Corps de l’article

Introduction

Cet article présente les résultats d’une recherche qui a été réalisée de 2008 à 2011 dans le but de répondre à une préoccupation de l’organisme Dans la Rue à Montréal. Depuis quelques années, l’organisme remettait en cause sa capacité de joindre les jeunes mineurs en fugue, avant qu’ils ne se trouvent dans des situations extrêmes, tandis que le phénomène de la fugue était pourtant en constante augmentation. Étant donné que la Loi sur la protection de la jeunesse (LPJ) allait être modifiée (en novembre 2008) avec un règlement d’application précisant les balises permettant le recours à l’hébergement en encadrement intensif, l’organisme n’a eu aucun mal à convaincre d’autres acteurs (centres jeunesse, policiers, organismes communautaires) à se joindre à lui. Ces derniers provenaient de quatre régions du Québec (Montréal, Québec, Trois-Rivières et Drummondville) et sont devenus les partenaires d’un projet s’intitulant Rejoindre les mineurs en fugue dans la rue : Une responsabilité commune en protection de l’enfance (Hamel et al., 2012). Ce projet a été financé dans le cadre de la Stratégie nationale pour la prévention du crime du gouvernement du Canada, en collaboration avec le ministère de la Sécurité publique du Québec. Son premier objectif était de réactualiser la compréhension de l’expérience de la fugue chez les jeunes, dans le but de développer de nouvelles pratiques employant de meilleures stratégies servant à rejoindre ces jeunes et à mieux les protéger, sans toutefois contraindre leur développement.

À l’époque où le projet a été entrepris, le Compte-rendu sur les enfants disparus (Bender, 2007) indiquait que la fugue au Canada représentait le premier objet de signalement de disparition d’enfants, soit 76 % de tous les signalements. Ce registre révélait aussi que le nombre de signalements de fugue au Québec s’élevait à 5 163, plaçant ainsi le Québec au quatrième rang des provinces canadiennes. De plus, parmi les enfants classés comme fugueurs, 58 % étaient des filles et 42 %, des garçons. Dans la moitié des cas, tant pour les filles que pour les garçons, la première fugue aurait lieu alors qu’ils sont âgés de 14 à 15 ans. Ce registre indiquait aussi que 82 % des jeunes ayant fugué (garçons et filles) l’avaient déjà fait auparavant.

Ce portrait de la situation au Canada ne serait pas moins rassurant que celui d’autres pays du monde. Aux États-Unis notamment, on dit que ce sont 6 % des jeunes Américains issus de la population générale qui, avant l’âge de 18 ans, sont susceptibles de vivre une telle expérience (Thompson, Cochran et Barczyk, 2012). Des études se sont intéressées aussi à la situation propre aux jeunes fugueurs des milieux institutionnels. À ce titre, la recherche de Fasulo, Cross, Mosley et Leavy (2002) met en évidence qu’une bonne proportion de ces jeunes, soit 44 %, le fait de manière répétitive. Cette recherche indique aussi que les filles fuguent davantage que les garçons et que les fugues tendent à se prolonger à mesure que les jeunes vieillissent.

Ces premières indications donnent déjà à croire que la situation des filles mérite d’être considérée avec attention. Et c’est dans cette perspective que nous avons voulu réaliser cet article, en nous penchant exclusivement sur le discours des filles ayant participé à notre recherche. Les résultats font écho à la littérature scientifique, qui d’abord met en évidence les dangers de la fugue ainsi que les lourdes conséquences que cette expérience peut avoir pour les jeunes, mais qui indique également que les motifs qui amènent les jeunes à fuguer et le sens qu’ils accordent à cette expérience pourraient être l’expression de besoins fondamentaux qui devraient interpeller les adultes qui les entourent à propos des moyens à prendre pour protéger ces jeunes, sans toutefois nuire à leur développement.

