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Introduction

Les patrouilleurs consacrent une part significative de leur temps à des activités de sécurité routière (SR) (p. ex. : appliquer les règlements de la route, faire la circulation et intervenir sur les scènes d’accident) (Bayley, 1996 ; Carnis, 2011a, 2011b). Les programmes policiers tels que les barrages routiers contre l’alcool au volant et les programmes d’application sélective de la loi pour renforcer le port de la ceinture de sécurité et assurer le respect des limites de vitesse permettent généralement de prévenir les accidents routiers (Blais et Dupont, 2004, 2005).

Bien que les interventions policières permettent de prévenir les infractions associées aux accidents avec blessures, peu d’études visent à comprendre le processus décisionnel amenant le policier à intercepter et à punir les automobilistes fautifs. D’ailleurs, les policiers décident souvent de ne pas intervenir lorsqu’ils détectent une infraction (Pérez-Diaz, 1994 ; Schafer et Mastrofski, 2005). Ce processus décisionnel renvoie inévitablement au pouvoir discrétionnaire. Or, les études sur le sujet s’intéressent au résultat (interception ou non) plutôt qu’aux raisons sous-jacentes aux décisions policières.

Le présent article vise à comprendre le processus décisionnel des patrouilleurs dans le cadre de leurs activités de SR. Pour y arriver, la présente contribution s’inspire du concept de l’autonomie perçue au travail (perceived job autonomy) élaboré par Nickels (2007). En adoptant une approche perceptuelle du pouvoir discrétionnaire, le présent article permet de : 1) cerner les facteurs associés à l’organisation des activités de sécurité routière et leur donner un sens ; et 2) comprendre le rôle de ces facteurs dans les décisions d’intercepter et de sanctionner les automobilistes en infraction.

Utilisation du pouvoir discrétionnaire lors de l’application des règlements routiers

Le pouvoir discrétionnaire est au coeur des pratiques policières et il est central à une administration saine du système de justice. Dans le domaine de la SR, les études visent essentiellement à prédire le risque d’interception ou d’émission de constat d’infraction. Bien qu’elles n’y fassent pas directement référence, ces études sont fortement imprégnées des travaux de Black (1976) sur le comportement en regard de la loi. Ce dernier explique les variations spatiotemporelles dans la fréquence d’application de la loi et son style (p. ex. : accusatoire ou thérapeutique/médiation) à partir de différents éléments de la vie sociale. Appliquée aux infractions routières, cette théorie soutient que la gravité de l’infraction (distance par rapport à la norme), la distance sociale entre le policier et le conducteur fautif (p. ex. : groupe ethnique) et les règles organisationnelles (p. ex. : priorités organisationnelles ou politique de quotas) expliqueraient la probabilité d’être intercepté ainsi que le type de sanction choisi. Les individus se retrouvent donc dans des contextes aux configurations variables qui déterminent la prise de décision.

Les études repérées tentent ainsi de prédire le risque d’être intercepté ou de recevoir un constat d’infraction à l’aide de trois grandes catégories de facteurs qui sont associées : 1) au policier ; 2) au conducteur et à l’infraction ; et 3) à l’organisation.

Études sur les facteurs liés au policier

Certaines études expliquent le risque d’interception ou d’émission de constat à l’aide des caractéristiques propres au policier. Peu d’études rapportent une réelle influence de ces caractéristiques sur la probabilité d’être intercepté. L’ethnicité et l’âge (Novak, 2004 ; Novak, Brown et Frank, 2005 ; Schellenberg, 2000 ; Smith et Petrocelli, 2001) du policier n’affecteraient pas leurs actions. Finalement, leur disposition à appliquer les règlements de la route et leur humeur expliqueraient le laxisme des policiers à l’endroit des automobilistes qui enfreignent les règlements de la route (Schafer et Mastrofski, 2005).

Facteurs liés au conducteur et à l’infraction

Plusieurs études montrent que la gravité de l’infraction augmente le risque d’interception et de sanction pour le conducteur (Novak et al., 2005 ; Schafer et Mastrofski, 2005). D’autres études se sont concentrées sur les caractéristiques de la personne interceptée telles que l’ethnicité, le sexe et l’âge. La question du profilage a d’ailleurs fait l’objet de plusieurs études, notamment aux États-Unis. Employant les données d’un sondage national mené aux États-Unis, Lundman et Kaufman (2003) établissement que les Noirs et les hommes sont plus susceptibles d’être interceptés par les policiers. Le risque d’interception et de sanction pour ce groupe est encore plus marqué dans les quartiers favorisés (majoritairement blancs) affichant un faible taux de criminalité (Greenleaf, Skogan et Lurigio, 2008).

Les études qui ont estimé l’effet du sexe du conducteur sur le risque d’être sanctionné arrivent à des résultats mitigés. Sykes, Fox et Clark (1976) rapportent que les policiers de sexe masculin font davantage preuve de tolérance à l’endroit des femmes, même lorsqu’elles sont grossières et sont verbalement agressives. Smith, Makarios et Alpert (2006) avancent que les policiers se montrent plus suspicieux à l’endroit des conducteurs masculins, ce qui expliquerait leur interception plus fréquente. À l’opposé, Koehler et Willis (1994) trouvent que les policières donnent proportionnellement plus de constats d’infraction aux femmes comparativement aux policiers. Outre le sexe des conducteurs, les jeunes sont davantage sanctionnés (Farrell, 2015 ; Novak et al., 2005). Les automobilistes irrespectueux, non coopératifs et avec des antécédents d’infraction sont plus susceptibles d’être sanctionnés une fois interceptés (Novak et al., 2005 ; Schafer et Mastrofski, 2005).

