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Quand j’ai commencé à rédiger mon ouvrage sur le care, je savais que j’allais m’exposer à des critiques – ce qui est absolument normal et même salutaire. Toutefois, j’avais espéré que l’éventuelle discussion que mon travail pouvait engendrer fasse l’économie des accusations de pensée néolibérale, antiféministe et par conséquent réactionnaire, et que l’on discute les thèses de fond. Pour cela, il aurait fallu comprendre que ma critique des éthiques du care n’était que la manifestation d’une préoccupation réelle concernant leur validité et leur force théorique.

Car mon livre ne discute ni du féminisme, ni des femmes, mais du care. La différence est substantielle. Certes, les théories du care sont nées et se sont développées grâce à des femmes qui avaient à coeur la situation des femmes dans la société actuelle (cela dit, je ne crois pas que les discriminations que les femmes subissent n’intéressent qu’elles), mais ce souci premier a été élargi à un problème, la place du care dans nos sociétés, qui dépasse les questions de sexe ou de genre. Les auteurs que j’ai discutés, à partir de Joan C. Tronto qui a été la plus lue, la plus commentée et la plus utilisée en France[1], ne sont pas parmi ceux ou celles qui font du care une question de genre, qui par ailleurs n’a jamais été traitée en tant que telle dans mon livre. Mon parti pris a été de considérer que le care est une théorie éthique qui a des retombées pratiques sur l’ensemble de la société. Il ne me semble pas inutile de remarquer qu’une théorie est bonne ou mauvaise indépendamment du sexe de ses théoriciens.

Tout en trouvant particulièrement injuste cette réduction du care au féminisme, un biais que j’ai essayé de ne pas reproduire dans mon ouvrage, j’en comprends la raison stratégique. Affirmer l’équivalence totale entre féminisme et care permet de taxer d’antiféminisme tous les hommes qui s’aviseraient d’énoncer des critiques à l’encontre du care. Ainsi, il paraît que mon livre est entaché de « biais de genre », et que j’ai essayé rien de moins que de « discréditer les mouvements féministes et leur pertinence ».[2] Comme l’affirment Alice Lancelle et Marjolaine Deschênes, ma critique d’une théorie « féministe » est le signe d’un discours antiféministe qui voudrait « instruire les femmes, de son point de vue philosophique mâle et dominant ». On peut se demander au passage si les critiques acceptables du care ne pourraient venir que des femmes. Le cas échéant, celles qui se voient critiquées auraient un argument tout trouvé pour les récuser d’avance avant même d’en avoir entendu le contenu. J’avais essayé d’anticiper cette possible incompréhension dans mon introduction :

le chercheur (a fortiori si c’est un homme) qui s’aventurerait à émettre des doutes sur la consistance de cette théorie doit s’attendre à être traité de « macho » (ce qui finalement pourrait ne pas être l’insulte que l’on croit), d’intellectuel de seconde zone tirant à boulets rouges sur une théorie qui n’est pas hégémonique et donc à sa portée, ou encore de mauvais lecteur incapable de voir sa radicalité et sa nouveauté.[3]

Si elles m’avaient lu avec une plus grande attention, au lieu de gaspiller leur énergie à débiter des accusations sans fondement, mes critiques auraient pu se concentrer sur des points plus importants de mon travail. D’autant plus qu’elles reconnaissent qu’au fond mes « critiques et remarques sont souvent pertinentes », ce qui les conduit à déplorer que je « ne prenne pas le projet au sérieux ni ne tente de résoudre les problèmes [que j’] expose avec plus de générosité et de finesse ». (p. 184) Encore que je comprenne ce que signifie résoudre des problèmes avec générosité et que l’on puisse considérer cette critique d’un texte qui se veut théorique comme pertinente, il apparaît que ma « thèse principale reste que les éthiques du care n’ont pas les moyens de renverser les rapports de pouvoir qu’elles dénoncent et risquent même d’empirer ce qu’elles critiquent », ce qui vaut reconnaissance à demi-mot du fait que je ne suis peut-être pas si antiféministe que mes critiques veulent le croire. Donc, je tiens à rassurer mes lectrices éventuelles : non, je ne pense pas que le féminisme n’arrivera jamais à transformer le monde, je ne crois pas qu’il soit nuisible pour les femmes et surtout je n’ai jamais soutenu « à l’insu de mon plein gré » la thèse soutenant que le féminisme met en péril l’ordre (p. 186), sans qu’elles précisent de quel ordre il s’agit.