La problématique

Les conséquences de la fugue

Dans la littérature scientifique, les résultats de plusieurs recherches mettent en relief que les mineurs en fugue se caractérisent généralement par les traumatismes familiaux qu’ils ont subis durant leur enfance, franchissant parfois des seuils qui forcent les jeunes à quitter les lieux. Les chercheurs évoquent donc l’importance du rôle qu’ont joué dans le parcours de vie de ces jeunes la négligence et les difficultés relationnelles qu’ils ont vécues à la maison, de même que les violences psychologiques, physiques et sexuelles, tout particulièrement, qu’ils y ont subies (Robert, Fournier et Pauzé, 2004 ; Thompson, Bender et Jihye, 2011 ; Thompson et al., 2012). Ces travaux s’associent à la thèse de l’amplification du risque qui conçoit que l’adolescence renferme déjà plusieurs défis développementaux (d’autant plus importants au sein d’une famille dysfonctionnelle), ainsi que la possibilité que ces expériences traumatisantes rendent ces jeunes hautement vulnérables. À un point tel que la fugue constituerait pour eux un risque majeur, pouvant les conduire vers de nouveaux traumatismes qui, en définitive, les amèneraient à développer des désordres post-traumatiques. Autrement dit, les expériences de la rue pourraient amplifier les déficits développementaux déjà existants prédisposant ces adolescents à adopter des comportements à risque, qui, en retour, les conduiraient à vivre de nouvelles expériences traumatisantes.

Certains chercheurs ont voulu vérifier cette hypothèse en analysant les trajectoires de vie de ces jeunes pour mieux comprendre comment et dans quelle mesure l’ensemble des évènements potentiellement traumatiques qu’ils ont vécus, avant et après la fugue, influence leur développement. En se demandant aussi, si dans leur parcours, les jeunes auraient pu développer des mécanismes, notamment certaines caractéristiques comportementales, contribuant à aggraver leur situation. Cela dit, les travaux de Withbeck, Hoyt et Bao (2000) notamment, ayant été réalisés sur un échantillon de 602 jeunes âgés de 12 à 22 ans (361 filles, 241 garçons) (fugueurs et sans-abris), mettent en évidence que le poids des expériences traumatisantes que ces jeunes ont vécues alors qu’ils étaient en fugue est important dans leur développement. Les expériences de victimisation plus spécifiquement, et encore plus particulièrement chez les filles, que ces jeunes ont vécues dans la rue se sont avérées les meilleurs prédicteurs des symptômes dépressifs ayant été mesurés chez les jeunes répondants au moment de la recherche, de même que des problèmes de comportement et de consommation accompagnant ces symptômes. De plus, l’effet de ces expériences persiste lorsque l’on contrôle d’autres variables dans les analyses, dont les caractéristiques du milieu familial d’où proviennent ces jeunes. Selon les chercheurs, ces résultats indiquent que ces évènements traumatisants récents ont plus de poids encore dans la vie de ces jeunes que les premiers évènements difficiles qu’ils ont vécus au sein de leur famille. Et que ceci pourrait s’expliquer par le fait que ces jeunes tendent à répéter dans leur histoire des situations conduisant à l’amplification de leur détresse émotionnelle et de leurs problèmes de comportement.

Plus tard, Withbeck, Hoyt, Johnson et Chen (2007) montrent aussi que plus du tiers de leur échantillon (428 adolescents de 16 à 19 ans, fugueurs et sans-abris) répond aux indicateurs d’un syndrome post-traumatique (indiquant que 35,5 % de ces jeunes auraient cumulé suffisamment d’évènements traumatiques au cours de leur vie pour atteindre théoriquement le seuil critique pouvant conduire au désordre post-traumatique). Encore ici, il s’agit plus souvent de filles (44,8 % des cas) que de garçons (23,5 % des cas) et plus particulièrement celles ayant été agressées sexuellement en bas âge par un adulte responsable. Et c’est avec la même perspective développementale que les chercheurs expliquent que les évènements ayant été vécus avant que ces jeunes ne fuguent pour la première fois continuent de les affecter dans le temps, par l’entremise d’autres problèmes (consommation, comportements) qu’ils ont développés en conséquence, les amenant subséquemment à vivre de nouveaux évènements traumatiques.

Cela dit, ces recherches montrent sans équivoque les conséquences très négatives que la fugue peut avoir pour des jeunes déjà fragilisés, et laissent entendre même que les filles seraient encore plus à risque que les garçons de sortir traumatisées d’une telle expérience. À cet effet, d’autres recherches apportent toutefois certaines nuances. Celle de Thompson et al. (2011) notamment, ayant été conduite auprès d’un échantillon de 110 filles et de 87 garçons âgés de 11 à 17 ans, ne montre pas de différence significative entre les filles et les garçons sur le plan de leurs comportements de fugue (fréquence et durée) de même que sur le plan de certaines formes de maltraitance ayant été vécues dans la famille, dont les agressions sexuelles. Les filles se démarquent plutôt sur le plan des abus émotionnels, et les garçons sur le plan de l’alcoolisme chez le père. Et ce sont ceux qui se sont montrés particulièrement soucieux de leur situation familiale (garçons ou filles) qui ont présenté des taux plus élevés de dépression. Sans compter que 40 % des garçons de cet échantillon, comparativement à 21 % chez les filles, ont atteint des scores cliniques significatifs sur ce plan.

