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1. INTRODUCTION : MARCHANDISATION DES ÉCHANGES DE TISSUS HUMAINS ET NOUVEAUX IMAGINAIRES DU CORPS (BIO-)POLITIQUE

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, de nombreuses nations occidentales[1] ont soumis les échanges de tissus biologiques humains aux modalités d’une économie redistributive, telles que défendues par le politologue anglais R. Titmuss dans sa célèbre thèse The Gift Relationship : From Human Blood to Social Policy (Titmuss, 1970). Écrite dans la seconde moitié des années 1960, celle-ci représentait un plaidoyer pour le maintien d’un État-providence que Titmuss sentait menacé par les considérations économiques qui commençaient à gagner du terrain dans les cercles officiels du Parti travailliste (Fontaine, 2002). Afin de défendre un système de conservation de sang basé sur le don altruiste et anonyme, à l’époque encore dominant au Royaume-Uni, contre un système marchand dans lequel le sang était vendu et acheté, prévalent aux États-Unis, il a alors présenté les échanges allogéniques de tissus comme les garants de la « solidarité sociale ». Comprenant les produits du corps humain comme des biens étroitement liés à l’humain, il rejoignait le discours concernant la dignité incommensurable du corps humain, développé dans le contexte international à la suite des atrocités perpétrées durant la Seconde Guerre mondiale (Palvia, 1999) afin de l’opposer à l’idée d’un marché des corps perçu comme déshumanisant.

En parallèle à la mise en place progressive de ces modalités d’échange de tissus « par le don » dans la plupart des États industrialisés,[2] se sont toutefois consolidées depuis la fin du XXe siècle, de manière globale, des pratiques d’exploitation du vivant fondées sur des logiques économiques et sociales radicalement différentes. La vitalité du corps humain s’est en effet trouvée projetée au coeur de formes inédites de marchandisation et de privatisation du biologique, qui ont d’ailleurs été définies comme parties prenantes d’un « second mouvement des enclosures »[3] concernant le vivant (Boyle, 2003, p. 37). Ces nouvelles pratiques sont liées aux tendances majeures qui ont transformé l’organisation du secteur de la santé à partir du milieu des années 1980, au moment où les infrastructures cliniques et scientifiques de la médecine ont été restructurées autour de la science computationnelle et des innovations technoscientifiques[4] (Clarke et coll., 2010). À la suite de ce « tournant technoscientifique », les thérapies et les méthodes de recherche et de diagnostic se sont en effet trouvées de plus en plus dépendantes de l’instrumentalisation d’organismes vivants d’origine humaine (Hoeyer, 2010). Afin de soutenir cette demande croissante, les pratiques consistant à extraire ou à récupérer certains tissus originaires du corps humain[5] se sont multipliées et ces tissus ont été mis en circulation sur différents circuits d’échange dépassant largement les frontières et les régulations étatiques.[6] Au sein de ces nouvelles « économies de tissus » (Waldby et Mitchell, 2007) globalisées, de nombreux États continuent toutefois d’organiser la récupération et les échanges de ces tissus biologiques selon le cadre légal « traditionnel » que de nombreux pays occidentaux avaient institutionnalisé après la guerre. Les banques allogéniques créées à la fin du XXe siècle dans de nombreux pays industrialisés afin de soutenir la récupération et la manipulation de nouveaux biomatériaux humains destinés à être transplantés[7] ont ainsi été fondées dans l’objectif d’assurer la collectivisation de ces produits au sein de systèmes de santé gratuits, universels et publics.[8] C’est le cas des banques publiques de cellules souches allogéniques de sang de cordon, qui restreignent la manière dont les échantillons de sang de cordon peuvent être récupérés et exploités aux conditions du « don altruiste », c’est-à-dire au don anonyme de ces tissus entre les membres d’une même communauté nationale. À travers la manière dont ces banques conditionnent les pratiques de manipulation et les échanges du corps qu’elles opèrent, elles continuent ainsi d’incorporer certains principes normatifs tels que les valeurs de solidarité sociale, d’altruisme et de réciprocité. Elles dessinent ainsi des manières d’appartenir à une communauté sociale constituée de formes d’obligations et de responsabilités bien précises. Ces formes d’appartenance s’inscrivent, comme nous l’exposerons, dans le prolongement du régime biopolitique[9] qu’a constitué l’attribution par l’État d’un nouveau « droit à la santé » aux citoyen.nes, à travers l’instauration de l’État-providence au sein de nombreuses nations occidentales durant l’après-guerre (Foucault, 1994b).

À contre-pied des échanges opérés par les banques publiques de cellules souches allogéniques, un large secteur commercial de conservation de cellules souches de sang de cordon, dit « autologue »[10] se développe depuis la fin des années 1990 à une échelle globale. Ces banques commerciales encouragent les nouvelles mères non pas à « donner » leurs tissus ombilicaux de manière anonyme aux autres membres de la communauté politique, mais à les préserver pour leurs propres enfants, au sein d’un compte de conservation payant et exclusif. Bien que l’efficacité thérapeutique des cellules souches autologues n’ait pas encore été démontrée, l’idée promulguée par ces banques est que leur congélation permettrait aux mères d’en collecter les bienfaits futurs sous forme de thérapies cellulaires autologues dites « en développement ». En offrant aux mères de constituer une partie de leurs propres corps comme une forme d’« assurance biologique » contre la maladie et le vieillissement cellulaire, ce secteur autologue paraît alors être fermement ancré dans le domaine des nombreuses promesses entourant le secteur de la médecine régénérative. Le secteur commercial de conservation du sang de cordon propose une approche tout à fait innovatrice afin d’articuler la relation entre les individus et leurs tissus biologiques, fondée notamment sur de nouvelles formes de possession et d’investissement de soi dans le futur des technosciences. Il s’établit ainsi radicalement à rebours de l’économie traditionnelle du don « altruiste », engagé à soigner des personnes présentement malades.

La coexistence de banques publiques et de banques commerciales dans la plupart des pays industrialisés génère de ce fait une controverse examinée dans des avis publiés par les comités consultatifs d’éthique de plusieurs pays[11] et par diverses associations professionnelles de santé.[12] Le présent article vise à comprendre et à expliquer, dans une perspective sociologique, les tensions et clivages naissants de la coexistence actuelle des banques publiques et privées de sang de cordon. Il se propose ainsi de donner un éclairage nouveau sur les enjeux éthiques et sociaux soulevés par les banques privées de sang de cordon en identifiant et en comparant les formes de solidarité[13] que les circuits allogéniques et autologues sous-tendent respectivement. Pour ce faire, nous procéderons tout d’abord à une analyse de la manière dont les banques allogéniques et les banques autologues définissent la matérialité du sang de cordon (son potentiel et sa valeur), la santé et le rôle des patient.es, ainsi que l’imbrication de ces conceptions avec l’imaginaire plus large de la citoyenneté et de la communauté politique. Nous analyserons les formes de solidarité construites par les banques autologues comme une conséquence de la relation de propriété que les banques autologues établissent entre les mères et leurs tissus biologiques, permettant à celles-ci d’investir conjointement dans le futur de leurs enfants et celui de la médecine. Nous défendrons l’hypothèse selon laquelle ce nouveau modèle de participation des patient.es à la coconstruction de nouvelles thérapies biomédicales s’inscrit dans les reconfigurations contemporaines du rapport à la santé que le sociologue Nikolas Rose voit s’incarner dans l’émergence d’une nouvelle « citoyenneté biologique » (Rose, 2007). Nous discuterons ensuite des normativités entourant la gestion prudente par les individus de leur santé que ce modèle de participation valorise, cela dans un contexte sociopolitique marqué par une recodification des défis de santé en problèmes de management personnel et par une culpabilisation des individus liée à leur échec à rester en santé. Nous montrerons également que ce modèle a le potentiel de générer de nouvelles formes d’exclusion sociale pour les individus et les groupes n’ayant pas les capacités financières leur permettant d’investir dans leur propre « capital biologique ». En illustrant la possibilité pour les citoyen.nes détenant le capital financier nécessaire afin de conserver leurs tissus dans un compte familial de se dissocier des responsabilités qui pendant longtemps allaient de pair avec le droit, assuré par l’État-providence, à des soins de santé publics et universels, ce secteur nous paraît opérer une stratification des vies et des corps corrélée aux inégalités socioéconomiques existant au sein des populations locales.

