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L’action publique est au croisement de deux logiques : l’une — territoriale et horizontale — est l’émanation des acteurs en place se mobilisant autour d’objectifs qui leur sont propres, et l’autre — sectorielle et verticale — correspond à l’emprise sur les territoires de politiques publiques définies par une autorité centrale, qu’il s’agisse de l’État ou des collectivités territoriales. En France, les territoires de proximité ont surtout été analysés selon une logique verticale compte tenu de la nature centralisée du système politico-administratif. Certes, les politiques publiques gérontologiques sont historiquement nées à partir d’initiatives disséminées localement et portées par des acteurs de proximité telles les associations et les municipalités. Mais au fil des décennies, l’État a joué un rôle central d’impulsion, en lien avec la Sécurité sociale, et il est parvenu à modeler les normes et comportements des acteurs locaux (Guillemard, 1980, 1986).

Pourtant, quelque chose est en train d’évoluer. Les multiples publications et colloques professionnels ou scientifiques organisés ces dernières années autour de la thématique « territoires et vieillissement » constituent un indicateur du développement d’une approche plus territorialisée des politiques et des pratiques liées à l’avancée en âge (Dumont, 2006; Territoires, 2009; Imbert, 2010; Borgetto, 2011). Alors que les sociétés modernes sont de plus en plus sectorielles, le territoire local semble aujourd’hui bénéficier d’un regain de faveur au nom d’une plus grande efficacité de l’action publique. Dans ce contexte, il est intéressant d’analyser en quoi le territoire local parvient à s’autonomiser — tout au moins partiellement — des logiques sectorielles. En sens inverse, existe-t-il toujours une politique de la vieillesse nationale relativement homogène que les territoires locaux pourraient décliner, tout en tenant compte de leurs spécificités ?

Dans cette contribution, nous souhaiterions revenir sur plusieurs décennies de rapports complexes entre territoires et vieillissement et qui a abouti récemment en France à l’adoption d’une loi relative à l’adaptation de la société au vieillissement (loi du 28 décembre 2015). Dans notre perspective, le territoire doit être entendu tant comme un espace politique d’élaboration et/ou de mise en oeuvre des politiques de la vieillesse que comme un espace définitionnel de la vieillesse. En effet, les territoires locaux, quel que soit leur périmètre, ne sont pas neutres quant à la construction sociale de la vieillesse et aux orientations prises in fine par les politiques gérontologiques.

Pour ce faire, nous prendrons notamment appui sur nos propres travaux afin de mettre en évidence les évolutions qui ont affecté la dynamique de la politique vieillesse en France. Ces travaux portent tant sur l’analyse de la politique nationale de la vieillesse en France (Argoud, 1998, 2008, 2016) que sur des monographies de l’action gérontologique réalisées au niveau local (Argoud, Chazelle, 2011). Notre ambition est de mettre en perspective ces deux niveaux d’analyse afin d’en comprendre les interactions et les évolutions. Nous compléterons cette vision transversale du processus de construction sociale de la politique vieillesse en l’illustrant par les nouvelles formes d’habitat qui sont en train d’émerger spécifiquement pour les aînés (Argoud, 2011). Il s’agit en effet d’un secteur qui a constitué un des fils conducteurs de nos travaux de recherche et qui s’avère éclairant sur la façon dont s’ouvrent progressivement de nouveaux espaces propices aux initiatives locales.

Dans cet article, nous adopterons une perspective sociohistorique afin d’appréhender la reconfiguration des rapports entre l’État et les acteurs locaux, qu’il s’agisse des autorités décentralisées ou des opérateurs locaux. Notre hypothèse centrale est que, malgré la prégnance de logiques sectorielles et verticales, voire leur renforcement depuis les années 2000, l’incapacité de l’État à promouvoir une action intersectorielle a favorisé l’émergence de nouveaux acteurs et de nouvelles initiatives susceptibles de faire évoluer le cadre cognitif d’élaboration des réponses aux besoins des personnes âgées.

Dans un premier temps, nous montrerons que « le retour au local » constitue une réalité moins évidente qu’il n’y paraît au premier abord. Si l’État s’est longtemps contenté d’accompagner et de coordonner les actions gérontologiques locales, la raréfaction des ressources publiques a plutôt tendance, au contraire, à diminuer les marges de manoeuvre des acteurs locaux qui sont de plus en plus enserrées dans des logiques d’action verticale. Mais dans un second temps, nous verrons que le rétrécissement de la politique vieillesse autour des enjeux liés à la dépendance des personnes âgées a paradoxalement ouvert sur un espace vacant, dont se sont emparés de nombreux acteurs. Enfin, nous nous interrogerons sur les dynamiques actuelles où coexistent un État souhaitant de nouveau promouvoir une approche globale du vieillissement, mais sans en posséder les moyens budgétaires et humains, et des acteurs locaux animés par des logiques d’action diverses, mais désireux de « déspécialiser » la vieillesse.