De même, la recherche de McCarthy et Thompson (2010) indique que le fait d’être un garçon constitue en soit la meilleure variable prédictive des symptômes post-traumatiques dans leur modèle. Ceci ne veut pas dire que les filles ne sont pas, elles aussi, concernées. Mais ces dernières se démarqueraient par un symptôme en particulier, soit leur réaction accrue au stress. Dans cette perspective, les chercheurs envisagent que les filles sont protégées en quelque sorte par leur capacité à exprimer leurs émotions. Et que la fugue peut être, dans certains cas, une façon de faire un pas en avant, une façon de faire face à l’adversité. Cette hypothèse est également évoquée par Tyler et Bernasi (2008) qui ajoutent que pour bien considérer les impacts possibles de la fugue, nous devons connaître aussi le sens que les jeunes attribuent à cette expérience. S’agit-il de quitter l’impossible ou d’aller vers quelque chose de nouveau ? Il s’agit là d’une distinction fondamentale qui n’exclut pas la possibilité que la fugue puisse être une expérience traumatisante, mais aussi un mécanisme de survie ou d’adaptation.

Le sens de la fugue

Sur ces considérations, il faut dire qu’un autre pan de la documentation scientifique envisage la fugue sous un autre jour. Ce portrait du phénomène s’appuie sur des recherches qualitatives s’intéressant au point de vue des jeunes à propos des motifs les ayant conduits à fuguer ainsi que sur le sens qu’ils donnent à cette expérience.

Dans cette foulée, Karam et Robert (2013) ont rencontré 10 adolescents (sans précision à propos du sexe des répondants) âgés de 14 à 17 ans ayant été retirés de leur famille et placés dans un milieu substitut durant leur adolescence. En échangeant sur leur récit de vie, ces jeunes ont évoqué diverses raisons les ayant menés à fuguer qui mettent en évidence que cet acte répondait chez eux au besoin de reprendre contact avec leur environnement naturel, de même que le désir de revenir dans leur famille ou, à tout le moins, de reprendre contact avec elle. La fugue constituait aussi un moyen pour les jeunes d’évacuer certaines tensions ayant été engendrées par un conflit ou une situation de crise. Il apparaît également que la fugue était pour ces jeunes une manière de reprendre le contrôle de leur vie et que ce besoin découle, selon les chercheurs, de leur placement dans un milieu substitut sur lequel les jeunes n’ont que peu de pouvoir.

Ces résultats sont très près de ceux que Martinez (2006) a obtenus par l’entremise de 23 entretiens semi-dirigés ayant été réalisés auprès d’adolescents (5 garçons et 18 filles) placés en centres de détention pour mineurs. Cette recherche a été réalisée dans l’intérêt de comprendre notamment pourquoi certains jeunes fuguent de manière répétitive. Trois thèmes ressortent des analyses. Le premier indique que la fugue constituait un moyen pour eux de reprendre un certain contrôle de leur vie. À ce titre, les jeunes accordaient de l’importance à la réaction de leurs parents, qu’ils percevaient comme un indicateur de leurs sentiments à leur endroit et de la possibilité de retourner dans la famille. Pour d’autres, la fugue a été prise comme un moyen d’élargir leur réseau social, de connaître de nouvelles personnes capables de les écouter et de les protéger, ce qui a malheureusement conduit certains jeunes à s’associer à des inconnus sans se douter de leurs réelles intentions. Puis les jeunes expliquent aussi que la fugue constituait à leurs yeux une occasion d’apprendre sur eux, à travers les expériences qu’elle les amènerait à vivre.

Les témoignages de ces jeunes montrent sans nul doute que ces derniers se lancent, bien souvent, de manière impulsive dans cette expérience sans vraiment considérer tous les risques pouvant y être associés. Mais en contrepartie, les résultats de ces recherches laissent entendre, comme d’autres experts l’envisagent aussi, que la fugue pourrait être liée à l’affirmation de besoins psychologiques nouveaux et impératifs chez les jeunes concernés, tels que la réalisation de soi, l’appartenance et la conformité aux pairs (En Marge 12-17, 2002). Ceci soulève la possibilité que la fugue constitue un symptôme, une façon de s’exprimer relativement à une situation qui vraisemblablement ferait obstacle à l’affirmation de certains besoins.