2. QUE SONT LES CELLULES SOUCHES DE SANG DE CORDON ?

Les cellules souches sont des cellules encore totalement ou en partie indifférenciées, alors capables de se multiplier à l’infini et de se spécialiser en différents types de cellules. Par ces capacités, elles semblent pouvoir générer une véritable révolution biomédicale dont le paradigme serait celui d’une nouvelle médecine régénérative se proposant d’optimiser les mécanismes impliqués dans l’autogénération des cellules dans l’objectif de développer des thérapies cellulaires afin de réparer des tissus et organes endommagés ou vieillissants. Pouvant se résumer à l’idée « d’aider le corps à se soigner lui-même » (European Technology Platform on Nanomedicine, 2005, p. 27, cité dans Lafontaine et Noury, 2014, p. 34), la médecine régénérative promet de permettre un jour de contourner les difficultés liées à l’obtention d’organes ou de parties d’organes compatibles avec tou.tes les patient.es, ainsi que les dommages liés à leur extraction lorsque celle-ci est réalisée sur des personnes vivantes. Si certaines thérapies régénératives sont présentement pratiquées, notamment les greffes autologues de sang de moelle osseuse ou de sang périphérique en cancérologie, la plupart d’entre elles se situent à ce jour à un stade très expérimental (Waldby, 2006, p. 56). Bien que les cellules souches embryonnaires, parce qu’elles sont encore entièrement indifférenciées, soient les seules à pouvoir se convertir en n’importe quel type cellulaire, enflammant ainsi l’imagination des scientifiques, la charge symbolique attribuée aux embryons limite leur utilisation en tant que simples sujets d’expérimentation ou instruments biomédicaux. C’est pourquoi les chercheuses et chercheurs se sont tourné.es à partir du début des années 1970 vers des sources de cellules plus facilement récupérables et manipulables telles que le sang périphérique et de moelle osseuse, ou encore certains tissus provenant du corps des femmes, comme le sang menstruel ou placentaire. La découverte de larges colonies de cellules souches hématopoïétiques dans le sang placentaire à partir du milieu des années 1970 fut ainsi largement tributaire du fait que les cordons ombilicaux et les placentas, longtemps définis comme des « déchets opératoires »,[14] purent être récupérés et mobilisés sans grande contrainte au sein de divers projets profitables de « recyclage » (Waldby et Mitchell, 2006, p. 115).

2.1. Les usages thérapeutiques présents des cellules souches de sang de cordon en oncologie

Les cellules souches hématopoïétiques étant à l’origine des différentes lignées sanguines de l’organisme, les cellules souches de sang de cordon ont rapidement été évaluées comme de potentiels outils thérapeutiques, pouvant permettre de contourner certaines des limites posées par les greffes de cellules souches hématopoïétiques issues de la moelle osseuse. Les cellules souches de moelle osseuse étaient déjà utilisées depuis la fin des années 1960 afin de soigner les patient.es atteint.es de cancers du sang, notamment de la leucémie. La transplantation de cellules souches provenant d’un tissu néonatal tel que le sang placentaire, du fait de l’immaturité du système immunitaire à la naissance, n’exige toutefois pas de compatibilité immunologique complète entre donneuse et receveuse/receveur (Kline, 2001), comme cela est le cas pour les greffes de cellules souches de moelle osseuse. Elle permet alors de multiplier le nombre de donneuses compatibles pour un.e même patient.e en dehors des membres de sa propre famille. D’autre part, les échantillons de sang de moelle osseuse ne peuvent être extraits qu’à travers des procédures lourdes et invasives impliquant l’hospitalisation des donneuses/donneurs ainsi que leur maintien sous anesthésie générale ou spinale. Ils ne sont donc pas collectionnés de façon routinière au sein de banques thérapeutiques, mais simplement emmagasinés de manière virtuelle dans des « banques de données », soit des registres informatisés où se trouvent consignées les informations concernant des donneuses/donneurs potentiel.les. La collecte du sang de cordon, dite (à tort) par la plupart des bioéthicien.nes et des chercheuses et chercheurs, pratiquée après la naissance de l’enfant,[15] est appréhendée de son côté comme non invasive pour la donneuse. Elle permet de ce fait le développement de banques constituées d’unités de sang congelées, c’est-à-dire « réelles » et directement disponibles. Toutefois, compte tenu du faible volume de sang pouvant être recueilli, l’usage thérapeutique des cellules souches de sang placentaire reste à ce jour réservé à des enfants de moins d’une vingtaine de kilos (Waldby, 2006).

2.2. Les cellules souches de sang de cordon, des cellules pour la médecine régénérative du futur

Le succès thérapeutique du sang de cordon en oncologie et le fait que son extraction ne semble poser « aucune préoccupation éthique »[16] semblent aussi avoir facilité son insertion au sein de multiples recherches visant à instrumentaliser son potentiel régénératif dans le développement de futures thérapies cellulaires. Ces recherches sont elles-mêmes soutenues financièrement par les investissements massifs de puissantes entreprises privées, en percevant déjà les grandes retombées économiques (Boileau, 2002). Présentement, il existe ainsi deux voies principales au sein de ces recherches. La première se situe dans le développement de méthodes permettant d’étendre la masse de cellules souches de sang de cordon in vitro afin que de plus larges volumes puissent être transplantés, multipliant ainsi le nombre de potentiel.les receveuses et receveurs de greffes au-delà de jeunes enfants (Egan, 2000). L’autre est orientée vers le développement de stratégies permettant de transformer les cellules souches de sang de cordon en cellules pluripotentes induites, c’est-à-dire de manipuler leur temporalité afin de les inciter à retourner à leur passé embryonnaire et les contraindre ainsi à se spécialiser en n’importe quel type de tissu (Waldby, 2006). C’est précisément là que ces cellules paraissent les plus séduisantes pour les chercheuses et chercheurs en médecine régénérative. Envisagé comme un moyen d’éviter les enjeux éthiques liés à l’utilisation biomédicale de cellules souches embryonnaires, le sang de cordon est présentement appréhendé comme n’étant rien de moins que le « futur de la médecine régénérative » (Kedereit et Rudolph, 2010). Ce secteur médical relativement nouveau, couvrant des recherches assez hétéroclites, se concentre sur l’isolation et l’exploitation de la capacité des cellules souches à se reproduire et à se spécialiser en différents types de cellules. L’objectif visé est d’aider ainsi le corps à dépasser ses propres limites – notamment la dégénération cellulaire liée au vieillissement. Il constitue un domaine particulièrement emblématique de l’importance croissante des investissements spéculatifs dans la recherche, orientant celle-ci vers les développements très prometteurs de futures thérapies cellulaires. Au-delà de ses applications présentes en oncologie, le sang de cordon se voit alors rapidement attribuer, par un ensemble de firmes commerciales, un potentiel dans le développement de futures thérapies cellulaires autologues. Ces banques affirment que de telles thérapies personnalisées permettront un jour de soigner de nombreuses maladies dégénératives autant chez les enfants que chez les adultes (telles que la sclérose en plaques, les maladies de Pick, d’Alzheimer, de Huntington, de Parkinson, etc.), d’éradiquer les signes du vieillissement ou même de prolonger la vie.