1. Les ambiguïtés du retour au local

Historiquement, la France est l’archétype d’un État centralisé disposant d’un pouvoir central relativement autonome dans l’élaboration de politiques publiques. La décentralisation des années 80 a toutefois changé la donne dans la mesure où les politiques sociales pouvaient être désormais le résultat d’un processus de production autonome de la part des collectivités territoriales (Mabileau, 1994). Pourtant, il serait erroné d’interpréter le succès actuel de la thématique « territoires et vieillissement » comme l’aboutissement d’une évolution linéaire traduisant une marge de manoeuvre croissante des territoires locaux dans l’élaboration et la mise en oeuvre d’initiatives gérontologiques. Une relecture critique de l’histoire de la politique vieillesse en France témoigne d’une évolution beaucoup plus relative. En l’occurrence, les initiatives locales ont toujours constitué le fondement sur lequel s’est appuyée la politique vieillesse pour apporter des réponses aux « problèmes des personnes âgées »[1]. Mais paradoxalement, ces dernières années témoignent plutôt d’une recentralisation d’une partie de la politique vieillesse au niveau de l’État et de ses services déconcentrés.

1.1 Une régulation a posteriori d’initiatives locales

Les premières initiatives gérontologiques sont nées au niveau local. Elles ont contribué à définir des territoires, autant que ceux-ci les ont définies. C’est en effet en fonction des zones d’implantation ou d’influence des premiers acteurs s’étant intéressés aux aînés que se sont construits les premiers territoires de l’action gérontologique. Ainsi, les congrégations, les associations, les bureaux d’aide sociale, les caisses de retraite ont modelé l’action gérontologique là où ils étaient implantés. Il en a résulté des territoires pionniers comme Grenoble ou le 13e arrondissement de Paris, et une multitude d’autres endroits plus ou moins visibles qui ont pu imprimer leur marque sur les politiques locales (Gucher, 1998). Même si des relais nationaux ont pu faciliter l’émergence ou la consolidation de ces initiatives, ces dernières restent marquées par une logique territoriale. Ce qui n’est guère étonnant dans la mesure où, pendant longtemps, la vieillesse n’a pas fait l’objet d’une véritable politique publique.

Un tel constat est valable pour l’ensemble du secteur social et médico-social : c’est l’absence d’une politique publique en ce domaine qui a amené divers acteurs locaux à prendre des initiatives et à mettre en place des équipements et services visant à apporter des réponses à des besoins jusqu’ici mal couverts. La définition progressive d’une politique nationale de la vieillesse suite au rapport Laroque (1962) n’a pas engendré de disparition de ces initiatives ou leur substitution. Bien au contraire, la politique centrée sur le mode de vie des retraités et personnes âgées (ou du « troisième âge ») a largement été alimentée par les acteurs locaux, qui l’ont autant inspirée qu’ils en ont assuré le développement ultérieur (Guillemard, op. cit.).

De fait, il a résulté de ce processus d’importantes disparités territoriales dans l’implantation des équipements et services pour personnes âgées. Les taux d’équipement entre départements se sont avérés très variables, tout comme l’accessibilité à l’offre existante (Ramos-Gorand, 2013). Ces indicateurs signifient non seulement que les espaces locaux ont une capacité structurante dans la mise en place et l’organisation des services sociaux et médico-sociaux, mais aussi que le rôle croissant de l’État ne s’est pas traduit par une « normalisation » de ces initiatives. L’État s’est en réalité appuyé sur cet héritage local pour poursuivre son maillage du territoire (Guillemard, op. cit.). Les dynamiques locales ont ainsi pu perdurer, d’autant que l’État, malgré son volontarisme, a été confronté à des résistances politiques et sociales lorsqu’ont dû être envisagées un certain nombre de restructurations hospitalières (sanatoriums, hôpitaux locaux, etc.). Face aux enjeux économiques et sociaux locaux, il a souvent préféré transformer ces équipements en services gérontologiques, au détriment d’une meilleure répartition de l’offre sur le territoire national.