Parmi ces besoins, certains considèrent que la fugue peut servir à mettre en scène une rupture ou une prise de distance, trahissant une impasse psychique ou existentielle, mais pour laquelle le jeune cherche une solution. C’est pourquoi certains estiment qu’il est important de bien distinguer la fugue de l’errance (Guillou, 1998), bien que l’errance puisse s’installer avec le temps dans le parcours d’un jeune qui, au départ, était en situation de fugue. Mais à l’errance s’associe une certaine passivité qui de prime abord ne caractérise pas la nécessité du geste que font les jeunes fugueurs. En ce sens, la fugue peut être considérée comme un acte soudain, sans doute risqué, mais qui s’impose en soi comme une solution à un problème pouvant être d’ordre relationnel.

Dessez et De la Vaissière (2007) expliquent que les activités à risque sont des pratiques sociales paradoxales d’affirmation de soi et de socialisation, et qu’elles sont la manifestation de crises de mutation des adolescents. Ces activités témoigneraient en fait de la lutte de ces jeunes pour être reconnus à l’intérieur de limites qu’ils souhaitent aussi pouvoir identifier. Aussi, Le Breton (2002) ajoute que les conduites à risque des adolescents trouvent leur origine dans l’abandon, l’indifférence familiale, mais aussi à l’inverse dans la surprotection, notamment maternelle. En outre, dans un contexte familial difficile où les jeunes sont témoins ou victimes de violence ou d’agressions sexuelles, ou encore de conflits entre les parents, et même de l’hostilité d’un beau-père ou d’une belle-mère, certains d’entre eux manquent d’orientation pour exister. Les adultes autour d’eux ne parviendraient pas en fait à étayer et à justifier les interdits de manière suffisante pour qu’en définitive, les adolescents puissent internaliser des limites leur servant à se protéger. Mais l’auteur tient à préciser que ces conduites se distinguent de la volonté de mourir. Elles ne servent qu’à assurer la valeur de l’existence et à infirmer l’hypothèse de l’insignifiance personnelle.

Ces considérations laissent donc entendre que le risque pourrait être nécessaire pour certains adolescents, qui en dépit des difficultés qu’ils ont rencontrées, demeurent à une étape charnière de leur développement où ils doivent faire l’expérience de leurs limites et de celles de leurs proches. L’acquisition de l’autonomie, la différenciation et la construction de l’identité ne sont que quelques-uns des processus qui caractérisent cette étape de la vie. L’adolescent se met donc en danger pour devenir un adulte (Hachet, 2001). Le risque fait partie du processus normal de maturation (Abbott-Chapman, Denholm et Wyld 2008). Mais dans ce parcours, les adolescents ont besoin de s’appuyer sur des images d’adultes qui tiennent leurs positions, qui soutiennent le conflit et qui leur garantissent le passage (Dessez et De la Vaissière, 2007).

Méthodologie

Rejoindre les mineurs en fugue dans la rue : Une responsabilité commune en protection de l’enfance a donné lieu à une recherche ayant été réalisée auprès d’un échantillon de 90 répondants, soit 33 jeunes, 10 parents, 15 intervenants du milieu communautaire, 16 intervenants du milieu institutionnel et 16 policiers. Parmi les 33 jeunes, nous comptons 16 garçons et 17 filles âgés de 17 à 20 ans (âge moyen de 16,5 ans). Vingt-six d’entre eux sont d’origine nord-américaine, quatre ont des origines haïtiennes, deux ont des origines arméniennes et un autre, des origines irlandaises. Leur recrutement s’est fait par l’entremise d’intervenants provenant pour la plupart de centres jeunesse (exception faite de deux jeunes de plus de 18 ans qui ont été rencontrés dans un organisme communautaire qu’ils fréquentaient encore régulièrement). Pour les moins de 18 ans, des démarches ont également été entreprises pour joindre leurs parents qui devaient aussi être informés de cette recherche et donner leur consentement pour la participation de leur enfant. Parmi tous les jeunes ayant été sollicités pour participer à cette recherche, très peu ont refusé et trois n’ont pu être rencontrés du fait qu’ils étaient en fugue au moment où l’entrevue devait se dérouler. Les entretiens de recherche se sont tous déroulés sur les lieux où les jeunes vivaient. Quatorze de ces garçons et dix de ces filles étaient en hébergement au moment où nous les avons rencontrés, tandis qu’un garçon et quatre filles étaient en appartement, deux filles vivaient dans leur famille d’origine et finalement un garçon et une fille vivaient alors dans une ressource communautaire. Nous savons aussi que 14 garçons et 16 filles avaient encore des contacts avec leur famille, soit un parent ou un membre de leur fratrie, bien que plusieurs des jeunes de cet échantillon aient été pris en charge par les centres jeunesse au cours de leur vie. Sept filles et trois garçons l’avaient été en vertu de la Loi sur la protection de la jeunesse (LPJ), six garçons et trois filles, en vertu de la Loi sur le système de justice pénale pour adolescents, ainsi que quatre garçons et trois filles, en vertu des deux lois.

