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Territorialiser les vieillesses chinoises

C’est une image aujourd’hui banale dans le paysage de la vie quotidienne en Chine urbaine : dès leur ouverture, à environ 6h du matin, les parcs se remplissent de centaines voire de milliers de retraités venant s’adonner seuls ou en groupes à des activités de sports et de loisirs. Si les après-midi sont plus calmes, une partie d’entre eux y revient en fin d’après-midi ou le soir, notamment en été, lorsque la chaleur se fait plus supportable. Partant du constat de l’intensification de la fréquentation des parcs publics par les personnes âgées de Chine urbaine contemporaine depuis une vingtaine d’années, cet article se donne pour objectif d’historiciser cette fréquentation, et d’analyser les usages et représentations que ces dernières ont aujourd’hui de ces territoires.

Le concept de territoire désigne d’un côté un espace construit, « contrôlé-borné » par une autorité — en ce sens, il est indissociable de l’action de l’État, de ses acteurs et institutions. De l’autre, il ne peut se réduire à une entité juridique, car il n’existe pas de territoire sans sentiment d’appartenance et appropriation de l’espace (Lévy et Lussault : 996). Considérer le parc comme territoire invite alors à s’intéresser prioritairement à ses acteurs : aux institutions qui en définissent l’accès, à ceux qui les fréquentent et s’y identifient, mais aussi aux usages et tensions qui l’entourent, définissent et stabilisent ses frontières et ses publics. Nous verrons donc comment l’examen de l’usage des parcs et leur appropriation par les retraités chinois en font plus largement des espaces privilégiés de compréhension des expériences de la retraite en Chine contemporaine.

Le vieillissement de la population chinoise est souvent avancé comme facteur central pour expliquer l’augmentation de la visibilité des personnes âgées au sein des espaces publics des villes chinoises. Conséquence de la politique de planification des naissances (1978) et de l’allongement de l’espérance de vie, les plus de 60 ans représentaient en 2015 16,1 % de la population chinoise (222 millions de personnes), contre 7 % en 2000. Leur part est particulièrement élevée dans les centres urbains de la côte, car ils sont entrés plus tôt dans le processus de vieillissement démographique : 28,8 % de la population à Shanghai, 24,1 % à Suzhou, 22,6 % à Pékin[1].

Si, comme nous le verrons, le vieillissement démographique n’est pas un facteur suffisant pour expliquer cette recrudescence des pratiques collectives de loisirs des personnes âgées, il conduit un nombre croissant de chercheurs chinois et occidentaux à prendre pour objet d’étude les personnes âgées. Toutefois, peu de travaux s’intéressent à la dimension territoriale de l’expérience de la vieillesse en Chine urbaine. Certains incluent l’espace dans leurs analyses, mais négligent d’en saisir la dimension à la fois historique et subjective (Chai, 2010 ; Wang, 2012). De plus, c’est souvent l’analyse du grand âge qui est privilégiée, oubliant par-là l’expérience des jeunes retraités chinois, pourtant largement investis dans la consommation de loisirs et des nouveaux espaces lui correspondant. Cette génération — bénéficiant encore d’un âge d’entrée en retraite précoce, hérité de la période maoïste[2] — se distingue pour plusieurs raisons : née dans les années 50 et ayant vécu sa jeunesse pendant la Révolution culturelle (1966-1976), son entrée dans la vie active et dans l’âge de la mise en couple correspond à la fois aux réformes d’ouverture économique de Deng Xiaoping et à l’institution d’une politique de limitation des naissances. Aujourd’hui première génération de retraités parents d’enfants uniques et bénéficiaires de pensions de retraite urbaines, ces jeunes retraités font à la fois l’expérience d’un fossé intergénérationnel fort avec leurs enfants grandis à l’ère des réformes, et d’une autonomie financière marquée, leur donnant accès à une consommation de loisirs encore peu accessibles par la génération de leurs parents.

Malgré l’existence de quelques enquêtes conduites auprès de retraités dans des parcs de Chine urbaine (Boermel, 2006 ; Farquhar et Zhang, 2012 ; Farquhar, 2009 ; Richaud 2016a et 2016b), aucune n’aborde spécifiquement la pratique des parcs dans une perspective de sociologie de la vieillesse, attentive aux évolutions des expériences de la retraite et des espaces investis par les retraités. Judith Farquhar et Zhang Qicheng, dans leur enquête sur les pratiques de cultivation de soi dans les parcs du centre-ville de Pékin, mènent la majorité de leurs entretiens avec des retraités, mais s’attachent surtout aux discours touchant à l’entretien du corps, et les pratiques collectives ne sont lues qu’au regard de la mobilisation d’habitus politiques passés (2012). Les travaux de Lisa Richaud sur les formes de l’amitié et les performances publiques au sein de parcs pékinois (2016a et 2016b) permettent de relativiser l’aspect nostalgique des pratiques de chant et de danse des retraités : mais son ethnographie s’inscrit dans une perspective résolument interactionniste, et s’éloigne d’une analyse attentive aux transformations des dynamiques familiales et intergénérationnelles entourant les usages du parc.

