Corps de l’article

Introduction

L’alimentation occupe une place centrale dans la vie quotidienne des personnes âgées (Cardon, 2015 ; 2010), notamment les courses alimentaires. Des études ont montré que ces dernières constituent le premier motif de sortie des personnes âgées vivant en centre-ville, qu’il s’agisse d’aller à la boulangerie, au marché ou encore chez le boucher (rapport ICADE, 2012). L’accessibilité à pied des commerces se révèle de fait un puissant facteur d’intégration sociale et de lutte contre l’isolement, les relations sociales par visite à des proches se déclinant avec l’avancée en âge (Broussy, 2013). Par ailleurs, l’étude du « territoire de vie », c’est-à-dire de l’espace des activités quotidiennes des personnes âgées, montre que la majorité de ces dernières vivent au quotidien dans un périmètre inférieur à 500 mètres, périmètre ne cessant de se rétrécir avec l’avancée en âge. Cela renforce le fait que la proximité de commerces et de services joue un rôle puissant d’intégration sociale (Chapon et Renard, 2009). Enfin, outre les enjeux relatifs à la sociabilité quotidienne que la fréquentation de magasins présuppose, cette dernière est souvent considérée comme susceptible de favoriser une activité physique quotidienne garant du maintien de soi et de l’autonomie. À cet égard, des travaux en sociologie urbaine portant sur le vieillissement en milieu urbain ont montré combien la proximité entre le logement et un environnement commercial important favorise le bien vieillir et le vieillissement actif (Bonvalet, Ogg, 2011).

L’offre commerciale d’un territoire de vie impacte par ailleurs le contenu du panier alimentaire et le type d’alimentation des ménages. En effet, la proximité et la diversité des lieux d’achat favorisent la diversité alimentaire et la fraîcheur des produits (Cavaillet et al., 2010). D’ailleurs, ces deux caractéristiques spécifiques définissent l’alimentation des personnes âgées de 60 ans et plus en France, à base de produits frais et constituée d’une faible consommation de produits transformés (Gojard et Lhuisier, 2003). Même si cette réalité varie selon la position dans l’espace social (Cardon et Gojard, 2014) et le revenu du ménage (Plessz, 2013), l’approvisionnement quotidien en produits frais joue un rôle important dans le maintien de l’expérience positive du vieillissement.

Malgré la production récente d’un certain nombre de travaux sur l’impact de l’avancée en âge, d’évènements biographiques, voire de changements de territoires sur l’alimentation des ménages de personnes âgées, il n’existe pas de travaux portant plus spécifiquement sur les évolutions de l’offre alimentaire d’un territoire quant à l’alimentation des personnes âgées vivant à domicile et plus globalement quant à leur vie quotidienne. La question se pose d’autant plus qu’avec l’avancée en âge et l’apparition de troubles physiques, voire psychiques, l’alimentation des ménages de retraités se modifie (Gojard et Lhuissier, 2003). Partant, l’objet de cet article est d’étudier l’impact de la disparition des commerces alimentaires de proximité (charcuterie, supérette, épicerie) d’un quartier sur des ménages de couples de retraités dont le mari est atteint de troubles physiques ou psychiques. La question traitée est celle de savoir comment la fermeture des commerces alimentaires de proximité reconfigure l’organisation de la vie quotidienne de ménages de retraités et leur alimentation, en particulier celle des femmes. Ces dernières assurent en effet très majoritairement les activités alimentaires (les courses et la préparation alimentaire) qui occupent, de fait, une place centrale dans leur vie quotidienne (Cardon, 2015). Cette question est d’autant plus cruciale que des travaux ont montré que, face aux effets de l’avancée en âge ou d’évènements biographiques sur leur alimentation, les ménages de retraités cherchent à maintenir leurs habitudes alimentaires par tout un ensemble de stratégies matérielles ou sociales, qui varient cependant selon le sexe et le type de maladie du dépendant[1]. L’alimentation quotidienne, tant par son contenu que par les activités qu’elle suppose (courses, régularité et fréquence des repas) est en effet un support du maintien de soi, tant psychique que physique, qui structure fortement la vie quotidienne des ménages de retraités (Cardon, 2015). Qu’en est-il dans un contexte de transformation de l’offre alimentaire d’un territoire donné ?

Deux monographies domestiques comme support d’enquête

Pour répondre à ces questions, nous nous appuierons sur une enquête de type ethnographique menée auprès de couples âgés de 75 ans et plus d’un quartier de la ville de Besançon en France (ville moyenne de 120 000 habitants)[2] ; quartier marqué, au moment de l’enquête, par la disparition de nombreux commerces de proximité (boulangerie, charcuterie, poissonnerie, supérette) impliquant une transformation de l’offre alimentaire. Le quartier est situé en périphérie du centre-ville, sur le flanc d’une bute au nord de la ville. Il est traversé du nord au sud par une rue centrale, et d’est en ouest par un boulevard de contournement.