Les canevas d’entretien ont été conçus de manière à conduire des entretiens actifs et semi-dirigés (Boutin, 2006). Ils contiennent un grand nombre de questions ayant été élaborées dans le but de répondre aux nombreuses préoccupations des milieux. Ils sont similaires pour toutes les catégories de répondants étant donné que l’un des objectifs de cette recherche était de croiser leurs regards et de confronter leurs points de vue sur la même problématique. Mais ceci ne sera pas fait dans le cadre de cet article puisqu’il se concentre sur le point de vue des jeunes seulement. Ces derniers ont participé à un entretien couvrant les thèmes suivants : 1) avant la fugue : les motifs et la planification ; 2) pendant la fugue : les lieux occupés, les déplacements, les occupations, la survivance, la socialisation, la consommation, les risques, les dangers et la communication ; 3) après la fugue : le retour et l’anticipation du retour, les apprentissages, les impacts sur la famille ; et 4) la protection de l’enfance : les responsabilités des adultes, les changements apportés à la loi, la pertinence des mesures de protection, ce que peuvent apporter les milieux communautaire et institutionnel, et les réseaux d’action intersectorielle. Après cet entretien d’une durée moyenne de 90 minutes, les jeunes ont tous reçu un chèque-cadeau de Subway d’une valeur de 20 $, autorisé par le comité d’éthique à la recherche de l’Université du Québec à Trois-Rivières.

Les enregistrements audio ayant été réalisés avec l’accord des participants ont d’abord fait l’objet d’une transcription intégrale et insérée à même le canevas d’entretien, ceci pour en faciliter la codification par la suite. Ces contenus ont ensuite été intégrés dans le logiciel Nvivo pour l’analyse de données qualitatives. C’est de manière progressive et itérative que s’est affinée la catégorisation du corpus à partir d’un cadre élaboré autour de catégories à la fois déterminées, associées au canevas de départ, et émergentes, émanant du libre discours des répondants. Au final, le matériel a donc été réorganisé autour de grandes thématiques qui ne se collent pas entièrement au canevas d’entretien initial, mais qui tiennent compte plus globalement des dimensions qui émanent de l’ensemble du corpus. Les extraits que nous présentons dans cet article proviennent exclusivement du matériel ayant été recueilli auprès des jeunes dont l’analyse a été réalisée de manière globale, sans faire émerger de différences notables entre les garçons et les filles, mais plutôt des enjeux très semblables entourant notamment leur vision des risques et des occasions pouvant être associés à la fugue, ainsi que des solutions pouvant être apportées. Mais ici, nous nous concentrons néanmoins sur le discours des filles dont l’analyse a été enrichie, comme cela a été le cas pour le reste du matériel de cette recherche, d’une collaboration étroite que la chercheuse a entretenue avec ses partenaires terrain tout au long de la recherche (Huberman et Miles, 1991 ; Turcotte, Dufour et Saint-Jacques, 2009). À plusieurs reprises, celle-ci a été invitée par les membres de différents comités de travail, inhérents à l’ensemble de la démarche ayant été entreprise par l’organisme fiduciaire, pour présenter et discuter des résultats préliminaires de la recherche.

Résultats

Les risques

De prime abord, notons que les jeunes ne nient pas les risques et les dangers qui sont associés à la fugue ; ils en sont des parties intégrantes. Ils se présentent dans les grandes villes notamment, que plusieurs répondants ont fréquentées, dont ces deux jeunes filles de la Mauricie et du Centre-du-Québec qui indiquent que ces lieux sont, à leurs yeux, ceux qui offrent le plus d’occasions de vivre une expérience intense, ainsi que le plus grand nombre de ressources pour pouvoir y survivre.