Cet article vise donc, par le biais de l’étude de cas, à entrer spécifiquement dans les pratiques, évaluations et représentations des usagers âgés vis-à-vis de ce territoire qu’ils investissent, tout en les intégrant dans les contextes historiques, politiques et familiaux qui les construisent. Nous nous appuierons sur une enquête ethnographique menée durant environ cinq mois, entre 2013 et 2016, au sein d’une chorale de retraités du parc Ditan, à Pékin : la Chorale du Soleil (阳光合唱团). L’enquête a été menée dans le cadre d’un doctorat de sociologie portant sur les espaces de sociabilité de retraités en Chine urbaine contemporaine. Si ceux-ci prennent des formes variées (université du troisième âge, centre d’activités de quartier, réunion de fonctionnaires d’État retraités, etc.) et constituent autant d’espaces périphériques rayonnant autour des parcs, ces derniers se sont révélés être au coeur de la sociabilité des retraités. Après avoir mis en perspective historique l’investissement récent des parcs urbains par un public de retraités — une idée reçue consistant à y voir une pratique culturelle millénaire —, nous présenterons de manière plus détaillée l’enquête menée au sein du parc Ditan. Nous examinerons alors les usages concrets que les personnes âgées font aujourd’hui de ce lieu qu’elles investissent, ainsi que les fonctions que lui attribue la première génération de parents d’enfants uniques dans le contexte spécifique de leur entrée en retraite.

Les parcs et leurs publics en Chine : une généalogie

Les parcs publics sont des espaces récents de Chine urbaine, dont l’histoire des usages et la généalogie des usagers demandent encore à être écrites.

Si l’ouverture des premiers parcs publics (公园) s’est faite à la fin du XIXe siècle à destination des populations occidentales de Shanghai, à Pékin, les jardins (园林) et résidences impériales restaient alors réservés aux empereurs, mandarins et lettrés, comme cela était le cas durant l’ère impériale. Le Temple de la Terre — actuel parc Ditan, lieu de notre enquête — y constituait un espace rituel important, l’autel central étant investi par les empereurs depuis le XVIIe siècle, pour solliciter de bonnes récoltes et un pays stable et puissant (Shi, 1998 : 223).

Avec la chute du pouvoir impérial en 1911, la construction de parcs publics est devenue, à Pékin, l’une des priorités du gouvernement républicain, qui souhaitait par-là à la fois améliorer la santé de la population et participer à l’émergence d’une culture urbaine moderne. Du fait du manque de fonds et de foncier, la transformation des temples et jardins impériaux en parcs publics a semblé une solution à la fois économique et symbolique. À la suite de plusieurs autres, le parc Jingzhao — basé sur le site de l’ancien Temple de la Terre, et qui deviendra l’actuel parc Ditan — ouvre ses portes en 1925 (Shi, 1998 : 236).

L’arrivée au pouvoir des communistes a transformé une nouvelle fois la fonction sociale et politique des parcs, et dès lors leur public. L’intensification de la planification urbaine « fondée sur les idéaux participatifs du socialisme », la destruction des murailles de la ville, ainsi que la construction de vastes places publiques et de routes larges ont participé à la politisation de l’espace urbain : « la vie publique s’est [alors] retirée dans les confins des résidences d’habitation », laissant aux places et aux parcs le rôle de « mise en scène des manifestations de masse » (Gaubatz 2008 : 81). À Pékin, le parc Beihai était particulièrement investi pour la célébration de fêtes nationales, de commémorations politiques ou de festivals culturels. La jeunesse y était particulièrement présente, du fait d’un centre d’activités pour jeunes pionniers qui y avait été installé, des régulières sorties scolaires qui y étaient organisées, mais aussi du fait des barques sur le lac qui constituaient alors un loisir particulièrement prisé.

La politique de réforme et d’ouverture lancée par Deng Xiaoping en 1978 marqua une libéralisation progressive de l’espace urbain : « dès la moitié des années 80, les dirigeants urbains [...] toléraient des usages plus diversifiés et spontanés des parcs et des chaussées » et « les espaces publics devinrent accessibles à une large gamme d’activités non étatiques » (Davis et Kraus, 1995 : 2). En 1979, l’émission officielle du Nouvel An chinois diffusa un spectacle de danses de salons — interdites depuis 1958 —, signalant par-là une libéralisation des moeurs et donnant le coup d’envoi à une fièvre dansante qui favorise la réouverture des dancing et le repeuplement des parcs durant les années 80 (Anonyme, 2012). La clôture physique et la possibilité de s’y faire discret facilita alors leur appropriation pour y mener des activités considérées comme tendancieuses ou qui n’avaient plus été tolérées pendant un temps : ainsi des danses de salon, mais également de la nouvelle mode de la danse disco, largement présents dans les parcs du fait de leur coût d’entrée réduit en comparaison des dancing privés (Zhou, 2014 : 16). Ces danses étaient relativement intergénérationnelles et constituaient des espaces de transmission : les plus âgés y trouvaient des danses de salon longtemps abandonnées et l’opportunité de faire de l’exercice ; les plus jeunes un espace propice aux rencontres et à la séduction que le maoïsme leur avait retiré (Anonyme, 2012).

