Corps de l’article

En quelques décennies, la maladie d’Alzheimer[1] est devenue un véritable « générique social » (Amyot, 2009) englobant, voire occultant, d’autres pathologies dont causes et expressions cliniques sont proches. Dans une logique encore largement catégorielle de l’action sociale (Argoud, 2013), la maladie d’Alzheimer a progressivement pris une place à part au sein de l’action publique vieillesse (Ngatcha-Ribert, 2012) en donnant lieu à des dispositifs de plus en plus différenciés[2].

La maladie d’Alzheimer est venue bousculer le monde des établissements d’hébergement pour personnes âgées, singulièrement ceux qui sont aujourd’hui nommés « établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes » (EHPAD), en prenant progressivement une place centrale dans leur fonctionnement. En France, c’est moins la création d’établissements exclusivement dédiés aux personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer que l’adaptation à ce « public » au sein des établissements existants qui s’est imposée au niveau des pouvoirs publics comme de la plupart des gestionnaires. Si cette adaptation prend aussi la forme d’une spécialisation des professionnels, elle est surtout spatialisée, à travers la spécification, à l’intérieur des établissements, d’espaces de vie dédiés, souvent appelés de manière générique « unités spécifiques ». Cette orientation structurelle trouve son origine dans l’invention pionnière de Georges Caussanel qui, en 1977, a repensé l’organisation de l’établissement qu’il dirigeait alors (Le foyer Émilie de Rodat à Rueil-Malmaison) en inventant le Cantou[3]. Véritable îlot au sein de la structure, le Cantou est un lieu de vie dédié à une dizaine de personnes dites « désorientées », encore capables d’une certaine autonomie physique et locomotrice, au sein duquel se déploie un accompagnement alternatif au regard des modèles hospitalier et médical qui s’imposaient à l’époque. Forme spatiale et projet d’accompagnement sont ici indissociables. Depuis, bien que le débat soit sans cesse rejoué, la présence d’unité(s) spécifique(s) au sein des EHPAD s’est progressivement imposée, au niveau des pouvoirs publics comme des différents acteurs concernés, comme la forme d’adaptation la plus pertinente pour un accompagnement de qualité. Deux remarques méritent d’être d’emblée formulées. Notons d’abord que le concept d’unité spécifique reste flou et recouvre, sur le terrain, une réalité plurielle, tant en termes d’appellation (Cantous, unité de vie, unité de soins, unité protégée, etc.), que de configurations pratiques ou de philosophies d’accompagnement (allant de la plus thérapeutique à la plus domestique et familiale). Viennent par ailleurs s’ajouter à ce paysage les Pôles d’activités et de soins adaptés (PASA) et les Unités d’hébergement renforcé (UHR) promus, dans une logique top down, par le 3e Plan national Alzheimer (2008-2012) et qui font, quant à eux, l’objet d’un cahier des charges précis et officiel[4]. Notons également que le modèle de la spécialisation spatiale de l’accompagnement fait référence, alors même que la part des établissements dotés d’une ou de plusieurs unités spécifiques reste quantitativement minoritaire, bien qu’en augmentation[5]. Dans ce contexte, l’absence d’unité(s) spécifique(s) au sein d’un EHPAD ne saurait être vue, comme c’est trop souvent le cas, comme une seule réalité en creux, mais représente aussi une option alternative, positivement choisie et assumée[6].

On peut dire que débats, pratiques et politiques publiques se sont progressivement structurés autour d’une tension entre deux grandes polarités : d’un côté, un mode d’accompagnement des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer fondé sur la ségrégation[7] instituant, à partir de l’étiquette Alzheimer, des espaces de vie et d’accompagnement spécialisés ; de l’autre, un accompagnement misant sur l’hétérogénéité des personnes accueillies dans des espaces-temps communs à tous. De plus, ces deux grandes voies de structuration de l’accompagnement sont communément présentées et construites, par les pouvoirs publics et l’opinion, comme deux réalités opposées entre lesquelles les équipes auraient à choisir et qui se déclineraient de manière pure au sein des établissements. Qu’en est-il réellement ? Cet article s’attachera à apporter quelques réponses à cette question en s’appuyant largement sur des analyses issues d’une enquête de type ethnographique, conduite dans le cadre d’une thèse de sociologie sur le « travail réel » (Alter, 2013) d’accompagnement de la maladie d’Alzheimer en EHPAD. Contemporaine de la mise en oeuvre du 3e Plan Alzheimer français, cette enquête est basée sur des entretiens et observations auprès des équipes encadrantes et des professionnels de première ligne et parfois, au gré des opportunités, avec des résidents et leur proche (Villez, 2015). Parmi un corpus d’une vingtaine d’EHPAD accueillant notamment des personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, trois établissements[8], choisis pour que soient représentées les trois configurations spatiales les plus courantes, ont fait l’objet d’une investigation plus approfondie. Le premier établissement (Nord) — pouvant accueillir une centaine de personnes — dispose, au moment de l’enquête, d’une unité spécifique pour les personnes atteintes de troubles cognitifs ; le deuxième (Sud) — pouvant accueillir une cinquantaine de résidents — n’a pas d’unité et accueille les personnes atteintes de troubles cognitifs parmi les autres, au gré des places disponibles ; le troisième (Centre) — pouvant accueillir plus d’une centaine de résidents — après avoir longtemps fonctionné sans qu’aucune ségrégation ne soit adoptée, dispose d’un espace dédié durant la journée à un groupe particulier parmi les résidents atteints de troubles cognitifs.