Études sur les facteurs organisationnels

Trois séries d’explications permettent d’apprécier l’influence de l’organisation policière sur les arrestations. Premièrement, la taille de l’organisation serait inversement liée au volume d’arrestations. Les patrouilleurs de grandes organisations sont sujets à un moins grand contrôle de la part des superviseurs et ressentent moins de pression de productivité (Mastrofski, Ritti et Hoffmaster, 1987).

Deuxièmement, les priorités organisationnelles peuvent influencer les pratiques policières (Liederbach et Travis, 2008 ; Wilson, 1978). Wilson (1978) a été l’un des premiers à proposer une typologie permettant de classifier les interactions entre les policiers et les citoyens en fonction de l’emploi des procédures formelles et de la fréquence de leurs interventions. Il repère notamment des organisations dites légalistes où les policiers interviennent fréquemment auprès des citoyens. Ils ont aussi tendance à donner plusieurs constats d’infraction et à recourir fréquemment à l’arrestation. D’autres travaux montrent d’ailleurs que les priorités organisationnelles prennent parfois la forme de pressions venant de la direction pour qu’un nombre minimal de constats d’infraction soit donné (Schafer et Mastrofski, 2005). Ces pratiques d’émission massive de constats sont décrites par certains auteurs comme une stratégie pour générer des revenus supplémentaires plutôt que pour améliorer le bilan routier (Garrett et Wagner, 2009 ; Makowsky et Stratmann, 2009).

Finalement, les policiers au Canada font généralement partie d’une association qui veille à leurs intérêts (Forcese, 1998). Ces associations représentent les policiers lors de la négociation de leur contrat de travail. Lorsque les policiers sont mécontents de la tournure des négociations, ils mettent parfois en place des mesures (parfois qualifiées de moyens de pression) afin de faire valoir leurs revendications (Blais et Gagné, 2010 ; Carnis, 2011a). Par exemple, afin de revendiquer une augmentation de salaire, les policiers de la Sûreté du Québec (SQ) ont « fait la grève des contraventions et la grève du zèle concernant le port de la ceinture de sécurité » (Bourgault et Gow, 2002, p. 756).

Études intégrant plusieurs catégories de facteurs

Farrell (2015) a mené l’une des rares études qui tiennent compte de différentes catégories de facteurs tels que la nature de l’infraction routière, les caractéristiques du conducteur, les facteurs organisationnels et l’environnement socioéconomique. Cette étude intègre également les interactions entre les facteurs associés à l’émission d’un constat d’infraction. Sur la base de 149 883 interceptions menées en 2005 dans 37 communautés du Rhode Island, les résultats montrent que le risque de constat pour un excès de vitesse est plus bas chez les femmes que chez les hommes, mais cette disparité s’atténue en fonction du nombre de femmes policières dans l’organisation. L’intégration des femmes dans les forces policières atténuerait les biais organisationnels qui causent le traitement différentiel des automobilistes masculins et féminins. L’étude ne traite toutefois pas des caractéristiques du policier.

Dans leur étude, Schafer et Mastrofski (2005) ont mené des observations et des entretiens structurés au sein d’une organisation policière du Michigan. Leur étude contient deux principales contributions. Premièrement, le processus d’interception est scindé en quatre étapes : 1) faire l’interception ; 2) décider de la sanction ; 3) sermonner ; et 4) faire le « discours de vente ». Deuxièmement, les policiers rencontrés par les chercheurs font allusion à plusieurs éléments influençant leurs pratiques. La décision de faire une interception repose principalement sur des questions de sécurité pour le public. Si les conditions routières ne sont pas favorables et que l’interception risque de compromettre la sécurité des automobilistes, le policier s’abstient. De plus, plusieurs policiers ont nommé certaines infractions qu’ils visent toujours à punir. Enfin, l’humeur quotidienne des policiers affecte leurs décisions. Bien que leurs résultats permettent de repérer les étapes menant à l’interception de l’automobiliste et à l’émission d’un constat, de même que les éléments pris en compte par les policiers tout au long du processus décisionnel, les auteurs ne proposent pas un cadre analytique permettant une compréhension approfondie du phénomène.

Synthèse et limites des études

De nombreux efforts ont été déployés pour expliquer le risque d’interception et d’émission de constats lorsque les policiers détectent une infraction routière. Deux principales limites ressortent toutefois de la littérature scientifique. Premièrement, la très grande majorité des études n’examinent qu’une seule catégorie de facteurs, négligeant par le fait même toute la complexité du processus amenant le policier à intervenir et à sévir contre un automobiliste fautif. Comme en témoigne la recension des écrits, plusieurs facteurs semblent influer sur la décision du policier. Les facteurs ne devraient donc pas être étudiés de façon indépendante, mais bien intégrés dans une théorie capable de rendre compte de phénomènes complexes.

