radio a joué dans le débat idéologique québécois sur la langue – c’est à dire, dans les termes de Jan Blommaert, un débat « in which language is central as a topic, a motif, a target, and in which language ideologies are being articulated, formed, amended, enforced » (Blommaert, 1999, p. 1).

La période actuelle semble propice à ce type d’investigation, puisque les oscillations du discours sur la langue y sont particulièrement manifestes : les évidences d’hier perdent en solidité mais pas en réitérations, tandis que de nouveaux discours, de nouvelles interprétations émergent, voire s’imposent, le tout donnant lieu à un vif débat. Quant à Radio Radio, le groupe se démarque à la fois sur le plan des pratiques et des représentations. D’une part, il tire son idiolecte à même l’acadjonne de la Baie Sainte-Marie et le chiac du Sud-Est du Nouveau-Brunswick, deux codes mixtes où de l’anglais se mêle au français acadien. Les usages linguistiques de Radio Radio sont résolument hétérolingues. De l’autre, ces usages ont été mobilisés dans les articulations récentes du débat sur la langue au Québec, auxquelles la chanson populaire a servi de déclencheur[3], de sorte qu’ils y ont alimenté une transformation en cours des représentations linguistiques. L’hypothèse dont je souhaite faire la démonstration est qu’un déplacement idéologique dans les représentations linguistiques émergentes affecte le rapport de force entre le Québec et l’Acadie, c’est-à-dire qu’il perturbe la hiérarchie entre les deux cultures selon laquelle « le Québec représente […] le lieu de définition de la norme en matière artistique et culturelle » (R. Boudreau, 2007a, p. 37).

Un bref rappel de l’établissement puis de la fragilisation de certains consensus sociaux en matière de contact du français avec l’anglais permettra de rendre compte de cette évolution récente des représentations linguistiques dont, au Québec, Radio Radio a été à la fois un indicateur et un catalyseur. À partir de la Révolution tranquille, les traces linguistiques du contact français-anglais ont le plus souvent été interprétées comme la manifestation synchronique d’un processus diachronique en cours, soit la disparition des francophones en Amérique. Elles ont donc été entourées d’une aura funeste, prises en charge par ce que François Paré, à propos de l’Ontario français, a appelé « un contre-récit cataclysmique de la disparition collective » (1994, p. 20). Dans cette perspective, l’anglais, langue dominante, était nécessairement perçu comme une menace : on le concevait comme « la structure agressante […] érodant et atteignant dans sa cohésion interne la langue de la communauté minoritaire » (Ouellette, 1969, p. 8, cité par Gauvin, 2000, p. 37).

Une telle conception a eu des répercussions sur le rapport que le Québec entretenait avec les autres francophones du Canada. Pour une littérature québécoise en pleine modernisation nationaliste, il devenait nécessaire de :

se couper du discours troué, jugé désormais inopportun et trop étroit, d’un Canada français minoritaire. […] Non plus le symbole de la glorieuse implantation du français à travers le continent, [… ce discours apparaissait désormais comme] le symptôme de la faiblesse et de la déperdition personnelle et collective.

Paré, 1992, p. 31

Travaillant à revaloriser leur langue et leur culture, les Québécois en étaient venus à « rejeter le statut de minoritaires, ce qui a forcé au repli territorial sur les frontières du Québec et qui a entrainé par contrecoup une rupture avec les minorités francophones des autres provinces canadiennes » (Bouchard, 2002, p. 274). Entre les différentes communautés francophones du Canada, ce serait la fin d’une identité partagée. Suivant ce nouveau paradigme, les oeuvres artistiques qui mêlaient le français et l’anglais ont été lues au Québec comme autant de mises en garde contre une telle déperdition, quand elles n’étaient pas d’emblées produites dans ce but[4]. Nécessairement en minorité, les francophones des autres provinces allaient servir de justification et d’épouvantails à la nouvelle identité nationale québécoise. En témoigne l’écrivain québécois Yves Beauchemin qui, lors des audiences de la Commission Bélanger-Campeau en 1990, décrivait les francophones des autres provinces comme « les cadavres encore chauds du fédéralisme canadien ».

Aujourd’hui, les marques linguistiques de contact ne sont plus appréhendées uniquement suivant la symptomatologie décrite par Paré. Il leur arrive d’être revendiquées, au contraire, comme signes d’ouverture sur le monde et sources de valorisation. Dans cette foulée – du moins tenterai-je de le démontrer dans les pages qui suivent –, les minorités francophones des autres provinces canadiennes que le Québec, celles chez qui ces marques sont le plus repérables, voient leur statut se transformer : après avoir été désavouées (en témoignent les fameux « cadavres encore chauds »), elles deviennent, dans les mots de la sociolinguiste Monica Heller, « fashionable icons of the new hybridity » (1999, p. 15). Genre populaire ancré dans l’oralité, la chanson offre des exemples saisissants de pratiques langagières où s’entrelacent le français et l’anglais. De plus, comme elle circule largement dans l’espace public, elle sert de relais privilégié aux discours sur la langue. Sans compter qu’elle suscite des réactions à travers lesquelles – on le verra – les modulations de ces discours apparaissent avec éloquence.

Mommy, ou le contact funeste

Du cadre cataclysmique entourant, selon Paré, les minorités franco-canadiennes et leurs pratiques langagières, on trouve une symbolisation parfaite dans la chanson Mommy, écrite en 1971 par Gilles Richer et Marc Gélinas et que l’interprétation par Pauline Julien a rendue célèbre. Mommy relate les interrogations qu’un sujet de l’énonciation adresse à sa mère[5] à propos de leurs origines francophones. Thème principal de la chanson, la perte du français est en quelque sorte mise en acte dans son énonciation même, par une voix qui, s’exprimant depuis l’anglais, illustre et redouble ainsi cette perte :

Mommy mommy, how come it’s not the same

Oh mommy mommy, what happened to my name

Oh mommy, tell me why it’s too late, too late

Much too late.

Richer et Gélinas 1971, chanté par Julien, 1975

De nombreuses traces de français sont convoquées par cette voix énonciative, mais elles le sont indirectement, sous forme de citations[6] : noms propres (« Paule, Lise, Pierre, Jacques ou Louise/Groulx, Papineau, Gauthier/Fortin, Robichaud, Charbonneau »), toponymes (« Trois-Rivières, St-Marc, Grand-Mère/Gaspé, Dolbeau, Berthier/St-Paul, Tadoussac Gatineau »), berceuse traditionnelle (« Fais dodo, Cola mon p’tit frère […] »), récit des origines (« Un jour, ils partirent de France/Bâtir ici quelques villages, une ville, un pays »). De plus, toutes ces traces proviennent de sources lointaines ; elles appartiennent à un passé révolu. Dans le présent de la chanson, il est trop tard, « we lost the game ». La voix énonciative se donne ici le rôle des « cadavres encore chauds » que Beauchemin allait évoquer une décennie plus tard.