Au-delà des deux grandes options évoquées plus haut, il ressort de l’enquête une réalité plus complexe. Quels que soient les modes d’accompagnement retenus s’opère une « hybridation ». Les professionnels des EHPAD étudiés construisent et réinventent sans cesse de subtils équilibres entre hétérogénéité et homogénéité, en « dosant » les formes de ségrégation, et ce au service d’un meilleur accompagnement de tous les résidents, mais surtout d’un souci du « commun » pour faire tenir ensemble une collectivité composée de résidents aux conditions hétérogènes.

Dans le texte qu’il a intitulé « Pont et porte » (1988 : 168), Simmel affirme que : « L’homme est l’être de liaison qui doit toujours séparer et qui ne peut relier sans avoir séparé [...]. Nous sommes à chaque instant ceux qui séparent le relié ou qui relient le séparé ». Selon son approche, ces deux mouvements s’allient continûment, ouvrant toute une gamme de possibles entre les deux pôles qu’il figure, d’un côté par l’image du pont, renvoyant au lien et à la transversalité en ce qu’il « unifie la scission », et de l’autre par l’image de la porte, qui incarne la séparation en ce qu’elle « scinde l’uniformité continue », bien qu’elle soit également, parce qu’elle peut être fermée, mais aussi ouverte, du côté de la réunion. En s’inspirant de l’analyse de Simmel, on peut comprendre cette hybridation des modèles au travers de cette double tension : relier le séparé, séparer le relié.

Relier le séparé pour (ré)unifier

Le mouvement, à première vue paradoxal, consistant à relier le séparé est particulièrement observable lorsque l’établissement dispose d’une unité d’hébergement ou d’activité dédiée aux personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer avec, le plus souvent, un personnel spécialement formé et dévolu à cet accompagnement. En observant et écoutant les professionnels, il apparaît de manière générale qu’aujourd’hui, leur ambition consiste bien à utiliser les vertus positives de ce que l’on peut nommer un « dispositif d’intégration ségréguée » (Thomas, 2005) afin d’adapter la prise en charge sur la base de la reconnaissance de particularités, protéger et inclure les personnes concernées. D’une manière plus implicite, recourir à une ségrégation vise également à réguler une tension sociale et à protéger le corps social de ce qui est vu comme une atteinte à son bon fonctionnement (tension sociale souvent résumée par l’expression « problèmes de cohabitation » entre les personnes atteintes de troubles cognitifs et les autres). Au quotidien, la présence d’une unité dédiée (ou de plusieurs) aux personnes atteintes de troubles cognitifs n’est pas sans effets délétères, qu’il s’agit alors de compenser, en « unifiant la scission », c’est-à-dire en suscitant ou en recréant de l’unité à l’échelle de l’ensemble de l’établissement. Pour cela sont continûment inventés des moyens pour « relier le séparé » visant à éviter l’installation de mondes clivés, d’une part du côté des résidents et d’autre part du côté des professionnels.

Des modes de faire variés pour limiter les clivages entre les résidents

Deux grands risques se font jour. Le premier, inhérent aux logiques de spécialisation, peut être caractérisé, avec Berger et Luckmann, de « segmentation du stock commun de connaissance », à savoir la création des « sous-univers socialement compartimentés » (Berger, Luckmann, 2012). Le second revient à constituer les « espaces autres » que sont les unités spécifiques en simple lieu de relégation et à renforcer une différenciation en deux groupes fondés sur le critère unique de la maladie, en ajoutant, au cloisonnement des lieux, celui des personnes qui en ont l’usage. Ce sont, en effet, souvent les images les plus négatives liées à la maladie qui viennent marquer les lieux que sont les unités spécifiques. Ces représentations négatives, qui peuvent également exister dans le cadre d’un accueil fondé sur l’hétérogénéité des publics, risquent de se trouver renforcées et attisées par le mystère et le secret inhérent à ces espaces clos. On entend parfois « là-bas, c’est les fous ! » de la part de résidents ou de professionnels n’ayant aucune expérience concrète et réelle de ce « là-bas », qu’ils opposent à ce qui est souvent nommé « la partie maison de retraite ». Se dessine un lien consubstantiel entre le lieu et les personnes qui l’occupent tel que Maurice Halbwachs le dépeint : « Le lieu a reçu l’empreinte du groupe et réciproquement [...] le dessein d’un groupe humain a pris corps dans un arrangement matériel » (Halbwachs, 1967). Renforçant autrement la stigmatisation des plus fragiles en amplifiant les séparations physiques et symboliques, tout lieu spécialisé, en conséquence, rejoue autrement la question du lien social au sein des établissements et impose une réflexion particulière pour que cette séparation ne soit pas le signe d’une rupture totale d’une dynamique commune à l’ensemble de l’établissement. Au quotidien, il s’agit alors d’éviter que ces « hétérotopies » (Foucault, 1994 : 1576) ne deviennent uniquement des « hétérotopies de déviation », à savoir des lieux dans lesquels, comme l’explique Michel Foucault « on place les individus dont le comportement est déviant par rapport à la moyenne ou à la norme exigée ». Différents moyens sont mobilisés, que l’on peut regrouper en deux types. En prolongeant Simmel, on peut dire que le premier consiste en l’édification de « ponts structurels », c’est-à-dire en une intervention sur le bâti, sur la « morphologie » des lieux. Le second consiste en une action sur la « physiologie » des lieux (Raulin, 2001), à travers des moments et des conditions de circulation des résidents d’un lieu à l’autre.