Deuxièmement, les études prédisent le risque d’interception sans chercher à comprendre le processus décisionnel du policier (Nickels, 2007). Il s’agit principalement d’un exercice visant à expliquer la « variance » dans les résultats et par conséquent, il n’y a aucune distinction entre le processus décisionnel et le résultat[2]. Ces études se réfèrent peu – voire aucunement – aux processus cognitifs employés par les policiers pour justifier leurs actions (Mastrofski, Worden et Snipes, 1995 ; Schafer et Mastrofski, 2005). Les études en viennent à indiquer la présence de profilage racial (Lundman et Kaufman, 2003 ; Warren, Tomaskovic-Devey, Smith, Zingraff et Mason, 2006) ou de pratiques variables selon la taille et la composition des organisations (Farrell, 2015) sans émettre d’hypothèses sur les raisons qui peuvent les expliquer. Cette limite est d’autant plus importante que le concept du pouvoir discrétionnaire souligne l’importance d’examiner les raisons derrière l’action policière et les finalités poursuivies (Jobard et de Maillard, 2015 ; Monjardet, 1996).

Vers une conception perceptuelle du pouvoir discrétionnaire

À l’extérieur du champ de la sécurité routière, le pouvoir discrétionnaire a été défini de plusieurs façons. Du point de vue des sciences juridiques, la discrétion renvoie à l’autonomie morale et légale des acteurs à interpréter la loi (c.-à-d. la jurisprudence) (Nickels, 2007). Cette définition est toutefois peu pertinente pour étudier les variations dans les pratiques policières étant donné que les juristes visent avant tout à comprendre les responsabilités légales et non les comportements humains (Campbell, 1999). Selon Breitel (1959), le pouvoir discrétionnaire réfère « () to the power to consider all circumstances and then determine whether any legal actions is to be taken. And if so taken, of what kind and degree, and to what conclusion » (p. 427). L’étude du pouvoir discrétionnaire consiste donc à s’interroger sur les raisons poussant les policiers à intervenir, à opter pour une mesure plutôt qu’une autre et les finalités poursuivies à l’aide de cette mesure (Alpert, MacDonald et Dunham, 2005 ; Walsh, 1986). Ce pouvoir serait également guidé par certaines règles auxquelles le policier ne peut déroger. Ce dernier élément pose un problème étant donné qu’ils ont le devoir d’intervenir dans plusieurs situations ; certaines décisions prises par les policiers sont tout simplement interdites (Kleinig, 1996). Cet aspect normatif encadrant le pouvoir discrétionnaire rend ainsi son étude difficile.

Une façon d’aborder ces questions tout en intégrant l’aspect normatif du pouvoir discrétionnaire consiste à adopter une conception perceptuelle. S’inspirant entre autres des travaux réalisés en sciences de l’administration et en psychologie organisationnelle, Nickels (2007) propose de concevoir le pouvoir discrétionnaire comme l’autonomie perçue dans la réalisation des tâches (perceived job autonomy). L’aspect normatif ne se réfère pas tant aux règles institutionnelles qu’aux forces structurantes du comportement. Ce concept est divisé en deux dimensions plus générales, soit un construit organisationnel et un autre opérationnel. Alors que l’aspect organisationnel fait allusion aux facteurs qui influent sur la planification des activités, l’aspect opérationnel renvoie aux facteurs affectant l’autonomie perçue dans la réalisation du policing. Le pouvoir discrétionnaire des policiers existe dans cinq principales dimensions :

(1) the capacity to establish a presence in public realms and to monitor them (surveillance-discretion) ; (2) the capacity to negotiate citizen requests for service or information (response-discretion) ; (3) the capacity to identify and to document criminal and noncriminal events (record-discretion) ; (4) the capacity to seize and to search private persons and properties (seizure-discretion) ; and (5) the capacity to coerce compliance through force or threat of force (coercion-discretion).

Nickels, 2007, p. 575-576

Cette approche permet donc de s’interroger sur la façon dont certains facteurs individuels, contextuels, organisationnels et environnementaux sont conçus et intégrés dans les décisions des policiers lors de leurs activités de SR. La présente contribution pose les deux objectifs suivants, soit : 1) cerner les facteurs associés à l’organisation des activités de sécurité routière et leur donner un sens ; et 2) comprendre le rôle de ces facteurs dans les décisions d’intercepter et de sanctionner les automobilistes en infraction.

Méthodologie

Comme le souligne Creswell (2007), la compréhension détaillée d’un phénomène social s’obtient par le contact direct avec les auteurs qui participent à ce phénomène. Les méthodes qualitatives favorisent le contact avec les acteurs concernés par une problématique, et ce, au sein même des milieux et des contextes où ils évoluent. L’approche qualitative permet de comprendre les pratiques et les expériences des acteurs (Paillé et Mucchielli, 2003).

À l’instar d’autres études sur les agents du policing (Côté-Boucher, 2016 ; Sheptycki, 2005), le présent projet adopte le modèle d’enquête sociologique de l’induction analytique. Certains concepts tels que le pouvoir discrétionnaire, l’interception et la punition des automobilistes fautifs ont orienté la collecte de données empiriques. Comme le formulent Strauss et Corbin (1997), les données collectées dans le cadre de cette recherche permettent de générer une nouvelle théorie offrant un schéma analytique relatif à un processus ou à une action.

Les données de l’étude proviennent de 19 entrevues semi-structurées réalisées auprès de policiers de la Sûreté du Québec (SQ), soit 15 patrouilleurs et 4 directeurs de poste. L’expérience et l’âge moyens des participants sont de 14,3 ans et 37,4 ans, respectivement. Les quatre directeurs sont des hommes tandis que quatre patrouilleurs sont des femmes. Les participants proviennent de quatre districts[3].