Je comprends que le ton ironique et provocateur de mon travail, que j’assume totalement, ait contribué à faire passer au second plan le fond de ma contribution à la discussion des éthiques du care, mais la lecture des ouvrages sur le care ne peut pas laisser indifférent : les exemples donnés par Sarah Ruddick, Nel Noddings, Joan C. Tronto, et j’en passe, pour étayer leurs thèses sont assez pittoresques et méritent d’être repris et commentés pour en montrer les tenants et aboutissants. Il n’est pas surprenant que, après la lecture de quelques centaines de pages qui se veulent fondatrices de rien de moins qu’une nouvelle éthique, qui ont eu et continuent d’avoir un énorme retentissement, et dans lesquelles on lit toutefois des choses que l’on trouverait déplacées dans un mémoire de maîtrise, on se laisse emporter par un mouvement d’humeur. Les sentiments, les émotions et les passions que suscite une lecture doivent toutefois être verbalisés et justifiés, faute de quoi ils ne seraient rien de plus que l’expression d’une idiosyncrasie : c’est dans cet esprit que j’ai voulu transformer ma déception, ma préoccupation et parfois aussi mon énervement, face à des ouvrages qui ne me semblaient pas à la hauteur de leur réputation, en une critique raisonnée.

En effet, il me semble qu’une des tâches qui incombe à tout philosophe qui se trouve aux prises avec une théorie est justement d’en comprendre la structure profonde, de valider les définitions qu’elle propose, d’en chercher la cohérence et éventuellement d’indiquer les raisons d’une évaluation négative et, si parti pris il y a, d’en justifier l’existence. Ce que l’on demande au minimum à une théorie morale est qu’elle soit justifiable, cohérente et normative : j’ai essayé de montrer que sur ces trois points les éthiques du care sont plutôt insatisfaisantes et j’aurais souhaité que l’on prenne en compte ces critiques théoriques plutôt que d’intenter un procès à mon ouvrage en m’accusant d’éprouver de la haine pour les femmes. Mon souhait implicite a été totalement déçu : au lieu de discuter la lettre et l’esprit de mes critiques, Lancelle et Deschênes ont préféré se lancer dans une sorte de réquisitoire « résolument féministe », disent-elles, qui frôle parfois l’insulte, contre mon interprétation des éthiques du care.

Je reprendrai donc certaines analyses formulées dans mon livre, moins pour critiquer mes critiques que pour montrer encore une fois en quoi les théories du care sont insatisfaisantes. J’éviterai de relever les imprécisions, les passages confus voire les erreurs qui émaillent la critique de ma critique et qui concernent les auteurs qui sont au centre du care, de peur de me faire taxer une nouvelle fois de mâle qui veut faire la leçon aux femmes, pour me concentrer en revanche sur des points théoriques importants qui méritent d’être discutés, en partie parce que l’on m’attribue des thèses que je n’ai jamais soutenues et en partie parce que la manière dont ils sont repris dans cet article démontre au moins une certaine incompréhension des finalités et des articulations internes de mon travail qui, je le rappelle, ne voulait être rien de plus, mais rien de moins non plus, qu’une introduction aux éthiques du care.

Avant de reprendre les critiques adressées au contenu de mon ouvrage, je voudrais d’abord m’arrêter sur les lacunes et les absences qui, semble-t-il, le rendent incomplet et donc infidèle. Cette accusation naît à mon sens du fait que mes lectrices n’ont pas vu que mon but était de faire une présentation critique des textes fondateurs de cette théorie à partir d’un point de vue strictement philosophique et qui, de manière encore plus stricte, se proposait de discuter la prétention du care d’être une théorie éthique. Pour le dire clairement, Deschênes et Lancelle n’ont même pas soupçonné que mon livre était un livre de philosophie morale qui s’occupe avant tout du rapport « incestueux » entre philosophie morale et psychologie cognitive dans les éthiques du care. Ce problème a été totalement ignoré dans leur étude alors qu’une lecture plus attentive n’aurait pu manquer cet aspect fondamental qui justifie un grand nombre de critiques que j’adresse au care. La perspective choisie m’a évidemment mené à faire des choix, tant dans la sélection des auteurs discutés que dans les problèmes pris en compte.

Cette nécessité de faire des choix et de limiter le champ d’analyse, que chaque auteur de livre connaît bien, a été ignorée à priori, car mes critiques affirment sans nuances que : a) je fais semblant de ne pas connaître les travaux fondamentaux (!) de Guillaume Leblanc et de Marie Garrau, ce qui m’a amené à donner une « présentation du concept de vulnérabilité… erronée à plusieurs titres » (p. 179), mon « erreur », qui invalide une bonne quinzaine de pages de mon travail (Adorno, 2015, pp. 100-118), se résumant finalement à ne pas avoir tenu compte des thèses de ces auteurs. Sans vouloir diminuer la portée des réflexions de Leblanc et de Garrau, je ne les ai pas mentionnés simplement parce que leurs analyses, pour intéressantes qu’elles soient, n’apportaient strictement rien à ma perspective, à la différence des suggestions qui me venaient de Jacques Lacan, Martin Heidegger, Hannah Arendt, Charles Taylor, Michel Foucault, etc.; b) je ferais mieux de prendre connaissance de « récentes avancées américaines », pour combler l’étroitesse de mes références; c) mon travail présente des lacunes manifestes, d’autant plus graves qu’elles se trouvent « dans un ouvrage prétendant introduire aux théories du care » (p. 180) parce que je ne discute pas les thèses de Susan Moller Okin et d’Eva Feder Kittay sur la théorie de la justice de John Rawls.