3. LES BIOBANQUES : LE CORPS MATERNEL «BIO-OBJECTIVÉ» ET DISTRIBUÉ DANS LE TEMPS ET DANS L’ESPACE

Les nouvelles mères peuvent désormais, avant la naissance de leur enfant, choisir de faire don d’un échantillon de leurs cellules à des banques publiques, développées afin de soutenir la généralisation des greffes allogéniques de sang de cordon en oncologie clinique, ou de conserver celui-ci au sein de banques privées exclusivement familiales, fondées sur les promesses multiples dont sont investies les cellules souches de sang de cordon concernant le développement potentiel de nouvelles thérapies cellulaires autologues. Afin de rendre les cellules reproductives du corps maternel manipulables et échangeables au sein des circuits de régénération allogéniques et autologues, les banques publiques et privées s’appuient respectivement sur la cryoconservation, un procédé technique permettant de congeler des tissus ou des cellules à des températures extrêmement basses pour une utilisation ultérieure. Ce processus, à travers lequel les cellules de sang de cordon ombilical seront « bio-objectivées »,[17] c’est-à-dire stabilisées sous une forme matérielle, transformées en biomédicaments, en « choses fabriquées », représente effectivement le passage obligé de leur mise en circulation sur différents circuits d’échanges. En manipulant artificiellement le temps et l’espace biologique dans lequel ces cellules évoluent, ces banques les maintiennent en effet dans un espace liminal entre la vie (l’animation cellulaire) et la mort (la cessation cellulaire) pour des durées qui transgressent la temporalité naturelle de la dégénération cellulaire (ces cellules peuvent être préservées ainsi pendant une vingtaine d’années). La soumission des cellules de sang de cordon à cette temporalité particulière, communément définie en biologie cellulaire comme un état de « suspension » (Franklin et Lock, 2003) permet alors de détacher ces cellules de la « normativité d’un ordre vital donné » (Rose, 2007, p. 14). Elle les rend autonomes quant aux contraintes naturelles posées par le cycle du corps maternel dont elles proviennent, afin de pouvoir les préserver dans le temps et de les transporter dans l’espace, vers d’autres corps. Métamorphosées en entités biologiques aux frontières fluides, elles peuvent être soumises aux intentions humaines de façon virtuellement infinie et autoriser alors leur entrée sur de multiples circuits d’échanges de tissus humains.

Cet état « suspendu » suppose toutefois une redéfinition anthropologique du vivant en tant que phénomène technologique et essentiellement plastique (Landecker, 2007).[18] La naturalisation de cette conception technicisée du vivant, en tant que substance que l’on peut réinventer et remodeler à souhait, a des implications quant à la manière dont l’identité humaine est elle-même culturellement appréhendée, redéfinissant aujourd’hui pour les êtres humains « la tâche sociale et culturelle […] d’être simultanément des choses biologiques et des personnes humaines » (ibid., p. 235). À travers la cryoconservation des cellules souches de sang de cordon, c’est en effet le corps reproductif féminin qui se voit projeté au-delà des catégories conventionnelles du vivant (telles que les catégories de nature et de culture, de vie et de mort, d’êtres animés et d’objets), soit imaginé comme un domaine de pure potentialité. Ces cellules sont intégrées à travers l’intermédiaire des banques publiques et privées de sang de cordon, au sein de différentes économies de tissus interrogeant « la fabrication et l’essence de l’être humain, tant dans sa matérialité biologique que dans sa dimension anthropologique » (Boileau, 2002, p. 21), à travers la façon dont ces banques organisent les frontières rendues flexibles du corps maternel.[19] Ces deux types de banques interrogent ensuite la question du lien social. En négociant très différemment le statut fluide et non déterminé des cellules souches immortalisées de sang de cordon, et en définissant de manière contradictoire l’autorité que les individus sont en mesure d’exercer sur celles-ci, ces institutions génèrent des imaginaires du corps et de la responsabilité des mères tout à fait distincts. Ces imaginaires sociaux renvoient eux-mêmes, comme nous l’exposerons, à deux régimes biopolitiques tout aussi distincts : 1) à une biopolitique redistributive et assistantielle caractérisée par une mutualisation des risques sociaux, incluant ceux liés à la santé; et 2) à une biopolitique néolibérale se définissant par une individualisation des risques, et impliquant une responsabilisation morale des citoyens quant à la prise en charge prudente de leur propre santé et celle de leurs proches.

3.1. Les banques publiques de sang de cordon : parties prenantes d’une économie redistributive

Les premières banques publiques de sang placentaire apparaissent dans la plupart des pays de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) quelques années après la première transplantation allogénique réussie de sang de cordon. Cela marque la naissance de ce qui deviendra peu à peu un réseau transnational de banques publiques, existant dans plus de 30 pays et desservant près de 500 centres de transplantation autour du monde. Dans de nombreux pays industrialisés d’Amérique du Nord et Centrale, d’Europe et d’Asie, certaines mères se voient alors invitées à faire don d’un échantillon du sang de cordon à des banques publiques reposant sur les retombées présentes de cellules souches en oncologie. Ces échantillons seront effectivement accumulés au sein de ces banques afin d’assurer l’accès à des thérapies cellulaires allogéniques à des enfants leucémiques. Les cellules souches de sang de cordon, bien qu’elles représentent au sein de ces banques des outils cliniques aux retombées thérapeutiques avérées, ne semblent toutefois pas définies par celles-ci comme de simples produits pharmaceutiques, des objets « ordinaires » d’échange marchand. Elles sont, en étant définies comme des dons sans réserve – altruistes, volontaires, anonymes et gratuits –, réintégrées dans les formes de circulation symbolique dessinées par l’« économie du don » qui a gouverné la plupart des systèmes de sang et d’organes nationaux au courant de la seconde moitié du XXe siècle. Comme l’illustrent bien les propos tenus par le Groupe européen d’éthique des sciences et des nouvelles technologies (GEE) dans un avis concernant les aspects éthiques de la conservation du sang de cordon ombilical (GEE, 2004), la donation d’un échantillon de sang placentaire au secteur de conservation public est en effet généralement définie comme « un rare et louable exemple d’altruisme », un acte qui « contribue à la cohésion sociale » impliquant « une solidarité ou une générosité » (Annas, 1999, p. 1522). La redistribution sur des réseaux d’échanges allogéniques de tissus corporels humains telle qu’opérée par les institutions biomédicales publiques a en effet traditionnellement incarné le maintien, la reproduction de formes spécifiques de solidarité. Développées à Barcelone durant la Guerre civile espagnole dans l’effort de guerre mobilisé afin d’approvisionner les soldats en unités de sang et en organes (Rabinow, 1999), les méthodes de conservation et de transplantation sanguine sont historiquement liées à un imaginaire patriotique qui résonne lui-même avec des associations plus anciennes liant le sang à la race, et la race à la citoyenneté nationale (Foucault, 1980). Lorsqu’elles furent perfectionnées aux États-Unis, au Royaume-Uni et en Afrique du Nord après la Seconde Guerre mondiale, elles continuèrent « de porter sur elle la marque de la solidarité nationale, d’un geste volontaire et bénévole, de l’effort collectif de la nation entière » (Rabinow, 1999). La période des Trente Glorieuses se caractérise en effet par la consolidation par la majorité des États occidentaux d’un État-providence, soit de dispositifs visant à « maintenir ou reconstituer la société dans son unité relative, contre les multiples possibilités d’éclatement que porte sa modernisation, pour compenser les désavantages les plus criants, réparer les dysfonctionnements les plus évidents, garantir un minimum de sécurité à tous» (Castel, 1988, p. 68). Dans ce contexte de grandes mutations sociales et politiques, où l’État se met à attribuer certains droits sociaux fondamentaux aux individus afin de leur assurer une protection minimale, on aurait assisté à l’extension du pacte biopolitique.[20] La mise en place de systèmes de santé publics aurait marqué l’émergence d’une véritable « somatocratie »,[21] propulsée par les finalités que deviennent l’hygiène et la santé corporelles des citoyen.nes. Le plan Beveridge développé en 1942 en Grande-Bretagne, qui a par la suite servi de modèle pour l’Organisation de la santé, a alors représenté la première véritable insertion de la santé dans le champ des grandes dépenses économiques de l’État. Il participait précisément d’un projet de redistribution économique : garantir à tou.tes les mêmes chances de se soigner afin de corriger l’inégalité des revenus (Foucault, 1974, p. 42). Inscrites dans cette volonté de l’État social d’assurer à chaque citoyen.ne un accès égal à des soins de santé, les banques publiques de sang et d’organes se sont alors caractérisées par le rejet d’un modèle marchand dans lequel le sang et les organes seraient vendus et achetés librement, en les définissant comme des « éléments » devant être « versés au patrimoine commun » (Langlois, 1998, p. 80), offerts gratuitement par les citoyen.nes aux autres membres de la communauté nationale. La célèbre thèse de R. Titmuss (1970), ayant par la suite largement influencé la plupart des politiques sociales des États industrialisés concernant les modalités d’échange à instaurer, révèle particulièrement bien en quoi la soumission des échanges de tissus biologiques aux conditions du « don altruiste » entre citoyen.nes participait de la cristallisation volontaire de liens sociaux et politiques spécifiques. En opérant une séparation stricte entre la forme du « don », liée à la sphère des relations sociales, de la moralité et de la cohésion sociale, à celle de la « marchandise », appartenant au domaine impersonnel, rationnel et calculateur de l’économie, il reprenait de manière explicite l’argument développé par Marcel Mauss (2012 [1924]). Ce dernier avançait en effet que les échanges de « dons » étaient, dans les sociétés traditionnelles, au fondement de liens d’obligation entre les personnes en impliquant nécessairement l’endettement symbolique des réceptrices et récepteurs envers les donneuses et donneurs, soit une réciprocité, un « contre-don ». L’échange anonyme et gratuit de sang entre inconnu.es avait ainsi pour Titmuss l’effet de réaffirmer les valeurs civiques au fondement de la communauté politique. Il permettrait d’assurer, à travers une confiance mutuelle, la permanence d’un lien social basé sur la « socialité secondaire » (Godbout et Caillé, 1992), impersonnelle de principe, existant entre les citoyen.nes, au fondement de la « communauté imaginée de la nation » (Anderson, 1983). Cette « exaltation pour le don » paraît ainsi rassembler encore aujourd’hui les institutions biomédicales publiques autour de « ce qu’elles voient sans métaphore comme une redistribution de l’énergie vitale commune à tout le corps social » (Moulin, 2005, p. 51).