Ce récit explicite de la perte en contient pourtant un autre, qui interfère avec lui : l’assimilation thématisée et mise en scène dans la chanson est contredite par certains aspects de l’usage des langues qu’on y trouve. Dans l’interprétation que Pauline Julien fait de Mommy, un net accent français teinte l’anglais du texte, tandis que les mots français, eux, sont prononcés avec une aisance qui dément le récit d’assimilation. Le contexte d’énonciation n’en est pas non plus un de perte. En effet, les auteurs de Mommy ont écrit avec succès le reste de leur oeuvre en français, qui est aussi la langue dans laquelle tous les interprètes de la chanson[7] chantent habituellement. Côté réception, ce n’est pas non plus chez les francophones ayant perdu le français que Mommy a circulé, mais bien d’abord dans un Québec nationaliste en voie d’adopter un projet d’unilinguisme, puis comme rappel de l’utilité d’un tel projet. Le sujet de l’énonciation ne fait donc pas, ici, partie de la communauté qu’il représente. Un écart se révèle entre l’énoncé de la chanson (la perte du français sous la domination de l’anglais), l’énonciation elle-même (en anglais pour tout ce qui a trait au déroulement du récit, mais dans un anglais emprunté) et la situation d’énonciation (où le français domine). Cet écart montre bien le caractère construit du récit et la visée idéologique de son bilinguisme, par-delà la fragilité réelle des communautés francophones d’Amérique dont il se veut l’écho.

Radio Radio, ou le contact festif… et populaire

Tout autre est le rapport aux langues qui se dégage des chansons de Radio Radio. Le groupe, en effet, présente le contact entre français et anglais de manière festive. Or, la réponse québécoise à sa proposition esthétique a d’abord été enthousiaste. Dès la parution de son mini album Télé Télé, en 2007, Radio Radio suscite l’intérêt des médias québécois et y reçoit un accueil favorable. En 2008, l’album Cliché hot vaut au groupe une nomination au prix Félix Révélation de l’année du Gala de l’ADISQ, gala où l’occasion lui est donnée de se produire devant un vaste public québécois. L’invitation qu’il lance dans sa chanson Jacuzzi : « Y’a d’la place en masse dans mon jacuzzi/Voulez-vous venir dans mon jacuzzi » (2008) trouve preneur. Et ce n’est pas depuis une position « de pauvreté, d’indigence », pour reprendre les termes que Jules Tessier (2001, p. 27) emploie pour qualifier l’impression que sa périphérie franco-canadienne a longtemps laissée au Québec, que cette invitation est transmise : « J’sais que tu veux venir parce que j’vois ta jalousie/ […] J’ai une grousse jacuzzi just comme dans les movies/ […] ma jacuzzi est trois mille fois plusse grousse qu’la tienne » (2008).

Depuis, l’ascension du groupe a été constante. En 2010, avec l’album Belmundo Regal, Radio Radio remporte le prix Miroir, Musique urbaine et actuelle du Festival d’été de Québec. Il fait partie des Révélations Radio-Canada 2010-2011. Il est invité à présenter son deuxième album sur le plateau de l’émission Tout le monde en parle, une des tribunes médiatiques les plus populaires du Québec. Belmundo Regal vaut en outre à Sébastien Blais-Montpetit, qui en est le réalisateur, le Félix du Réalisateur de disque de l’année. Avec Havre de grâce, son troisième album, la reconnaissance québécoise dont jouit le groupe se consolide. Cette fois, Radio Radio est primé directement : pour Havre de grâce, le groupe remporte le Félix de l’album hip hop de l’année. En 2013, le groupe est choisi pour faire danser la foule à la Place des festivals, la plus grande scène extérieure des FrancoFolies de Montréal. En 2014, lors du lancement d’Ej feel zoo dans un Club Soda affichant complet, la formation est suffisamment établie pour présenter son nouvel opus comme un retour aux sources (Bouchard, 2014a). De fait, les journalistes québécois se sont familiarisés avec les usages du groupe – au point d’aller jusqu’à les adopter : « Avec leur quatrième album, en magasin mardi, les gars de Radio Radio commencent en feelant beige et finissent en feelant zoo », écrit Geneviève Bouchard du Soleil (2014a). En 2015, Radio Radio retourne aux FrancoFolies avec toute la confiance de l’industrie et assure l’ouverture du festival.

Le succès de Radio Radio n’est pas un phénomène isolé, puisque d’autres artistes acadiens de la chanson mêlant eux aussi de l’anglais à leur français, ont pu, dans des styles musicaux variés, s’inscrire dans son sillage. Lisa LeBlanc, lauréate du Festival international de la chanson de Granby en 2010, a connu une popularité encore plus grande que Radio Radio. Incluse dans les Révélations Radio-Canada 2012-2013, Révélation de l’année au gala de l’ADISQ 2012, elle vendait quatre-vingt-mille copies de son premier album en quelques mois. Sa chanson Ma vie c’est de la marde était alors sur toutes les lèvres québécoises, au point de faire son chemin jusqu’au Bye Bye 2012, la revue humoristique de l’année présentée à la télévision d’État. Pour les deux millions huit cent mille auditeurs de l’émission, l’artiste, présumée connue de tous, était présente à titre d’invitée surprise. En novembre 2014, invitée pour une deuxième fois sur le plateau de Tout le monde en parle, LeBlanc y était accueillie avec emballement et familiarité par les animateurs[8].

Plus modestement, le groupe Les Hay Babies remportait en 2013 le concours pour musiciens en émergence les Francouvertes et le Prix des Francos du festival Vue sur la relève. Après un mini-album en 2013, il lançait l’année suivante son premier album complet, Mon Homesick Heart, sous une étiquette montréalaise, Simone. Les deux années étaient ponctuées de participations aux FrancoFolies, dans des salles toujours plus grandes[9]. Ayant précédé tous ces artistes sur les scènes du Nouveau-Brunswick, leur aîné Joseph Edgar, après une décennie avec le groupe monctonien Zéro degré Celsius et après quatre albums solos indépendants, produisait en 2014 un premier album sous étiquette montréalaise : Gazebo, chez Ste-4 Musique[10]. Une chanson de l’album, Espionne russe, allait se hisser au sommet des palmarès des radios commerciales montréalaises. Fabriqué à tout petit budget et diffusé sur Youtube, le vidéo clip de la chanson avait été vu plus d’un million huit cent mille fois en date du printemps 2016. « On n’est plus considérés comme un spécimen de musée ethnologique », constatait Joseph Edgar à propos de la réception québécoise des artistes acadiens (Lefebvre, 2014).