Montréal, c’est juste que… tout est plus accessible tout le temps, là. La dope 24 heures, les parcs, tout le temps. Y a tellement de monde dans rue que… t’sé, ça paraît pas que t’es dans rue là, carrément. Pis, y a tellement justement de, t’sé, d’églises qui donnent de la bouffe, du monde qui donne d’la bouffe din parc, t’sé, des… Justement, comme chez POPS ou des centres de jour comme icitte. Ou t’sé…C’est fois dix qu’icitte t’sé. Fa que, c’est… c’est super cool pour ça, mais… pour faire de l’argent, c’est vraiment plus tough là.

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Parce que, c’est une place de fous là… Le, le…, surtout les filles là. T’sé, les gars, o.k., y peuvent plus se, se défendre pis se débrouiller. Mais les filles, quand qui sont naïves pis toutes là. Y peuvent se faire avoir facilement là. Pis se faire embarquer dans les réseaux de prostitution, se faire violer ou whatever. Cette affaire-là… Fa que Montréal, c’est vraiment la place à éviter (…). Les gangs de rue, les… les fous men, des affaires de meurtres, de viols, de batailles, pis toute là.

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Cela dit, les risques que les jeunes prennent sont donc bien réels et les adultes qui les entourent ont, sans conteste, de très bonnes raisons de s’inquiéter pour leur sécurité.

En revanche, les jeunes ne sont pas totalement insouciants. Il arrive assez souvent qu’ils s’en tiennent d’abord à des environnements relativement protégés. Le tiers des jeunes répondants ont expliqué qu’ils passaient le plus de temps possible chez des amis, des connaissances, dans leur maison ou leur appartement. C’est ainsi qu’ils se terrent, se cachent pour ne pas être repérés, de même que pour se sentir protégés. Mais cette situation ne dure qu’un temps. En continuant de suivre leurs amis, tout en acceptant toutes les occasions de socialiser et de faire la fête, les jeunes sont présentés bien souvent à de nouvelles personnes dont ils ne connaissent pas toujours les intentions.

Mes amis c’est quasiment juste des vendeurs. Pis, au début t’sé, tu rencontres les personnes, pis moi j’ai rencontré mes amis, pis j’savais même pas qu’c’tait des vendeurs de drogue, jusqu’à temps qu’y fassent une transaction d’vant moé… J’t’ai « Quoi ! ! ! Tu vends ? ! ? ! ? » Moé j’leur ai jamais rien d’mandé là t’sé, j’demande pas d’la drogue à mes amis là… Si y veulent m’en donner, y m’en donneront, mais à part ça t’sé…Y m’en donnent tout l’temps là… tout l’temps, tout l’temps, tout l’temps… Pis y m’disent t’as juste à l’demander. J’y dis : « Hé ! arrête, j’te l’demanderai pas, tu l’sais, fa que, arrête. »

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Dans cette foulée, la consommation qui d’abord attise le sentiment de liberté peut entraîner avec elle des conséquences négatives parmi les plus graves que les jeunes associent à leur expérience. Chez les jeunes que nous avons rencontrés, neuf sont de cet avis. Les groupes qu’ils fréquentaient et qui nourrissaient de prime abord leur sentiment de sécurité les ont amenés à pousser très loin leurs expériences de consommation. Une jeune fille raconte qu’elle a laissé une fois une personne atteinte d’hépatite lui préparer son injection. D’autres sont allés dans des endroits dangereux, ont fréquenté des personnes qu’ils ne connaissaient pas, souvent mal intentionnées, qui les ont parfois agressés et entraînés dans la criminalité.

J’ai rencontré un monsieur. Pis là, le monsieur, j’ai pas compris, y parlait pas notre langue, y parlait pas le québécois. Fa que là, y m’a dit : « Ah viens-t’en, viens avec moi, j’va payer une chambre d’hôtel. » Fa que là, c’est toutes sortes de trucs que là, ça commencé à déraper.

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Mais pire encore, les jeunes constatent qu’en contexte de fugue, ils n’ont pas réussi à s’imposer des limites raisonnables, alors qu’ils souhaitaient non seulement profiter de leur liberté mais vérifier aussi comment ils pouvaient fonctionner en dehors de la surveillance des adultes.