Mis à part le fait qu’une introduction à un problème n’est pas une encyclopédie, et que j’ai beaucoup plus de sympathie pour des textes français ou américains classiques que pour d’obscures quoique « récentes avancées américaines », les raisons de la présence ou de l’absence de certaines théoriciens du care dans mon ouvrage sont parfaitement claires. Je me suis attardé sur des auteurs qui ont structuré le débat sur le care et se sont concentrés sur le care de manière en même temps spécifique et générale : que leurs thèses ne soient pas ou peu d’actualité (ce qui reste quand même à prouver) ne veut pas dire qu’il ne faut plus en parler ou qu’il aurait fallu parler d’autres ouvrages. Si par ailleurs le problème est que la plupart des auteurs cités ne défendent pas une conception « féministe » du care, un choix dicté par le fait que, je le répète, je n’étais et ne suis toujours aucunement intéressé par les questions de genre, il s’agit d’un parti pris de la part de mes critiques qui ne me concerne pas. Comme Martha C. Nussbaum l’a remarqué, il est absolument vrai que le libéralisme de Rawls n’arrive pas à discuter de façon satisfaisante les questions liées aux soins à apporter dans les moments de la vie où on se trouve dans des situations de dépendance et au rôle politique de la famille, et notamment aux problèmes de justice dans la famille, mais mon livre voulait dresser un bilan critique des éthiques du care en tant que théories, au-delà de toutes les questions de genre.

Ce manque d’intérêt pour les questions de genre explique l’absence d’Okin dans mon livre. Son problème est celui de la division injuste du travail dans la famille, donc les rapports de genre dans la famille, et elle plaide pour « un partage égal des responsabilités familiales entre les sexes particulièrement concernant le soin des enfants ».[4] Son ouvrage, qui mérite sans aucun doute toute l’attention qu’il a suscitée, discute de problèmes qui sont à mon avis secondaires dans les théories du care. Que les critiques qu’elle adresse, comme tant d’autres, à Rawls soient valables ou non, il n’y avait pas de raison de les mentionner dans un ouvrage consacré au care et non aux rapports de genres ni à la théorie de la justice.

Les raisons justifiant l’absence de l’ouvrage de Kittay sont différentes et plus complexes. Même si mes critiques affirment, sans plus, qu’elles comptent parmi les plus fécondes dans l’univers féministe (s’agissant de critiques féministes, jouiraient-elles d’un statut spécifique?), j’ai du mal à voir en quoi ses critiques à Rawls pouvaient apporter quelque chose de plus et de différent de celles que j’ai citées et discutées. De plus, sa confrontation avec la théorie de Rawls est opérée d’un point de vue très spécifique qui consiste à conduire une étude sociologique et politique sur la situation des dependency workers. À l’intérieur de cette catégorie, Kittay pointe les difficultés rencontrées par les dependency workers qui s’occupent d’une catégorie spécifique de personnes, en l’occurrence d’individus lourdement handicapés comme sa fille Sesha. Je dirais donc que, chez Kittay, il n’y a pas une éthique du care de valeur universelle, mais la volonté de présenter les difficultés et les injustices qui touchent une part importante de la population, en sa plus grande partie constituée de femmes : les travailleurs de la dépendance. Tout son travail me semble par ailleurs une tentative de montrer que, ne considérant pas les nécessités de cette catégorie de personnes, la théorie de la justice arrive à des résultats insatisfaisants, ce qui l’amène à plaider pour une meilleure justice sociale et à proposer d’intégrer les deux principes de justice en un troisième qui dit : « to each according to his or her need for care, from each according to his or her capacity for care ; and such support from social institutions  as to make available resources and opportunities to those providing care, so that all will be adequately attendend in relations that are sustaining ».[5]

Au fond, Kittay, comme Nussbaum d’ailleurs, se propose de corriger la théorie de la justice de Rawls et non pas de la remplacer par une éthique ou une politique du care, comme le fait en revanche une théoricienne comme Tronto. Elle poursuit ainsi le même but que la théorie de la justice de Rawls : faire en sorte que dans une situation de rareté des ressources qui conduit à des conflits inévitables dans leur distribution, ceux-ci puissent être réduits pour permettre à chacun de réaliser son idée de vie bonne. Ainsi, elle indique que son idée d’égalité engendre des revendications qui doivent permettre d’améliorer la situation des dependency workers, car elle se propose de définir les modalités suivant lesquelles « one can give care without the caregiving becoming a liability to one’s own well-being ».[6] S’occuper des autres est un lourd fardeau et il n’est pas juste que les femmes soient abandonnées à elles-mêmes, ce sur quoi on ne peut qu’être d’accord; mais je ne vois pas en quoi, dans son ouvrage, il est question d’une éthique du care.