Si au sein des échanges allogéniques de sang de cordon, les capacités génératives propres à la biologie reproductive du corps des femmes semblent alors se voir mobilisées non plus vers la création de nouveaux êtres, mais vers la régénération du corps social, « prêtes à revitaliser le corps postnatal malade ou vieillissant » (Waldby, 2006, p. 61) de la nation, qu’en est-il des banques privées? Quelles formes de liens sociaux et d’engagement par le corps valorisent-elles de leur côté et en quoi ceux-ci divergent-ils des relations de solidarité sociale incarnées par le secteur public de sang de cordon?

3.2. Les banques autologues de sang de cordon et la privatisation du don « solidaire » en tant que bio-investissement familial

Tandis que Byocyte Corporation, la première banque autologue de sang de cordon est née aux États-Unis en 1993 (Holden, 1993) – soit l’année où les premières banques de sang de cordon sont également apparues dans le secteur public –, des banques commerciales sont aujourd’hui présentes dans la plupart des nations industrialisées. Il était ainsi déjà possible, à la fin de l’année 2014, de comptabiliser 207 banques privées dans plus de 54 pays, détenant une réserve de plus de 4 millions d’unités de sang en 2014, contre seulement 158 banques publiques présentes dans 36 pays, détenant moins de 731 000 unités de sang de cordon (World Marrow Donor Association, 2014). Ces banques proposent aux nouvelles mères de conserver un échantillon de sang de cordon, récolté au moment de la mise au monde de leur nouveau-né dans un compte privé réservé à un usage strictement familial. Définissant leur service comme une forme de « bio-assurance » contre les maladies potentielles de l’enfant à naître ou de sa parenté proche,[22] elles incitent les mères, à travers une publicité massive, à constituer pour leur famille une réserve de cellules souches disponible en tout temps. Pour cela, les mères sont invitées à réaliser un investissement initial allant de 900 à 2 300 dollars incluant le transport et l’entreposage la première année, puis de débourser une centaine de dollars chaque année afin de préserver l’unité de sang congelée.[23] Selon les banques privées, cet échantillon pourrait tout d’abord être utilisé en tant que greffon dans le cas où l’enfant lui-même développerait, et cela avant d’atteindre la vingtaine,[24] une maladie pouvant être soignée grâce à une greffe « autologue » de cellules souches. Or, l’application présente des greffes de cellules souches de sang de cordon est à ce jour presque exclusivement réalisée à partir de cellules allogéniques.[25] Ces banques privées s’appuient alors avant tout sur des développements potentiels de nouvelles thérapies autologues à base de cellules souches. Elles s’instituent ainsi à rebours des principes de la médecine fondée sur les données probantes (evidence-based medicine). Les banques privées affirment également que la conservation de ces cellules dans un compte familial pourrait être utile dans le cas où l’un.e des frères et soeurs du nouveau-né développerait une maladie pouvant être soignée par une transplantation allogénique de cellules souches. Or, la plupart des banques publiques de sang de cordon offrent elles aussi la possibilité de conserver celles-ci à titre familial, et cela gratuitement, dans le cas peu probable où un membre de la parenté génétique du nouveau-né développerait effectivement une maladie rare (Dickenson, 2013, p. 92). Devant l’absence de résultats cliniques soutenant les greffes de cellules souches de sang de cordon autologues, de nombreuses associations de professionnels de la santé, notamment l’American Academy of Pediatrics (AAP), The American College of Obstreticians and Gynecologists (ACOG), la World Marrow Donor Association (WMDA) et, au Canada, The Society of Obstetricians and Gyneacologists Canada (SOGC) ont de concert déploré la logique hautement spéculative de ce service.[26] Les pratiques de ces banques ont aussi fait l’objet de la condamnation sans équivoque de certains États européens tels que la France, l’Espagne, la Suisse, le Luxembourg, la Belgique et l’Italie, ayant interdit l’implantation de tels services sur leurs territoires respectifs. De nombreux comités consultatifs d’éthique aux échelles européenne et nationale dénoncent également dans leurs avis respectifs le caractère largement spéculatif des promesses thérapeutiques des cellules de sang de cordon sur lesquelles ces banques privées s’appuient.[27] Ils déplorent aussi leur logique commerciale, qui leur semble inévitablement aller à l’encontre d’un système de santé public et universel et de l’intérêt collectif. Cela est bien exemplifié par les propos tenus en 2002 par le Comité consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE) en France :

La conservation du sang placentaire pour l’enfant lui-même apparaît comme une destination solitaire et restrictive en regard de la pratique solidaire du don. Il s’agit d’une mise en banque de précaution, d’une capitalisation biologique préventive, d’une assurance biologique dont l’utilité effective, dans l’état actuel de la science apparaît bien modeste.