Afin de favoriser la prise de contact avec les participants, le chef du Service de la sécurité routière et récréotouristique (SSRR) a envoyé un courriel à l’ensemble des commandants de district afin de les informer du but de la recherche et des stratégies d’échantillonnage. Les participants ont ensuite été sélectionnés de façon aléatoire à partir des listes des patrouilleurs (n = 969 participants potentiels) et directeurs de poste (n = 47 participants potentiels). Pour ce faire, les participants potentiels ont été classés en fonction du type de poste auquel ils étaient affectés (urbain, semi-urbain, rural ou autoroutier). Pour les patrouilleurs, une sélection aléatoire a été faite dans chaque type de poste à raison de quatre patrouilleurs par type de poste. Les policiers sélectionnés recevaient ensuite un courriel expliquant sommairement le projet de recherche et les attentes par rapport à leur participation. Le courriel mentionnait également que les policiers devaient répondre dans un délai de sept jours. Autrement, une autre personne était sélectionnée aléatoirement. Lors d’une acceptation, la date, l’heure et le lieu de l’entretien étaient choisis par les deux parties. Pour leur part, les directeurs ont été sélectionnés dans des districts où un patrouilleur avait accepté de participer afin de faire des parallèles entre les résultats des deux types de participants.

La durée des entretiens a varié de 60 à 135 minutes (X̅ = 90 minutes) et ils ont principalement eu lieu dans les locaux de la SQ. Au début de chaque entretien, les objectifs de la recherche étaient rappelés et le formulaire de consentement était signé par les deux parties. Tous les entretiens ont été enregistrés et accompagnés d’une prise de note. Une grille d’entrevue a préalablement été élaborée pour les deux types de participants. Pour les patrouilleurs, la consigne de départ leur demandait de parler de leur travail relié à la SR et ensuite, une relance thématique leur demandait de parler de ce qu’ils faisaient relativement à un automobiliste en infraction. La consigne de départ pour les directeurs leur demandait de parler de leur conception du travail du policier en matière de SR afin de cerner leur point de vue général. Deux relances thématiques abordaient leurs attentes par rapport au travail des policiers et l’utilisation du pouvoir discrétionnaire.

L’ensemble des entretiens a été retranscrit à la main et a fait l’objet d’une analyse thématique à l’aide du logiciel Atlas.ti. Chaque entretien a été découpé en extraits auxquels un code était attribué. Un nouveau code était créé chaque fois qu’un sujet était abordé pour la première fois. Une grille a ensuite permis de faire ressortir les différences et les similitudes entre les propos des participants. L’analyse des 19 entretiens a mené à la création de 144 sujets soumis à l’analyse horizontale. Seuls les sujets permettant de répondre aux objectifs de l’étude sont abordés. Enfin, le niveau de saturation est très satisfaisant et il semble peu probable que des entretiens supplémentaires aient généré de nouvelles informations. Les sujets et les enjeux majeurs qui ont servi à structurer les résultats ont été abordés au cours des dix premiers entretiens.

Résultats

L’ensemble des participants – directeurs comme patrouilleurs – considère que le travail policier en matière de SR est primordial. Leurs interventions préventives et répressives servent à modifier le comportement des automobilistes, à améliorer le bilan routier et à assurer la satisfaction de la communauté. Les directeurs jugent que la SR est une priorité organisationnelle alors que les patrouilleurs n’en sont pas tous convaincus. Ces derniers ne s’entendent pas toujours sur les stratégies à employer pour améliorer le bilan routier et sur la place que les activités de SR doivent occuper dans leur tâche. Les résultats qui suivent permettent de comprendre les raisons qui poussent les patrouilleurs à intervenir et à opter pour une mesure en fonction des finalités poursuivies. Ces raisons s’inscrivent principalement dans le construit opérationnel de l’autonomie perçue et permettent de faire des parallèles avec le choix d’interception (seizure-discretion) et le choix de la sanction (coercion-discretion) (Nickels, 2007). Ces raisons demeurent les mêmes indépendamment de l’âge, du sexe, de l’expérience et du milieu (rural, semi-urbain ou urbain) du participant. Les résultats aux entretiens semi-directifs permettent de schématiser le processus décisionnel de la majorité des patrouilleurs lorsqu’ils constatent une infraction (Figure 1).

Chaque encadré en ligne continue représente une grande catégorie de raisons liées intimement au processus décisionnel du patrouilleur. Il s’agit de raisons qui enclenchent le processus d’interception et qui contribuent au processus décisionnel menant à la sanction. Sous chaque thème, en italique, se retrouvent des éléments qui appartiennent à ces catégories. Ce sont d’ailleurs des éléments fréquemment cités dans les études quantitatives, ce qui permet de comprendre un peu mieux comment ces variables quantitatives interfèrent dans le processus décisionnel. Les encadrés en ligne pointillée font référence aux résultats possibles lorsque les patrouilleurs détectent une infraction. Enfin, chaque flèche permet de comprendre le résultat probable en fonction des raisons évoquées par les patrouilleurs.