Une telle logique de développement — sans plan d’ensemble — a eu pour conséquence un empilement d’établissements et de services que l’État a cherché à mieux réguler a posteriori. Ainsi, dès les années 70, il institua des mécanismes de coordination locale autour de secteurs d’action gérontologique devant plus ou moins correspondre à des « bassins de vie ». Les espaces locaux sont ainsi considérés comme des territoires de proximité pouvant permettre d’assurer une forme de coordination et de régulation des actions menées en direction des aînés. Ils constituent un support pour remettre de l’ordre et de la cohérence dans toute la palette de services gérontologiques qu’a engendré le processus d’« inflation sociale » identifié par Bruno Jobert (Jobert, 1981). Cette orientation s’est poursuivie au fil des décennies avec, tout d’abord, la mise en place des Centres locaux d’information et de coordination (CLIC), puis plus récemment avec les dispositifs intitulés « Méthodes d’action pour l’intégration des services d’aide et de soin dans le champ de l’autonomie » (MAIA) et « Personnes âgées en risque de perte d’autonomie » (PAERPA).

1.2 Une recentralisation implicite des mécanismes décisionnels

Le rôle important du « local » dans l’organisation des équipements et des services ne doit pas mener à conclure trop hâtivement à la territorialisation de la politique gérontologique. Nous assistons au contraire ces dernières années à un phénomène exactement inverse. En premier lieu, alors qu’il était a priori attendu des lois de décentralisation un éclatement de la politique vieillesse, ce phénomène ne s’est pas produit. Les départements, soucieux de démontrer leurs qualités de gestionnaires de fonds publics, ont plutôt contribué, d’une part, à « recentraliser » leur propre politique vieillesse à l’échelle départementale et, d’autre part, à faire évoluer leur taux d’équipement pour se rapprocher de la moyenne nationale ou régionale (Argoud, 1998). D’une manière générale, les départements ont été animés par une volonté de rationaliser leur politique vieillesse dans un contexte de croissance des dépenses sociales (Sanchez, 2015). L’impact d’une telle orientation politique est visible dans les différents indicateurs statistiques. En particulier, au lieu de creuser les inégalités territoriales, la décentralisation a entraîné un mouvement de rattrapage dans les départements ayant les taux d’équipement en établissements pour personnes âgées les plus bas. Il est de même dans ceux dont le niveau de dépenses d’aide sociale était le plus faible. Et en sens inverse, ces indicateurs ont diminué dans les départements où ils étaient les plus élevés (Mesrine, 2003 ; Mauguin, 2007 ; Argoud, 2007).

À cette réalité, s’ajoute le fait que la décentralisation au niveau départemental est contrariée par la mise en place progressive de nouveaux modes de pilotage à distance de l’action publique qui, sans remettre en cause le cadre décentralisé, n’en constituent pas moins un puissant vecteur de recentralisation. Là aussi, la volonté de l’État de contenir l’augmentation des dépenses publiques a conduit ce dernier à repenser les mécanismes de régulation du secteur sanitaire et social. La première étape de ce processus a été la création d’une agence — la Caisse Nationale de Solidarité pour l’Autonomie (CNSA) — instituée par la loi du 30 juin 2004 relative à la solidarité pour l’autonomie des personnes âgées et des personnes handicapées. Cet établissement public à caractère administratif s’est vu reconnaître par le législateur une part très importante de la fonction d’élaboration et de mise en oeuvre des politiques de la vieillesse et du handicap (Argoud, 2008). En l’occurrence, le législateur a fixé pour mission à cette caisse, entre autres, d’assurer une répartition équitable sur le territoire national des dépenses d’assurance-maladie pour les établissements et services pour personnes âgées et handicapées. La seconde étape s’est concrétisée lors du vote de la loi du 21 juillet 2009 portant réforme de l’hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires. Cette dernière a notamment créé les Agences régionales de santé (ARS) à l’intersection du sanitaire et du médico-social, faisant de l’État un acteur incontournable de la politique locale de la dépendance.

Ce nouveau cadre institutionnel a été doté de nouveaux outils de programmation et d’allocation de ressources. Ces outils se veulent l’incarnation des besoins tels qu’ils sont recensés dans les territoires dits de santé. Mais en réalité, il s’agit surtout de rationaliser l’action sanitaire et sociale au moyen d’une recentralisation des processus décisionnels, les espaces locaux n’étant que des niveaux de mise en cohérence intermédiaire en fonction de stratégies définies nationalement et régionalement. Il est paradoxal de constater que ce nouvel édifice de planification à l’échelle régionale — avec un pilotage national — s’institue au moment de la seconde vague de décentralisation[2]. Cela confirme le fait que le département — bien que qualifié par le législateur de « chef de file de l’action sociale et médico-sociale » — est en réalité un « géant aux pieds d’argile » (Lafore, 2004).