Des « ponts » structurels

Conjurer les effets séparateurs des portes (en l’espèce le plus souvent fermées et dont l’ouverture se commande en général par un digicode) et murs des unités spécifiques, consiste à inscrire dans le bâti des infrastructures permettant une porosité entre les espaces et un lien entre les personnes qui en ont l’usage. Entre autres vertus, les espaces extérieurs attenants aux établissements (jardins, parcs, terrasses) constituent de précieux supports aux liens (Guisset, Villez, Coupry, 2013), tant au niveau des « voisins de l’intérieur » (la communauté des résidents de l’établissement, notamment ceux non identifiés comme des personnes « atteintes de troubles cognitifs ») qu’avec les « voisins de l’extérieur » (principalement riverains, usagers des infrastructures voisines) (Villez, 2008). Évoquons l’initiative emblématique d’un EHPAD où vivent, au moment de l’enquête, une soixantaine de personnes. L’organisation générale de cet établissement est fortement sectorisée. Au rez-de-chaussée, réparti sur deux ailes, un secteur accueille des personnes dites « semi-valides ». Disposée autour d’une cour intérieure, s’y trouve également une unité spécifique, appelée « secteur adapté », qui accueille une dizaine de personnes atteintes de la maladie d'Alzheimer. Les étages correspondent au secteur dit « médicalisé ». En 2004, un « parcours d’incitation à la marche » a été conçu. Ce parcours vise à reconnecter entre eux tous les secteurs de l’établissement et particulièrement à désenclaver celui dédié aux personnes atteintes de troubles cognitifs du reste de l’établissement (en offrant une circulation entre de nombreux lieux de l’établissement que les multiples portes avaient interrompue). Ce faisant, il vient amoindrir, la part d’étrangeté de ce qui se trouve derrière la porte, tant de l’espace physique lui-même que des résidents qui l’occupent.

« Avant j’allais moins dans le secteur adapté. J’avais peur de cette maladie. [...] Maintenant, ça va mieux. On a toujours peur de l’inconnu, mais maintenant je réalise qu’ils ont eu aussi leurs problèmes, mais qu’ils sont différents des nôtres. »

une résidente du secteur « semi-valide »

Si cet exemple est emblématique des ponts que peuvent représenter les espaces extérieurs, ces ponts peuvent aussi être à l’oeuvre à travers d’autres aménagements ou agencements des lieux. On le sait, l’agencement des lieux et la distribution des places dans une maison est un indicateur important de l’état social et renseigne sur la condition des habitants (Ségaud, 2007). Dans cette perspective, la localisation de l’unité a une signification forte. Historiquement, lorsqu’elles se sont développées, les unités spécifiques ont souvent été placées aux marges des établissements, par exemple au fond d’un couloir du rez-de-chaussée, face aux locaux techniques, ou encore au dernier étage de l’établissement. C’est pour inverser la disqualification que traduisent, en même temps qu’elles les génèrent, ces configurations spatiales, que certains directeurs d’établissements ont par exemple modifié l’implantation de l’unité spécifique Alzheimer afin qu’elle occupe une place centrale au sein de l’établissement, par exemple au rez-de-chaussée, visible par tous et reliant, au moins visuellement, ses occupants du reste de l’établissement.