Dans cet article, nous rendrons compte plus spécifiquement de deux configurations de ménages de couples de retraités (âgés respectivement pour le premier couple — Monsieur et Madame Motin — de 76 ans tous les deux et de 75 pour Madame et de 79 pour Monsieur Chapon). Ces deux couples habitent dans un immeuble du quartier, à proximité des anciens commerces. Ils se distinguent cependant par leur milieu d’origine : Monsieur Motin était ingénieur dans une petite entreprise d’une autre commune limitrophe, Madame étant femme au foyer. Quant à Monsieur et Madame Chapon, ils étaient artisans, gérants d’un garage automobile d’une commune limitrophe. Au moment de l’entretien, Monsieur Motin est atteint d’une dégérescence mentale (maladie d’Alzheimer) conduisant à la perte de mémoire et à une incapacité à vivre seul au quotidien ; Monsieur Chapon, quant à lui, souffre d’une dégénérescence motrice conduisant à des incapacités physiques lourdes, nécessitant une prise en charge quotidienne[3].

Dans ce contexte particulier de prise en charge de la maladie du conjoint, il s’agit d’étudier la manière dont les conjointes font face à la disparition des commerces de proximité et l’impact des transformations des modes d’approvisionnement sur la préparation des repas, leur régime alimentaire, et plus largement sur leur vie quotidienne. L’enjeu est d’autant plus important que les femmes ont toujours assuré la préparation alimentaire de leur ménage, l’alimentation de ce dernier étant généralement constitué des préférences alimentaires du mari. C’est autour de cette préparation alimentaire quotidienne que s’organise la vie des femmes retraitées (Cardon, 2015). Pour cela, l’enquête se base sur des entretiens réalisés avec les conjointes et des observations à leur domicile (lieu de stockage, cuisine, frigidaire). Elle mobilise en complément la « liste des repas »[4] dont l’objectif est de saisir le plus finement possible le contenu des repas.

1. Un retour aux sources... perturbé

Dans les deux cas, la retraite est concomitante d’une mobilité résidentielle : les deux couples ont emménagé dans le quartier peu après la retraite. Ils se sont installés dans leur appartement entre 1997 et 2000, après avoir vendu la maison dans laquelle ils vivaient hors de Besançon. L’achat de cet appartement marque alors un retour aux sources pour les deux couples dont les deux conjoints sont nés dans ce même quartier qu’ils ont quitté pour des raisons professionnelles et pour vivre à la campagne.

1.1 Quand la proximité des commerces guide la mobilité résidentielle

Ce retour aux sources a été motivé pour trois raisons[5] : se rapprocher des membres de la famille, généralement un ou des enfants (parfois, il peut s’agir d’un neveu, d’une nièce), dont on sait combien ces derniers jouent un rôle central dans l’aide apportée aux personnes âgées (Petite, 2005) ; se rapprocher des amis d’enfance restés dans le quartier ; et surtout, habiter à proximité des commerces. Les dires de Madame reflètent ce constat : « Moi, j’ai dit “à 67 ans, il faut partir, on devient vieux, on peut pas continuer à courir à droite, à gauche” faire les courses, conduire, avec l’âge, et puis après on vieillit, ça devient compliqué. » Le quartier répond aux désirs des deux couples : enfants installés dans la ville, réseau d’amis, connaissance du quartier et de ses commerces. « Même si ça avait changé, mais on avait nos repères », poursuite Madame. La chance sourit en quelque sorte à l’un et l’autre des couples puisqu’ils trouvent un appartement à acheter dans leur quartier d’enfance à trois ans d’intervalle.

Le quartier présente deux avantages du point de vue de l’approvisionnement alimentaire : la proximité et la diversité des commerces, tous situés dans la rue principale, au pied de leur immeuble : une boucherie, deux épiceries, deux boulangeries, un bureau de tabac (« Bon, nous on ne fume pas, mais c’est pour les journaux, L’Est[6], c’est mon mari qui le lisait », explique Madame Chapon) accessibles directement « en quelques minutes ». Un peu plus haut, à 200 mètres, après le boulevard, se trouve une supérette. Il y aussi la proximité du bus qui permet d’aller en centre-ville. Sans compter la présence d’un médecin dans un immeuble proche et un laboratoire d’analyses. Ainsi, déménager, c’est non seulement se rapprocher des commerces, mais c’est dans le même temps y avoir accès à pied et donc s’entretenir par les activités de marche quotidienne que les courses supposent.