2. L’« éclatement » de la politique vieillesse

L’ambition de la politique vieillesse telle qu’elle a été formulée dans le cadre du rapport Laroque (1962) était de jeter les bases d’une politique capable d’englober tous les aspects de la vie des personnes âgées afin de mieux les intégrer à la société. Or, malgré des intentions souvent plus ambitieuses, la politique de la vieillesse menée en France s’est progressivement recentrée sur une cible jugée prioritaire : les personnes âgées dépendantes. Compte tenu du caractère très « normé » de l’action publique relevant du secteur médico-social, c’est donc à l’extérieur de ce champ que se développent des initiatives promouvant une action plus globale en direction des personnes vieillissantes. Dans ce cadre, les territoires locaux retrouvent toute leur place pour proposer une réflexion et des actions gérontologiques alternatives. L’État n’est certes pas absent de ce mouvement, comme en témoigne la loi du 28 décembre 2015 dite d’« adaptation de la société au vieillissement », mais il n’a plus la capacité financière de produire un référentiel suffisamment cohérent pour ce faire. Il en résulte une relative illisibilité de la politique vieillesse qui, hormis ce qui concerne le secteur médico-social, semble renvoyée sur des acteurs locaux aux logiques d’action très diverses.

2.1 Un rétrécissement de l’action publique autour de la dépendance

À partir de la fin des années 80, les orientations de la politique vieillesse se déplacent du public du « troisième âge » vers celui des « personnes âgées dépendantes ». Sans revenir sur les lois et les dispositifs qui se sont succédé pour apporter une réponse à ce nouvel enjeu d’action publique, on peut noter que la dépendance constitue le nouveau centre de gravité de la politique vieillesse, contribuant à rendre plus périphérique l’action sociale vieillesse. En effet, avec la dépendance, émergent d’autres acteurs relevant du secteur sanitaire, en particulier les gériatres. Il en résulte une politique plus axée autour de la médicalisation de la vieillesse, soit une orientation située aux antipodes de l’action sociale. La politique de la vieillesse se recentre alors sur un public plus ciblé — les personnes âgées dépendantes — et sur une approche privilégiant un savoir-faire spécifique et médical dont les gériatres se veulent les dépositaires (Frinault, 2009).

Le référentiel guidant la politique vieillesse a alors pris le contrepied des trente années d’action sociale vieillesse et d’une conception très pluridisciplinaire et intersectorielle de la gérontologie. En premier lieu, l’approche biomédicale de la vieillesse s’est accompagnée du développement d’outils de mesure — dont la grille AGGIR — et de pratiques — les équipes médico-sociales départementales — contribuant ainsi à privilégier une gestion individualisée et standardisée des besoins et, par conséquent, à « substantialiser » la dépendance à travers une approche fonctionnelle (Ennuyer, 2002). Ces outils de mesure constituent autant de filtres permettant désormais d’appréhender les besoins des personnes âgées. En second lieu, l’approche biomédicale de la vieillesse induit une vision incapacitante allant à l’encontre de la volonté de promouvoir les ressources de la population vieillissante et à penser sa place et son rôle dans la société.

La création de la CNSA puis des ARS n’ont pas changé la donne, malgré la volonté du législateur de promouvoir une approche moins segmentée et plus transversale de la vieillesse et du handicap. La reconfiguration du paysage institutionnel dans le champ médico-social a surtout renforcé les mécanismes de gestion bureaucratiques et verticaux des enjeux liés au vieillissement de la population, réduisant d’autant la capacité des acteurs du champ social à jouer un rôle d’« innovateurs périphériques »[3], surtout dans un contexte où les marges financières sont limitées. Ce n’est donc pas un hasard si beaucoup d’acteurs et d’initiatives locales s’intéressant à la question du vieillissement se positionnent délibérément hors du champ social et médico-social. Il s’agit pour eux de retrouver des marges de manoeuvre pour modifier le cadre cognitif de la réponse aux besoins gérontologiques dans un contexte où la politique de la dépendance dévoile ses limites. En effet, ses conséquences stigmatisantes pour les populations visées, tout comme son incapacité à apporter des réponses jugées satisfaisantes, conduisent les acteurs à « inventer » de nouvelles modalités de réponse. Le domaine des « nouvelles formes d’habitat » constitue à cet égard un bon terrain d’observation.