J’en viens maintenant à ce qui, dans mon livre, a été peu et mal compris. Je suis parti du constat que, d’une manière générale, une des raisons principales de la faiblesse des théories du care est à rechercher dans leur statut plutôt incertain qui oscille, suivant les auteures, entre philosophie, psychologie, pédagogie et/ou sociologie. Ce mélange des savoirs est opéré au nom de la transdisciplinarité ou de l’interdisciplinarité nécessaire et souhaitable pour tout discours qui se veut innovant. Une des conditions fondamentales des innovations théoriques est, semble-t-il, leur capacité de briser les frontières entre savoirs, de ne pas se plier aux lois du genre, mais de les construire. Comme on le sait, l’interdisciplinarité est devenue une nécessité quand, à la fin des années 1950, ayant constaté l’existence d’une rupture profonde entre sciences humaines et sciences dures, entre deux cultures, littéraire et scientifique[7], on a compris que la complexité croissante de notre monde demandait de construire des passerelles entre ces deux formes de savoir. L’interdisciplinarité est donc justifiée par la nécessité de solliciter des connaissances venant de domaines très différents à des fins spécifiques de compréhension et de connaissance de phénomènes complexes qui ne peuvent être appréhendés d’un seul point de vue. En l’absence de cette motivation, l’hybridation entre disciplines différentes, dans le meilleur des cas, ne produit aucun résultat valable et, au pire, autorise tout le monde à parler de tout et de n’importe quoi sans avoir aucune connaissance, avec des résultats qui sous des airs de grande compétence ne sont souvent que du pur et simple baratin.

En signalant l’existence de cette pratique dans les textes sur le care, il ne s’agissait nullement pour moi de chercher « à tout prix des incongruités épistémologiques et théoriques dans les travaux de Gilligan » (p. 173) et des autres théoriciens mentionnés, comme on me le reproche, mais de considérer que chaque champ théorique possède une technicité propre qu’il faut connaître et comprendre quand on se propose de le « contaminer » avec d’autres savoirs. Cette méconnaissance conduit à des malentendus d’une grande portée, comme j’ai essayé de le montrer à propos de la différence, sur laquelle les éthiques du care font l’impasse, entre la question métaéthique de la motivation morale et la question de la justification des principes qui nous permettent d’identifier une action comme bonne ou mauvaise, juste ou injuste. De plus, en parlant du care comme si c’était une théorie qui avait toujours le même objet et mobilisait toujours les mêmes savoirs, on risque d’ignorer les différences entre ses théoriciens, mais aussi de passer sous silence les différences entre les perspectives à partir desquelles on discute du care. Ainsi, Carol Gilligan est une psychologue dont tout le travail est centré sur la volonté de montrer que les femmes se développent moralement en suivant des chemins différents de ceux des hommes, car elles ont une perspective différente sur autrui. Mais peut-on dire que les soucis théoriques de Kittay ou de Dietmar Bubeck sont les mêmes et que par conséquent leurs réflexions sur le care poursuivent le même but? Il me semble que dans leurs deux ouvrages, on trouve plutôt des réflexions sociopolitiques sur la manière dont deux formes de care ont fonctionné comme outil de domination des hommes sur les femmes. Ou encore, mis à part le terme, le travail de Sandra Laugier a-t-il quelque chose à voir avec le maternalisme d’une Sarah Ruddick ou d’une Nel Noddings? Il me semble que rendre chaque ouvrage sur le care à son lieu d’origine avait pour fonction de clarifier la situation générale et de montrer la spécificité de chaque réflexion, tout comme, en resituant dans leur perspective théorique originaire les différents travaux sur le care, on se donnait la possibilité de comprendre la faiblesse et la force de chaque auteur et de son travail.

Mais il y a une raison supplémentaire à l’attention que j’ai portée aux mélanges des savoirs dans les théories du care, que j’expliquerai en reprenant et en expliquant mieux les remarques sur la rhétorique phonétique dans l’ouvrage de Gilligan.

À la fin d’un long passage (p. 173) qui commence en affirmant avec fermeté qu’en retraçant les origines du care j’avais le but « de montrer que Gilligan n’est pas si originale qu’on le prétend, puisque Ruddick et Noddings la précèdent » (alors qu’il s’agissait simplement de montrer qu’au début des années 1980 existait un réel intérêt pour ce concept : outre Gilligan, Ruddick et Noddings s’occupaient du care de manière continue),[8] je suis sommé de m’expliquer sur mon but (supposé, car nulle part j’ai soutenu une telle thèse) qui consiste à montrer « que la voix des femmes qu’elle [Gilligan] veut faire entendre » n’est pas une tâche très originale. Sur ce point, mon