Susciter les circulations

La recréation de ce lien peut être également recherchée par le développement de circulations. Inciter les résidents ou les visiteurs à entrer dans l’unité spécifique, mais aussi permettre aux résidents de l’unité d’en sortir peut prendre des formes plus ponctuelles et plus éphémères. Ainsi, des animations ouvertes à tous les résidents peuvent être organisées dans l’unité et, inversement, les résidents de l’unité peuvent être invités à participer aux activités proposées dans d’autres parties de la maison de retraite ou aux sorties en dehors de l’établissement. Ces « décloisonnements », comme les qualifie un professionnel rencontré, peuvent également être effectifs à l’occasion de la venue de professionnels libéraux venant ponctuellement dans la structure, tels qu’un kinésithérapeute, un coiffeur ou un pédicure. Qu’ils travaillent dans des salles fixes mises à leur disposition, ou de façon « mobile » en allant à la rencontre des résidents, ces professionnels contribuent à créer des circulations au sein de la structure et sont à cet égard « porteurs de liens ». En assurant parfois leur consultation dans les espaces communs des unités spécifiques, ces professionnels contribuent à faire tomber les appréhensions tant sur les lieux que sur les personnes qui les occupent. Si nombre de professionnels relèvent le défi de créer ce type de dynamique entre les résidents, des obstacles apparaissent très vite et peuvent amener ces mêmes équipes à renoncer, au moins provisoirement. Les réactions parfois violentes des résidents comme des familles à l’endroit des personnes issues des unités spécifiques (on entend parfois « voilà les tarés ») dans des moments partagés ont le plus souvent pour conséquence de ne plus y associer les résidents des unités spécifiques, les assignant à résidence. On voit donc comment l’unité spécifique peut se construire comme un espace assigné, un lieu au sein duquel les personnes qui y vivent sont contraintes de se replier. Notons, cependant, qu’il n’en est pas moins un espace doté de vertus « positives » pour ses habitants, à partir duquel peut se construire un sentiment d’appartenance[9]. Ainsi, les personnes accueillies dans ces unités participent à la construction d’un « nous » qu’elles opposent alors à un « eux ». C’est ce qu’exprime une résidente vivant dans l’unité spécifique d’un établissement, mais ayant également vécu dans ce qu’elle nomme aujourd’hui « l’autre côté » : « On est bien ici, aucune comparaison avec l’autre côté, là-bas ils sont plus handicapés, ici on est un plus petit groupe, là-bas ils sont très nombreux et la salle commune est beaucoup plus grande ».

La scission majeure contre laquelle tentent d’oeuvrer les équipes est celle qui sépare les résidents à partir de l’étiquette Alzheimer : les personnes qui en sont atteintes d’un côté, celles qui ne le sont pas de l’autre. Les personnes atteintes de troubles cognitifs étant largement majoritaires dans les EHPAD, s’opère désormais une segmentation/sélection au sein des personnes atteintes de troubles cognitifs, ainsi qu’une forte pression sur les espaces dédiés (unité spécifique « classique », PASA) à partir du moment où ils ne sauraient suffire à accueillir l’ensemble des personnes désorientées. Ainsi, la partition se fait par exemple à partir des capacités rémanentes des malades.

« Ici le Cantou a vocation à accueillir des gens qui sont encore capables, socialement et physiquement, nous on a les Alzheimer qui ne sont plus capables du tout. »

une aide-soignante

De même, le niveau de sévérité des troubles et ce que l’on nomme improprement les « troubles du comportement » constituent désormais une frontière que les pouvoirs publics, à travers l’institution des PASA et les UHR, ont rendue structurante. Revenons sur des problématiques soulevées par la mise en oeuvre des PASA à partir de l’établissement Centre, qui met en exergue ce que j’ai pu observer dans d’autres structures. Sous l’effet conjugué, d’une part, d’un principe de réalité face au nombre croissant de résidents atteints de maladie d’Alzheimer, d’autre part, de l’incitation des autorités de tutelle, cet établissement a évolué, à partir du début des années 2000, d’un accompagnement fondé sur l’absence d’espace spécifique à l’adoption du dispositif du PASA. Les professionnels rencontrés ont très vite pointé les nombreuses vertus de cette nouvelle structure interne, mais décrivent, comme d’autres, un « gap » entre la manière dont ce dispositif a été pensé à l’origine (selon une logique biomédicale et catégorielle visant, selon ses concepteurs, à instituer un accompagnement gradué et évolutif) et leur propre réalité. Ils fournissent également nombre d’efforts pour conjurer les effets séparateurs de ce nouveau dispositif. Ainsi, parmi les écueils que l’expérience leur permet de relever, retenons ici les effets du ciblage a priori d’une population restreinte de résidents, qui selon l’équipe, représentait le principal « noeud », le « problème malheureux ». Selon le cahier des charges, le PASA s’adresse aux personnes atteintes d’une maladie d’Alzheimer ou apparentées, pour qui un diagnostic a été posé et annoncé, et qui présentent un certain tableau neuropsychiatrique, c'est-à-dire qui souffrent de troubles du comportement dont le niveau répond à une fourchette précise au regard de la grille d’évaluation NPI-ES. Les cadres de cet établissement, quant à eux, auraient voulu privilégier des critères d’entrée plus pragmatiques fondés sur les observations des équipes de première ligne, et inclure, parmi l’ensemble des résidents, les plus fragilisés, rejetés des autres ateliers, ceux qui, parfois, errent ou ont besoin d’activités et de lieux contenants. Face à cette vision limitative, cette équipe, comme d’autres que j’ai pu rencontrer, a mis en place deux types de propositions. La première a consisté à assouplir le fonctionnement afin d’accueillir ponctuellement, dans les salles dédiées aux activités et au cours des repas, les résidents qui, selon les professionnels, relèvent du PASA ou ceux qui pourraient en tirer bénéfice dans un délai relativement court. La seconde proposition, à la formulation de laquelle est arrivée l’équipe après plusieurs mois d’expérience, consiste à créer de nouveaux lieux ou instances pour ceux qui ne peuvent pas bénéficier du PASA au regard des critères officiels, et qui ne peuvent pas non plus participer aux activités dites « générales » ou « transversales » que propose l’animatrice à l’ensemble des résidents dans une grande salle dévolue à cette fonction. Ce sont aussi les défis de l’« après PASA », largement impensé par les pouvoirs publics, (le soir, le week-end, mais surtout lorsque les personnes ne correspondent plus aux critères d’éligibilité officiels) que l’équipe a tenté de relever. Enfin, est également en jeu l’effet de la spécialisation professionnelle qui accompagne le PASA (le cahier des charges fait état d’une équipe composée d’un ergothérapeute, d’un psychomotricien, d’un psychologue et d’un assistant de soins en gérontologie). Alors que le cahier des charges ne disait peu de la manière dont le PASA pourrait s’articuler avec le reste de l’établissement[10], ni en termes architecturaux ni en termes d’organisation des professionnels qui lui sont dédiés, l’équipe a décidé que des soignants volontaires de l’établissement y interviendraient eux aussi et assureraient des activités. Il s’agissait ici, face à une spécialisation croissante, de favoriser le transfert d’expériences, ce qui, comme l’ont aussi souligné certains travaux (par exemple : HaDePas, 2013 ; Ankri et Van Broeckhoven, 2013), appelle une approche globale et non cloisonnée.