2.2 L’exemple des nouvelles formes d’habitat pour personnes âgées

La focalisation croissante de la politique vieillesse sur la dépendance au sein d’un secteur médico-social de plus en plus centralisé et normé a généré en retour des initiatives locales ayant une visée plus large. C’est ce qu’ont démontré nos enquêtes menées sur les nouvelles formes d’habitat pour personnes âgées (Argoud, 2011, 2013). Parallèlement à une volonté des pouvoirs publics d’améliorer l’offre existante et la qualité de prise en charge des établissements gérontologiques accueillant des personnes âgées dépendantes émergent de nombreuses initiatives disséminées sur tout le territoire cherchant à inventer de nouveaux modèles d’habitat pour personnes âgées, plus proches du logement ordinaire. Autrement dit, le rétrécissement de la politique vieillesse et sa normalisation autour des enjeux liés à la dépendance ont créé un appel d’air dans lequel se sont engouffrés les acteurs locaux pour promouvoir des habitats intermédiaires qui ne relèvent, pour une grande part, ni du secteur médico-social, ni de la politique vieillesse à proprement parler.

En effet, ce sont les lois et les réformes adoptées à partir de la fin des années 90 dans le champ de la dépendance qui ont contribué à remodeler le jeu des acteurs. Le phénomène le plus structurant de cette période réside dans la normalisation des établissements d’hébergement en une catégorie administrative unique et nouvelle : l’E.H.P.A.D. (Établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes). Cette structure se caractérise par un type de tarification lié au niveau de dépendance des personnes âgées accueillies. Or un tel mode de tarification, qui ouvre droit à des crédits d’assurance-maladie, contribue à médicaliser le mode de fonctionnement de tels établissements. Désormais, ces derniers sont tenus de respecter l’ensemble des prescriptions du cahier des charges des EHPAD (arrêté du 26 avril 1999). En revanche, si la population âgée accueillie est faiblement dépendante, les établissements n’ont pas besoin de passer convention avec le conseil départemental et l’État. Ainsi, la plupart d’entre eux ont choisi la voie de l’EHPAD afin d’avoir les moyens d’accueillir une population de plus en plus dépendante. Mais tout semble se passer comme si les nouvelles règles du jeu voulues par les pouvoirs publics avaient généré une génération « spontanée » d’initiatives se situant moins à l’intersection des politiques sectorielles qu’en dehors d’elles.

À travers ces nouvelles formes d’habitat, il apparaît clairement que certains acteurs locaux — notamment des bailleurs sociaux et des sociétés commerciales — privilégient des réponses beaucoup plus proches du secteur de l’habitat que de celui de la gérontologie. À ces acteurs jouant un rôle d’opérateur, il conviendrait d’en ajouter un autre, mais qui n’a pas le même statut. Il s’agit des collectivités locales. En effet, les communes, même de petite taille, sont des acteurs nouvellement ouverts à l’idée d’élaborer de nouvelles formes d’habitat pour personnes âgées (Nowik et Thalineau, 2012). Malgré leur diversité, ces initiatives locales se caractérisent, dans leur grande majorité, par leur appartenance au champ du logement et de l’habitat, échappant ainsi aux procédures administratives du secteur social et médico-social. Elles se situent délibérément dans un « ailleurs », en vue de se démarquer le plus possible des représentations et des contraintes associées à « la politique de la dépendance ». Ce n’est donc pas un hasard si la plupart des nouvelles formes d’habitat ne sont juridiquement pas des établissements sociaux et médico-sociaux : elles sont délibérément inscrites par leurs promoteurs dans le champ de l’habitat ordinaire; la préservation de l’autonomie individuelle y est valorisée et les services d’aide interviennent souvent à la carte. Par ailleurs, ce sont des initiatives qui ont en commun de valoriser l’intégration sociale de la population âgée à la vie de la cité, en favorisant des formes architecturales bien insérées dans l’environnement, une proximité des centres-bourgs, la recherche d’une mixité des âges, le recours à des intervenants à domicile... Elles jouent sur une vision dichotomique opposant l’hébergement, comme lieu d’enfermement spécialisé et ségrégatif, à l’habitat, entendu comme lieu ouvert et intégré à la vie sociale ordinaire.

3. Le retour du local : fin ou renouveau de la politique vieillesse ?

Malgré une politique orientée depuis plus de vingt ans sur la dépendance des personnes âgées, l’État a conscience de la nécessité de promouvoir une politique plus large capable de répondre aux besoins d’une population âgée plus nombreuse et plus diverse qu’auparavant. L’État n’a jamais complètement abandonné l’ambition d’impulser une politique gérontologique globale qui ne se limiterait pas aux seules personnes très âgées ayant besoin de soins. Mais les relations entre le centre et la périphérie ont évolué ces dernières années. Si l’État cherche lui-même à promouvoir une politique du vieillissement plus transversale que ne l’est la politique de la dépendance, les acteurs locaux ont tendance à s’autonomiser vis-à-vis de l’État. Bien que les contours de la politique vieillesse soient aujourd’hui difficiles à cerner, la multiplication des initiatives locales semble dessiner un cadre d’action renouvelé pour les enjeux du vieillissement.