Figure 1

Processus décisionnel des patrouilleurs qui constatent une infraction

Processus décisionnel des patrouilleurs qui constatent une infraction

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Interception des automobilistes

Quatre principaux constats permettent de saisir la dynamique des interceptions (Figure 1). Premièrement, comme souligné par plusieurs études (Brooks, Dunham et Alpert, 1993 ; Novak et al., 2005 ; Schafer et Mastrofski, 2005), la gravité de l’infraction influe grandement sur la décision d’intercepter l’automobiliste et d’émettre un constat. Les résultats indiquent qu’il s’agit du principal élément pris en compte par les patrouilleurs. Quatorze patrouilleurs affirment que certaines infractions sont tellement graves qu’elles mènent automatiquement à une interception et à un constat, peu importe les circonstances entourant l’infraction.

La notion de dangerosité est très importante aussi. (…) Je pense que c’est ça qui détermine si tu donnes une contravention ou pas, c’est si y’a un impératif de sécurité.

Bruno, patrouilleur en milieu rural

Moi les infractions à caractère dangereux, c’est sûr que je laisse aucune chance, peu importe qu’y soit gentil, pas gentil (…).

François, patrouilleur en milieu semi-urbain

L’appréciation de la gravité d’une infraction résulte d’une interaction entre les perceptions du policier et les caractéristiques de l’environnement routier. Le patrouilleur intervient car l’infraction dans cet environnement routier compromet la sécurité de la population.

Tsé mettons que c’est une limite de vitesse de 50 km/h, mais que c’est un quartier industriel ou tsé, qu’y’a juste des arbres chaque bord, y’a pas de monde, versus une zone scolaire… Tsé, à quel point les gens sont en danger, ça, ça va jouer aussi.

Isabelle, patrouilleuse en milieu rural

À cet effet, les excès de vitesse (sept patrouilleurs) et la conduite dangereuse (p. ex. : effectuer des dépassements dangereux, zigzaguer, lancer des objets hors du véhicule) (six patrouilleurs) sont considérés comme des infractions graves. Ces infractions sont perçues comme étant plus graves dans certains environnements tels que les zones scolaires, les quartiers résidentiels et les zones achalandées. Quatre patrouilleurs jugent durement les infractions lors de conditions météorologiques défavorables (p. ex. : neige, forte pluie).

Deuxièmement, la question de la zone de tolérance est fréquemment abordée par les patrouilleurs et elle permet de comprendre le laxisme de ces derniers à l’endroit d’automobilistes fautifs. D’une part, certaines infractions sont considérées comme plus ou moins importantes par les policiers et d’autre part, la violation de certains règlements s’étale sur un continuum de sévérité.

Tsé un stop américain, ça peut être quand même acceptable, souvent tsé t’es pas obligé de… c’est sûr que by the book la loi dit que faut que t’immobilises tes quatre roues tsé. Mais tsé regarde, j’suis tolérante quand même. Tsé si y ralentit pis y repart sans immobiliser ses roues, c’est correct, mais tsé des fois y continue pis c’est comme si y’avait pas de stop là… là tsé j’ai été le voir.

Julie, patrouilleuse en milieu semi-urbain[4]

Onze patrouilleurs ont établi un barème pour les excès de vitesse qui varie en fonction de la configuration de l’environnement routier et des conditions météorologiques abordés précédemment.

Ça dépend vraiment de l’endroit. Tsé si c’est plus dangereux ou pas, un peu comme j’te le disais tantôt là, les zones scolaires versus les places que y’a pas un chat. Ça dépend de la limite comme telle aussi. Tsé 10 km/h au-dessus de 30 km/h c’est pas mal plus que 10 km/h au-dessus de 100 km/h. Faque c’est sûr que notre tolérance elle joue par rapport à la limite elle-même… pis c’est ça, l’endroit aussi.

Sara, patrouilleuse en milieu urbain

Troisièmement, l’humeur des policiers affecte le risque d’interception (Schafer et Mastrofski, 2005). Les patrouilleurs peuvent être fatigués, vivre des problèmes personnels et être démotivés. Cinq patrouilleurs peuvent, en fonction de leur humeur ou de leur état d’esprit, être moins enclins à intercepter.

Comme j’ai dit on n’est pas des machines, on est des humains pis un humain aussi, dépendant d’là journée, on se lève, on n’est pas toutes pareils… Si la veille ça a mal été, un conflit à [la] maison, on va être moins… moins productif ou moins attentionné, tout ça c’est des facteurs qui expliquent pis qu’y faut qui soient pris en compte.

François, patrouilleur en milieu semi-urbain

Quatrièmement, sept patrouilleurs rapportent que différentes contraintes organisationnelles influent sur le risque d’interception si l’infraction entre dans leur zone de tolérance (p. ex. : terminer son quart de travail, répondre à un appel de service, se rendre en cour). Ces contraintes sont interprétées par les policiers comme des changements dans les priorités immédiates, justifiant le laxisme à l’endroit d’automobilistes fautifs. Comme le dit Julie (patrouilleuse en milieu semi-urbain) « [t]’as pas le temps d’intercepter un char quand tes coéquipiers ont besoin de backup ».

Émission du constat d’infraction

Une fois l’automobiliste intercepté, trois groupes de thèmes abordés par les patrouilleurs permettent de comprendre l’émission d’un constat d’infraction : 1) l’attitude, les antécédents et l’âge de l’automobiliste ; 2) l’autoévaluation du patrouilleur ; et 3) l’efficacité perçue du constat. Ces trois thèmes permettent de rapporter les options du policier une fois l’automobiliste intercepté de même que les finalités poursuivies par les actions, soit deux éléments centraux du pouvoir discrétionnaire.