Bref, des artistes acadiens qui chantent dans un français mâtiné d’anglais[11] occupent désormais les devants de la scène musicale québécoise, dans ses instances les plus populaires et les plus prestigieuses. Cette présence ne passe pas inaperçue. Cédric Bélanger, du Journal de Montréal, la relève :

Avec Radio Radio, sa grande amie Lisa LeBlanc, les Hay Babies et plusieurs autres, Joseph Edgar fait partie d’un contingent d’artistes du Nouveau-Brunswick[12] qui prennent d’assaut le Québec depuis quelques années.

2015

Jean-Benoît Nadeau abonde dans le même sens : « Il souffle un fort vent d’Acadie sur la scène culturelle québécoise » (2013). Aux artistes en question, la critique québécoise associe régulièrement des caractéristiques positives, qui font ressortir leur inventivité plutôt que la précarité de leur position minoritaire. De Radio Radio, elle souligne les « chansons rythmées et accrocheuses » (Papineau, 2014), la « coolissime façon de prendre la parole au nom des chiacs » (Genest, 2014) et l’« ambition » de ses membres (Côté, 2016 ; Papineau, 2014).

Mireille McLaughlin, dans un article où elle se penche notamment sur Radio Radio, met cette réception favorable en contexte. Dans le sillage de Monica Heller, elle fait valoir qu’on assiste présentement à une transformation économique et idéologique mondiale qui favorise à la fois le plurilinguisme cosmopolite et l’exotisme de cultures marginales perçues comme authentiques. Or, Radio Radio est en mesure de jouer sur ces deux fronts à la fois. Ce que McLaughlin appelle le plurilinguisme périphérique acadien, dont les membres de Radio Radio usent abondamment, « is proving to be marketable in a global economy of niche markets centered on the consumption of cool, authentic and counter-cultural products » (2013, p. 2). Le groupe tire donc – phénomène nouveau – de la légitimité de ses usages linguistiques. On l’a vu, l’engouement pour le plurilinguisme périphérique n’éparque pas le Québec. L’article de McLaughlin décrit de façon détaillée l’équilibre délicat dont Radio Radio a bénéficié dans le paysage culturel québécois :

The Québec market, in fact, is the ideal fit for Radio Radio: on the one hand, the rappers’ peripheral multilingualism situates them favourably in the hip, multilingual, and culturally hybrid, Montreal-based hip-hop scene (Sarkar 2009). On the other, their recognizable accent (which makes them identifiable as Acadians and so—peripheral to Québec politics) situates them as an exotic yet non-threatening band for the larger Québec market.

2013, p. 48

De fait, on trouve des exemples d’interactions fructueuses de Radio Radio, basé à Montréal depuis plusieurs années, avec le milieu hip hop montréalais. Dans divers événements ou dans ses propres spectacles, Radio Radio a partagé la scène avec Alaclair Ensemble, Dead Lary Ajust et Dead Obies, des groupes qui mêlent eux aussi, bien que de manière différente, le français et l’anglais dans leurs chansons. Par sa popularité, le groupe acadien a donné de la visibilité à ce milieu underground qu’il a joint : Dan Seligman, fondateur et directeur artistique du festival Pop Montréal, dont l’édition de 2012 portait sur le hip hop, affirme que c’est « le groupe acadien Radio Radio qui a ouvert [ses] horizons musicaux » au hip hop francophone (Boisvert-Magnen, 2012). Sur les médias sociaux, images à l’appui, Maybe Watson, un membre d’Alaclair Ensemble, taquine affectueusement Radio Radio quant à la diminution graduelle du nombre de ses membres au fil des albums[13] (figure 1).

Quant à son exotisme non menaçant, le discours médiatique sur Radio Radio offre des témoignages abondants de cette perception. Dans les descriptions du groupe qu’on y trouve, « sympathique » et « acadien » sont les adjectifs les plus régulièrement employés (voir par exemple Bouchard, 2014b ; Lemieux, 2012 ; Papineau, 2012). Or, ce capital de sympathie s’étend aisément à la langue de Radio Radio, perçue comme résolument distinctive. Vanessa Guimond, de Canoë divertissement, parlait en 2008 du « charmant accent de Timo et Jacobus qui rend les pièces du groupe si uniques ». En 2014, dans un article par ailleurs critique, Catherine Genest décrivait positivement, à propos du groupe, « son accent chantant et ses régionalismes colorés », tandis que Claude André évoquait pour sa part l’« accent acadien aussi tranché que sympathique » de Gabriel Malenfant.

L’effet boomerang : sens dessus dessous

L’établissement de Radio Radio à Montréal – où le groupe non seulement s’est installé mais en est venu à occuper une place privilégiée sur la scène culturelle – a fait en sorte que son exotisme s’est graduellement atténué. En entrevue, Gabriel Malenfant rend compte de la familiarisation des Québécois avec Radio Radio. Pour lui, cette familiarisation générale semble passer d’abord par une familiarisation avec la langue et l’accent des membres du groupe, par une reconnaissance de leur origine culturelle :

C’est l’fun de se faire apprécier par les fans qui aiment la musique, mais quand la machine embarque pis dit « C’est ok », elle promouvoit et ça se rend à la masse, c’est big. Au début quand ce qu’on était à Montréal, je pense que l’accent [acadien] était beaucoup plus étranger, ça sonnait comme de l’anglais. On parlait en français pis ils répondaient en anglais. Là maintenant on sait : « Ah c’est acadien » et pas « Ah c’est un anglais qu’essaye parler français ». Les mentalités changent, maintenant j’pense que l’accent est pas mal établi.

Daigle, 2015

Suivant ce fil de pensée, Jacques Doucet envisage la possibilité que, sans cesser d’être acadien, Radio Radio soit également devenu un groupe québécois : « je dirais qu’on est des Acadiens qui font de la musique de l’Acadie, mais j’pense que vu qu’on est ici on est un groupe québécois composé d’Acadiens » (Daigle, 2015). Le mimétisme de certains journalistes face à la langue de Radio Radio va dans ce sens : « Radio Radio n'est plus un nouveau venu excentrique sur la scène montréalaise » (Côté, 2014).