Le passage à la retraite change alors les règles en matière de division sexuée du travail alimentaire... mais pas pour tout le monde. Monsieur Motin s’est mis à faire les courses une fois en retraite, le plus souvent le matin, Madame Motin ayant instauré « l’aide obligatoire » : « Depuis qu’il était en retraite, j’ai dit “ton boulot, c’est les courses, la vaisselle et les pâtes à tarte. Je t’apprends et puis tu fais des tartes.” Alors on en a mangé, des tartes ! » Madame revendique du reste la retraite comme un moment exigeant davantage d’égalité en matière de travail domestique. Ils allaient parfois faire les courses ensemble, parfois chacun de leur côté. Monsieur Motin allait ainsi des fois jusqu’au marché couvert ou dans une boucherie en centre-ville, en bus... avec une préférence particulière pour la boucherie Chez Courbet, « excellente viande et puis il le soignait puisqu’il y allait souvent, alors, on n’avait pas à se faire du souci de savoir s’ils allaient lui refiler de la cochonnerie ! ». Sinon, la boucherie à côté faisait parfaitement l’affaire. Madame Motin s’occupait plus particulièrement des fruits et légumes frais, qu’elle achetait à l’épicerie située à côté de leur immeuble, voire parfois à la supérette lorsqu’elle allait faire des courses non alimentaires (tels que les produits domestiques). Par contre, rien de tel chez Monsieur et Madame Chapon : une fois en retraite, Monsieur Chapon ne s’est pas investi dans les courses qui étaient intégralement prises en charge par Madame qui les faisait dans le quartier. Elle s’approvisionnait « chez l’épicier en bas », parfois au marché (le samedi matin) pour les fruits et légumes, mais également pâtes, riz, café, oeufs. Par ailleurs, elle s’approvisionnait en viande, jambon, saucisse à la boucherie située dans la rue principale : « J’y allais plusieurs fois par semaine, selon ce que j’avais envie de faire comme plat. » À la différence du premier couple, la retraite ne marque pas la rupture avec un modèle de répartition des tâches très sexuée. On retrouve ici la distinction classique entre salariat et indépendance, l’implication du mari étant généralement plus fréquente dans les milieux du salariat que dans les milieux où la répartition sexuée des tâches est importante (artisanat, commerce, agriculture) (Zarca, 1990).

Dans les deux cas de figure, les femmes rencontrées insistent sur leur souci d’acheter des produits frais (légumes, fruits, viande, voire poisson), d’autant que leur mari n’aurait jamais accepté, selon elles, des produits congelés, notamment des légumes ou des produits sous vide... à l’exemple de Madame Motin : lard fumé (« moi, je mets du lard dans la soupe pour parfumer »), filet de boeuf acheté chez le boucher (« le boeuf brioché, c’est une de mes spécialités »), légumes frais (« les champignons, on achetait frais pour les croûtes forestières » ou tomates fraîches pour la sauce tomate), ou encore, truite fumée (« à la poissonnerie du marché, quand mon mari descendait, il avait ses copines là-bas »)... autant d’aliments qui composaient des plats cuisinés et qui garnissaient leurs repas.

1.2 Quand les commerces de proximité ferment

Pourtant, le temps passant, les légumes congelés ont fini par envahir leurs repas ; sans compter les pâtes à tarte toutes prêtes, certains légumes ou fruits sous vide (marrons, salade verte) ou autres aliments (mayonnaise en tube, lards sous vide) et bien d’autres choses encore qui séjournent dans le frigo ou le congélateur. Leurs pratiques alimentaires, tant au niveau des modes d’approvisionnement que de la préparation des repas, se sont profondément transformées. Deux facteurs concomitants concourent à expliquer ces transformations.

Tout commence lorsque la supérette, située au-dessus du boulevard et à laquelle Mesdames Motin et Chapon allaient régulièrement pour leurs courses de grande nécessité, brûle fin 2009 (il faudra plus de trois ans pour qu’elle ouvre à nouveau ses portes). Quelques mois plus tard, l’épicier, situé en dessous de chez elles, ferme à son tour. Selon elles, cette fermeture n’était que la suite logique de toute une série de fermetures de magasins de proximité qui ont dû « mettre la clé sous la porte quand la supérette a ouvert il y a quelques années » (Madame Chapon). Si les épiceries ferment, la boucherie et la boulangerie tiennent le coup... mais pas pour longtemps puisque la boucherie fermera à son tour quelques mois plus tard. Il reste bien une épicerie, située de l’autre côté de la rue, « la seule qui a tenu » nous dit Madame Motin, un peu plus haut, mais elle ne les intéresse pas : « c’est une épicerie fine et ils ont de la marchandise un peu plus luxe, on va dire, et c’est très cher » (Madame Chapon). En quelques mois, l’offre commerciale de proximité s’amenuise, pour ne pas dire qu’elle disparaît.

Et, c’est à peu près à cette période que leurs maris commencent à montrer les premiers symptômes de leur maladie (la maladie d’Alzheimer pour Monsieur Motin ; une dégénérescence musculaire pour Monsieur Chapon). Ainsi, Monsieur Motin commence à montrer des signes de troubles de mémoire, notamment lorsqu’il va faire les courses (il oublie certains produits à acheter). Très rapidement, la maladie se développe et il devient impératif pour Madame Motin de le prendre en charge et de s’occuper de lui. La maladie est importante et il ne peut plus faire aucune course. Il a perdu toute forme d’autonomie, bien qu’il se déplace seul, et il doit être surveillé et accompagné en permanence pour éviter qu’il ne « parte tout seul dans la rue et qu’il se perde ».