Réunir les professionnels

Si le risque est grand que les frontières physiques érigées au sein des établissements soient tout à la fois fruit et support de frontières symboliques et multiples entre les résidents, il n’en est pas moins vrai, on a commencé à le voir, qu’elles renforcent également le cloisonnement au niveau des professionnels. Certains établissements optent pour une équipe exclusivement dévolue à l’accompagnement des personnes malades. Là encore, les enjeux et difficultés liés à ce parti pris apparaissent de manière emblématique lorsque l’établissement dispose d’unité(s) spécifique(s) pour les personnes atteintes de troubles cognitifs à laquelle est affectée une équipe attitrée. Une telle structuration ne facilite pas toujours les relations entre les professionnels et peut contribuer à exacerber des tensions : rejet, méconnaissance et incompréhension d’un côté et convoitise de l’autre. Prenons le cas de l’établissement Nord où le Cantou bénéficie, du point de vue de l’organisation du travail comme de certaines activités du quotidien, d’un régime d’exception au regard du fonctionnement en vigueur au sein des trois autres secteurs que comprend l’établissement. C’est ainsi qu’une équipe de professionnels volontaires a été constituée et affectée de manière permanente au Cantou, échappant ainsi à la règle de « rotation » en vigueur dans les autres secteurs. De plus, des agents du Cantou ont été désignés comme « responsables » de l’animation, dégageant l’animatrice de l’établissement de toute obligation au sein du Cantou. Ce fonctionnement quasi « autarcique », pour reprendre un terme employé par l’équipe du Cantou elle-même, génère des difficultés de différents ordres. Retenons ici les deux principales. La première réside dans le fait que l’équipe peut avoir du mal à « garder le cap », comme le dit le directeur, pouvant entraîner essoufflement de l’équipe et du projet de service, voire perte de sens, et réduire ce lieu à un simple lieu de relégation. C’est ce qui a décidé le directeur à créer un nouvel échelon hiérarchique, inédit dans l’établissement et propre au Cantou. Un ergothérapeute est ainsi devenu responsable de l’unité spécifique, alors que les autres pavillons relevaient de la responsabilité du cadre de santé et d’un référent infirmier. La seconde difficulté est que professionnels et résidents du Cantou connaissent aux yeux des autres une communauté de destin, relégués dans la même marginalité, ce qui invite à parler de « stigmatisation partagée ». Les propos des uns et des autres, qu’ils soient professionnels de première ligne ou de l’encadrement, sont éloquents. La psychologue me décrit une « équipe isolée, enfermée avec les résidents ». D’autres agents, pour évoquer le fait que les professionnels de l’unité sont « tout le temps ensemble et tout le temps avec les résidents », ont recours aux termes « là-dedans », « là-bas », qui renforcent l’idée d’un espace duquel il est impossible de « sortir », un ailleurs impénétrable, un lieu « à part ». Si cette équipe est perçue par les autres en extériorité, au sens spatial du terme, elle est également décrite à travers des moeurs et des pratiques singulières jouant un effet repoussoir aux yeux des autres salariés.

Le levier le plus fréquent pour conjurer les effets séparateurs d’une organisation sectorisée des professionnels est celui de la « rotation des équipes ». Ici encore le cas de l’établissement Nord est emblématique. On a vu plus haut que le Cantou échappait à la règle générale de la rotation du personnel établie pour les autres pavillons. Face à l’installation de ce que la direction appelait une « mentalité sectorisée », l’équipe encadrante était, au moment de l’enquête, très mobilisée pour créer les conditions de reconstruction d’« une » seule et même équipe, réunie autour d’une approche commune et cohérente. Une des réponses consistait à instituer le possible remplacement des professionnels des pavillons par ceux du Cantou alors que jusqu’alors, lorsque de tels échanges existaient, ils étaient unilatéraux : des pavillons vers le Cantou, jamais l’inverse.