Or, ce repositionnement du groupe dans le giron québécois perturbe l’équilibre qui lui avait permis de voir sa musique et ses pratiques linguistiques si bien accueillies. Au fur et à mesure que sa popularité augmentait – c’est-à-dire quand il s’est mis à déborder la périphérie pour occuper le centre de la scène culturelle québécoise –, Radio Radio a commencé à susciter de l’inquiétude. Ses pratiques linguistiques se sont mises à faire l’objet de dénonciations. Ce qui avait plu à la plupart des commentateurs artistiques dérangeait les journalistes généralistes. Le groupe est devenu un phénomène de société, de sorte que la discussion de sa valeur artistique a cédé le pas à celle d’un rôle beaucoup plus large qu’on lui faisait jouer.

Figure 1

Radio Radio au fil des albums (photomontage de Jeanne Rondeau-Ducharme)

Radio Radio au fil des albums (photomontage de Jeanne Rondeau-Ducharme)

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Le 26 octobre 2012, à quelques jours du gala de l’ADISQ qui allait consacrer Radio Radio, Christian Rioux, correspondant du journal Le Devoir à Paris, ouvrait le bal avec une chronique incendiaire où il mettait en exergue un extrait de la chanson « On a vécu des », tirée de l’album Havre de grâce : « C’est la coming to America/Bienvenue aux immigrants/Ça c’est pour la world tune/ C’est c’est yinque un cartoon » (Radio Radio, 2012 ; Rioux, 2012). Chez Rioux, la chanson de Radio Radio donne tout de suite lieu à une réflexion sur la langue :

Depuis l’été dernier je dois vous avouer que ce groupe, qui n’est pas sans talent, exerce sur moi une fascination malsaine. Est-ce cette musique lascive, souvent jazzée, ou cette déconstruction totale de la langue ? En fait, on pourrait se demander s’il s’agit encore d’un langage. Les spécialistes des langues mortes nous l’apprendront peut-être un jour.

2012

Rioux admet apprécier Radio Radio, mais cette appréciation lui est coûteuse : elle s’énonce d’abord par une litote (le groupe « n’est pas sans talent »), elle doit être « avou[ée] » tel un vice, puis il la juge « malsaine ». Et pour cause : selon Rioux, Radio Radio « se complaît dans la sous-langue d’êtres handicapés en voie d’assimilation » (2012). À cette langue qu’il juge « déconstruite », Rioux associe le cataclysme évoqué par François Paré et les cadavres d’Yves Beauchemin. Radio Radio suscite donc pour lui à la fois un attrait irrépressible et des scénarios d’autant plus catastrophiques que cette irrépressibilité les fait paraître inéluctables. À ces scénarios, il donne le nom d’« acadianisation », qu’il faut entendre comme un processus d’« anglicisation qui passe d’abord par la bilinguisation » (2012)[14]. Bref, Rioux craint la contagion, ou à tout le moins fait-il un lien entre les usages linguistiques actuels de Radio Radio et ceux qu’il s’inquiète de voir advenir à Montréal :

C’est à Radio Radio que j’ai pensé en prenant connaissance des statistiques publiées mercredi sur le déclin confirmé du français dans la grande région de Montréal […] Chaque fois que […] j’entends de jeunes Québécois passer de l’anglais au français avec la même fascination perverse, je me dis que ce créole pourrait bien représenter l’avenir du français chez nous.

2012

Certes, Rioux est connu pour ses positions polémiques. Toutefois, il n’exprimait pas là une opinion isolée. Toujours dans Le Devoir, où il s’intéresse depuis longtemps aux usages linguistiques de ses concitoyens (ainsi dans son blogue « Mots et maux de la politique »), Antoine Robitaille articulait quelques jours plus tard un malaise semblable en des termes plus posés. Dans son éditorial du 30 octobre, où il revenait sur le gala de l’ADISQ qui s’était tenu deux jours plus tôt, Robitaille commentait les paroles des chansons de ces artistes acadiens que l’ADISQ venait de récompenser : « Malgré leur je-ne-sais-quoi d’indiscutablement inventif et créatif, ces textes semblent être empreints des pires stigmates du statut minoritaire » (2012). Comme Rioux, Robitaille choisit d’aborder le travail de ces artistes sous l’angle de « la survie de la langue française au Québec » (2012).

Autrement dit, tant que Radio Radio et les autres artistes acadiens de la chanson énonçaient leur parole bâtarde depuis les marges canadiennes-françaises d’un Québec s’étant défait de son statut minoritaire, il était aisé de les trouver sympathiques. Mais voilà que, prix Félix en main, ils sont propulsés vers le centre. Par un effet boomerang (que le groupe thématisera d’ailleurs dans une chanson de son album de 2014, Ej feel zoo), l’Acadie rejetée revient hanter le Québec, dans une dynamique qui rappelle « le retour de l’identité refoulée canadienne-française » théorisé par Jean Morency (2008, p. 28-29). Pire, elle accompagne ses usages linguistiques d’une attitude qui les dissocie fermement du discours cataclysmique et de l’« esthétique de la faiblesse » (Simon, 1994, p. 112) qui a incité les Québécois à vouloir s’en débarrasser. Là est ce qui choque les détracteurs de Radio Radio. Passe encore que le groupe fasse usage d’un code linguistique associé à la minorisation ; le problème, selon Rioux, est qu’il s’y « complaît ». Robitaille, qui se positionne autant que Rioux comme un gardien de la langue, partage cet inconfort. Il donne raison à Rioux, pour faire valoir que les usages linguistiques des artistes acadiens primés « ont quelque chose de déprimant » (Robitaille, 2012). Or, il constate que ces usages sont « [r]endus étrangement “cool”, aux yeux de plusieurs, en cette ère de globish ». Le choix qu’il fait de l’adverbe « étrangement » montre bien sa réticence à l’endroit de la transformation qu’il décrit. À un moment où le stigmate entourant le contact du français avec l’anglais ne va plus de soi, où son ordonnancement bascule dans l’échelle des pratiques linguistiques, les détracteurs de Radio Radio rappellent en quelque sorte le Québec à l’ordre et insistent pour ramener ce stigmate à sa mémoire.