CCNE, 2002, p. 9[28]

En paraissant capitaliser massivement, au nom d’un principe de précaution douteux, sur ce qui pourrait autrement être rendu gratuitement disponible aux besoins présents du public dans les pays détenant déjà un système allogénique et solidaire d’échange de sang,[29] ce secteur est alors accusé de priver certains enfants malades de ce qui est souvent la meilleure thérapie possible pour les guérir, et d’ailleurs parfois la seule. Il semblerait toutefois que ce secteur ne soit pas uniquement condamné en raison des conséquences matérielles que représenterait une perte d’échantillons pour le secteur public. Il est effectivement aussi critiqué en raison de l’affront que l’existence de ce secteur commercial représenterait quant aux valeurs de solidarité sociale, d’altruisme et de générosité entre citoyen.nes portées par les échanges redistributifs de tissus biologiques humains, et les conséquences de celui-ci sur la précarisation du lien social et politique, sur les conditions du « vivre ensemble ». Tel que le souligne encore une fois de manière tout à fait explicite le CCNE, « le danger le plus grave est pour la société dans la mesure où l’instauration de telles banques est de nature à s’opposer au principe de solidarité, sans lequel il n’y a pas de survie possible pour une société, quelle qu’elle soit » (CCNE, 2002, p. 12, souligné dans le texte). Menaçant de décomposer la solidarité sociale incitée par les institutions de l’État social et de renvoyer les individus à eux-mêmes, le développement croissant de banques autologues et commerciales de sang de cordon semble dès lors mettre en péril « l’identification traditionnelle entre l’État, le corps social et la solidarité nationale » (Santoro, 2009, p. 6) ayant longtemps été au fondement des échanges publics de tissus humains, soit toucher au fondement même du lien politique.

Les banques privées de sang de cordon paraissant ainsi entrer largement en conflit avec les principes portés par le secteur public de sang de cordon, comment saisir l’architecture morale spécifique qu’elles dessinent à leur tour, les valeurs et les responsabilités morales qu’elles portent? Nous tenterons dès à présent de rendre compte de celles-ci afin de mieux saisir ce que révèle le succès de ces banques autologues quant aux mutations des conceptions que nous nous faisons à la fois du corps, de la personne et du lien social dans les sociétés occidentales contemporaines.

4. LE PASSAGE DU « DON SOLIDAIRE » À UNE FORME DE BIO-INVESTISSEMENT FAMILIAL : UNE OUVERTURE SUR DES RECONFIGURATIONS CONTEMPORAINES DU BIOPOLITIQUE

Les partisan.es des banques publiques de sang de cordon expliquent généralement l’attrait des banques autologues comme le résultat des publicités mensongères qu’elles font largement circuler quant aux exploits des cellules souches autologues, se jouant de la naïveté des mères (Waldby, 2005, p. 15). Nous voudrions proposer que l’attrait de ce service ne repose pas uniquement sur l’usage promotionnel du mensonge, mais se situe également dans la manière tout à fait innovante dont ce secteur articule la relation entre les mères et leurs tissus biologiques dans un contexte caractérisé par l’incertitude (cela à la fois au regard des avancées de la médecine régénératrice et des risques à la santé de leurs propres enfants). En permettant aux mères de préserver un échantillon de sang de cordon pour l’usage exclusif de leurs propres enfants, les banques commerciales de sang de cordon inscrivent en effet la forme du « don » dans la continuité du lien affectif et obligationnel liant la mère à son enfant. En tension avec la solidarité nationale valorisée par les banques publiques de sang de cordon, elles valorisent la solidarité familiale tout en présentant la conservation comme le vecteur de son maintien. Le futur étant défini comme incertain au regard des risques à la santé de l’enfant et des possibilités thérapeutiques à venir, la conservation autologue semble en effet représenter la preuve tangible que la mère aura effectivement fait tout son possible afin de protéger son enfant. Si elle est définie comme une forme d’ « assurance biologique » pour l’enfant, elle est également présentée comme une « assurance de conscience » pour la mère, un outil qui lui permettrait d’éviter d’expérimenter le lourd poids de la culpabilité dans le cas où le pire adviendrait sans qu’elle ait, au préalable, pris les mesures appropriées.

4.1. L’investissement des mères dans le potentiel thérapeutique attribué au sang de cordon et la construction du nouveau-né comme « malade présymptomatique »