3.1 Un brouillage croissant des objectifs de la politique vieillesse

Dès les années 90, l’État a annoncé son intention de revenir à une approche globale et pluridisciplinaire du vieillissement[4]. Plus récemment, le rapport de la mission interministérielle pilotée par Luc Broussy intitulé « L’adaptation de la société au vieillissement de sa population : année zéro ! » (2013) est à l’origine de la loi du 28 décembre 2015 relative à l’adaptation de la société au vieillissement. Cette dernière traduit la volonté du législateur d’élargir le périmètre de la politique gérontologique. Mais elle en porte les limites : alors que son ambition est énorme (l’adaptation de la société au vieillissement), elle n’est en mesure d’y consacrer que les ressources de la contribution additionnelle de solidarité pour l’autonomie, soit environ 700 millions d’euros par an, autant dire une goutte d’eau. Malgré ses intentions, l’État donne l’impression de renvoyer sur d’autres acteurs — au premier rang desquels les collectivités territoriales — la responsabilité de mettre en oeuvre les orientations qu’il a lui-même définies. Il ne semble plus en mesure d’avoir une réelle emprise sur la mise en place opérationnelle du nouveau référentiel qu’il a pourtant contribué à formaliser.

Cependant, la prise de conscience des limites d’une politique strictement biomédicale a ouvert la voie à une approche plus sociale et plus préventive du vieillissement. En particulier, la prise en compte de la période amont de la dépendance a conduit de nombreux acteurs à s’intéresser à la « fragilité » des personnes âgées (par opposition à la dépendance) et au « bien vieillir », qui sont autant de thèmes pouvant potentiellement relever d’une politique vieillesse renouvelée. Dans le droit fil des travaux sociologiques qui mettent en avant les dynamiques plurielles d’avancée en âge (Hummel, Mallon et Caradec, 2014), le glissement sémantique de « vieillesse » à « vieillissement » est de plus en plus réapproprié par les acteurs publics et privés pour désigner et agir sur une réalité considérée comme moins statique et moins linéaire qu’auparavant (Guillemard, Viriot-Durandal, 2015).

Mais les services déconcentrés de l’État étant focalisés sur la prise en charge de la dépendance, c’est indépendamment de ce dernier que des initiatives émergent au gré de l’implication des uns et des autres, sans forcément s’inscrire dans un cadre global et cohérent. Ainsi, parallèlement à la logique médico-sociale, d’autres logiques d’action émergent dans une perspective parfois très différente (Gucher, 2015; Argoud, 2016). En premier lieu, en réaction à la vision incapacitante du grand âge, de multiples initiatives ont été prises au niveau local pour favoriser le « bien vieillir ». Ces dernières ont tendance à se centrer sur la figure du sénior, du jeune vieux, et à valoriser les comportements prédictifs d’une « belle » vieillesse. Il s’agit d’une logique de « seniorisation » de la politique vieillesse, plutôt centrée sur les 50-75 ans, contribuant ainsi à occulter le vieux dépendant (Billé et Martz, 2010). D’autres initiatives locales relèvent quant à elles plutôt d’une logique de marchandisation. En effet, aussi bien vis-à-vis des séniors que du grand âge, une « silver économie » se développe au nom de son potentiel de croissance économique. Il en résulte une tendance à la privatisation de l’action gérontologique déjà identifiable, aussi bien dans le champ de l’habitat et des nouvelles technologies, que dans celui des établissements et services plus traditionnels.

L’État n’ayant plus les moyens d’insuffler une politique globale du vieillissement, ces diverses logiques coexistent. Il est vrai qu’un nombre d’acteurs infiniment plus grand qu’au temps du rapport Laroque a acquis droit de cité dans le champ du vieillissement. Si une partie des acteurs sociaux historiques sont encore présents (comme les services municipaux du troisième âge), il en existe de nombreux autres : des sociétés commerciales, des bailleurs sociaux, des fondations d’entreprise, des centres sociaux, des structures intercommunales, etc. En l’absence de lieux fédératifs et d’espaces de coopération, chacun d’entre eux essaie de tirer son épingle du jeu et de profiter des opportunités pour faire valoir son originalité dans un contexte où le recours aux appels à projets a largement supplanté l’attribution de subventions.