argument consiste à dire que, mettant l’accent sur la voix des personnes (des sujets) à la défaveur de la voix hégémonique (normes), Gilligan reconduit une « métaphysique qui ne dit pas son nom », soit une métaphysique de la présence telle que Jacques Derrida l’a pourtant déjà si bien critiquée (p. 35). Argument lui-même glissant s’il en est : tandis que Gilligan souhaite en 1982 faire entendre les voix des filles et des femmes dans un champ de recherche qui jusqu’alors ne s’est effectivement intéressé qu’aux garçons et aux hommes, Adorno ne voit là rien que la répétition d’une métaphysique continentale. On ne pourrait manquer plus radicalement la portée des travaux féministes de Gilligan – féminisme qu’Adorno redoute et dénonce tout au long de ce livre, ce qui, selon nous, est plus proprement réactionnaire que « réactif ». […] Nous interrogeons ici la pertinence d’en appeler à ces considérations phénoménologiques alors que la discussion porte chez Gilligan sur le développement moral des enfants. D’un point de vue à la fois existentiel, clinique, éthique, moral et politique, le combat de Derrida au sujet de la phénoménologie pure husserlienne et des déconstructionnistes de son école paraît tout à fait déconnecté de la problématique. Notons par ailleurs que Sophie Bourgault a soutenu de façon convaincante que Gilligan, Noddings et Ruddick, plutôt que de reconduire une métaphysique de la voix et de la parole (comme Adorno le suppose pour Gilligan, bien que Bourgault ne le cite pas), introduisent au contraire une éthique de l’écoute qui tranche tout à fait avec, justement, le manque d’écoute dont fait preuve la tradition logocentrique occidentale… Bourgault mentionne que les auteures de l’écoute (du care) trouvent écho chez Fiona Robinson, spécialiste des théories politiques et des relations internationales, qui développe une éthique des relations internationales axée sur le dialogue et l’écoute d’autrui

pp. 173-174

Je passe sur le fait que les deux tiers du travail de Gilligan sont consacrés aux dilemmes qui se présentent à de jeunes femmes, dont l’interprétation des réponses s’intercale avec des analyses des travaux de Sigmund Freud, d’Erick Erikson, ou avec des oeuvres littéraires et cinématographiques, et non aux enfants; que Bourgault ne pouvait pas me citer parce que mon ouvrage a été publié après son article et que finalement, comme je l’ai dit et répété, je considère les éthiques du care plus inconsistantes et inutiles – en tant que théories – que menaçantes, pour en venir à la question fondamentale.

Le contresens touchant à mon usage de la critique de Derrida de la phénoménologie husserlienne ne pouvait être plus complet : j’aurais démontré de cette manière rien de moins que ma totale incompréhension du travail de Gilligan. Comme mes critiques m’y invitent (« Si donc Adorno souhaite tout de même soutenir qu’une métaphysique du sujet (asexué) est reconduite par Gilligan à son insu, nous attendons l’argumentaire qui viendrait un peu valider cette hypothèse aussi rapide que contradictoire » (pp. 173-174).) je vais étayer mon propos sur ce problème, parce que je n’ai rien soutenu de semblable.

En premier lieu, il faut noter l’insistance avec laquelle la question de la voix est présente dans les théories du care en général et pas seulement chez Gilligan : il n’y a pratiquement pas un texte qui ne paye son tribut à cette rhétorique phonétique. De Kittay à Tronto, de Held à Okin, de Robinson à Baier l’insistance sur la voix réprimée, censurée, ignorée des femmes est commune. Et ce qui est commun est aussi l’idée que cette voix n’est qu’une métaphore de la subjectivité des femmes. Mais alors, pourquoi autant d’intérêt pour la voix? Pourquoi utiliser cette image, qui devient une figure rhétorique (métonymie ou synecdoque), plutôt qu’un terme beaucoup plus courant et beaucoup plus clair : sujet ou subjectivité? Quelle signification le terme « voix » véhicule-t-il que le terme « subjectivité » ne reprendrait pas?

J’ai en effet souligné que la question était que « l’appel à l’émergence d’une autre voix nous renvoie à l’espèce de statut privilégié, assez ambigu, que l’on accorde à la voix » et, pour être encore plus précis, j’avais insisté sur le fait que « la question n’est pas de préférer une voix à une autre; c’est celle du statut privilégié de la voix en général ».[9] La réponse a été justement de cerner cet élément différentiel qui fait sens dans la voix et qui est absent dans la notion de subjectivité. Or la voix exprime quelque chose, elle est surtout un moyen d’expression. Et ce que la voix exprime est une intériorité qui est supposée faire corps avec la voix qui l’exprime : pas de restes, pas de déchets, pas de différences, serait-on tenté de dire, entre le vouloir dire de la voix et celle ou celui qui veut dire et exprime ce qu’il veut dire à travers sa voix. La nature de la femme se manifeste dans sa voix qui l’exprime, ce qui a la fâcheuse conséquence de relier de manière exclusive ce qui est dit, le vouloir dire à la voix qui l’exprime. Pour le dire de manière plus claire : la voix est naturelle, la subjectivité est culturelle. Ce qui manque à la subjectivité est la présence d’un élément naturel irréductible : la voix est toujours (au moins) sexuée et en tant que telle immédiate et spontanée. La subjectivité est construite et donc soumise à une loi considérée étrangère et qui considère étrangères les différences naturelles. Dans la voix se manifestent les puissances de la nature que la loi ne peut maîtriser. Au fond, cette rhétorique de la voix nous amène à retrouver l’opposition fantasmatique entre Déméter et Abraham qui semble bien agir en arrière-plan des textes sur le care et au-delà de toute dénégation d’une opposition tranchée entre masculin et féminin, entre une morale masculine et une morale féminine. C’est justement ce que reconnaît Gilligan elle-même qui, tout en admettant une certaine résistance de la part des psychologues à utiliser ce terme, affirme l’avoir préféré à « soi » car, dit-elle, il est plus précis et moins abstrait : « à la fois corps et langage, la voix a aussi l’avantage d’ancrer la psychologie dans la biologie et la culture sans non plus se réduire à l’une ou à l’autre ».[10] De plus, la phoné réitère la structure de la métaphysique qui consiste à affirmer que la voix est un moyen d’expression de ce que l’on ne voit pas à travers et dans ce qui est physiquement présent.