Un débat québécois mené « sur le dos des musiciens acadiens[15] »

Dans la perspective de l’évolution du discours québécois sur la langue, on conçoit bien la perturbation que peut causer le fait de voir gagner en valeur symbolique une hybridité linguistique dont on s’était débarrassé pour progresser. Dans celle des artistes en cause tels les membres de Radio Radio, en revanche, pourquoi les locuteurs d’un code qui perd sa stigmatisation devraient insister pour la lui conserver apparaît moins clairement. C’est dire que, dans sa réception montréalaise, la langue mixte de Radio Radio aura surtout servi de prétexte à une reprise et une réorientation du débat récurrent sur la langue et le contact des langues qui caractérise le discours culturel québécois.

Par le truchement de Radio Radio, et donc sans d’abord s’y mouiller eux-mêmes, les auditeurs québécois du groupe ont pu faire l’expérience d’une nouvelle forme de rapport à l’anglais. Cette forme, que Robitaille associe péjorativement à l’« ère de globish » actuelle, va de pair avec l’avènement, au sein de la francophonie canadienne, de ce que les sociolinguistes Monica Heller et Normand Labrie décrivent comme un « discours mondialisant ». Entre autres composantes, ce discours valorise les suivantes : le bilinguisme français-anglais, qu’il reconceptualise comme mode d’« accès aux bénéfices de la mondialisation » ; « la négociation d[’]identités multiples sur une base conceptuelle ou stratégique » ; et « la commercialisation des biens linguistiques et culturels » (Heller et Labrie, 2003, p. 21). Parmi les artistes acadiens qui ont eu du succès au Québec, Radio Radio a misé le plus explicitement sur un positionnement qui jouait sur de tels préceptes. McLaughlin le remarque : « Radio Radio goes beyond a contestation of local language debates about French varieties to package Acadian as part of the new ‘global hip’, precisely because of its peripheral position » (2013, p. 14).

Pour les détracteurs du groupe, la menace qu’il représente est donc double : d’une part, il rappelle des stigmates dont on avait cru pouvoir se défaire ; de l’autre, loin de se contenter d’un retournement du stigmate qui s’effectuerait sur la base d’une revendication identitaire (Bourdieu, 1980, p. 69 ; Arrighi, 2013, p. 21), il en altère la cote d’une manière qui en accentue le potentiel de ralliement. Là, et non plus dans le seul pouvoir de l’anglais, se situe la crainte de contagion exprimée par les détracteurs québécois du groupe : l’Acadie de Radio Radio, tout en restant source d’exotisme et de folklorisation, peut désormais susciter l’identification. Pire, cette identification s’effectue sur la base d’un élément – l’usage de l’anglais dans le français – qui avait précisément servi jusqu’alors de principal indicateur d’altérité (Tessier, 2001) et de repoussoir. Le succès de Radio Radio au Québec correspond donc au brouillage d’une échelle de valeurs qui semblait auparavant consensuelle, comme s’il avait été plus facile de passer par un tiers acadien, à la fois étranger et familier, pour tester de nouveaux terrains idéologiques – voire pour s’y insérer. Et c’est surtout cette possible insertion dans la brèche ouverte par Radio Radio que ses détracteurs ont cherché à prévenir.

Ainsi, après avoir ciblé Radio Radio, Rioux s’est tourné vers Lisa LeBlanc, qu’il rattache au destin du Québec encore plus explicitement et étroitement qu’il ne le faisait avec Radio Radio. Dans la chanson la plus connue de LeBlanc, il affirmait voir « l’hymne [du] déclin du Québec » (2013a). Puis, il s’est recentré encore davantage sur le Québec en faisant porter ses dénonciations sur le groupe montréalais Dead Obies, dont les chansons mêlent aussi le français et l’anglais. Dans une chronique publiée un mois après celle sur Lisa LeBlanc, il se désole de « ce nouvel engouement suicidaire pour l’anglais qu’ont récemment exprimé, dans une langue déjà créolisée, les jeunes francophones du groupe montréalais Dead Obies » (2013b ; voir aussi 2014). En juillet 2014, Mathieu Bock-Côté, que Rioux avait déjà cité sur le déclin du Québec, renchérit. Il décrit les usages linguistiques des Dead Obies, qu’il considère péjorativement être du franglais, comme « le raffinement des colonisés […] désormais revendiqué, fièrement assumé, comme un signe de sophistication identitaire » (2014a). La « polémique renouvelée sur le “franglais” » (Champagne, 2014) était née, qui allait susciter maintes chroniques supplémentaires, des débats radiodiffusés (notamment à Radio-Canada), des lettres ouvertes… et un intérêt de la part de chercheurs universitaires. Or contrairement à ce qu’ont indiqué des journalistes branchés sur l’actualité immédiate (Asselin 2014 ; Champagne 2014), c’est Radio Radio, avant les Dead Obies, qui en avait été le déclencheur.

Le détour par les usages linguistiques de minorités franco-canadiennes pour alimenter les préoccupations québécoises sur la langue n’a rien de nouveau ; cette pratique s’inscrit dans une longue tradition où il est habituel de transformer ces minorités en bouc émissaire (A. Boudreau, 2014, 2016, p. 133 et 142-143). Et tout comme les remarques d’Yves Beauchemin avaient soulevé une tempête d’indignation dans la francophonie canadienne minoritaire, celles de Christian Rioux sur les artistes acadiens ont vite reçu leur lot d’objections de la part d’intervenants acadiens. Quelques jours après la parution de sa chronique sur Radio Radio, Rioux recevait une réponse de Rémi Léger, qui l’accusait de « trainer la culture acadienne dans la boue » (2012). Un autre texte, de Martin LeBlanc Rioux, lui reprochait de « couvrir de honte la qualité du français dans nos communautés acadiennes », là où le défi est plutôt « de maintenir la fierté d’un peuple qui s’obstine et qui persiste à s’exprimer en français, écorché par des siècles d’inégalités, dans un contexte qui leur commandait pourtant l’assimilation » (2012).

À ces protestations somme tout prévisibles (puisqu’elles venaient du groupe culturel dont les usages linguistiques avaient été attaqués) s’en sont ajouté d’inédites, issues cette fois de l’intérieur du Québec. Par exemple, dans une lettre au Devoir de janvier 2013, Thomas Ouellet-St-Pierre, de Montréal, reprochait à Rioux de projeter un mal inventé sur les artistes acadiens telle Lisa LeBlanc :

À quelle gymnastique intellectuelle faut-il se contraindre pour y voir avant tout un signe de déclin ? Pourquoi, mais pourquoi, toujours revenir à ce même vieux discours de la société québécoise asphyxiée, fatiguée, moribonde ? C’est précisément ce qu’est l’hypocondrie : s’accrocher désespérément aux explications fatalistes qu’on a trouvées à des problèmes qu’on entretient davantage qu’on ne les subit.