3.2 Vers une déspécialisation de la vieillesse ?

L’éclatement de la politique vieillesse et le recentrage de l’État sur le secteur médico-social ont amené de nombreux acteurs à s’intéresser au vieillissement. Malgré des logiques d’action très diverses, nous faisons l’hypothèse que ces acteurs sont susceptibles de renouveler le cadre cognitif d’appréhension des besoins des personnes âgées. Les initiatives dont ils sont porteurs se situent en marge de la politique vieillesse dans la mesure où elles ne s’inscrivent pas dans une logique verticale de mise en oeuvre d’une politique nationale ou départementale. Elles sont le résultat d’une prise de conscience de la nécessité de penser autrement les enjeux du vieillissement. C’est pourquoi beaucoup d’initiatives ne correspondent pas à l’un des trois principaux niveaux décisionnels : l’État, le département, la commune. Certes, les départements sont désireux d’être plus en phase avec les besoins exprimés sur les territoires locaux, mais leur action est en grande partie focalisée sur la gestion de la dépendance. Quant aux communes, elles sont pour beaucoup d’entre elles engluées dans un héritage qui les amène à intervenir prioritairement — parfois à leur corps défendant — auprès de leur public habituel qu’est le troisième âge. Mais nous avons constaté lors de nos travaux monographiques que les territoires infradépartementaux, parfois infracommunaux, constituaient des lieux de prédilection pour ces initiatives. Plus précisément, les territoires intercommunaux s’avèrent particulièrement actifs dans cette réflexion dans la mesure où ils représentent des espaces encore relativement vierges par rapport aux divers dispositifs, équipements et acteurs professionnels engendrés par la politique gérontologique (Argoud, 2011).

Par ailleurs, l’autre élément novateur repose sur le fait que ces territoires à géométrie variable s’emparent de la problématique du vieillissement moins sous l’angle d’une réponse aux besoins d’une catégorie cible que sous celui d’une meilleure prise en compte des attentes des habitants vieillissants (Dodier, Rouyer et Séchet, 2007; Viriot-Durandal, Pihet et Chapon, 2012). Autrement dit, la cible de l’action n’est pas une catégorie d’âge abstraite, mais les personnes concrètes vivant sur le territoire en question. Ainsi, à la différence des mécanismes à l’oeuvre au sein des instances représentatives, les personnes vieillissantes impliquées constituent autant l’objet de l’action que le sujet. À travers cette parole « réflexive », les personnes impliquées sont amenées à mobiliser leur propre subjectivité et leur propre rapport au vieillissement. Mais par leur insertion dans un cadre collectif, leur parole s’inscrit dans une logique de désingularisation : elle contribue à faire bouger les représentations collectives liées au vieillissement en s’extrayant, en partie, des cadres normatifs dominants. Par conséquent, la force de ces initiatives locales repose moins sur leur capacité à structurer un groupe social identifiable dans l’espace public qu’à promouvoir une approche endogène du vieillissement dans laquelle une fraction de plus en plus large des habitants du territoire est susceptible de se reconnaître.

Une telle conception introduit la perspective d’une action publique alternative construite indépendamment des catégories d’âge. La « déspécialisation » des catégories cibles[5] a permis de « reterritorialiser » l’identité de l’individu vieillissant. Cette prise en compte de l’environnement contribue à renouveler les fondements de la politique gérontologique. Ainsi, cette approche, que l’on trouve par exemple dans la démarche « Villes amies des aînés », permet de sortir du champ de l’action sociale pour englober d’autres problématiques moins visibles comme les questions liées à l’isolement, à la mobilité ou à l’accès aux services (Garon, Moulaert, 2016). Le désenclavement de l’action gérontologique a engendré en retour un appel d’air dans lequel se sont immiscés de nouveaux acteurs institutionnels et professionnels qui ont pu s’estimer légitimes pour s’emparer à leur tour des enjeux du vieillissement (les centres sociaux et socioculturels, les agences d’urbanisme, les fondations, etc.). L’engouement de nouveaux acteurs pour le vieillissement provient du fait que cette « déspécialisation » a ouvert une perspective plus large, en l’occurrence celle du lien social et du vivre ensemble. Il en résulte des actions territoriales plus préventives et intergénérationnelles, visant à ne plus penser les personnes âgées en tant que telles, mais en lien avec les autres habitants du territoire.