On ne comprendra pas au fond cette insistance sur la voix en tant que symptôme métaphysique si on fait l’impasse sur l’analyse que développe Derrida du rapport entre voix et écriture chez Edmund Husserl et Martin Heidegger.[11] La condamnation de l’écriture chez Heidegger donne un relief théorique au sort qui est fait à la voix : alors que la première éloigne de la nature et pour cela est soumise à une critique impitoyable de la part de Heidegger, Derrida relève le privilège que le philosophe allemand accorde à la voix, de manière que le phonocentrisme n’est qu’une figure du logocentrisme, que les théories du care ont pourtant en ligne de mire. Ce qui m’a amené à écrire que cette insistance sur la voix au fond est contradictoire, car elle réitère le mécanisme même auquel les théories du care veulent se soustraire. On me dira que, même si j’ai raison sur ce point, la question n’est pas là, mais dans le fait que les femmes n’arrivent pas à se faire entendre, qu’elles réclament toujours la place accordée à leurs pensées, qu’on la leur refuse, et que, pour la première fois, Gilligan a porté au-devant de la scène cette spécificité. Si le diagnostic historique ne souffre pas de critique, en mettant l’accent sur la voix Gilligan fait quelque chose d’autre. Elle tente de définir une morale, sinon deux, fondées sur la nature humaine, sur la psychologie plus précisément, ce qui, comme j’ai essayé de le démontrer grâce à la référence à Derrida, est en tout et pour tout une reconduction de la métaphysique classique.

Mais c’est aussi le symptôme d’une difficulté majeure des éthiques du care, qu’elles partagent avec un certain nombre de théories en philosophie morale : l’idée qu’il est possible de fonder une morale sur des présupposés psychologiques. En philosophie morale, on assiste depuis au moins une trentaine d’années au développement de formes de naturalisme moral qui prennent souvent l’aspect de théories de psychologie morale. Avec l’ouvrage de Gilligan et l’insistance sur l’importance des sentiments et des émotions en morale, les éthiques du care reprennent et articulent les arguments centraux de ce courant plutôt varié qui était justement l’aspect que je souhaitais mettre en évidence dans le chapitre « Morale des sentiments, morale de la raison ».

L’affirmation que tous les ouvrages sur le care sont structurés autour de l’opposition entre éthique des sentiments et morale de la raison me semble difficilement contestable : ce n’est certainement pas moi qui m’efforce de les structurer de cette manière, comme Lancelle et Deschênes le soutiennent (p. 176). Dès lors, je crois qu’il était tout à fait légitime d’analyser cette opposition pour en tester la validité et la normativité en se demandant s’il existe une morale normative fondée sur les sentiments et si elle est en mesure d’éliminer les défauts qui grèvent une morale fondée sur des concepts plus traditionnels comme la justice. Il m’a donc semblé nécessaire d’évaluer la capacité normative des concepts d’une éthique du care qui prétend se fonder sur les sentiments. Parce que, qu’il s’agisse d’une morale conséquentialiste, d’une éthique des vertus ou d’une morale déontologique, une théorie morale est définie par sa capacité à indiquer ce qu’il faut faire pour être bons et/ou justes, à nous expliquer les motifs de cette action et à justifier ces indications de comportement.

Sans entrer dans des détails trop techniques qui concernent l’ontologie des valeurs morales, leur épistémologie ou encore le sens des concepts moraux, je me suis proposé d’abord de voir quels concepts normatifs étaient proposés et j’ai voulu ensuite tester leur cohérence par rapport à une question de métaéthique qui est très souvent ignorée, par incompétence ou par négligence, et qui concerne la différence nécessaire entre la définition des motivations d’une action morale et la recherche des justifications de cette action et de ses principes. Pour être plus clair : à travers la définition des motivations morales, on essaye d’éliminer la possibilité ou la présence de l’amoraliste, de celui qui ne veut pas se comporter moralement (ni immoralement par ailleurs); la définition des justifications de principes moraux tente de réduire ou d’éliminer les conflits entre visions morales concurrentes parce que l’on recherche les raisons de ces actions. La première est une question de psychologie et la seconde une question purement philosophique. L’analyse des sentiments, des émotions, des passions dit en gros quels sont les motifs qui me poussent à agir (ou à ne pas agir) moralement, sans que l’action morale soit définie dans sa normativité, alors que l’analyse de mes raisons d’agir m’offre une justification de ce que je fais pour avoir un comportement moral. Or, les textes consacrés à l’éthique du care font l’impasse, à de rares exceptions près, sur cette différence, de telle manière que l’on considère que les sentiments peuvent jouer un rôle normatif. Quand on se demande quelles sont ces normes que les sentiments, tels que l’amour, produisent, la confusion devient si grande qu’on aurait le plus grand mal à en déduire des principes normatifs. Car que veut dire que les sentiments sont normatifs sinon que, en me confiant à mes sentiments, je peux me comporter bien ou de manière juste? Mais quand on se demande comment se réalise cette déduction, les réponses que l’on obtient sont plutôt décevantes.