Quant à Monsieur Chapon, il subit une opération à la suite d’un anévrisme qui a permis de mettre au jour une tumeur dans le colon. L’opération conduit à l’amputation d’une jambe et à une colostomie. Monsieur Chapon ne peut donc plus se déplacer et doit être maintenu par un verticalisateur. Bien que conscient et « ayant encore toute sa tête, il comprend tout », il ne peut plus parler (simplement murmurer).

2. Les courses, la cuisine et le mari : quand la fermeture des magasins redessine les règles domestiques

Très vite se pose la question de la prise en charge des conjoints et de la gestion des activités domestiques, notamment alimentaires, dans un contexte particulier de fermeture de la majorité des commerces de proximité auprès desquels les couples s’achalandaient. L’enjeu est important : c’est la gestion des différentes activités quotidiennes et leur temporalité qui est en jeu. D’autant que, les commerces fermés, il faut aller ailleurs pour s’approvisionner, ou se faire livrer.

2.1 Prendre en charge son mari ou faire les courses ?

Madame Motin s’occupe de son mari : elle lui fait sa toilette (le rase, lui passe un gant de toilette savonné sur le corps) et l’habille, activités qui lui prennent en moyenne « une heure tous les matins dans la salle de bain, rien que pour le raser et puis mettre ses habits, tout ça... C’est la guerre... enfin, la guerre, j’essaye de contrôler... Et le soir, faut que je le déshabille ». Sans compter les activités quotidiennes, notamment l’alimentation. Pour autant, elle n’est pas seule à intervenir auprès de son mari : le couple bénéficie de l’intervention d’une aide à domicile, à raison de deux fois deux heures par semaine (mardi et jeudi), le matin. Cette « femme de ménage » (comme elle la nomme elle-même) intervient à deux titres : d’une part, elle aide Madame Motin à doucher son mari ; d’autre part, elle s’occupe du ménage, en particulier de l’ensemble des activités nécessitant de déplacer des meubles.

Quant à Madame Chapon, elle est aussi secondée dans la prise en charge de son mari. La dépendance physique de Monsieur Chapon est très contraignante dans la mesure où elle nécessite une prise en charge quotidienne très importante : tous les matins (samedi et dimanche compris), une aide-soignante intervient de 10h30 à 12h30 pour lever son mari, puis lui faire sa toilette et l’habiller. Madame Chapon participe à ces interventions mais elle considère « aider » l’aide-soignante. L’intervention de cette dernière est du reste nécessaire car Monsieur Chapon ne peut plus bouger. Le recours à un verticalisateur s’est imposé. Par ailleurs, une aide-domestique est présente tous les après-midi, de 15h30 à 17h30 en hiver et de 14h à 16h en été. Celle-ci fait à Monsieur la lecture du journal, et l’occupe par des jeux divers (loto, etc.). Elle fait également un peu de ménage « de temps en temps, la poussière essentiellement ». Du reste, une autre aide à domicile intervient une fois par semaine, le jeudi en général, entre une heure et une heure et demie, pour faire le ménage : « elle fait une pièce à fond par semaine ». Il s’agit surtout de faire « le gros ménage, parce que moi, j’ai pas le temps ».

Si la prise en charge de leur mari constitue une charge mentale importante, s’y juxtapose le problème de l’approvisionnement suite à la disparition des commerces notamment alimentaires au pied de leur domicile. Certes la boucherie est encore là, mais « ça ne suffit pas ; on se nourrit pas juste avec de la viande », explique Madame Motin... d’autant que la boucherie fermera à son tour bientôt. La boulangerie est là, mais difficile d’y aller tous les jours : « C’est vrai, il y a encore le pain qui est un problème. Mais j’ai trouvé la solution : j’achète du pain comme ça, pas une baguette, mais une flûte, qui est assez épais et je le fais trancher et je le mets au congélateur ». Par contre, les épiceries les plus proches ont fermé, ne permettant plus de s’approvisionner en fruits, légumes et en aliments du quotidien (eau en bouteille, lait, oeufs, beurre, huile). Aller en ville, au marché par exemple, devient plus compliqué, parce que « c’est lourd à porter. À deux, ou lui tout seul, ça fonctionnait. Mais maintenant, non » (Madame Motin).

Face aux contraintes liées à la disparition des commerces, Madame Motin et Madame Chapon ont adopté deux postures différentes. Ces dernières prennent sens au regard du modèle conjugal propre à chacun des couples et de la manière dont chacune gère la tension entre « identité pour soi » et « identité conjugale » (Caradec, 2008) à l’oeuvre dans la gestion des différents temps quotidiens, entre temps consacré à soi, temps consacré à son conjoint et temps consacré à son couple.