Figure 1

Danseurs de disco au parc Ditan, à Pékin, en 1987

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La fréquentation des parcs dans les années 80 s’intègre aussi dans le cadre de la « fièvre du qigong », mouvement religieux de masse fondé sur une « idéologie légitimatrice se référant aussi bien à la Tradition antique qu’à la Science », au travers duquel « les adeptes se réapproprient leurs corps et entrent dans des états de conscience altérée […], libres des contraintes et des pressions de l’État, du travail et de la famille » (Palmer, 2005 : 25). Nancy Chen rappelle combien les parcs ont alors pu incarner « des lieux sûrs, non seulement car ils sont localisés sur les sites de [certains] anciens temples, mais aussi car ils permettent de fournir des espaces où les exercices de cultivation de soi sont socialement acceptés » (Chen, 1995 : 152). La pratique était partagée aussi bien par des personnes d’une trentaine ou quarantaine d’années y trouvant le moyen « d’affronter de longues journées de travail », que par des retraités venus soigner leurs rhumatismes de manière efficace et peu coûteuse (Chen, 2003 : 47).

Figure 2

Praticiens de « Luohan gong » forme de qigong Parc Ditan, Pékin, années 1980

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Les années 90 et 2000 marquent un tournant vers la mobilisation des parcs par une population majoritairement constituée de retraités, la répression politique des mobilisations de Tian’anmen puis des mouvements de qigong rendant plus sensible la fréquentation des espaces publics tels que les places ou les trottoirs, et attirant les jeunes vers de nouveaux espaces de loisirs plus fermés : karaokés, salles de roller-disco ou de bowling, bars. Parallèlement, la généralisation progressive des pensions de retraite urbaine a participé à construire un véritable « public de retraités » urbains, disposant d’un minimum de ressources financières et de temps libre. L’identité de retraité comme statut social à part s’est alors d’autant plus répandue que toute une littérature officielle s’est développée dès le milieu des années 80, encourageant les cadres d’État récemment mis à la retraite à prendre soin d’eux et à donner du sens, par le loisir, à ce nouveau temps libre que la société leur concédait (Manion, 1993 : 133).

La privatisation de l’espace urbain, l’augmentation de la circulation automobile, et le sentiment largement partagé qu’« autrefois, les villes étaient plus sûres » ont également généré de nouvelles demandes d’espaces de loisirs de confiance. L’État s’engage alors dans un mouvement de rénovation des parcs publics et de valorisation des espaces verts, et installe, en 1995, de nombreuses infrastructures d’exercice physique gratuites dans les parcs, places publiques et communautés résidentielles (Zhang, 2009 : 211) : celles-ci sont investies avec enthousiasme par les retraités, dans un contexte d’inquiétudes face à la croissance des coûts de santé et d’effervescence populaire pour les pratiques sportives et l’entretien de soi suite à la sélection de Pékin pour la tenue des JO de 2008, et à l’épidémie du SRAS de 2003. De plus, l’État concède progressivement aux personnes âgées des accès privilégiés aux parcs : avant 2009, les personnes âgées pékinoises pouvaient bénéficier d’un accès illimité aux douze principaux parcs pékinois pour cinquante yuans annuels (Farquhar, 2009 : 536). À partir de janvier 2009, les plus de 65 ans détenteurs du hukou[3] pékinois ont bénéficié d’une carte senior garantissant un accès gratuit à l’ensemble des parcs municipaux et des transports publics (Richaud, 2016a : 7). En juillet 2013, une modification nationale de la « Loi concernant les droits et protections des personnes âgées » a élargi ces droits au niveau national à tous les plus de 65 ans, quel que soit leur hukou, pourvu que ceux-ci puissent justifier d’une résidence dans la ville depuis au moins six mois.

C’est donc dans ce contexte qu’il faut comprendre l’affluence récente de retraités au parc Ditan, dont nous allons dresser le portrait avant de détailler l’enquête ethnographique engagée dans la chorale.

Ditan aujourd’hui : l’enquête et le territoire

Situé dans le district de Dongcheng, au nord-est du centre de Pékin et en bordure du deuxième périphérique, le parc Ditan est aujourd’hui proche des vieux quartiers touristiques du Temple des Lamas ainsi que d’un réseau dense de résidences d’habitation construites dans les années 80. Si les parties historiques et plus touristiques du Palais du Jeûne, au nord-ouest du parc, et de l’Autel de l’étang carré, au sud, sont peu investies par les retraités, le reste du parc, et plus particulièrement sa partie nord-est, surnommée le Jardin des Pivoines (牡丹园) constitue un espace d’activité pour des milliers de personnes âgées.

Carte 1

Localisation des parcs Ditan et Beihai à Pékin

Localisation des parcs Ditan et Beihai à Pékin
Source : Léo Kloeckner, 2017

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Carte 2

Activités de retraités au sein du parc Ditan

Activités de retraités au sein du parc Ditan
Source : Léo Kloeckner, 2017

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La description ci-dessous, tirée de mon journal de terrain, donne à voir la très grande variété des formes d’activités de retraités au sein du parc :