Premièrement, pour une même infraction, quatorze patrouilleurs affirment qu’ils sont beaucoup moins tolérants envers les automobilistes arrogants, injurieux ou niant avoir commis l’infraction reprochée (Novak et al., 2005 ; Schafer et Mastrofski, 2005).

Dans le fond c’est plutôt le comportement des usagers qui va nous dire, nous dicter, voire si on va émettre un constat ou pas. Si on intercepte quelqu’un pis on est très poli pis on y dit : « Monsieur, vous avez pas mis votre ceinture de sécurité », vous l’avez vu sortir du stationnement du IGA[5], j’pense que y’a une certaine logique à dire : « Ah oui, c’est vrai je l’avais pas ma ceinture. » Mais ben souvent, le comportement des usagers, y vont nous dire : « Je l’avais ma ceinture », « Ben là, j’m’en venais juste t’aviser que t’avais pas ta ceinture, mais là j’pense que tu vas l’avoir le constat parce que, j’pense que t’es pas conscient que tu la portes pas ta ceinture ».

François, patrouilleur en milieu semi-urbain

Sans pour autant inventer des infractions, certains sévissent davantage à l’endroit de ces automobilistes en leur donnant plus d’un constat. Cette position est particulièrement bien illustrée par les propos de Bruno (patrouilleur en milieu rural) : « [c]’est sûr que si le conducteur t’arrive pis t’envoie promener pis t’insulte, ben à mon avis il va pas juste en avoir un, il va en avoir plusieurs, ça c’est certain ».

Deuxièmement, l’autoévaluation de la part du patrouilleur apparaît comme un thème permettant de comprendre ce qui amène les policiers à émettre un constat. Il s’agit d’un thème qui n’est d’ailleurs pas abordé dans les études recensées précédemment. Le thème de l’autoévaluation est étroitement lié à l’évaluation quantitative du travail du patrouilleur. Douze patrouilleurs et deux directeurs affirment que les patrouilleurs n’ont pas à émettre un nombre prédéterminé de constats, mais neuf patrouilleurs admettent qu’il est tout de même normal que leurs supérieurs s’attendent à une certaine prestation de service.

C’est normal qu’un policier, pis ça je souscris à ça sincèrement, qu’un policier, dans sa journée de travail globale, s’il avait rien à faire, c’est normal qu’il soit intervenu au niveau de la sécurité routière donc qu’il ait donné des constats, un certain nombre c’est tout à fait normal.

Bruno, patrouilleur en milieu rural

Mais un moment donné y faut, tsé on est payé, on a des très bons salaires, un moment donné faut faire un travail tsé. […] Admettons dans toute une année, quelqu’un qui a fait 30 tickets tsé c’est pas normal […]. C’est la logique, tsé le boss nous demande pas « heille c’est tant c’est tant ». Non tsé, faut que tu sois logique dans ta démarche. Tsé c’est sûr que si t’as donné 30 billets dans toute ton année de patrouille, pis y’en a qui réussissent à en donner 300, c’est quoi qui justifie cet écart-là ?

Alexandre, patrouilleur en milieu urbain

Une proportion non négligeable de participants (six patrouilleurs et trois directeurs) déplore toutefois que l’évaluation des patrouilleurs repose majoritairement sur l’émission de constats. Isabelle et Martin utilisent d’ailleurs la même expression pour illustrer l’importance des statistiques aux yeux de leurs supérieurs : « À la Sûreté, ce qui compte, c’est ce qui se compte. » Ces participants estiment que cette mesure n’est pas suffisante pour évaluer la qualité du travail policier et est contre-productive. François rajoute que « c’est pas ça qui va faire que tu vas être une bonne police ou pas… c’est pas parce que tu donnes plus de constats que t’es meilleur qu’un autre ».

L’émission de constats par les policiers en vient à être considérée comme une activité permettant d’obtenir une évaluation favorable plutôt qu’une action permettant d’assurer la SR. Ce glissement dans les objectifs peut ainsi avoir des conséquences néfastes quant aux retombées potentielles des activités de SR. Quatre patrouilleurs utilisent parfois les « trappes à poisson » ou ils émettent des constats pour des infractions bénignes (p. ex. : constats de stationnement) car ils doivent « faire du chiffre ».

Ça c’est la pire chose parce que, automatiquement si t’es motivé par le nombre, par le résultat, qu’est-ce que tu penses qu’y va arriver, ben tu vas aller dans les endroits les plus faciles, tu vas donner des infractions pour des oui pour des non. C’est sûr qu’elles existent les infractions, c’est sûr que si on voulait, on pourrait passer notre temps à faire de la sécurité routière. Je te dis pas le nombre de fois où on pourrait, et les vitesses, les si, ok t’as pas tes papiers, ok constat, tes lumières etc., etc. Mais j’veux dire il faut, j’veux dire la légitimité en fait du pouvoir policier vient là-dedans, c’est quand tu l’appliques de façon quand même, de façon discernée ton pouvoir.

Bruno, patrouilleur en milieu rural

Considérant qu’ils doivent produire des « statistiques », certains patrouilleurs autoévaluent leur performance et ajustent leurs interventions en conséquence. D’une part, sept patrouilleurs consacreront tout simplement leur temps à d’autres activités qui ne sont pas en lien avec la SR après avoir donné un certain nombre de constats. D’autre part, six patrouilleurs rapportent donner une chance à l’automobiliste fautif s’ils jugent avoir donné suffisamment de constats. À l’inverse, ils donnent moins de chances s’ils estiment avoir pris du retard. Ainsi, le risque d’interception ne change pas, mais le résultat varie.