2.2 Contourner la fermeture des commerces en déléguant les courses et gagner du temps à soi

Déléguer pour mieux se préserver son espace à soi... Telle est la posture de Madame Motin. Très rapidement, elle est allée voir un épicier du quartier situé tout en bas de la rue qui s’est installé peu après l’incendie de la supérette. Depuis, il lui assure la livraison des courses à domicile, deux fois par mois selon les commandes. La commande se fait à partir d’une liste qu’elle transmet par téléphone. Madame Motin y voit trois avantages : gain de temps, pas de fatigue et économie sur le budget alimentaire : « C’est très net, très net. Je ne dépense plus de sous ! (...) Vous savez, dans les petits casinos, c’est déjà plus cher. Et puis il faut dire, avant, je savais pas ce que c’était que pas dépenser d’argent, mais maintenant, j’ai plus besoin de rien. C’est vrai. (...) Puisque je ne sors pas... donc, j’ai pas besoin d’argent. Et les commissions, on me les amène, mais quand vous faites une liste de commissions, c’est pas pareil que quand vous allez les chercher ! Dans un caddy, vous trouvez plein de trucs à mettre dedans. Si vous faites une liste, vous faites une liste de ce que vous avez besoin, et puis c’est tout. Mais c’est la meilleure solution ». Par ailleurs, elle commande également du poulet, voire parfois un morceau de viande pour deux (steak ou bifteck) en barquette et sous cellophane. Elle achète également de la viande chez le boucher en dessous de chez elle, mais « de temps en temps » (poulet, escalopes de poulet, rôti) : « Je l’appelle et il est gentil, il me l’apporte quand il peut ». Il arrive que sa fille lui apporte quelques courses, notamment de la viande (par exemple un rôti). Elle peut congeler la viande, selon la taille des morceaux et selon ce qui reste après un repas. Autrement dit, c’est par une stratégie de délégation totale des courses alimentaires que Madame Motin contourne la disparition des commerces alimentaires de proximité. Alors, certes, moins de produits, davantage de produits surgelés, mais moins de préparation aussi.

Parallèlement, ce sont aussi les modes de préparation qui se sont transformés. Comme elle le dit elle-même, « ce que je néglige, ce sont les sauces, les pâtes que je préparais, les légumes, les soupes ». Si elle continue à préparer les plats « familiaux », elle ne les cuisine plus de la même manière en ce que les aliments de base sont différents. Ainsi, la sauce forestière qu’elle préparait à partir de crème fraîche, de champignons frais qu’elle nettoyait et coupait elle-même est aujourd’hui une sauce en bocal. La sauce tomate bolognaise préparée à partir de tomate fraîche, de viande achetée chez le boucher est remplacée par de la sauce en bocal. Les marrons ne sont plus épluchés, mais sous vide. La soupe aux légumes est faite non plus avec des légumes épluchés, lavés, coupés, mais avec des légumes à ratatouille congelés. La mayonnaise n’est plus faite maison, mais en tube. Si Madame Motin a modifié la forme des aliments achetés (surgelés, sous vide et non plus frais), qu’en est-il alors du contenu des repas ? L’analyse de l’entretien, complété par l’analyse de la liste des repas et l’observation de la cuisine montrent que le contenu des repas ne change pas : une entrée, un plat principal, un dessert le midi ; une soupe, un dessert le soir. Ensuite, Madame Motin continue de diversifier les plats qu’elle prépare. La liste regorge à cet égard de plats qu’elle a toujours préparés. À titre d’exemples : soupe aux lards, endives aux marrons (« une vieille recette de l’ORTF[7] ! »), daube aux légumes, boeuf au vin, filet de boeuf brioché, porc aux champignons, filet mignon de veau à la sauce tomate, pâtes bolognaises, escalopes à la crème, truite fumée, purée de pommes de terre, quiche lorraine, tartes aux pommes... mais tout va plus vite : alors qu’elle passait une heure trente en cuisine avant pour préparer un repas, elle n’en passe plus que quinze à trente minutes aujourd’hui.