Après avoir montré ma carte mensuelle, je rentre par la porte ouest. Hormis un petit groupe de femmes âgées faisant du taiji au pied d’un bâtiment impérial et quelques grands-parents regardant jouer leurs petits-enfants, la partie ouest du parc est plutôt délaissée. En revanche, je m’amuse de la cacophonie et de l’effervescence montante quand on arrive en son centre. Au croisement entre les axes nord-sud et est-ouest, deux groupes de taiji — composés d’hommes et de femmes entre 50 et 70 ans — se font face. Le premier, de dix personnes, fait du taiji avec un sabre : à l’arbre adjacent est accroché un blason de velours indiquant la date de création du groupe, le nom du professeur, son organisme de rattachement ainsi que ses qualités morales (…). En remontant vers le nord, je vois l’habituel groupe de danses de salon d’une vingtaine de personnes qui à ce moment dansent en couple sur de la musique indienne ; quelques femmes âgées s’étirent sur des bancs et se tapent les jambes d’un air nonchalant pour faire circuler le sang, en échangeant quelques paroles ; quelques hommes âgés, seuls, lisent les journaux officiels accrochés sur des panneaux d’affichage protégés de Plexiglas ; au milieu de rangées d’arbres, une centaine de femmes terminent leur danse collective (guangchangwu 广场舞, « danse de place publique ») entamée une heure plus tôt. Je commence à entendre de loin les chants de la chorale. En m’approchant, je passe à côté de plusieurs groupes d’hommes d’environ 70 ans jouant aux cartes, assis à des tables en plastique installées par le parc, et entourés d’une vingtaine d’observateurs. Sur d’autres tables, des femmes jouent au mahjong, à côté d’une dizaine de joueurs de jianzi (毽子)[4]. J’arrive alors au « coin des gymnastes » où plusieurs dizaines d’hommes entre 40 et 80 ans s’étirent et se musclent sur les appareils mis à disposition : certains se pavanent devant les autres en faisant montre de leur force ou de leur souplesse, tandis que d’autres fredonnent en s’étirant les chants de la chorale adjacente. [Mardi 24 mars 2015]

Figure 3

Des danseuses de « Danse de Place », Parc Ditan, 1er août 2014

Des danseuses de « Danse de Place », Parc Ditan, 1er août 2014
Source : J. Rochot

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L’enquête ethnographique au sein de la Chorale du Soleil a commencé en 2013 lorsque, venue au parc en repérage, j’ai fait la connaissance fortuite de Monsieur Su, retraité de 68 ans, membre de la chorale depuis six ans, et autrefois traducteur au sein d’un ministère. Sa notoriété au sein de la chorale, son enthousiasme à vouloir m’aider, mais aussi à m’enseigner les chants et le diabolo, m’ont permis de revenir quasi quotidiennement à chacun de mes séjours. Je me suis alors familiarisée avec la dizaine de personnes que Monsieur Su avait rencontrées à la chorale et qui étaient progressivement devenues ses compagnons de chants. La chorale — située en plein air dans un recoin arboré du parc — est fréquentée par 200 à 600 personnes par jour, selon les saisons et la météo, entre 9h et 11h.

Figure 4

La Chorale du Soleil, 29 avril 2015

La Chorale du Soleil, 29 avril 2015
Source : J. Rochot

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J’ai pris l’habitude de chanter avec ce petit groupe — tout en circulant autant que faire se peut au sein de la chorale et des autres groupes d’activités du parc — que je suivais dans ses sorties au karaoké auxquelles il s’adonnait certains après-midi. Je consignais chaque jour dans un journal de terrain mes observations des interactions entre les individus, le contenu de nos discussions informelles, ainsi que la liste des chants entonnés. Ces observations ont été complétées par l’acquisition des livrets de partition vendus aux membres de la chorale, et par la tenue d’entretiens avec le créateur de la chorale et la pianiste. Enfin, j’ai pu nouer quelques liens avec des retraités extérieurs à la chorale et investis dans d’autres activités : un retraité de 80 ans venant quotidiennement à Ditan faire la promotion d’une méthode de soin de soi fondée sur l’entretien des méridiens du corps ; un chômeur de 45 ans venant y pratiquer la gymnastique ; un danseur de salon ; ou encore un petit groupe de retraités se rendant au parc dans le calme de l’après-midi pour y chanter de l’opéra chinois.

La chorale : un espace socialement diversifié

L’ouverture de l’espace des parcs à un public de personnes âgées de plus en plus large corrobore le constat établi lors de l’enquête à la chorale d’une grande diversité sociale et géographique des participants aux activités collectives. Le fait qu’« ici, il y a des gens de tous les milieux sociaux » est régulièrement affirmé avec fierté par les participants de la chorale. De fait, on trouve en son sein aussi bien d’anciens cadres retraités de la fonction publique bénéficiant aujourd’hui d’une retraite généreuse de 6000 yuans, un ancien aiguilleur de chemins de fer à 4000 yuans de retraite, des infirmières ou militaires retraitées, d’anciennes professeures des écoles, un ancien masseur aveugle, une ancienne employée d’entreprise privée à 2500 yuans de retraite, mais aussi des femmes licenciées de l’industrie publique et mises en retraite anticipée. De rares personnes plus jeunes circulent également au sein de la chorale, partageant toutes des expériences de marginalité sociale : une femme de 45 ans qui a arrêté de travailler suite au décès de sa fille unique et de son divorce, un ancien chauffeur de taxi de 45 ans divorcé qui a décidé de vivre de l’aide sociale pour se consacrer à l’éducation de sa fille, ou encore, un adolescent souffrant d’handicap mental qui, ne pouvant être scolarisé, se rend tous les jours à la chorale. Afin de payer le salaire mensuel de 3000 yuans de la pianiste qui anime la chorale, ainsi que les frais d’électricité et matériels, le créateur de la chorale adapte les participations financières des membres en fonction de leurs revenus, pratique qui se retrouve par ailleurs dans d’autres groupes.