Venons-en à un deuxième point tout aussi important : la critique du libéralisme par le care, ou plus précisément les rapports entre libéralisme et care. Il s’agit d’un topos qui est développé dans tous les textes sur le care, suivant les mêmes coordonnées théoriques, à quelques détails près. Le libéralisme, nous dit-on, propose une image idéologique des individus qui ne correspond pas à la réalité de leur vie : ils sont décrits comme des atomes, préoccupés uniquement de promouvoir leur intérêt personnel. Ce qui les intéresse est au fond d’avoir raison, car ils sont sans relations et sans sentiments et ne se soucient guère de ceux et celles qui leur permettent d’avancer dans la vie. Ils ne savent pas qu’ils sont vulnérables et qu’ils peuvent à tout moment basculer dans des situations de dépendance. Pour le libéralisme tous les individus sont autonomes, libres et indépendants, ceux qui ne le sont pas sont exclus et confinés aux limites de la vie sociale, ignorés et exploités. À ce sujet, j’ai d’abord fait remarquer qu’il y avait plusieurs libéralismes, et non un seul, et que par ailleurs le libéralisme classique, notamment celui de John Locke, qui est considéré comme l’auteur du texte d’origine de l’individualisme possessif et de l’individualisme atomiste, mériterait une évaluation plus attentive capable de l’isoler dans la galaxie libérale et surtout de rendre à sa pensée toute sa richesse, quelque peu réduite par des critiques hâtives.

Ensuite, j’ai aussi fait remarquer que la critique du libéralisme que l’on trouve dans les textes sur le care était insuffisante d’un point de vue philosophique et qu’elle se fondait sur des généralités qui n’arrivent même pas à faire la distinction entre libéralisme économique, libéralisme politique et libéralisme moral. On peut être libéral en morale sans souscrire aux thèses économiques du libéralisme qui se traduisent en une économie où le marché est roi. On peut penser que chacun a le droit de chercher son bonheur personnel sans que personne ne l’en empêche (libéralisme moral) et à condition qu’il respecte la liberté des autres d’en faire autant, sans que cette thèse conduise à accepter inéluctablement l’économie de marché (libéralisme économique). Le libéralisme moral défend le droit de chacun de poursuivre son idéal de bonheur, quel qu’il soit, dans la limite du respect du même droit pour les autres; le libéralisme économique fait du marché le lieu de vérité de l’action politique. Si ces deux formes de libéralisme sont évidemment compatibles, on peut parfaitement soutenir la première sans accepter la seconde, comme Rawls lui-même l’affirme. Je doute fort que les individus qui demandent le respect de leur droit au bonheur, quel qu’il soit, puissent être considérés comme des égoïstes, occupés seulement de leur bien-être et de leur succès personnel – sous-entendu économique – (encore que les deux choses coïncident), et que par conséquent ils puissent être réduits à l’image du self-made-man sans liens ni relations, comme le décrit le care.

Mais le problème est bien ailleurs, c’est-à-dire dans la dynamique entre relation à soi et relation à autrui : comment les structurer et surtout à quelle relation donner la priorité? À ce sujet Gilligan opère un distinguo important. Elle isole d’une part une forme de care qui est qualifié de « féminin », dans lequel les femmes donnent la priorité aux autres et mettent leurs exigences au second plan. Cette forme d’attention est justement un dévouement surérogatoire que les femmes de l’enquête rapportée dans In a Different Voice commencent à interroger et à critiquer, mettant en avant une relation à soi qui les amène à choisir l’avortement plutôt qu’une vie de sacrifice et de soumission, ou en tout cas de difficulté à se réaliser. Elle dégage d’autre part une autre forme de care, féministe celui-ci, tout à fait différente : il faut d’abord avoir une relation authentique avec soi-même pour pouvoir ensuite trouver une relation avec les autres. La seconde est aussi précieuse que la première, mais elle vient après, car elle se fonde sur une bonne relation à soi.[12] Ce texte au fond ne présente rien de nouveau par rapport à ce qui était proposé dans In a Different Voice, là où Gilligan détaille sa vision de l’évolution morale : il y a d’abord une attention à soi-même, entièrement consacrée à la prise en charge de ses besoins pour pouvoir assurer sa survie, ensuite un care féminin et enfin un équilibre entre prendre soin de soi et prendre soin des autres.[13] Mais Rawls dit-il autre chose? La question n’est-elle pas toujours la même? L’un et l’autre ne s’interrogent-ils pas sur la meilleure manière de réaliser ses aspirations, son plan de vie au-delà des intrusions des uns et des autres, ou pour le dire autrement, comment respecter les droits des individus à choisir librement leur conception du bien, réduisant au minimum les formes de domination et de gouvernement hétéronomes?