Séparer le relié pour (ré)harmoniser

Lorsque le mode d’accompagnement et d’hébergement choisi est celui de l’absence d’espaces-temps dédiés aux personnes atteintes de troubles cognitifs, la problématique du lien n’en est pas moins cruciale pour les équipes de terrain. Il s’agit alors non plus d’un lien à recréer, mais plutôt d’un lien à ménager, à protéger.

De quelques enjeux de « l’habiter ensemble » ...

Si la « cohabitation », l’« habiter ensemble » (Puijalon, Trincaz, 2013), est presque toujours vue, d’abord, comme un problème voire une impossibilité, la question continue de faire débat dans les cercles d’experts comme parmi les professionnels. C’est en effet souvent au nom de conséquences très concrètes de cette cohabitation, pour les uns et les autres, que le recours à des formes de séparations, plus ou moins ponctuelles, est justifié. Elle est par ailleurs presque toujours examinée du point de vue des problèmes que posent les personnes atteintes de troubles cognitifs, et parmi elles, celles dont les attitudes sont vues comme perturbantes pour la tranquillité des autres. Elle l’est beaucoup moins du point de vue des problèmes que peuvent faire vivre les personnes les plus valides aux personnes désorientées, qui existent tout autant. Les analyses qu’Erving Goffman construit à propos de ce qu’il nomme les « territoires du moi » (Goffman, 1973) sont éclairantes pour notre propos. Dans toute organisation sociale, dit Goffman, les individus s’octroient un « droit de réserve » sur certains « biens » (« objets ou états »). Goffman explique comment, « si les réserves de type territorial constituent la revendication principale des individus en groupe, l’offense principale est alors l’incursion, l’intrusion, l’empiétement, la présomption, la transgression, la salissure, la souillure, la contamination, bref, la violation » (1973 : 57). Il distingue différents modes de violation : interférences sonores, déjections corporelles, adresses verbales et offenses territoriales, etc. Les « violations » les plus souvent évoquées lors de l’enquête sont les cris, les comportements désinhibés, les « humeurs », les insultes, et enfin les intrusions dans l’espace privé qu’est la chambre. Outre les implications concrètes de cette proximité devenue promiscuité, il est une peur plus imaginaire qui explique aussi pourquoi, parfois, les résidents et les familles se font relais de la voie de la ségrégation. Conformément aux représentations négatives de la maladie d’Alzheimer, qui marquerait la déchéance ultime, ils sont nombreux à craindre la « contamination » (Goffman, 1968), qui serait alors physique et morale. Apparaît ici l’idée, encore fortement ancrée dans les pratiques et les esprits, selon laquelle la maladie d’Alzheimer serait « contagieuse ». C’est par exemple ce dont témoigne cette résidente de 75 ans, venue vivre en maison de retraite par choix :

« Depuis un an que je suis là, beaucoup se sont dégradés physiquement et puis mentalement, enfin au niveau de la mémoire. Ce n’est pas facile et surtout je me demande si cela ne va pas accélérer mon vieillissement et ça, je n’ai pas envie. »

Cependant, certains professionnels, sans nier les difficultés, font le constat, d’une possible expérience positive de cette cohabitation. Pour les résidents d’abord. C’est ce dont témoigne cette soignante : « Les non malades ont un rôle social vis-à-vis des personnes malades et les personnes malades, à l’inverse, ça les tire vers le haut ». Le fait que les malades soient « au milieu de tous » est salué par certains comme permettant de considérer la personne avant sa maladie et de sortir d’une vision globalisante des résidents. Par exemple, la plupart des professionnels de l’établissement Sud (soignants, agents d’accompagnement, aides médico-psychologique, mais aussi médecin coordonnateur) notent que compte tenu de l’organisation de la maison, Alzheimer et les personnes qui en sont atteintes sont moins stigmatisées : « Moi je trouve que le handicap, il est moins perçu que s’ils sont dans un Cantou (...) On leur parle comme aux autres (...) on ne voit pas la maladie » (deux agents d’accompagnement) ; « Les gens malades, au milieu de tous, on les voit moins malades » (le médecin coordonnateur). Dans le même temps, les risques d’isolement et d’indifférence quant aux particularités liées à la maladie sont pointés par ces professionnels, et ce sont autant d’écueils qui peuvent être, pour ces derniers, générateurs de frustrations et de doutes quant à la qualité de leur travail. En témoignent les propos de ces mêmes agents d’accompagnement craignant que les personnes malades ne soient noyées « dans la masse ». Une aide médico psychologique prolonge : « À la fois ils sont avec tout le monde, on ne les stigmatise pas, on n’en fait pas des gens à part, mais en même temps ils sont seuls ». C’est pour faire face à ces difficultés que des réponses intermédiaires sont tentées.

... aux manières d’y répondre au quotidien

Les modes de faire sont de différents types que l’on peut regrouper en trois grandes catégories : l’adoption d’espaces-temps ponctuellement différenciés, la possibilité de limiter l’admission de certains « profils » de résidents, enfin les ruses dont font preuve les équipes de première ligne au quotidien.