Outre la diversité de classe, les origines géographiques des retraités de la chorale varient, à l’échelle nationale comme locale, traduisant la grande mobilité actuelle de cette nouvelle génération de retraités. Si la majorité est originaire de Pékin et y habite de manière permanente dans un logement qu’elle possède, on y retrouve également un certain nombre de retraités, de passage à Pékin de manière temporaire ou saisonnière et pour qui la venue au parc constitue un espace important de socialisation dans un cadre peu familier. C’est le cas d’une ancienne professeure des écoles, née en 1954 et originaire de Haerbin, venue à Pékin pour accompagner sa fille qui travaille temporairement dans une entreprise de la capitale avant son mariage et son déménagement en Australie ; d’un couple originaire de Chongqing dont les enfants résident à Pékin et qui viennent tous les ans garder leur petite-fille durant les vacances d’été ; ou encore d’un homme de 64 ans, ancien employé d’une mine du Shaanxi, qui est parvenu à obtenir un hukou de Pékin où il est venu s’installer au moment de la retraite.

Outre les origines régionales, les lieux de résidence des individus dans Pékin varient également : si 90 % des membres de la chorale habitent dans les quartiers résidentiels entourant le parc ou dans un rayon ne dépassant pas les dix ou quinze minutes à vélo, certains viennent de loin pour se rendre quotidiennement au parc ou lors des week-ends, les périphéries où ils vivent étant dépourvues d’espace verts satisfaisants ; d’autres habitaient autrefois le quartier, mais les aménagements des quartiers proches du parc et la destruction d’un certain nombre de hutong[5] les ont contraints à déménager en lointaine banlieue. Pour eux, venir quotidiennement est compliqué : les week-ends constituent en contrepoint des moments d’affluence forte où les anciens habitués en profitent pour venir se retrouver dans le centre.

Produire collectivement la joie face aux poids de la retraite 

En dépit de la diversité sociale et géographique des membres de la chorale, l’enquête a permis de révéler des rhétoriques très proches justifiant les motivations pour se rendre au parc. Pour eux, l’espace du parc semble constituer un véritable refuge, défini par opposition à deux autres espaces : tout d’abord l’espace domestique, et les « shi’er » (事儿) c’est-à-dire les affaires familiales et les inquiétudes qui lui sont rattachées ; ensuite, par rapport à un espace urbain perçu comme désordonné (乱) et peu sûr (不 安 全). Le parc et le groupe dont on fait partie constituent par opposition des territoires familiers et permanents, marqués par des relations de confiance et d’affection distante, dépourvues des obligations contraignantes pouvant gouverner, dans d’autres cadres, les relations amicales (Richaud, 2016a : 4). Comme le résumait une joueuse de diabolo chinois installée au nord du parc, « au moins, lorsque l’on vient ici, on n’a pas besoin de penser aux shi’er de la maison/famille ». La distanciation avec l’espace domestique et familial a dans ce contexte rendu parfois difficile l’enquête sur les situations personnelles des individus, puisque le fait de parler ouvertement de ses problèmes semblait entrer en conflit avec la fonction affirmée de ces espaces, consistant justement à oublier ses soucis.

Plusieurs ordres de « shi’er » peuvent être identifiés d’après les propos des enquêtés, associés tantôt au trop-plein ou à l’absence. C’est tout d’abord un désoeuvrement suivant l’entrée en retraite qui semble largement partagé, associé à un sentiment d’enfermement et de dépression (闷) : « je suis retraité(e), je n’ai pas de shi’er à faire chez moi » est une phrase revenue à plusieurs reprises lors d’entretiens informels. Chez les hommes, la phrase équivaut souvent au constat d’une « perte » (失落) associée à un manque de fonction sociale suivant le départ du travail salarié. Chez les femmes, en revanche, le fait de n’avoir pas de shi’er est plutôt associé à l’attente : nombreuses sont celles qui déplorent le fait de n’avoir pas encore de petit-enfant et attendent impatiemment de voir leur enfant se marier et/ou donner naissance à une progéniture dont il faudra s’occuper et qui permettra à la grand-mère de se sentir utile. Parmi ces femmes et ces hommes, nombreux sont ceux qui ont été encouragés à venir au parc par des membres de la famille inquiets de l’inactivité de leur mari ou parent. C’est par exemple le cas de Monsieur Su, que sa femme a encouragé à aller au parc : « Elle, elle passe ses journées à faire des tâches ménagères. Moi, après la chorale, je rentre pour déjeuner, puis je m’allonge sur le lit pour faire la sieste et ma journée s’arrête généralement là », raconte-t-il.