Profitant de l’indétermination à laquelle le droit de propriété est relégué lorsqu’il doit se confronter à des parties biologiques détachées du corps,[30] les banques privées remettent en question la condition du « don altruiste » sans pour autant permettre aux femmes de faire directement commerce des produits de leur corps.[31] Entre la mise en circulation de leurs propres cellules sous la forme de « dons altruistes » ou sous celle de simples objets de propriété pouvant être vendus sur le marché comme n’importe quelle marchandise, les mères se voient en effet offrir une troisième possibilité : celle de les constituer en une forme d’« investissement » biologique pour leurs enfants (Waldby et Mitchell, 2006, p. 123). La relation entre la mère et le sang de cordon s’appuie ici sur une forme nouvelle de contractualisme marchand permettant aux mères de préserver une certaine autorité sur le potentiel thérapeutique attribué à leurs cellules en les maintenant au sein d’un compte exclusivement familial. Bien que légalement, le droit de propriété sur le sang de cordon soit attribué à l’enfant sur la base d’une même identité génétique,[32] et que ce droit semble être, au sein de ces banques, de plus conditionnel à l’obligation de payer la banque tous les mois,[33] il reste que la mère s’y trouve définie comme la « tutrice » du sang de cordon. L’enfant ne se verra en effet octroyer des droits sur « ses propres » cellules que lorsqu’il atteindra l’âge de la majorité, devenant ainsi une personne légale. Les mères, si elles ne peuvent pas tout à fait posséder les cellules provenant de leur propre corps à travers ces arrangements contractuels, se voient donc néanmoins offrir la possibilité d’investir stratégiquement dans leurs propres tissus, identifiés comme de futures ressources thérapeutiques sur la base des nombreuses promesses entourant le secteur de la médecine régénérative. La valeur du sang de cordon pour celles-ci n’est donc pas fixe; elle ne repose pas sur ses pouvoirs de régénération présents, mais sur « des possibilités futures de croissance » (Cooper, 2008, p. 8), soit sur une logique purement spéculative. Offrant aux mères d’isoler par cryoconservation un de leurs tissus corporels hors de la temporalité biologique naturelle de leurs propres corps pour une durée potentiellement infinie, ce service leur permet de constituer, à partir de leur corporalité, une réserve de cellules constamment à disposition. Prête à revitaliser à tout moment le corps de leur enfant qui, de son côté, continuera à vivre et à vieillir, ce morceau de corps « immortalisé » représente une potentielle esquive à la sentence intolérable que semble constituer pour ces mères le destin biologique de leur enfant. Conceptualisant l’enfant comme un malade en devenir, ce service participe d’un effacement des frontières entre la santé et la maladie, entre le normal et le pathologique (Canguilhem, 1979 [1966]), au profit d’une logique préventive tout à fait douteuse. À travers la conservation du sang de cordon, il ne s’agit pas en effet pour la mère de permettre à son enfant déjà malade d’être soigné, ni même encore de souscrire à une stratégie préventive avérée, mais de se projeter mentalement dans un futur où son enfant serait non seulement atteint d’une maladie nécessitant une greffe de cellules souches, mais devrait de plus obtenir une greffe de « ses propres » cellules. Cette logique doublement spéculative implique toutefois comme on l’a vu une intervention tout à fait tangible sur les corps du nouveau-né et de sa mère, ainsi que des risques tout aussi concrets sur leur santé respective.[34] Il nous semble que ces pratiques traduisent alors de manière tout à fait concrète l’évolution contemporaine du rapport entre médecine et société que tentent de saisir la sociologue A. Clarke et ses collègues en proposant de reconceptualiser la médicalisation (Zola, 1972) sous le terme de biomédicalisation (Clarke et coll., 2010). La médicalisation est un concept sociologique communément définie comme « un processus par lequel des problèmes non médicaux sont redéfinis et traités comme des problèmes médicaux, généralement en termes de maladies ou de troubles » (Gabe, 2013, p. 49). Au courant du XXe siècle, de nombreux phénomènes sociaux jugés déviants ou potentiellement problématiques, tels que la naissance, l’homosexualité, la délinquance, le vieillissement, la mort et le deuil, ont en effet été redéfinis en problèmes médicaux, justifiant une intervention (pouvant être psychologique, psychiatrique, médicamenteuse, chirurgicale, etc.) relevant de l’autorité du médecin. La médicalisation se caractérisait selon Clarke et ses collègues par l’exercice par la médecine d’une force contraignante de contrôle sur les comportements et les corps des patient.es visant à les normaliser, favorisant alors l’expansion de l’autorité des médecins sur des pans toujours plus larges de la vie sociale (Clarke et coll., 2010, p. 51). Or, selon les auteures, si cette logique normalisante a été dominante depuis les années 1940 jusqu’aux années 1990, une autre logique serait venue prolonger celle-ci depuis le milieu des années 1980 (ibid., p. 88). Le terme de biomédicalisation permettrait alors de capturer les mécanismes par lesquels la médecine, en devenant dépendante des innovations technoscientifiques (telles que les biotechnologies, la bio-ingénierie, la génomique, les thérapies géniques, la médecine regénérative, le clonage, etc.), se serait progressivement inscrite dans la voie d’une transformation des corps à travers des interventions technoscientifiques ayant lieu au coeur même des processus du vivant (ibid. p. 55). La médecine aurait adopté un nouveau rôle ne visant plus à ramener les comportements et les corps des patient.es vers la norme, mais plutôt à particulariser et à individualiser les corps en leur attribuant de nouvelles propriétés biologiques, soit à les transformer à l’échelle moléculaire en faisant usage de possibilités technoscientifiques croissantes. Si cette voie vers la transformation des corps est, comme le soutiennent ces auteures, effectivement en partie portée par des capacités technoscientifiques toujours plus importantes, elle nous semble également avoir été encouragée par la déconstruction au milieu du XXe siècle des pôles de la santé et de la maladie en termes de risque (abaissant les seuils de la maladie en multipliant les états de santé jugés problématiques).[35] Cette redéfinition de la santé et de la maladie a effectivement abouti à une responsabilisation croissante des patient.es au regard de ceux-ci. Loin de pouvoir être encore considéré.es comme passifs/passives, comme les victimes d’une autorité médicale paternaliste et aliénante,[36] les patient.es seraient désormais encouragé.es à s’engager activement dans la surveillance prudente de leur santé. Elles/ils seraient ainsi devenu.es des agent.es individuellement investi.es dans la promotion de leur état de santé à travers la consommation d’informations, de services et de produits biotechnologiques disponibles sur le marché globalisé de la santé.[37] Cette tendance à la transformation des corps à l’échelle moléculaire par les technosciences et la déconstruction de la santé en termes de risque, dans laquelle autant le secteur biomédical que les patient.es ont un rôle à jouer, est ultimement une expression du nouveau rapport à la santé caractérisant les sociétés libérales occidentales. Or il nous semble que les pratiques médicales que proposent les banques privées de sang de cordon s’inscrivent précisément dans la continuité de ces transformations. En incitant la mère à imaginer son enfant comme un « malade présymptomatique » (Rose, 2009, p. 9), elles positionnent tout d’abord l’enfant dans un rapport tout à fait spécifique à sa propre santé et à son propre corps.[38] Elles dessinent également pour la mère un modèle de participation à la médecine radicalement à rebours des responsabilités et des devoirs qui accompagnaient le « droit à la santé » assuré par l’État-providence, au fondement de l’économie solidaire de tissus biologiques humains. Par la possibilité de consommer ce nouveau service, la nouvelle mère se trouve en effet incitée à « réimaginer qui sont ceux qui se trouvent sous ses propres responsabilités » (Rose, 2007, p. 146). Elle n’est plus encouragée à faire « don » d’un de ses tissus afin de promouvoir la santé collective d’une communauté politique, mais à participer à de nouvelles « pratiques incorporées de mise en culture de soi »[39] (Fannin, 2011, p. 348) dans la visée d’assurer le mieux possible (soit le plus prudemment possible) la santé future de son enfant et d’acquérir ainsi son identité de « bonne mère » en puissance.

Au sein de ce secteur, qui s’inscrit selon nous de manière délibérée dans le prolongement de certaines normativités sociales entourant le fait de « bien prendre soin » de son enfant,[40] la relation entre les parents et leurs enfants semble alors se trouver projetée dans un futur incertain et inconnaissable conceptualisé sous l’angle du risque et qu’il s’agit pour les mères de sécuriser à travers de nouvelles formes de consommation. Ces dernières ne prennent en effet pas la forme d’un consumérisme passif et statique, mais se présentent plutôt comme « des formes de travail antérieurement imprévues sur le soi » (McNay, 2009, p. 55). Encouragées à entretenir un rapport très particulier à la santé future de leur enfant d’un côté, et à leurs propres cellules de l’autre, les mères se trouvent ultimement appréhendées par le secteur privé de conservation de sang de cordon comme des collaboratrices engagées de façon proactive[41] dans la coconstruction d’un futur imaginé comme regorgeant d’innovations biomédicales. C’est en étendant la responsabilité des mères au devoir d’offrir à leurs enfants le meilleur futur possible en matière de santé que ce secteur participe à la constitution d’un modèle inédit de participation des individus aux avancées technoscientifiques, dans lequel la frontière entre consommation et production tend à se rétrécir.[42] Ce modèle se caractérise notamment par un partenariat entre le marché et les mères autour de la maximisation du « capital somatique » de ces dernières.

4.2. De la financiarisation de l’industrie biomédicale à l’émergence d’une nouvelle forme de biocitoyenneté

Ces banques autologues semblent ainsi ouvrir à une « financiarisation » des corps des femmes au sens où ses capacités biologiques régénératives sembleraient pouvoir se multiplier d’elles-mêmes à la mesure de l’avancement futur des recherches biomédicales en cours et à venir. Cette « mise en valeur » du corps maternel favorise l’émergence de besoins, de responsabilités et de conduites sociales dépassant largement les frontières nettes que les États-providence avaient historiquement posées entre le marché et les tissus vivants, afin de maintenir le corps hors du commerce et d’assurer leurs fonctions de reproduction sociale (Cooper, 2008; Gill et Bekker, 2004).[43] Les représentations sociales du corps et de la maternité portées par les banques privées de sang de cordon, ainsi que les pratiques qu’elles favorisent, s’inscrivent en fait particulièrement bien dans la nouvelle financiarisation des sciences du vivant que Rose décrit à travers le terme d’« économie politique de la promesse » (Rose, 2007). Plusieurs chercheuses et chercheurs en sciences sociales ont en effet observé une fusion entre les épistémologies caractérisant le domaine des sciences de la vie et celles propres à l’économie de marché néolibérale, paraissant dès lors se répondre mutuellement (Sunder Rajan, 2006; Cooper, 2006, 2008). En parallèle au tournant néolibéral[44] des politiques économiques nationales keynésiennes dans les années 1980 et à la mise en place de réformes visant à faciliter la concurrence des entreprises biomédicales, la recherche biomédicale se serait peu à peu mise à fonctionner sur le modèle de l’investissement financier.[45] Elle se serait trouvée de plus en plus dépendante des perspectives d’innovations médicales et organisée comme un marché dont la « performance » serait « corrélée aux rendements futurs attendus de ses valeurs boursières » (Sunder Rajan, 2006, p. 4). C’est-à-dire que la recherche ne chercherait plus uniquement à produire des « vérités », mais à créer et à mobiliser un capital financier fondé sur des matérialisations futures (ibid., p. 4). De manière concrète, l’« économie de la promesse » décrite par Rose fait également référence à la production de discours médiatiques très largement spéculatifs concernant les possibilités futures qu’ouvriront les recherches en cours. Ces discours seraient notamment produits et diffusés par les nombreux actrices et acteurs cherchant à faire la promotion de projets scientifiques et technologiques dans la visée d’obtenir assez de financements publics et d’investissements privés pour être capables de concourir dans la course à l’innovation et au brevetage (Kaushnik, 2006; Cooper, 2008). L’économie financière (englobant aujourd’hui l’innovation et la recherche) impliquerait donc une autre économie, avant tout « discursive et métaphorique » et à visée performative (Quiet, 2013, p. 273). Cette financiarisation de la recherche biomédicale ouvrirait alors à des relations de collaboration entre différent.es actrices et acteurs (États, entreprises, scientifiques et patient.es) autour de l’espoir d’extraire de la vitalité du corps une « biovaleur »[46] (Waldby, 2002), menant à une multiplication des pratiques de capitalisation du vivant (Rose et Novas, 2004). Cet espoir collectivement partagé serait également constitutif de nouvelles normativités sociales autour du « devoir d’agir » individuellement au présent afin de matérialiser concrètement ce futur biologique tant espéré (Rose, 2007, p. 148).