L’effet combiné des exigences purement statistiques et de l’autoévaluation amène certains patrouilleurs à effectuer le strict minimum afin de ne pas se faire déranger.

Qu’est-ce que ça fait c’est que les patrouilleurs un moment donné sont écoeurés pis disent : « Ok c’est ça que tu veux ? J’travaillerai plus la drogue, j’vas me parker, j’vas te donner tes trois p’tits tickets par jour, j’vas répondre à mes appels comme du monde pis j’vas rentrer chez nous pis j’vas être heureux. » Faque y créent un sentiment de même chez ben du monde, pis le monde un moment donné, c’est de même qu’y finissent par penser.

Nicolas, patrouilleur en milieu semi-urbain

Troisièmement, l’efficacité perçue du constat oriente aussi les décisions du patrouilleur. Alors que cinq participants optent généralement pour le constat, sept autres font ce qu’ils appellent de la prévention (p. ex. : être visibles aux abords des routes) ou de la sensibilisation (p. ex. : donner des avertissements au lieu des constats). Neuf patrouilleurs estiment qu’un avertissement peut avoir le même effet qu’un constat selon les circonstances.

Des fois, juste leur dire que y’ont roulé vite ou y’ont fait une infraction quelconque pis y’ont deux enfants en arrière ou les bancs sont un p’tit peu mal attachés pis on leur dit : « Heille regarde en plus tes bancs sont mal attachés, si y t’arrive un accident ton enfant sortait »… les gens s’imaginent que, y voient la scène pis y se disent : « Ouain dans le fond, j’suis peut-être mieux de corriger mon… tsé[6]. » Et j’pense que l’impact est aussi bon qu’un constat. L’impact du constat, on n’a pas sensibilisé la personne. On a dit : « T’as fait une infraction, c’est ça que t’as. » C’est direct, c’est action-réaction. La réaction des fois, y faut pousser les gens à comprendre. Le fait de sortir de son véhicule, d’arranger ses bancs d’auto, les tighter pis que le policier attend en arrière, c’est aussi bon que d’y avoir juste donné un ticket pis dire : « T’arrangeras tes bancs pis merci bonjour. »

François, patrouilleur en milieu semi-urbain

Les patrouilleurs plus orientés vers la prévention révèlent toutefois que la répression est parfois nécessaire selon les circonstances. Comme le souligne Julie : « (…) j’suis quelqu’un qui est beaucoup préventif, pis avertissements. Tsé ça dépend aussi d’la personne que j’intercepte. Quand tu vois que regarde, y me dit : « Ah j’ai pogné cinq tickets », ben y comprend pas pis j’pense mon rôle à un moment donné faut qu’y devienne répressif c’est sûr. »

Interprétation

Le présent article vise les objectifs spécifiques suivants : 1) cerner les facteurs associés à l’organisation des activités de sécurité routière et leur donner un sens ; et 2) comprendre le rôle de ces facteurs dans les décisions d’intercepter et de sanctionner les automobilistes en infraction. Adopter une approche perceptuelle du pouvoir discrétionnaire permet notamment de traiter des contraintes normatives entourant les contrôles routiers et de répondre à trois questions centrales au pouvoir discrétionnaire : 1) les éléments qui affectent la décision du policier ; 2) la façon dont il réalise sa tâche (p. ex. : choix de la sanction) ; et 3) les finalités visées par ses actions (Jobard et de Maillard, 2015 ; Mastrofski et al., 1995 ; Monjardet, 1996).

Certains des facteurs relevés par les policiers renvoient à la dimension du « seizure-discretion » du pouvoir discrétionnaire (Nickels, 2007). Ainsi, la gravité perçue de l’infraction (Novak et al., 2005 ; Schafer et Mastrofski, 2005) apparaît comme la principale raison qui amène le policier, non seulement à intercepter l’automobiliste, mais aussi à émettre un constat d’infraction. Aux dires des patrouilleurs, les infractions graves font systématiquement l’objet d’une interception et d’un constat, car elles sont socialement inacceptables (Black, 1976). La nature de l’infraction, la vulnérabilité des usagers dans un secteur donné (p. ex. : zone scolaire) et les conditions météorologiques viennent pour leur part moduler l’appréciation de la gravité de l’infraction par le policier.

Contrairement aux études quantitatives qui conçoivent la probabilité d’interception ou d’émission de constat en fonction de facteurs dont l’effet est additif (Lundman, 2009 ; Warren et al., 2006), nos résultats indiquent qu’un élément décisionnel n’est pertinent qu’à l’intérieur d’un contexte particulier (Black, 1976). Ainsi, le policier tient compte des contingences propres à l’environnement routier et à l’infraction commise afin d’en estimer la gravité.

Les policiers possèdent également leur propre arsenal d’infractions qui sont plus ou moins tolérées encore une fois selon les caractéristiques de l’environnement routier et leurs préférences (Schafer et Mastrofski, 2005). Le thème de la zone de tolérance apparaît comme l’une des raisons avancées pour justifier le laxisme à l’endroit de certains automobilistes fautifs. Les contraintes liées aux autres tâches et l’humeur du policier sont aussi des raisons avancées pour rendre compte des cas où les automobilistes ne sont pas interceptés.