Pour d’autres, la montée en âge est au contraire associée à un trop-plein de shi’er que la venue volontaire au parc permet de mettre à distance le temps de quelques heures volées pour soi : prise en charge de leurs parents très âgés lorsque ceux-ci sont encore vivants, soucis de santé nécessitant d’aller faire la queue plusieurs heures à l’hôpital pour des sommes jugées fort importantes par rapport aux revenus, mais aussi, pour les femmes, poids de la fonction grand-parentale[6]. C’est par exemple le cas d’une choriste originaire du Shandong, habitant à Pékin depuis sa retraite pour aider sa fille à élever son enfant, ou d’une autre qui élève chez elle son petit-fils de dix ans alors même que les relations avec sa fille sont très distantes :

« Ma fille vient manger tous les soirs à la maison pour voir son fils, mais elle s’en fiche de moi, on communique très peu, sauf quand elle me crie dessus parce qu’elle trouve que je ne comprends rien. Quant au petit, il ne m’écoute jamais, c’est très fatigant de s’occuper de lui. Heureusement, cet été, je l’ai inscrit à un centre de loisirs : comme ça, je peux venir m’amuser à la chorale et j’ai seulement à retourner le chercher le midi et le soir. Sinon, où trouverais-je le temps de m’amuser ? »

Les tensions intergénérationnelles sont très présentes dans les discours des retraités fréquentant le parc. S’il est tacitement admis que l’on ne vient pas au parc pour se lamenter, bien des discussions amènent néanmoins à comparer les situations de chacun, aussi bien en ce qui concerne les relations avec les enfants que les états de santé. Ceux dont les enfants ont « réussi » ou « font montre de piété filiale » (孝顺) sont souvent loués, tandis que s’échangent quotidiennement conseils et bons plans sur les manières de s’alimenter et prendre soin de son corps, permettant ainsi d’éviter de devenir une charge morale et financière et d’accentuer de préexistantes tensions familiales.

Une autre rhétorique — présente dans l’ensemble des espaces de sociabilité étudiés — se construit en opposition au poids des shi’er : celle de la joie, de la nécessité de venir au parc pour « s’amuser » (玩儿) et être « joyeux et content » (kaixin kuaile 开心快乐). Outre l’intérêt personnel, les choix individuels d’activités au sein du parc se justifient surtout au regard de ce qui est le plus à même de rendre joyeux et d’engendrer la confiance : certains retraités changeaient ainsi régulièrement d’activité du fait d’une insatisfaction de leurs performances qui les déprimait. À la chorale, la production collective de la joie est ainsi un but avoué, bien plus légitime que la qualité générale du chant. La pianiste prend quotidiennement le micro pour rappeler que « la Chorale du Soleil est présente tous les jours de 9h à 11h. Notre but : être kaixin kuaile ! Nous chantons pour nous, nous sommes joyeux, nous sommes contents, nous sommes heureux comme le soleil, la santé, c’est le Soleil !  » Ses propos, et la fin de chaque chanson, sont souvent suivis d’une salve d’applaudissements et de cris — voire de hurlements — d’approbation. La pianiste est bien consciente des difficultés rencontrées par un grand nombre de participants à la chorale :

« Tu comprends, après la retraite, beaucoup de gens sont déprimés, il y en a beaucoup qui font des dépressions, ils ne se sentent pas bien, ils ne savent pas quoi faire et restent à la maison. Il y a des problèmes personnels qu’ils ne peuvent partager avec personne (...) : du coup ils viennent ici et le fait de chanter, de crier, cela leur permet de soulager leur coeur et grâce à ça, ils tombent moins malades. Ici, c’est un endroit où l’on peut venir crier, c’est ça qui est important ! »

L’omniprésence dans les parcs du chant et de la musique — ceux-ci constituant, comme le rappelle Schütz « un évènement hors temps, supposant également une relation de face à face, c’est-à-dire une communauté d’espace » (Schütz, 1951 : 96) — participe donc à la construction du parc comme espace refuge.

Des normes officielles de la vieillesse portées par les affichages

L’expérience du désoeuvrement vécu par les jeunes retraités et leur fréquentation privilégiée du parc semble n’avoir pas échappé aux autorités locales, et notamment à l’administration du parc. La partie nord-est du parc, la plus investie par les retraités, fait en effet l’objet d’un aménagement et d’une politique d’affichage ciblant directement ce public. Cet affichage n’est par ailleurs pas spécifique à Ditan : il se retrouve sous des formes variables dans d’autres parcs et s’inscrit dans un appareillage discursif plus large façonnant en Chine de nouvelles normes et de nouvelles représentations de la vie à la retraite, dont les parcs constituent, avec les quartiers résidentiels, des espaces privilégiés. S’intéresser à la dimension visuelle de ce territoire permet ainsi d’identifier un répertoire de normes et d’incitations à l’action entourant l’expérience quotidienne du parc par les retraités.

L’espace le plus fréquenté par les retraités — appelé tantôt « Jardin des Pivoines » ou « Jardin de la culture du yangsheng et de médecine chinoise du parc Ditan » — se caractérise par une disposition plus intimiste que les grandes étendues impériales du reste du parc. Les arbres y sont nombreux et de petits chemins de pierre serpentent au milieu de grandes pierres creusées et de corridors peints, où il est facile de s’asseoir et de s’installer pour se reposer, chanter, ou observer les passages. Tout concourt à inscrire cette partie du parc dans une structure symbolique héritée des jardins traditionnels, fondée sur une représentation miniature de l’harmonie du monde. Le concept de yangsheng — littéralement, d’entretien du principe vital — fait ici écho à la nature du lieu, présenté comme propice à la circulation des énergies et donc susceptible d’exercer sur le corps et l’esprit de ceux qui le fréquentent une influence positive. Choisir cet espace spécifique du parc, c'est donc déjà se donner les moyens d’entretenir son corps et d’apaiser son esprit.