Quant au libéralisme économique qui s’est traduit dans l’idéologie du marché, j’ai émis l’hypothèse, suivant les suggestions de Foucault et d’Arendt, que le care était bien plus compatible que ce que ces théoriciens imaginent avec cette idéologie. Foucault a montré que la manière de gouverner les individus dans la modernité était absolument spécifique, parce qu’ancrée dans la vie biologique. La souveraineté médiévale s’exerçait grâce au prélèvement que le souverain pouvait à tout moment réaliser sur les biens de ses sujets : tout lui appartenait, même leur vie, et il pouvait en disposer comme bon lui semblait. En ce sens, il avait un droit de mort sur les individus, mais il s’intéressait peu à la manière dont ils vivaient. La souveraineté contemporaine est une forme de gouvernement – terme à prendre dans son sens étymologique – de la vie des individus. Il n’est plus question de prélever des biens, mais de faire en sorte que les individus vivent le plus longtemps et le mieux possible. La satisfaction des besoins vitaux des individus est le levier que le pouvoir contemporain utilise pour gouverner. La gestion de la vie biologique des individus est devenue le point d’ancrage du pouvoir. La définition du care de Tronto et Fisher que je rappelle me semble tout à fait compatible avec cette forme de gouvernementalité moderne. La centralité du besoin et surtout du devoir de le satisfaire, avec son cortège de notions comme la responsabilité, l’attention aux autres, la responsivness, semble bien être un symptôme de cette compatibilité. Notons que cette centralité du besoin revendiquée à tout moment par le care n’est pas suivie par une théorie des besoins, et souvent même pas par une définition des besoins que le care est censé satisfaire. Alors, plutôt que d’écarter avec agacement cette hypothèse, comme le fait par exemple Fabienne Brugère, ou de l’ignorer totalement comme le font Deschênes et Lancelle, ne vaudrait-il pas mieux essayer de l’analyser en profondeur? Entre le refus pur et simple des théories de la justice et l’accent mis sur le devoir de répondre sans limites aux besoins des autres, n’y a-t-il pas d’espace pour penser autrement le rapport entre justice et attention aux autres? Dans cette perspective, on pourrait aussi se demander pourquoi la dynamique du désir n’est jamais rappelée dans l’éthique du care? À titre d’hypothèse on pourrait penser qu’au fond cette absence n’est pas très surprenante : elle représente un symptôme de cette compatibilité implicite entre care et libéralisme.

Les lectrices et lecteurs qui ont eu la patience d’arriver jusqu’à la fin de ce texte auront peut-être remarqué la présence plutôt insistante, parfois même redondante, de termes comme « théorie », « éthique », « concept », utilisés à propos du care. J’ai souligné et souligne de nouveau cette présence pour une raison spécifique qui tient à la nature de mon travail sur le care. Mon but était tout à fait théorique : il s’agissait de tester les prétentions du care à être une théorie éthique, d’en mettre en évidence les incohérences, d’en indiquer les limites : en somme, un travail de critique philosophique qui prenait en ligne de mire des concepts et non pas des pratiques. Personne ne conteste l’importance du care dans la vie quotidienne : nous tous avons besoin que l’on s’occupe de nous, que des personnes, par amour ou par devoir, satisfassent nos besoins (encore faut-il être capable de les identifier correctement), que la vie soit pleine d’amour, d’attention, d’émotions et de sentiments en l’absence desquels, objectivement, elle serait bien moins attrayante. Toutefois, la tâche de la philosophie morale n’est pas de décrire ce que les gens font – la psychologie, la sociologie et toutes les sciences humaines s’en chargent –, mais d’indiquer ce que les gens devraient faire. Ce qui veut dire que l’évaluation pratique du care dans les hôpitaux, les écoles, les entreprises est du ressort de la sociologie, de la psychologie et des sciences humaines et non de la philosophie. De plus, il me semble que la fonction principale de la philosophie est critique et peut et doit se développer suivant deux impératifs : le premier nous vient de Friedrich Hegel, qui dit que « ce qui est bien connu est en général, pour cette raison qu’il est bien connu, non connu »;[14] le second de Foucault, pour qui la tâche critique de la philosophie consistait dans sa capacité à rendre difficiles les gestes faciles. Les éthiques du care cumulent les deux défauts pointés par Hegel et Foucault. Elles sont faciles et compréhensibles, car elles mettent au centre de leur réflexion les bons sentiments, et elles ont un air de déjà-vu, ce qui les rend acceptables d’emblée : mon intention était de les décortiquer pour les rendre un peu moins évidentes qu’elles ne le paraissent.

Donc ma question était : les éthiques du care sont-elles de bonnes théories? Et la réponse était : non. Dans mon livre, je me suis efforcé d’expliquer les raisons de cette réponse, qui sont bonnes ou mauvaises, abstraction faite du sexe ou du genre de leur auteur, et qui tiennent surtout (mais non exclusivement) aux deux points que je viens de rappeler. Ai-je été entendu? La réponse est nette : non.