En réalité, au-delà de l’aspect pratique lié à la délégation de l’approvisionnement et à la simplification de la cuisine (les deux étant ici liés), c’est la gestion du temps quotidien qui est en jeu, entre le temps qu’elle passe à s’occuper de son mari, le temps consacré à son couple (notamment tout ce qui relève de l’alimentation) et le temps pour elle. Trouver du temps pour soi implique ici de réduire le temps consacré à la préparation des repas. Il s’agit pour elle d’aller à « l’économique », à l’économie de temps : « Depuis qu’il est malade, je vais à l’économique pour pouvoir me réserver un petit peu de temps pour moi ». Pour Madame Motin, le temps gagné sur la préparation des repas est investi dans sa passion pour le patchwork. Le second entretien s’est terminé dans la salle à manger où sont installés machine à coudre, portiques destinés à la confection de patchworks, notamment pour ses petits-enfants. Bien qu’elle ait toujours fait cela de manière bénévole, elle semble s’être fait une petite réputation dans le milieu de la couture et plus encore : pour le centenaire de Victor Hugo, célébré notamment à Besançon, la municipalité lui a commandé des patchworks sur lesquels étaient cousus les titres des oeuvres de Victor Hugo. Un création qu’elle affectionne particulièrement, d’autant que « ma grand-mère me lisait Victor Hugo ». Le patchwork représente alors un moment de répit, des petits « moments pour moi », pour combler selon elle, l’absence des sorties : elle et son mari avaient beaucoup d’activités extérieures (cinéma, théâtre, exposition), plus encore une fois son mari en retraite, activités qu’elle ne pratique plus aujourd’hui. Certes, elle profite parfois de la présence de l’aide à domicile pour sortir marcher, faire un tour, voire rendre visite à des amies qui habitent dans le quartier, mais ces activités sont peu fréquentes. Comme elle le dit elle-même : « Moi, le quartier, j’y vais plus beaucoup ». Le patchwork représente bien, à cet égard, cette activité personnelle qui lui permet de s’extraire des contraintes quotidiennes liées à la maladie de son mari, de « garder le moral » (comme elle l’exprime elle-même) et de maintenir une forte identité pour soi. Ici, l’attachement à « l’identité pour soi » prime et occupe une place centrale, elle correspond au style de vie de ce couple reposant sur l’égalité et la reconnaissance des goûts et des activités personnelles de chacun hors du foyer.

En définitive, gagner du temps sur la cuisine, c’est gagner du temps à soi, autrement dit se libérer mentalement des contraintes tant physiques que psychiques qui pèsent au quotidien dans la prise en charge de son mari. Le four à micro-ondes symbolise encore davantage ce souci de gagner du temps pour soi : Madame Motin envisage d’acheter de plus en plus des plats cuisinés chez son boucher pour gagner encore plus de temps, « comme ça, je pourrais les chauffer, parce que c’est pas bon quand c’est chauffé dans une casserole ou une cocotte ».

2.2 Quand se maintenir dans l’approvisionnement déstructure les repas

À l’opposé de Madame Motin, Madame Chapon ne délègue les courses ni à une tierce personne ni à un commerçant comme le fait Madame Motin. Plutôt, elle assure la prise en charge de son mari et cela lui libère du temps. Elle en profite pour s’occuper des courses et préparer à manger. « Moi, j’aime bien faire mes courses. Tant que je peux faire mes courses, j’aime bien faire mes courses. »

La fréquence et le contenu de l’approvisionnement alimentaire sont alors fortement imbriqués à la manière dont elle stocke les aliments. En effet, le stockage alimentaire est pour ainsi dire inexistant : Madame Chapon n’a pas de congélateur. Elle a uniquement un frigidaire, ce dernier n’étant pas dans la cuisine, mais dans une pièce borgne au fond de l’appartement. Madame Chapon n’envisage du reste pas de mettre son frigidaire dans la cuisine. « C’est un frigo moche comme tout, que mon fils m’a donné parce que j’en avais plus, il était en panne. Et puis, si vous voulez, c’était un machin qui était près de leur gazinière, qui a été tout grillé d’un côté, alors il est moche, je veux pas de ça ici ». En dehors du frigidaire, un placard dans la cuisine sert à stocker les produits « non frais » : féculents (riz, pâtes), café, sucre, huile, vinaigre, gâteaux.

De fait, à la différence de Madame Motin qui délègue ses courses, ces dernières sont fréquentes chez Madame Chapon et impliquent des déplacements quasi journaliers. Or, les distances à parcourir sont considérables, étant donné la fermeture des commerces du quartier. C’est pourquoi Madame Chapon distingue deux types de courses : les « grosses courses », qui sont faites une fois par semaine (le jeudi ou le vendredi) au Super U situé dans un autre quartier. Y aller nécessite de prendre le bus et cela prend du temps. Elle les fait pendant que l’aide à domicile est présente chez elle l’après-midi ; ou parfois pendant la présence de l’aide-soignante le matin (sauf si cette dernière a besoin d’elle pour l’aider à lever son mari par exemple). Pour cette raison, elle achète l’intégralité des produits au Super U, parce que « moi, mes courses, il faut que je les fasse en une heure et demie. Alors, Géraldine arrive, on boit le café, je pars, elle est là que deux heures ». Mais parfois, l’aide à domicile est en retard, ce qui peut compromettre les courses, ses temps quotidiens devant « être réglés comme du papier à musique » comme elle le dit elle-même. En vrac, cela donne : bouteilles d’eau, packs de lait, légumes (poireaux, pommes de terre, « pour les soupes »), fruits (bananes, pommes), yaourts, margarine, oeufs, pâtes, riz, mais aussi, viande (saucisse, poisson, etc.), sans compter le jus d’orange et les madeleines prévus pour les aides-soignantes le matin « pour qu’elle grignote quelque chose quand elles viennent »... le tout porté dans de grands paniers. Elle admet que « traîner, c’est lourd, je me fatigue à force, c’est vrai ».