C’est précisément à travers l’émergence de ces nouvelles normativités sociales que l’on verrait se reconfigurer la logique des « projets de citoyenneté » successifs élaborés par les États-nations modernes afin de constituer des citoyen.nes nationaux.[47] Au courant du XXe siècle, la citoyenneté avait selon Rose pris la forme d’une « citoyenneté sociale », fondée sur la détention par les membres de la communauté politique de certains « droits sociaux » tels que les droits au travail, à l’éducation et à la santé.[48] Or, la manière pour les nations libérales contemporaines de concevoir la citoyenneté semblerait peu à peu s’éloigner de telles considérations. Les États se désengageraient peu à peu de leurs responsabilités à assurer une sécurité minimale à leurs citoyens (en reléguant cette charge aux individus eux-mêmes), tout en investissant de plus en plus « dans l’espoir que certaines caractéristiques génétiques spécifiques de groupes de leurs citoyens puissent potentiellement fournir une ressource précieuse pour la génération de droits de propriété intellectuelle et pour la création d’une biovaleur » (Rose, 2007, p. 133).[49] Les citoyen.nes seraient de ce fait de plus en plus conduit.es à se concevoir comme les titulaires responsables de ressources biologiques à « valoriser ». Au sein de cette rationalité gouvernementale néolibérale, la citoyenneté ne se confinerait plus à l’ensemble des droits et des devoirs réciproques entre l’État et les individus, mais se définirait par les devoirs moraux que les individus détiendraient au regard de la préservation ou de l’augmentation de leur santé et de celle des membres de leur propre parenté génétique, à travers le ciblage et l’optimisation des capacités vitales du corps. Rose décrit ce phénomène en évoquant l’émergence d’une nouvelle forme de « citoyenneté biologique » (Rose, 2007) correspondant à une mutation du biopolitique dans laquelle le « droit à la santé » assuré par l’État serait reconfiguré en devoir pour les individus de maximiser leur capital santé. Les responsabilités civiques qui accompagnaient le « droit à la santé » instauré par l’État-providence, parmi lesquelles on peut, comme on l’a vu, compter l’acte de redistribuer ses propres surplus de vitalité aux autres membres étrangers de la collectivité nationale,[50] se trouvent dès lors reconfigurées en responsabilités envers soi-même et les personnes auxquelles nous sommes biologiquement lié.es. Dans ce contexte, les citoyen.nes ne sont pas uniquement « laissés à eux-mêmes », en étant conceptualisé.es comme des participant.es proactifs dans l’amélioration de leur propre santé, devant se préoccuper consciencieusement de leur propre devenir biologique individuel en faisant les « choix »[51] les plus judicieux quant à la consommation de produits et de services de santé. Elles/ils doivent également se recollectiviser en fonction de liens et d’affinités somatiques, ouvrant sur de nouvelles formes de « biosocialités »[52] (Rabinow, 1996) largement médiatisées par le secteur privé. C’est ainsi que les banques autologues de sang de cordon, tout en proposant aux consommatrices d’« investir » activement dans le futur des technosciences, s’inscrivent aussi de façon délibérée dans le prolongement de la solidarité familiale en responsabilisant les mères à l’égard de la santé de leurs enfants. Il nous semble que l’investissement proposé ici aux mères ne doit donc pas être uniquement compris en terme de participation dans l’avenir des technosciences ou la réduction des risques à la santé, mais également comme un investissement identitaire (se rapprocher du statut de la « bonne mère » ou de la « mère idéale »). C’est en jouant sur ces ressorts identitaires et symboliques profonds, en capitalisant sur la solidarité familiale et le sentiment d’obligation morale et affective des mères quant à la protection de leurs enfants, que les banques s’assurent de la « participation » des mères, et font commerce.

CONCLUSION : LA CONSERVATION AUTOLOGUE COMME GARANTE DE LA SOLIDARITÉ FAMILIALE : ENTRE CULPABILISATION MORALE DES MÈRES ET NOUVELLES FORMES D’EXCLUSION (BIO)SOCIALE

Notre analyse comparative des formes de solidarité respectivement promues par les banques publiques et les banques privées de sang de cordon visait à montrer que les banques privées correspondent à une manière spécifique d’imaginer le lien social, radicalement à rebours du « solidarisme »[53] (Paugam, 2011) porté par les banques publiques. Elles promeuvent des formes de solidarité familiale où les mères doivent – si elles souhaitent préserver le statut identitaire socialement valorisé de la « bonne mère » – agir de la manière la plus prudente possible au regard de la gestion des risques à la santé de leur enfant; cela à travers l’investissement entrepreneurial de leur corporalité dans l’avenir de l’industrie biomédicale. Nous expliquons l’émergence de ces logiques de responsabilité comme la conséquence des réorientations récentes de l’industrie biomédicale et de transformations socioculturelles majeures concernant le rapport des individus à leur santé dans un ordre social néolibéral.

Si les promesses faites aux mères concernant la possibilité d’être un jour en mesure de régénérer la santé de leurs enfants à travers l’utilisation de leurs propres cellules « autologues » sont très loin de se matérialiser dans les années à venir, nous voudrions conclure en considérant la question de la désirabilité de telles thérapies regénératives « personnalisées ». Leur hypothétique concrétisation dans un futur proche et la possibilité pour les mères d’avoir alors directement accès à ces thérapies pour leurs propres enfants nous semblent tout d’abord devoir être débattues au regard des responsabilités immenses que celles-ci viendraient annoncer pour ces mères. En effet, la manière par laquelle les banques autologues jouent sur la relation affective et obligationnelle liant la future mère à son enfant afin de promouvoir leurs services, plaçant la conservation de ces cellules souches dans le prolongement de leur rôle en tant que mères en devenir, ne paraît pas bien éloignée de les blâmer directement pour leur possible refus ou leur inhabilité financière à prendre toutes les précautions possibles afin d’assurer le futur de leurs propres enfants. Dans un contexte socioculturel caractérisé par l’existence de fortes normativités sociales entourant le devoir pour les mères de faire « le mieux possible » afin de prendre soin de leurs enfants, elles-mêmes ancrées dans un idéal de la « bonne mère » comme « prête au sacrifice, domestique et extraordinairement à l’écoute des besoins de ses enfants » (Ladd Taylor and Umansky, 1998, p. 8), l’idée que les mères seraient capables de faire des choix « libres et éclairés », soit « autonomes », concernant la conservation autologue doit être largement questionnée. D’autant plus dans la conjoncture politique actuelle, caractérisée par une reprivatisation croissante des risques sociaux dans les foyers et les familles (Bakker et Gill, 2003, Bakker, 2007), se traduisant par une forte responsabilisation des individus dans la prise en charge de leur santé. Selon Bakker et Gill (2003), un des aspects majeurs de la restructuration néolibérale de l’économie politique est effectivement la privatisation croissante de la reproduction sociale, c’est-à-dire des institutions et structures sociales dont toute communauté humaine dépend afin de se maintenir.[54] Avec la mise en place de programmes d’ajustement structurel et de mesures d’austérité, on assisterait à l’échelle globale à une dissolution des institutions assurant une socialisation des risques et des coûts collectifs liés à la reproduction sociale (par exemple les services publics de santé, de retraite, d’éducation, de transport, de sécurité sociale, d’assurance-emploi, etc.) au profit d’une attente à ce que les individus et les ménages (de concert avec les organisations et les corporations) remplissent ces besoins.[55] Or, la relégation de cette charge aux ménages – où les femmes se chargent généralement du travail de soins (Bezanson, 2006, p. 4) – viendrait renforcer l’idée que la reproduction sociale serait un devoir « naturel » des femmes, s’accomplissant dans la sphère privée. Les femmes devraient donc prendre individuellement en charge les besoins auparavant comblés par les institutions sociales afin d’être considérées comme des citoyennes responsables :