Les affichages au sein du parc relèvent de plusieurs types de discours relatifs à la santé. Le premier a directement à voir avec l’entreprise du yangsheng au sens large, puisque la majorité des affichages touche à la popularisation et à la circulation des principes de médecines chinoises traditionnelles, fondés sur le texte antique du Classique Interne de l’Empereur Jaune (黄帝内经) dont les retraités sont férus : comment adapter son alimentation et ses activités selon les saisons, comment prendre soin de ses cinq organes (五脏), comment pratiquer des massages nasaux, etc. Mais le yangsheng n’est pas qu’un entretien physique ou mental de soi, il est aussi moral : d’où des panneaux préconisant, au nom du bien-être, de ne pas trop parler, de ne pas penser à ses propres problèmes ou de ne pas agir dans le but d’une gloire vaine. Hormis ces grands panneaux de vulgarisation médicale, d’autres, plus petits, viennent ponctuer le paysage de sentences courtes : « Quand les énergies (qi  气) du coeur viennent à circuler, cent maladies sont naturellement évitées », « Prendre soin de son foie est important, cela empêche d’être en colère », ou encore « Avoir du qi à l’estomac, c’est la vie, ne pas en avoir, c’est la mort ». Certaines affiches visent plus directement les personnes âgées. L’une d’elles vient par exemple narrer les « Dix idées reçues concernant l’entretien de soi par les personnes âgées » : parmi elles, « on ne peut pas changer de vieilles habitudes » ou « plus on fait de sport, meilleure est la santé ». Un autre type de discours relatif à la santé des personnes âgées vient, lui, poser la santé dans l’héritage de ses enjeux maoïstes. On retrouve ainsi au milieu des infrastructures sportives un écriteau citant une phrase prononcée par Mao en 1954, « Développons les activités sportives, renforçons la constitution physique du peuple », rappelant par-là au public la manière dont le souci de soi s’inscrit dans un enjeu national et historique plus large.

Les retraités du parc ont confirmé la circulation de ces savoirs et représentations, ceux-ci établissant un lien permanent entre les activités pratiquées au sein du parc et l’entretien de soi. Chanter ne permet donc pas seulement de partager un moment collectif : c’est aussi une manière d’entretenir son souffle, d’expulser les maladies, d’entretenir sa mémoire et d’engendrer la joie grâce à la circulation des énergies. Le parc s’impose donc comme espace de circulation de nouvelles normes et pratiques de la vieillesse et du corps, par le biais d’affichages top-down appropriés par les praticiens âgés.

Le parc : un espace de mise en suspens des normes sociales

Mais les retraités pratiquent également le parc comme espace autre — qu’un Foucault appellerait une hétérotopie (Foucault, 1984) — où les normes locales s’opposent pratiquement à ce qu’il est socialement convenable d’envisager à l’extérieur, notamment relativement à leur âge. Un aspect surprenant de la vie quotidienne des retraités du parc — qui a émergé dans l’enquête grâce à une amitié nouée sur le long terme — touche aux amours et aux relations extraconjugales qui s’y nouent parfois entre membres du parc. Si un tel phénomène n’a, semble-t-il, jamais été relevé dans la littérature scientifique touchant à la fréquentation des parcs par les retraités chinois, des constats proches ont toutefois pu être faits, touchant par exemple à l’usage de certains parcs dans le cadre de relations homosexuelles entre vieux et jeunes issus de classes populaires (Monteil, 2015). Seule la réalisatrice Yang Lina a véritablement montré la complexité des relations extraconjugales au sein des parcs dans son documentaire Lao’An (Yang, 2008), mené grâce à une fréquentation quotidienne d’un groupe de danses de salon au sein d’un parc pékinois, où la réalisatrice dresse le portrait d’un homme marié de 90 ans, et de sa relation extraconjugale avec une jeune retraitée de 60 ans.

L’enquête à Ditan, où la présence de couples « légaux » était rare, a permis de révéler des amours similaires. C’est par exemple le cas de Monsieur Su et Madame Guan, chacun marié en dehors du parc, mais dont la relation extraconjugale a été progressivement reconnue au sein de la chorale. Depuis trois ans, ceux-ci se retrouvent à 8h du matin pour pratiquer des danses de salon avant de rejoindre la chorale une heure plus tard, et sont tendrement moqués par les autres membres du groupe pointant du doigt leur proximité physique lorsqu’ils dansent la valse.