Par ailleurs, elle effectue ce qu’elle appelle les « petites courses », plusieurs fois par semaine, lorsqu’il manque quelque chose. Elle les fait à l’épicerie située dans un autre quartier. Elle s’y rend en bus si possible ou bien à pied « mais ça fait long, c’est loin ». Généralement, elle profite d’un déplacement destiné à autre chose (pharmacie, poste, médecin) pour faire ces commissions secondaires. De fait, ce qui ne prenait que quinze à trente minutes lorsqu’elle faisait ses courses au pied de son immeuble, nécessite aujourd’hui une heure trente, voire deux heures...

Pour autant, ces temps consacrés à l’approvisionnement sont régulièrement perturbés par des « enquiquinements » quotidiens. Outre les aides-soignantes aux prises avec leurs propres contraintes professionnelles et qui ont souvent du retard, c’est la neige par exemple en hiver qui complique les déplacements, voire qui parfois la confine à domicile plusieurs jours de peur de sortir (« je me suis cassé la binette une fois, j’ai eu peur »). Parfois, ce sont des problèmes liés à la maladie de son mari qui surviennent de manière impromptue (« Je m’étais dit "bon, ben, tu sors demain", mais il y avait un problème avec la sonde de mon mari, le docteur devait passer le lendemain après-midi. Je ne savais pas jusqu’à quelle heure j’allais encore être bloquée, à ne pas pouvoir aller aux courses ») ; ou les rares temps qu’elle s’autorise pour des raisons d’hygiène ou d’esthétique (« Jeudi, je dois voir la coiffeuse et me faire couper les cheveux, donc des fois, je n’arrive plus à faire mes courses, c’est pas facile »). Même si elle reconnaît que faire elle-même ses courses est extrêmement contraignant, déléguer les activités d’approvisionnement est pour autant impensable, tant l’incorporation de l’assignation sexuée à ce rôle domestique est forte chez elle.

À cette gestion des temporalités liées aux activités d’approvisionnement se juxtapose la gestion des temporalités liées à la préparation des repas. Car cette dernière est fondamentalement tributaire de l’intervention des aides-soignantes le matin. En effet, ce sont elles qui définissent le moment de leur intervention, en fonction des contraintes de leur profession. À ce titre, l’aide-soignante intervient en milieu de matinée au domicile de Madame Chapon. Cette organisation de la prise en charge implique une contrainte temporelle dans l’organisation, la préparation des repas et le repas : dans la mesure où Monsieur Chapon ne peut manger seul, c’est son épouse qui le nourrit. En général, il faut environ une heure trente pour qu’il termine son repas et ce, matin, midi et soir. Entre les courses quotidiennes, la préparation du repas et le fait de donner à manger à son mari, elle ne peut pas manger en même temps que ce dernier. En réalité, elle mange quand elle le peut, vers 14h, parfois pas si elle trouve l’opportunité d’aller faire des courses quand l’aide à domicile vient plus tôt. Mais elle doit être de retour à 16h pour le goûter de son mari. À 20h30, elle dîne. Elle prépare ensuite le dîner de son mari qui mange vers 22h30... Car, entre 18h et 22h, il fait sa sieste. Selon elle, il est « décalé » du fait qu’il se lève tard (prise en charge par les aides-soignantes à 11h du matin).

De plus, Madame Chapon cherche à prendre en compte les désirs et les envies de son mari au niveau alimentaire, auxquels il faut ajouter les recommandations et prescriptions médicales, nombreuses (viande rouge pour le mari, produits rafraîchissant pour elle-même, sujette à la constipation). Elle fait également beaucoup de compote de fruits frais, car son mari ne peut plus mâcher. Madame Chapon fait donc toujours deux repas différents pour chacun d’entre eux.

Deux repas différents... dans l’idéal, car l’analyse de la liste des repas faite par Madame Chapon montre une réalité différente. Certes, elle essaye de préparer des repas pour elle mais, bien souvent, comme elle le dit elle-même : « Moi, je mange n’importe quoi ! Je mange tous les restes, c’est un peu moi la poubelle ! (rires) » La liste montre une faible diversification des plats, une tendance effective à « terminer les restes de la veille ». Seul moment d’exception : le repas du soir, caractérisé par la soupe, repas commun aux deux. Soupe à laquelle elle peut ajouter un plat en plus pour elle, généralement des féculents (coquillettes au beurre, pommes de terre sautées), voire des oeufs : « Le soir, je suis fatiguée, je n’ai pas envie de me cuisiner un plat... Et après, faut que je m’occupe de lui donner à manger. »

D’une manière générale, elle ne fait plus de plats préparés et cuisinés qu’elle affectionnait avant, tels que lentilles au lard fumé, cassoulet, tomates farcies, poisson au court-bouillon ou au four (elle remplace par du filet à la poêle, « il préfère comme ça »). Seule reste la choucroute, mais « en boîte, c’est pour moi, mais c’est rare. De toute façon, il n’aime plus ». Tous ces plats qu’elle cuisinait avant sont remplacés essentiellement par des féculents : pâtes, riz, pommes de terre, généralement accompagnés de beurre ou de fromage râpé. Elle ne fait plus de sauce : « pas de sauce tomate, moi j’aime bien, mais il n’est pas sauce tomate, alors j’en n’achète pas pour moi. Ce que je fais par contre des fois, si j’ai des tomates qui commencent à s’abîmer, je les fais cuire et puis je les fais bien mijoter et si je mange des pâtes, j’en mets dessus, c’est sûr. Bon, ça fait pas vraiment de la sauce, mais ça fait quand même des pâtes à la tomate ».