[…] the re-privatisation of social reproduction [which] represents a dual moment: one that returns the work of social reproduction to where it ‘naturally’ belongs, the household, and, simultaneously, we see women’s traditionally caring activities increasingly performed in relationships that are commodified

Bakker, 2007, p. 545

Au-delà du fait d’inciter les mères à collaborer avec le secteur commercial (et d’exposer ainsi leurs propres vies et celles de leurs enfants à certains risques)[56]au nom de leurs responsabilités maternelles, il nous semble également que ce secteur de conservation « familial » remet en question de manière empirique l’application du principe de justice distributive en santé. Au sens où nous l’entendons, son application devrait minimalement assurer un accès à des soins de santé de base (relatifs à la survie) aux personnes n’ayant pas les ressources et les compétences nécessaires afin de rivaliser dans cette course à la « santé parfaite » (Sfez, 1995). Nous nous distancions ici de la position de Rose, pour qui l’émergence de cette nouvelle forme de « citoyenneté biologique » pourrait faire l’objet d’un certain optimisme. Elle serait en effet selon lui susceptible de s’étendre peu à peu jusqu’à mener à une éthique de la responsabilité « sans frontières », liée à une prise de conscience que « tous les êtres humains sur cette planète seraient, après tout, des créatures biologiques » (Rose, 2007, p. 252). L’émergence de cette nouvelle « éthique somatique » (ibid., p. 252) dans le contexte des banques commerciales de conservation de sang de cordon vient cependant, comme nous avons voulu le montrer, illustrer une tout autre réalité. Plutôt qu’à instaurer les conditions nécessaires à une « conscientisation cosmopolite croissante » quant aux « problèmes de santé du pauvre » (ibid., p. 252), elle tend effectivement à produire de nouvelles formes d’exclusion et un renforcement des écarts de santé entre les classes économiquement privilégiées et les autres. Participant de la valorisation de mères responsables et prudentes face à des risques omniprésents à la santé, faisant activement fructifier leur capital biologique au nom du devenir biologique de leur enfant, ces banques les détournent également de l’idée selon laquelle chacun.e serait responsable d’assurer les coûts collectifs de la reproduction de la société et de ses institutions. Concrètement très loin de donner aux familles détenant les ressources financières leur permettant de contracter leur service les moyens de s’« autosoigner » de manière autonome,[57] elles retirent en attendant de manière tout à fait tangible aux malades présents certaines possibilités de guérison, aboutissant à de nouvelles formes d’exclusion (bio)sociale.

Pour conclure, c’est finalement au regard de ces mêmes considérations que la rhétorique plus large d’un nouveau modèle médical « participatif » sur laquelle s’appuie le projet de développer une approche médicale dite « translationnelle » et « personnalisée », nous semble aussi devoir être appréhendée. Ce projet, qui est porté comme on l’a vu par les banques commerciales de sang de cordon, se trouve également partagé par les entreprises privées de génomique personnalisée se multipliant depuis 2004, telles que 23andMe, deCODEme ou encore MyGenome.[58] Or, l’étiquette de « partenaire » par laquelle les patient.es se trouvent défini.es par ces entreprises nous paraît largement masquer les intérêts commerciaux des institutions biomédicales qui s’en font les représentantes. Les individus auxquels s’adressent ces services « personnalisés » ne sont en effet pas constitués comme de simples consommateurs, mais également comme les coproducteurs de la valeur économique de ces firmes biomédicales.[59] Ces entreprises dissimulent de ce fait les formes de coercition sociale qui menacent de peser sur les patient.es et leur « autonomie» dans un contexte sociopolitique marqué par une baisse de la prise en charge sociale des problèmes sociaux et une responsabilisation/culpabilisation croissante des individus. C’est en effet au nom de leurs responsabilités morales en tant que mères que celles-ci se trouvent intégrées comme des participantes actives au sein « des échelons les plus bas des industries de cellules souches » (Waldby et Cooper, 2013, p. 8). Cette étiquette de partenaire est également susceptible, en faisant miroiter aux individus la possibilité d’obtenir à partir de leurs propres tissus biologiques certains avantages de santé, en matière d’informations ou de nouvelles thérapies, de promouvoir et de généraliser l’idée que ceux-ci seraient de simples « biens », des possessions pouvant être investies dans le développement de futures innovations biomédicales afin de servir un jour les intérêts particuliers de leurs propriétaires. Nous avons voulu montrer dans cet article que cette conception de l’autorité que la/le patient.e est en mesure d’exercer sur ses propres tissus corporels ne constitue pas simplement une entorse à la « dignité inhérente au corps humain » parce qu’elle réfute les principes d’indisponibilité du corps et d’intégrité de la personne. Ces principes visent à tracer une frontière entre les personnes et les choses afin de protéger la personne (comprise comme un tout) contre le risque d’être réduite par autrui – ou encore de se réduire elle-même – au statut de propriété ou d’objet mis au service de buts et d’intérêts subjectifs (Pech, 2001, p. 18). L’affirmation de ces seuls principes semble cependant ne plus suffire. Le développement des biotechnologies (des techniques de transplantation par exemple), en fragmentant le corps en différentes composantes réutilisables, contraint en effet le droit à multiplier les exceptions à ceux-ci (ibid., p. 20). Il reste néanmoins possible de faire appel à une autre interprétation de la dignité humaine, comprise dans sa dimension relationnelle et politique. Envisagée comme un « principe organisateur des libertés » (ibid., p. 27), la dignité humaine peut aussi être définie comme un appel à la pleine responsabilité de la personne dans ses rapports d’interdépendance aux autres. C’est ainsi au sens où elle ne respecte pas l’exigence de reconnaître autrui en tant qu’autre humanité singulière également vulnérable face aux aléas de la vie, que l’autorité que la consommatrice est en mesure d’exercer sur ses cellules dans le cadre de la conservation privée nous semble aussi constituer une atteinte à la dignité.[60] De manière concrète, la commercialisation privée des tissus biologiques humains, fondée sur des motivations individualistes (au détriment d’un partage public), semble en effet renvoyer à une tout autre manière de penser et d’organiser politiquement la santé. Celle-ci, de plus en plus assurée par une industrie biomédicale en expansion proposant des services s’adressant aux besoins prétendument spécifiques des individus, nous paraît conduire vers une médecine stratifiée, renforçant des inégalités sociales déjà présentes au sein des populations locales. Elle semble exclure les besoins de certaines catégories de la population, privées des modalités d’accès à cette forme soi-disant libre et volontaire de « participation citoyenne » à l’avenir de la médecine, c’est-à-dire, pour parler sans détour, des capacités financières leur permettant de s’offrir ces services.