Yang Lina voit dans ce phénomène sous-estimé de l’extraconjugalité entre personnes âgées le reflet de la nécessité pour ces générations de trouver un espace à soi : « Le parc relève de quelque chose d’intime, et cela a beaucoup à voir avec l’amour. Car à l’époque, les mariages n’étaient pas roses pour eux : il y en a pour qui cela se passait bien, mais pour la majorité, cela n’allait pas. C’est pour ça qu’au parc, ils sont tous complètement high ». Côtoyer les personnes âgées du parc Tiantan a ainsi été, pour la réalisatrice, une expérience déstabilisante en termes normatifs : « En filmant au parc, j’ai découvert un mode d’existence que je n’avais jamais vu auparavant : de la pure excitation, effervescence. Et cela m’a retourné le cerveau, car quand tu comprends ça, tu ne sais plus où sont le bien et le mal ! »[7].

Si les histoires d’amour semblent être récurrentes, celles-ci sont inégalement acceptées selon les groupes, distinguant des pratiques légitimes et illégitimes de l’amour au sein du parc. Que la relation entre Monsieur Su et Madame Guan soit considérée comme localement acceptable tient à la fois au prestige social de Monsieur Su au sein du petit groupe de la chorale du fait de son passé de traducteur officiel, et de la confiance accordée à son jugement ; mais aussi à la compréhension collective envers les difficultés rencontrées par ce dernier avec son épouse comme avec son fils, décrit comme très peu filial et pour qui Monsieur Su a récemment acheté un appartement avec ses économies. Les individus fréquentés dans la chorale ne posaient de jugement négatif ni sur eux ni sur le fait que le créateur de la chorale et sa pianiste entretiendraient une relation extraconjugale.

Un autre couple — constitué d’une femme divorcée à la suite de la mort de son enfant unique et d’un homme également divorcé et élevant seul sa fille — cachait, lui, sa relation au sein de la chorale, me l’avouant un jour discrètement en dehors du parc. Le concubinage quotidien semblait ici constituer quelque chose de possiblement répréhensible, contrairement à l’amour entre Monsieur Su et Madame Guan, dont la relation à base d’innocentes danses était quasi exclusivement circonscrite à l’espace du parc. De plus, les membres de la chorale faisaient largement peser leur opprobre sur le groupe adjacent de danseurs de salon, vus comme individus à la fois incivils, moralement insolvables, et surtout séducteurs, notamment car les membres de danses de salon venaient souvent danser avec leur propre mari ou femme, tout en alternant les danses avec d’autres partenaires. Un jour où je discutais avec un groupe de danses de salon, un membre m’encouragea à apprendre avec lui quelques pas, car sa femme était absente ce jour-là, et celui-ci décrivait nos physiques comme tout à fait compatibles pour la danse. Une femme de la chorale m’aperçut danser de loin, ce qui suscita un petit mouvement de panique : à mon retour le lendemain, on vint me signifier qu’il n’était pas convenable de ma part — en tant que femme, jeune et étrangère — d’aller fréquenter ces individus « crasseux ». En revanche, on m’encouragea à venir danser la valse avec Monsieur Su, le lendemain, dans un autre espace. Les danses de salon pratiquées par le groupe honni s’éloignaient ici des valses jugées appropriées, pour s’aventurer vers des proximités corporelles inconcevables avec des partenaires de danse multiples sur des rythmes bien plus « osés » — danses latines, danses indiennes.

Conclusion : habiter le parc

Nous avons montré dans cet article que les parcs publics de Chine urbaine, historiquement récents, n’ont pas toujours été appropriés spécifiquement par les personnes âgées : ces espaces ont au contraire été mobilisés à des fins variables selon les époques, se traduisant par des variations significatives de ses publics.

L’enquête ethnographique menée au parc Ditan permet ainsi de dresser deux constats concernant les usages et représentations que les retraités font aujourd’hui du territoire des parcs. D’une part, la mobilisation récente de ces espaces par un public majoritairement composé de retraités, doit se comprendre au regard de transformations sociales multiples, qui ne peuvent se limiter au seul constat d’un vieillissement de la population : les transformations urbaines, les politiques publiques, la construction récente du retraité comme nouvelle catégorie sociale, les tensions intergénérationnelles tout comme la crise du système de santé public sont autant d’éléments permettant de comprendre l’attractivité relativement récente des parcs publics auprès de retraités.

D’autre part, les parcs constituent des espaces à l’intersection de deux usages du territoire, différenciés mais non nécessairement conflictuels : d’un point de vue top-down, les parcs incarnent des territoires privilégiés d’imposition de normes — se traduisant notamment par une prolifération discursive touchant à la santé — provenant de l’administration et de l’État à usage des personnes âgées ; du point de vue des personnes âgées, les parcs représentent en contrepartie des « espaces à soi », des refuges où un certain nombre de pesanteurs sociales et relationnelles peuvent être temporairement mises en suspens, notamment en ce qui concerne l’amour. La recherche de la joie et le maintien de la santé constituent dans ce cadre deux objectifs affirmés avec force par les retraités, qui viennent infuser l’ensemble des activités de loisirs entreprises.

Ces deux éléments, tirés d’une enquête au sein d’un parc spécifique de la capitale, permettent de dresser certains traits essentiels, mais ne suffisent pas à comprendre la diversité des significations et des pratiques. L’enquête mériterait dès lors d’être prolongée par une recherche plus attentive à la fois aux comparaisons régionales, aux pratiques concrètes d’appropriation de l’espace et arts de faire quotidiens des retraités, et à l’évolution de la place du parc au sein des carrières de retraités.