Parallèlement, Madame Chapon a cessé toutes ses activités extradomestiques : promenade, gymnastique, marché... car, comme elle le dit elle-même, « J’allais à la gym avant mais j’ai tout laissé tomber. Je n’ai plus le temps, c’est la course, et avec cette histoire des magasins qui ferment, ça devient compliqué de courir à l’autre bout ». Cette forte implication dans l’alimentation quotidienne conjugale n’est pas sans conséquence sur le corps et la santé de Madame Chapon : elle ne prend pas toujours le temps de manger, grignote au fil de la journée, de manière irrégulière. Il n’est alors par surprenant qu’à cet épuisement physique se conjugue un épuisement mental, pouvant conduire à la dépression.

Conclusion

La proximité des commerces, tout particulièrement alimentaires, joue un rôle prépondérant dans l’expérience du bien vieillir et du vieillir actif en milieu urbain. Elle participe du reste des stratégies de mobilité résidentielle vers le milieu urbain au moment de la retraite (Nowik et Thalineau, 2008). Les choix résidentiels sous-jacents sont alors liés aux trajectoires de vie et aux configurations familiales et interagissent avec les tendances socioéconomiques des environnements urbains (Bonvalet, Ogg, 2011). À cet égard, des transformations de l’environnement urbain, et notamment la disparition des commerces alimentaires de proximité, impactent directement sur le régime alimentaire des ménages, d’autant plus lorsque des problèmes de dépendance physiques ou psychiques au coeur des ménages de retraités s’y juxtaposent et bouleversent l’organisation domestique.

Nous avons ainsi vu que le modèle de conjugalité du ménage conditionne en partie la manière dont les femmes font face à la fermeture de commerces de proximité et ce que cela induit sur l’alimentation de leur ménage. Lorsque l’attachement à « l’identité pour soi » prime et occupe une place centrale, la conjointe tente de conserver un minimum de « temps à soi » au quotidien, par le maintien d’une activité de loisir, ici à domicile. Cela implique d’organiser les différentes activités quotidiennes et de prise en charge de manière à pouvoir gagner du temps pour soi. Cela passe notamment, dans le contexte de disparition des commerces de proximité, par une délégation des courses alimentaires à un tiers qui les prend en charge dans leur totalité. Dans cette gestion au quotidien, la préparation culinaire (simplifiée) reste pourtant centrale en ce qu’elle constitue un support identitaire conjugal fort et dont l’objectif est de maintenir les habitudes alimentaires du couple. De même, la fréquence et la régularité des repas sont maintenues et continuent à organiser la gestion des temps quotidiens. À l’opposé se dessine une configuration dans laquelle l’identité conjugale prime fortement au détriment de l’identité pour soi. Ici, la conjointe cherche à assumer l’ensemble des activités liées à l’alimentation. Cela implique en particulier un engagement fort dans les courses. Or dans un contexte de disparition des commerces de proximité, l’approvisionnement alimentaire constitue une contrainte tant physique que psychique d’autant plus qu’il doit s’imbriquer à l’ensemble des différentes activités quotidiennes et leur temporalité. Et si la préparation culinaire est une façon pour elle de se maintenir, c’est surtout et avant tout une manière de maintenir son mari dans l’histoire conjugale par le maintien des routines alimentaires. Les conséquences pour la conjointe, tant au niveau physique (fatigue, dénutrition, etc.) que psychique (usure mentale, voire dépression) sont d’autant plus importantes que son mari souffre d’une pathologie physique lourde nécessitant une prise en charge quotidienne très importante, tendant à renforcer, de fait, l’incorporation de l’ordre sexué.

À cet égard, on soulignera combien les deux pathologies distinctes des deux configurations ne sont pas sans effet sur la capacité à négocier son temps pour soi. Certes, Madame Motin, de par son milieu social, prend davantage de distance avec l’assignation sexuée et négocie fortement un temps pour soi, mais le pourrait-elle autant si son mari était atteint d’une pathologie nécessitant une prise en charge physique très importante comme dans la configuration de Madame Chapon ?

Au final, on comprend combien la manière dont les conjointes font face à la fermeture des magasins et négocient identité pour soi et identité conjugale est liée, non seulement au style de vie et au milieu social du ménage, mais également au type de pathologies de leur conjoint. Cela ouvre ainsi un champ d’études plus général sur la prise en charge de la dépendance selon le type de pathologie, le milieu social et le genre.