Ouellet-St-Pierre, 2013

En août 2013, Marc Cassivi, de La Presse – un journal avec un lectorat plus important que Le Devoir –, se joignait aux protestataires en consacrant une première chronique aux propos de Christian Rioux sur le franglais. En juillet 2014, il s’adressait directement à ce dernier dans une lettre ouverte, calquée sur le modèle de celle que Rioux avait adressée à Lisa LeBlanc. Cassivi reproche à Rioux son puritanisme linguistique, le traitant de « curé[…] de la langue » (2014). À la « sous-langue » évoquée par Rioux, qui serait l’affaire des « spécialistes des langues mortes » (2012), il oppose un portrait d’artistes qui « perçoivent le bilinguisme comme une richesse, pas comme une tare ni un affront à la nation. Ils sont foncièrement décomplexés. Libérés de guerres linguistiques auxquelles ils ne s'identifient pas » (2014). Les chroniques de Cassivi sur le franglais ont eu suffisamment d’échos pour qu’en découle un livre, un pamphlet paru en 2016 sous le titre de Mauvaise langue et où il relate sa propre trajectoire linguistique faite de contact avec l’anglais. À son tour, le livre allait nourrir le débat (voir Cornelier, 2016).

Dans cette polémique, les deux camps ne sont pas si éloignés l’un de l’autre qu’il y paraît. Qu’ils le célèbrent ou s’en inquiètent, ils s’entendent sur la valeur accrue du mélange des langues. En somme, le rôle de repoussoir que l’usage par des francophones de codes mixtes incluant l’anglais a longtemps tenu a cessé à présent d’être consensuel. D’ailleurs, c’est précisément à ce sujet que les détracteurs des traces linguistiques du contact ont été le plus virulents : le plaisir que les artistes retirent de ces usages linguistiques minoritaires ; et le fait qu’ils suscitent le l’engouement de la part du public. On se rappellera le choix par Rioux du verbe « se complaire » pour décrire l’attitude de Radio Radio par rapport à sa langue – jugement qu’il reprendra dans sa chronique sur Lisa LeBlanc en l’accusant de « complaisance dans la décadence » (2013a). Bock-Côté, quant à lui, dénonce un effet de « mode » selon lequel ce qui devrait être « une marque de pauvreté culturelle et économique » passe pour de la sophistication cosmopolite (2014a). « Le bon sens voudrait qu’on tourne en ridicule cette mode » (2014), fait-il valoir. Or au contraire, selon lui : « La défense du franglais (non, même pas du bilinguisme, mais du franglais) est devenue une marque distinctive du modernisme identitaire, du progressisme branché » (2014b).

À part leur position interstitielle au Québec, qui a favorisé leur rôle d’entremetteurs et de déclencheurs, les artistes acadiens avaient somme toute peu à voir avec ce débat. L’essayiste Catherine Voyer-Léger, qui, dans sa chronique au Journal de Montréal, y contribuait depuis une position elle aussi interstitielle (entre le Québec et l’Ontario), a bien noté l’instrumentalisation dont ils ont fait l’objet : le débat sur le franglais, fait-elle valoir, est « né d’abord sur le dos des musiciens acadiens comme Radio Radio et Lisa LeBlanc » (2014), comme si les chroniqueurs québécois avaient eu « besoin de l’Acadie » pour réfléchir sur la langue et l’identité québécoises. De cette manière au moins autant que l’inverse souligné par McLaughlin avant que n’éclate la tempête médiatique, Radio Radio était effectivement « the ideal fit » pour le marché québécois.

« Join ma tribu j’join ta gang » : un défi performatif

À suivre la façon dont la plus récente polémique québécoise sur le franglais s’est articulée, il n’est pas étonnant que Radio Radio en ait été à l’origine. De tous les autres artistes pris à parti, le groupe est celui qui, contournant les enjeux du nationalisme protectionniste, joue le plus explicitement la carte d’un bilinguisme associé au succès cosmopolite. C’est dans cette perspective qu’il a attiré l’attention de McLaughlin, une chercheuse qui s’intéresse aux transformations affectant les minorités francophones du Canada sous l’effet d’un système économique de plus en plus mondialisé. Des membres de Radio Radio, McLaughlin affirme :

They […] showcase their upward social mobility and their new position of power in a globalized world. […] As such, they participate in redefining an Acadian identity outside the usual tropes of oppression (whether economic or linguistic) and suffering.

2013, p. 48

En ce sens, la réarticulation complexe et controversée des perceptions sur le contact des langues qui a eu lieu au Québec dans la foulée de son ascension n’aurait pu trouver provocation plus éloquente. Toutefois, s’il a pu servir de prétexte et s’il a effectivement été instrumentalisé, le groupe n’en a pas moins fait preuve d’agentivité dans sa façon de mettre en scène ses pratiques linguistiques. En effet, toute sa démarche peut être lue comme un recalibrage graduel du statut et des usages symboliques possibles pour le vernaculaire hybride de ses membres. De manière performative, Radio Radio a mis en place, au fil des albums, les conditions d’une « acadianisation » du Québec (pour reprendre le terme de Rioux) aux accents festifs plutôt que mortifères. Dans un exemple tiré de la chanson « Vuca Vuca » de l’album Cliché hot (2008) et que relève également McLaughlin, le groupe transforme la déportation des Acadiens en « free cruise », pour laquelle il remercie ironiquement la Couronne britannique : « Yo/merci pour la free cruise/Quisse qui nous a déportés ? » Il ajoute – et la suite de son parcours lui aura donné raison : « Ça que j’wish pour j’vais l’attirer ».

Dès son arrivée à Montréal, Radio Radio impose sa langue et ses jeux de langues, qu’il met à l’avant-plan de sa démarche. Dans Cliché Hot, Annette Boudreau le relevait en considérant la chose comme un « signe de surconscience linguistique » (2012, p. 26), cinq des onze chansons abordent directement la langue comme thème. Ainsi dans Bingo :

L’accent que j’parle

Mon slang c’est l’chiac

Entouré d’anglais, damn

Donne-moi d’la slack.