Le premier levier observable consiste donc à distinguer des espaces, mais aussi des temps qui répondent de manière adaptée aux besoins de chacun, notamment des personnes atteintes de troubles cognitifs, en assurant la tranquillité des autres résidents. Si la plupart de ces réponses concernent les personnes désorientées ou certaines d’entre elles. Bien avant que le 3e Plan Alzheimer ne crée les PASA, certaines équipes avaient inventé des « espaces de jour » accueillant, durant une partie de la journée, un petit groupe de personnes désorientées qui bénéficiait d’un accompagnement approprié. Outre l’investissement sur les seuls lieux, des réponses plus souples, et non nécessairement attachées à un espace particulier au sein de la structure, sont apportées par les équipes. Par exemple au sein de l’établissement Centre, des réponses intermédiaires avaient été imaginées parallèlement au processus de labellisation du PASA. Constatant que certaines personnes désorientées avaient un grand besoin de marcher ou étaient sujettes à l’angoisse vespérale, est constitué un petit groupe de résident afin de leur proposer, entre 15h et 22h, un accompagnement quotidien particulier assuré par deux aides-soignantes, diplômées et spécialement formées pour ce poste. Notons enfin que les espaces extérieurs que sont les jardins, dont nous avons vu qu’ils peuvent, dès lors qu’ils sont conçus comme des lieux de vie, contribuer à recréer le lien social, peuvent également, lorsque l’établissement ne dispose pas d’unité spécifique, être un lieu ressource pour apaiser certaines tensions liées à la cohabitation quotidienne à l’intérieur de l’établissement.

À l’inverse, c’est de manière plus marginale pour les personnes les plus valides et les plus indépendantes dans les actes de la vie quotidienne que certaines structures proposent des temps à part. Coins à part dans la salle à manger collective ou salle à manger spécifique, sorties ou évènements ponctuels, organisation de repas pour les résidents les plus valides comptent parmi les principaux procédés rencontrés. Il peut également s’agir de les aider à se prémunir des « offenses territoriales ». Parmi celles-ci, l’intrusion dans les espaces privés que sont les chambres constitue un aspect particulièrement sensible. Les professionnels sont souvent les dépositaires de plaintes de résidents concernant des intrusions de personnes désorientées dans leurs chambres. Parmi les réponses souvent apportées, on recense l’installation de serrures classiques ou magnétiques, de clenches sur les portes des chambres de façon à permettre à ceux qui le souhaitent de s’enfermer, etc. À ces procédés initiés par les équipes, s’ajoutent ceux, parfois inconnus des directions et professionnels, que les résidents s’inventent eux-mêmes.

Un autre levier mobilisé par les équipes est celui des limites instaurées à l’admission. Si les EHPAD accueillent des résidents atteints de troubles cognitifs au moment de leur entrée, ils sont nombreux à poser certaines limites. Même lorsque les EHPAD font de l’absence d’unité spécifique un projet institutionnel fort au service d’un accompagnement de qualité des personnes malades, ils sont, d’après les enquêtes menées par la Fondation Médéric Alzheimer (2014), 77 % à refuser l’entrée de certaines personnes. Ils sont 54 % à le faire lorsqu’un ou plusieurs lieux dédiés existent. Les principales raisons en sont, conformément aux catégories employées dans l’enquête, les « risques d’errance ou de "fugues" », « l’exigence de soins techniques lourds », lesdits « troubles du comportement ». L’enquête qualitative menée au sein des établissements confirme la force de ces critères et permet de souligner que les membres des équipes rencontrées qui participent aux processus d’admission des futurs résidents — en général le directeur et le médecin coordonnateur — ne les prennent jamais en considération pour eux-mêmes, indépendamment d’une réflexion sur la situation de l’établissement. Ainsi, sont par exemple pris en compte le climat général de la maison, la charge de travail de l’équipe, le climat entre les résidents, le niveau de « dépendance » déjà atteint dans la maison, etc. Certains travaux définissent un « niveau » au-delà duquel un cadre de vie commun à tous les résidents n’est plus tolérable et en viennent à mobiliser les notions très controversées de « seuil de tolérance » ou « taux de tolérance ». Si les professionnels rencontrés partagent l’analyse selon laquelle il est nécessaire de trouver un juste équilibre, ils ne prédéfinissent ni limites ni « seuils », mais les évaluent au cas par cas, de façon à trouver un « équilibre » viable pour tous.