Une telle approche du vieillissement autorise une implication d’acteurs très divers dans ce qui est moins une politique gérontologique qu’une politique de développement territorial. Ce n’est donc pas un hasard si ces initiatives se développent plus facilement sur les territoires intercommunaux en milieu rural ou semi-rural. N’ayant pas de prérogatives médico-sociales ou gérontologiques, ils constituent des espaces vierges où les enjeux institutionnels sont beaucoup moins marqués qu’en milieu urbain. En effet, quand ils restent confinés dans le champ social et médico-social, les espaces d’expression de la population âgée sont formatés par la relation d’aide et donc canalisés par les professionnels eux-mêmes. Il en résulte un rapport de pouvoir inégal et une action centrée sur la satisfaction des besoins « gérontologiques » et sur la défense des droits des personnes âgées.

Conclusion

Les relations entre l’État et les territoires locaux ont toujours été ambivalentes. En effet, malgré le caractère centralisé de l’État français, les acteurs locaux ont disposé de marges de manoeuvre plus ou moins grandes dans l’élaboration de nouvelles réponses aux besoins des personnes âgées, et dans la mise en oeuvre des politiques publiques de la vieillesse. Mais depuis quelques années, le phénomène le plus marquant est une recentralisation des circuits décisionnels au niveau des instances déconcentrées de l’État, essentiellement au niveau régional. Même si l’État continue de s’appuyer sur des territoires locaux, il s’agit de « territoires de pouvoir » (Imbert, 2010), c’est-à-dire d’espaces locaux sur lesquels il tente d’instituer un ordre local par le biais de dispositifs de coordination. En réalité, ce sont ces dispositifs qui lui permettent de maintenir son emprise sur l’action locale, mais dont la conduite lui échappe partiellement.

Cette recentralisation s’opère essentiellement dans le champ médico-social, laissant vacants d’autres domaines pour lesquels l’État n’a pas les moyens d’intervenir. C’est le cas par exemple dans le domaine de l’habitat pour personnes âgées où de nouvelles formes émergent hors du champ des établissements gérontologiques. De fait, la politique médico-sociale centrée sur la dépendance est de plus en plus contestée au profit d’un nouveau référentiel qui se veut plus positif en privilégiant ce qui est appelé le « bien vieillir ». En particulier, les municipalités se sont fortement mobilisées sur ce registre et le succès rencontré par le mouvement des Villes amies des aînés (VADA) témoigne d’une volonté de penser autrement les territoires du vieillissement. Mais ceci ne doit pas occulter d’autres initiatives, notamment en milieu rural, qui visent, là aussi, à proposer une autre manière d’appréhender les questions liées au vieillissement. Ces initiatives se situent de plus en plus à l’échelle d’un « nouveau » territoire, à savoir l’échelon intercommunal. Désormais, il devient de plus en plus évident qu’une politique centrée sur un groupe cible, par son caractère « aterritorial », n’est pas adaptée pour répondre aux besoins très différenciés de la population âgée. Même à l’échelle d’un territoire local, plusieurs modes de vieillissement coexistent en fonction de la composition sociologique de la population âgée et des configurations territoriales et d’habitat.

L’avenir de la politique vieillesse n’est toutefois pas écrit. En particulier, deux dangers guettent cette hypothétique refondation de l’action gérontologique. D’une part, si le territoire semble aujourd’hui bénéficier d’un regain de faveur au nom d’une plus grande efficacité de l’action, il n’est pas certain qu’il parvienne à s’abstraire des puissantes logiques sectorielles qui contribuent à l’éclatement des circuits administratifs et des lignes budgétaires. Le réel foisonnement d’initiatives municipales ne suffit pas à masquer les problèmes de coordination globale entre les différents acteurs et les différents niveaux territoriaux (Rochman, Tremblay, 2010). L’enjeu sera alors de savoir si « les territoires vécus » — par opposition aux « territoires de pouvoir » — parviendront à structurer l’action publique dans l’avenir (Bresson, Colomb et Gaspar, 2015). D’autre part, à rebours des objectifs d’une politique transversale du vieillissement, il se peut que le développement d’initiatives locales entraîne une partition du champ de la vieillesse. En effet, la fonction repoussoir exercée par le secteur médico-social sur un certain nombre d’acteurs locaux peut conduire à dissocier deux publics : les « jeunes vieux », d’un côté, qui seraient destinataires des politiques du bien vieillir, et les « vieux vieux », de l’autre, qui dépendraient des dispositifs de prise en charge médico-sociale. C’est ce qui se produit dans le domaine de l’habitat où prédomine une représentation binaire opposant les nouvelles formes d’habitat aux EHPAD. Une telle représentation binaire, qui occulte le processus complexe et non linéaire du vieillissement, reviendrait alors à diffuser une vision manichéenne de la vieillesse et des lieux de vie correspondants.