2008

De l’intérieur, cette chanson engage un débat entre les deux idéologies que j’ai tâché de décrire plus tôt : celle qui stigmatise l’interface entre français et anglais, et celle qui envisage pour cette interface une reconnaissance mondialisante. La chanson Bingo possède déjà les ingrédients de cette reconnaissance, puisque le groupe y met en scène une trajectoire internationale qui s’accomplirait sans polissage des traces de contact que sa langue contient : « On joue à Paris, Montréal/ Los Angeles/ On va jouer à Japan/ So mets-moi su ta playlist ». De même : « Collecte mes air miles ». À sa langue, il n’associe pas une identité menacée, ni même faisant valoir sa spécificité. Plutôt s’inscrit-il avec elle dans un récit performatif de circulation désinhibée. Dans ce récit, Montréal, dont les productions culturelles acadiennes dépendent pourtant encore pour leur diffusion (R. Boudreau, 2007b, p. 7-8), n’est pas un point d’aboutissement ; c’est une escale dans un parcours de prestige. Tel est l’argument de McLaughlin : « Radio Radio’s use of peripheral multilingualism grants them global legitimacy » (2013, p. 17, je souligne).

En 2008 toutefois, cette légitimité ne va pas encore de soi. D’une part, bien que Radio Radio fasse usage de l’acadjonne aussi bien que du chiac, ce dernier, seul à avoir eu des échos au Québec, est aussi seul à être nommé dans Cliché hot. D’autre part, l’énonciation du chiac a encore besoin ici d’éléments de justification discursive. Pour être recevable, la possibilité de s’exprimer en chiac semble devoir être réitérée. Le passage où le groupe affirme que le chiac est son « slang » est immédiatement suivi par :

Ch’t’avais dit, ch’te l’dit

Ch’te l’dirai back

Si t’agree pas avec moi

Tu peux avoir une heart attack.

Bingo, 2008

Radio Radio se permet de s’amuser avec sa langue hybride – en témoignent – dans Bingo comme bien sûr dans la chanson à succès du même nom, les références au jacuzzi. Indifféremment féminisé ou masculinisé, le/la jacuzzi est décrit(e) comme un lieu ouvert où faire la fête à l’invitation du groupe. Dans Vuca Vuca, c’est la valeur marchande du chiac qui est mise de l’avant : « Spectacle chiac est vendu/Chu ben aise, dialecte ». En même temps, le groupe ne perd jamais de vue le choc que son usage d’un dialecte hybride est susceptible de causer. Non seulement envisage-t-il d’emblée que ses interlocuteurs seront en désaccord avec l’adhésion au chiac qu’il affiche, mais il avance que ce désaccord pourrait avoir l’intensité d’une crise cardiaque. Il semble que Radio Radio, avant que le chroniqueur ne fasse du groupe la cible de ses interventions médiatiques, avait en quelque sorte déjà prévu Christian Rioux.

Belmundo regal poursuit le travail de positionnement du groupe sur un circuit international. Il décrit sa trajectoire d’un passé plus rural vers des zones urbaines, à partir d’une diversité d’expériences qui correspondent aux habitudes de vie cosmopolites et branchées. La chanson 9 piece luggage set, pour ne donner qu’un seul exemple, renvoie à une luxueuse vie de voyage : « Une valise, deux valises c’pas assez/ Y faut ma 9 piece luggage set/ J’su jet set » ; « J’ai des belles valises/ De Belize à Venise/ Sur mes telegram fees » (2010). En préambule à la chanson, le détail des éléments qui composent le 9 piece luggage set, avec leurs usages respectifs, ouvre une fenêtre matérielle sur le succès thématisé :

All right, ben tu veux vraiment savoir c’est quoi un 9 piece luggage set ? Ben j’vas te l’expliquer, right. T’as ton garnment bag, pour mettre les affaires que tu veux pas chiffonner […] Une hat case si tu portes des casques. Moi j’porte pas de casque but pourquoi point avoir une hat case en tout cas que je voudrais porter un casque. […] T’as ton laptop bag si t’es comme a man of technological experience. […].

Ej savais pas mieux, 2010

Du même souffle, il donne un aperçu de la nouveauté, voire de l’étrangeté de ce matériel pour le voyageur qui chante la chanson : le « 9 piece luggage set » requiert un mode d’emploi, qui sert autant à son énonciateur qu’à son énonciataire. Les valises ont beau être « belles », « custom fit/ À mettre tes costumes slick », elles n’ont pas encore tout à fait trouvé leur place dans l’univers des artistes : il n’y a « Pu d’place à les mettre ». Et : « Pis là ça fit pu dans ta car/ À cause que t’as payé trop cher ».

Par ailleurs, l’abondance d’information transmise par la description des valises a des conséquences qui débordent le propos lui-même. Suivant un processus de catalogage similaire, elle fournit un échantillon des ressources linguistiques du groupe et de leur combinatoire – anglais, français, français acadien : « hitch hike’s and bike de par le scenic view/ J’ai perdu mes valises y’a des hardes partout ». Dans Havre de grâce, paru deux ans plus tard (2012), l’exercice d’échantillonnage revient et s’élargit. Powers That Be/ Saute, danse, chante met la poète Georgette LeBlanc à contribution, qui, à la fin de la chanson, commente favorablement la manière dont un des chanteurs se désigne. LeBlanc y répète la phrase « moi j’aime les hicks » en empruntant l’un après l’autre une série d’accents différents. Ce faisant, elle met en acte une conception plurielle de la langue : « Le plurilinguisme est moins vécu sous forme de tension que sous forme de polysémie verbale […] » (Gauvin, 2000, p. 212).

Ce troisième album ne s’embarrasse plus de confrontations linguistiques. Le groupe n’y situe pas ses usages, comme s’il avait réussi à imposer une langue qui, quelles que soient ses particularités, était en mesure d’offrir directement un discours sur le monde[16]. La chanson Galope, par exemple, ne contient aucun métadiscours sur la langue. Radio Radio y raconte l’histoire d’un succès américain – celui d’un cheval de course et de son jockey. Un parallèle avec la situation du groupe s’avère néanmoins fructueux ; après tout, Seabiscuit, le cheval en question, est un underdog qui deviendra une légende. Dans cette perspective, il est possible de lire les paroles de cette chanson de manière métalinguistique, tel un commentaire sur la mise en marché par le groupe de ses ressources linguistique dans un environnement québécois. Dans Galope, Radio Radio chante :

Ça c’est pas wrong

Ça c’est la right side of the wrong

Qu’on peut vendre dans les news

So ride on.

2012

Depuis une perspective métalinguistique, telle est effectivement la démarche du groupe : rendre « vendable » une pratique d’entrelacement des langues qui était auparavant stigmatisée. Dans ce nouveau contexte, ce qui avait été décrété « wrong » voit émerger son « right side ». La langue qui avait été perçue comme un emblème de déclin se charge de connotations positives. À l’encontre du discours cataclysmique, elle peut être projetée dans la durée. Si la langue de Radio Radio s’apparente au jockey de la chanson Galope, alors « That’s right [elle] es[t] comme the belle of the ball/ Bâtie pour veiller tard ».