Enfin, les pratiques quotidiennes et la créativité plus ou moins informelle des équipes constituent un levier important pour ménager les conditions d’une vie en commun. C’est en situation, singulièrement auprès des personnes âgées atteintes de troubles cognitifs, que les professionnels développent ce qu’on peut qualifier avec Michel de Certeau (1990) de véritables « ruses », « arts de faire » au quotidien. Conformément à la définition qu’en donne cet auteur, il s’agit ici d’une « manière de penser investie dans une manière d’agir », laquelle suppose « une invention du quotidien faite de ruses, tactiques et autres stratégies, espaces de jeu et de résistances à l’ordre établi » (de Certeau, 1990 : pXLI). Prolongeons avec Antoine Hennion et Pierre Vidal-Naquet, qui, en référence aux travaux de Michel de Certeau, entendent la ruse en tant qu’elle « intègre le tact, s’y oppose aussi lorsqu’elle renvoie au traquenard, au piège ou à la tromperie, et va bien au-delà du tact lorsqu’elle fait référence à l’habilité ou à l’intelligence pratique » (Hennion, Vidal-Naquet (dir), 2012 : p.297). Retenons quelques exemples émanant de l’établissement Sud. Lors des repas (qui peuvent donner lieu à des moments de solidarité ou encore des moments cristallisant et exacerbant les tensions), une équipe (notamment une aide médico-psychologique et des soignantes) mobilise différentes ressources pour canaliser et calmer l’ambiance ou pour éviter qu’insultes ou agressivité ne s’installent : modification de la disposition des tables, installation de plantes entre deux tables, recours à une table inoccupée située dans l’un des coins de la salle à manger ou à une autre pièce située non loin de la salle à manger, etc. Les soignants de cet établissement évoquent également d’autres modes de faire en relatant le cas d’une résidente qui déambulait beaucoup dans les couloirs, manipulait à l’envie les objets qu’elle rencontrait sur sa route, chahutait parfois les personnes qu’elle croisait sur son chemin. Plutôt que de contenir ou contraindre ce type d’attitudes, l’équipe a trouvé un équilibre provisoire, tant pour soulager et apaiser cette résidente (sans la cantonner à un isolement difficile à assumer tant pour elle que pour les professionnels) que pour ne pas indisposer les autres résidents. D’un côté, cette dame est invitée, par l’agent de service présent, à rester avec lui, et à l’accompagner dans une tâche quotidienne telle que laver la vaisselle, alors que d’autres résidents sont occupés avec un aide-soignant autour d’une activité collective. D’un autre côté, l’arrangement consiste à rythmer la journée de façon singulière et décalée et à laisser cette résidente marcher dans l’établissement si elle le souhaite lorsque les autres résidents se reposent et à l’inviter à se reposer lorsque les autres résidents investissent les espaces collectifs. Directeurs comme professionnels de première ligne soulignent l’importance d’utiliser ces marges de manoeuvre, forts d’une sensibilisation des acteurs en présence et d’une réflexivité permanente afin qu’elles ne soient pas réifiantes.

Pour conclure

Cette contribution éclaire la manière dont, dans le quotidien des EHPAD, les professionnels se « débrouillent » pour accompagner les personnes atteintes de troubles cognitifs — situées, au coeur de l’action publique, comme un groupe spécifique — dans un contexte en réalité fait d’une grande hétérogénéité des situations qu’ils rencontrent. Il ressort de l’expérience des professionnels et des pratiques institutionnelles qu’au-delà de l’alternative entre une spécialisation (spatiale mais aussi professionnelle) de l’accueil et son contraire qui, « du dehors des établissements », se présente comme binaire, c’est une complexe dialectique qui se fait jour, où lieux et liens opèrent de manière indissociable. Les équipes sont amenées à une invention continue de formes hybrides, véritable « pensée du commun en actes », afin notamment de faire « tenir ensemble » les différentes composantes de la microsociété que représentent les résidents des établissements d’hébergement. Plus que renforcer ou supprimer à tout prix les limites et les frontières érigées entre des lieux ou des individus, les équipes rencontrées tentent plutôt de les « réinventer » (Mongin, 2005) afin de leur donner du sens. Ce faisant, et sans pour autant nier les particularités liées à la maladie d’Alzheimer, ces professionnels cherchent, d’une part, à s’émanciper d’une logique ségrégative fondée sur une vision biomédicale et normée de population cible, au profit d’une approche que l’on pourrait nommer, en référence à Tom Kitwood (1997), « centrée sur la personne ». Ils cherchent, d’autre part, à construire un dispositif gérontologique cohérent en diversifiant et ajustant les modalités d’accompagnement aux besoins, par définition évolutifs, de l’ensemble des résidents, atteints ou non de troubles cognitifs. Ces dernières années, les politiques publiques tendent vers une déspécialisation de la politique Alzheimer et plus largement de la politique vieillesse, ce, rappelons-le, dans un contexte de restriction budgétaire forte. Retenons ici deux signes de cette réorientation récente. Le premier : l’installation, en 2014, du Plan Maladies neurodégénératives 2014-2019 qui conjoint la maladie d’Alzheimer à d’autres pathologies (maladie de Parkinson et maladies apparentées, sclérose en plaques, sclérose latérale amyotrophique et maladie d’Huntington) marquant ainsi une inflexion vers la fin du « tout Alzheimer » et de la logique de population cible définie sur la base de la pathologie et des symptômes qui lui sont rattachés. Le second : la loi Adaptation de la société au vieillissement promulguée en décembre 2015 qui défend une politique de l’âge transversale à tous les secteurs d’action publique et qui entérine l’élargissement de certains dispositifs, initialement conçus pour Alzheimer, à l’ensemble des personnes âgées dites en situation de perte d’autonomie. Ces évolutions accompagnent-elles le pragmatisme inventif dont font preuve les professionnels pour incarner une approche nuancée et transversale du vieillissement et des syndromes qui peuvent lui être attachés, ou rejoueront-elles autrement segmentations et prescriptions ?