Une fois l’automobiliste intercepté pour une infraction qui n’est pas systématiquement sanctionnée, trois éléments sont à considérer pour comprendre la sanction choisie par le policier. Ces éléments réfèrent à la dimension du « coercion-discretion » (Nickels, 2007). Se questionner sur les finalités permet également de mieux comprendre les variations dans les pratiques policières (Black, 1973). Premièrement, l’attitude belliqueuse de l’automobiliste, ses antécédents et son jeune âge figurent parmi les raisons évoquées pour donner un constat d’infraction (Schafer et Mastrofski, 2005). Ces trois facteurs se retrouvent souvent chez les conducteurs qui refusent de reconnaître leur comportement délictuel. La reconnaissance des torts par l’automobiliste apparaît donc comme un élément central, faute de quoi le policier conçoit le constat comme une peine justement méritée (Nagin, 1998 ; Warr, Meier et Erickson, 1983).

Deuxièmement, selon le discours officiel, les policiers visent par leurs actions à prévenir la réitération des comportements proscrits par la loi (Blais et Dupont, 2004, 2005). Ainsi les policiers rencontrés ont tendance à choisir la sanction susceptible d’être la plus efficace (Schafer et Mastrofski, 2005). Les policiers optent parfois pour la « répression » et d’autres fois pour « la prévention », ce qui renvoie respectivement à l’émission d’un constat ou à l’avertissement. Comme mentionné par l’un des policiers, rappeler à l’automobiliste que la sécurité de ses enfants est compromise car son siège d’appoint est mal installé est suffisant. Bien que les directeurs indiquent que le pouvoir discrétionnaire doit être utilisé de façon exceptionnelle, un tel raisonnement de la part des policiers est compatible avec les théories basées sur les contrôles sociaux informels. L’avertissement par le policier est susceptible de générer des sentiments de honte et de culpabilité, et de contribuer à l’internalisation de la norme sociale (Andenaes, 1974 ; Grasmick et Green, 1981). Dans d’autres situations, les policiers donnent un constat d’infraction, jugeant que l’inscription de points d’inaptitude et l’amende sont nécessaires pour dissuader l’automobiliste fautif (Blais et Gagné, 2010).

Troisièmement, l’autoévaluation apparaît comme un thème central à la compréhension des finalités poursuivies par les policiers lorsqu’ils choisissent une sanction. L’évaluation majoritairement quantitative des patrouilleurs affecte leur perception du constat d’infraction. Les policiers ont tendance à décrier l’emploi du nombre de constats comme critère d’évaluation de la performance. Le constat représente en fait l’un des moyens pour prévenir les infractions souvent associées aux accidents. Afin de ne pas altérer leur performance individuelle, certains patrouilleurs utilisent à l’occasion la « trappe à tickets », décernent des constats pour des infractions bénignes ou bien modulent la fréquence d’émission de constats selon les attentes organisationnelles. Dans certains cas, les policiers vont même jusqu’à émettre un certain nombre de constats pour ensuite délaisser les contrôles routiers. Ces résultats renvoient au débat quant à l’évaluation de la performance policière. Une critique similaire a été faite à l’endroit du taux de solution et du taux de criminalité comme mesures de rendement des organisations policières (Alpert, Flynn et Piquero, 2001 ; Brodeur, 1998). Plusieurs sont d’avis que les indicateurs de performance devraient considérer les caractéristiques socioéconomiques des juridictions comme susceptibles d’affecter le taux de criminalité (Paré, Felson et Ouimet, 2007), la satisfaction des citoyens et les problèmes résolus (Alpert etal., 2001). Afin de souligner l’importance des interventions policières en SR, la performance pourrait être évaluée de façon à refléter les finalités de certaines actions (p. ex. : prévention des accidents, satisfaction du citoyen) et considérer les contraintes liées à l’environnement socioéconomique (p. ex. : certaines juridictions font face à des problématiques d’excès de vitesse ou de conduite avec facultés affaiblies plus marquées que d’autres) et routier (p. ex. : le ratio entre le territoire à couvrir et les ressources humaines n’est pas toujours équivalent d’un poste à un autre).

Conclusion

La présente étude a relevé les éléments propres au processus décisionnel du patrouilleur lors de l’interception d’un automobiliste fautif et de l’émission d’un constat d’infraction. Les résultats doivent cependant être appréciés à la lumière de certaines limites. Les résultats s’appliquent à quatre districts de la Sûreté du Québec. Ils ne pourraient pas être généralisés à l’ensemble des districts ou à d’autres organisations policières. Une étude intégrant plusieurs corps policiers permettrait d’avoir une meilleure vue d’ensemble de l’utilisation du pouvoir discrétionnaire chez les patrouilleurs lors de leurs activités de SR.

De même, en obtenant le récit des policiers de plusieurs organisations, il serait possible de mieux apprécier les retombées des thèmes liés à l’organisation. Dans notre étude, les facteurs organisationnels sont intimement liés au concept d’autoévaluation et de contraintes organisationnelles. D’autres études ont souligné les variations de pratiques en SR selon la taille de l’organisation (Brooks et al., 1993 ; Mastrofski et al., 1987), la composition de leurs effectifs (Farrell, 2015) et leurs priorités (Schafer et Mastrofski, 2005).