Décrit par ses créateurs comme un retour aux sources, l’album Ej feel zoo, paru en 2014, renoue avec les commentaires métalinguistiques. Mais dans le discours qu’il tient sur la langue, la revendication s’éclipse pour laisser toute la place au ludisme. Pour la fun, par exemple, emploie les mots anglais fun et français plaisir en alternance. La chanson évoque les conflits linguistiques générés par la langue de Radio Radio ; mais elle emploie l’imparfait pour ce faire, de sorte que, les évoquant au passé, elle y met aussi un terme :

Actually oui ça m'tannait

Quand ce tu m'tannais

About ma langue

But chu point icitte pour bitcher

Chu icitte pour changer les ondes

Pour le fun avec plaisir

Bump sur la beat tsé quoi veut dire.

2014

Dès l’album Cliché hot – on se souviendra de l’invitation à entrer dans le jacuzzi –, Radio Radio faisait le pari d’une inclusivité qui allait effectivement rejaillir sur le groupe, rendant possible sa participation à la vie artistique québécoise. Ej feel zoo cible le processus d’inclusion auquel le groupe s’adonne et fait explicitement porter l’inclusion sur ses pratiques linguistiques. Ces pratiques, il continue de les afficher sans ambages, suivant la stratégie performative d’ouverture qui le caractérise depuis ses débuts. Ainsi dans la chanson Boomerang : « Chu all about être all out/ Parce qu’être all out c’est ma game. » Ici, les jeux de langue débordent la visée polémique, argumentative, qu’ils avaient dans Bingo. À une langue pourtant ancrée dans le vernaculaire – c’est-à-dire le « parler d’un groupe ethnique en marge de la langue officielle comme des instances de pouvoir » (Chapdelaine et Lane-Mercier, 1994, p. 8) – Radio Radio octroie un pouvoir de rassemblement par-delà les frontières de sa communauté linguistique d’origine :

All-out boomerang

Fais pas accroire t'aimes point notre slang

All-out boomerang

Join ma tribu j'join ta gang.

« Boomerang », 2014

Bref, la fête dont les membres de Radio Radio se posent en animateurs et à laquelle ils lancent une invitation à leur public québécois est effectivement linguistique ; et l’invitation s’étend aux non-locuteurs de codes mixtes. Radio Radio procède donc effectivement à l’acadianisation du Québec que craignait Rioux. Détenteur d’un code devenu irrésistible, il se pose en modèle. Ce modèle n’a pas de visée exclusive et est proposé avec légèreté. Néanmoins, il représente un écart considérable par rapport au type de représentation linguistique où il aurait dû s’insérer.

Conclusion

En répondant à l’invitation de Radio Radio, le public québécois, en particulier le public montréalais, manifeste son désir de participer lui aussi à une culture globale qui requiert la présence de l’anglais, sans exiger l’abandon de vernaculaires que l’idéologie du standard, au contraire, tolère mal. D’un point de vue acadien, ce désir correspond à une transformation importante dans les rapports de pouvoir existant entre les deux cultures voisines. Touchés par ce phénomène de mondialisation de l’anglais, les Montréalais et les Acadiens le sont également. Mais ils ne le sont pas de tout à fait de la même manière, les seconds se situant à la marge du territoire géopolitique francophone formé par les premiers. Or, dans une perspective où les échanges interlinguistiques, plutôt que l’homogénéité, sont valorisés, le rapport se trouve presque inversé. Ce qui était perçu comme un signe de faiblesse de la part des minorités francophones – la proximité avec l’anglais – place une portion de ces mêmes minorités en position de force par rapport aux Montréalais francophones eux aussi en situation de contact. Dans ce nouveau cadre, Radio Radio se trouve soudain à l’avant-garde !

Certes, le nouveau cadre idéologique dont le groupe a bénéficié et qu’il a participé à construire est contesté. L’analyse de la réception québécoise de Radio Radio montre bien le caractère non consensuel des transitions idéologiques entourant le discours sur la langue. À l’heure actuelle, les pratiques linguistiques mises de l’avant par Radio Radio prennent au Québec une signification ambiguë : elles évoquent tout à la fois les stigmates du statut de francophone minoritaire, dont le nationalisme québécois visait à se défaire, et un moyen original de participer à une mondialisation linguistique à laquelle un nombre grandissant de Québécois (autant que d’Acadiens) souhaitent et peuvent prendre part. Elles représentent un degré extrême de particularisme (auquel peut être associée tant la marginalisation ou le stéréotype que l’affirmation identitaire), tout en étant soupçonnées d’alimenter une forme homogénéisante de mondialisation, où toute particularité s’étiolerait sous la pression du néolibéralisme. Beaucoup reste à faire pour comprendre l’interrelation de tous ces facteurs. En attendant, la contribution de Radio Radio à la culture québécoise est reçue tantôt comme un recul, tantôt comme un développement malencontreux et tantôt comme une source inspirante d’innovation.

L’art de Radio Radio consiste à naviguer à travers ces perceptions conflictuelles, de manière à se positionner favorablement. En ce sens, le groupe fait bel et bien partie de cette jeunesse néocosmopolite décrite par McLaughlin et décriée par Bock-Côté, qui se définit « in opposition to prescriptive national projects, on the one hand, and localized marginal populations, on the other » (MacLaughlin, 2013, p. 3). Dans la conjoncture de la transformation en cours du marché linguistique québécois, il semble que ce positionnement était tout à la fois encore subversif et tout à fait opportun. En outre, la contribution de Radio Radio quant aux possibles de l’hétérolinguisme et à ses significations déborde le contexte québécois : elle continue d’être importante en Acadie et trouve des échos ailleurs au Canada. Dès 2012, Radio Radio était finaliste aux CBC Radio 3 Bucky Awards, dans la catégorie « Best Reason to Learn French » ! En somme, le groupe aura eu cette particularité de dissocier plus fermement et plus explicitement que quiconque les usages vernaculaires acadiens hybrides de l’exiguïté paréenne, selon laquelle les productions artistiques minoritaires rayonnent peu hors de leur horizon microcommunautaire, qu’elles peuvent seulement représenter dans sa différence, hors de toute transitivité (Paré, 1992, p. 9-33). Sur ce point, son « right side of the wrong » a bel et bien « changé les ondes ».