Quand tu pars, tu pars là… pis tu consommes, pis que t’as pas de juste milieu… Comme moi, quand j’consommais pis j’tais chez nous, j’avais un juste milieu… j’tais comme : « J’vas pas arriver trop g’lé chez nous… j’vas pas faire si … » Mais on a pus d’juste milieu…

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À vrai dire, les conséquences découlant des risques que ces jeunes ont pris, de leur propre chef, semblent les avoir beaucoup marqués. Plus encore que les conséquences découlant des dangers auxquels ils ont pu faire face dans la rue, et qui ne dépendaient pas directement de situations qu’ils avaient eux-mêmes créées.

Les opportunités

Cela dit, une bonne dizaine de jeunes de cette recherche ont avoué que les choses ne se sont pas passées comme ils l’avaient imaginé. Mais pour la plupart d’entre eux, cela ne constitue pas un problème en soi. En fait, ce ne sont que quelques jeunes qui ne voient que des côtés négatifs à l’expérience qu’ils ont vécue. En règle générale, ils ont une position plus nuancée. Bien que certains reconnaissent que la fugue a eu plusieurs conséquences négatives, liées notamment à la détérioration de leur état de santé, ces derniers évoquent tout de même que la fugue a été pour eux un moyen de mieux se connaître ainsi que le monde qui les entoure. Plusieurs jeunes témoignent ainsi de l’autonomie et de la débrouillardise qu’ils ont développées. Une jeune fille précise que ses fugues lui ont appris à mieux reconnaître les situations dangereuses et qu’elle est devenue plus fonceuse dans la vie. Un autre jeune explique que la fugue lui a permis de prendre du recul et lui a fait prendre conscience de sa part de responsabilité dans les conflits qu’il avait avec les intervenants. Une jeune fille affirme qu’elle est ressortie de cette expérience avec la conviction qu’on tenait à elle. Ceci lui aurait ensuite donné la force de faire face à son problème de consommation. D’autres jeunes observent aussi quelques améliorations dans leur famille.

Parce que la situation de ma famille a évolué. Chus beaucoup plus proche de ma soeur, beaucoup plus proche de mon père, ma belle-mère est merveilleuse, pis même mon ti-frère est écoutant, ben écoutant (…). Mais chus capable de parler aujourd’hui avec ma famille, beaucoup plus facilement que je l’ai déjà faite. Mais la relation avec ma mère, elle, a absolument pas changé.

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Plus encore, cette jeune fille est d’avis qu’à la veille de leurs 18 ans, les jeunes doivent prendre des risques pour profiter à la fois du temps qui leur reste dans les centres jeunesse et de ceux qui peuvent encore leur donner un filet de sécurité.

Ouais pis y savent pas quoi faire avec, pis y’a quelqu’un qui a dit ça un moment donné t’sé… quand est-ce que c’est mieux de faire nos… de prendre des risques… ou de faire nos erreurs… t’sé est-ce que c’est mieux de les faire avant 18 ans pis que là à limite. Mais si t’es en centre jeunesse, t’as un filet de sécurité. Ou si tu peux pas les faire là, bah t’attends à 18 ans pis là tu te plantes parce que tu as pas de filet de sécurité…

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Il demeure que certains jeunes tirent des conclusions bien difficiles à propos de cette autonomie qu’ils cherchent tant à gagner en fuguant. Ils auront compris qu’ils ne sont pas encore autonomes, à tout le moins pas pour l’instant, et que la liberté qu’ils ont obtenue n’est pas celle qu’ils espéraient.

Ça m’a permis de voir aussi que quand que t’es lousse euh… t’sé c’est pas tout le temps drôle là.

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Mais malgré tout, plusieurs jeunes affirment qu’ils recommenceraient si c’était à refaire. Ils ne sont que cinq à dire qu’ils ne referaient pas une telle chose. En se remémorant les meilleurs moments, les autres préfèrent encore la liberté, bien qu’elle ne soit pas parfaite. Un besoin vital apparemment. Une répondante précise qu’elle serait sans doute devenue folle en restant au centre jeunesse.

Les solutions possibles

Dans cette perspective, c’est la moitié des jeunes que nous avons rencontrés qui ne croient pas qu’il soit possible ni souhaitable d’empêcher les jeunes de fuguer. La contrainte pourrait même avoir des conséquences plus néfastes encore. Toute tentative d’empêcher de faire une telle chose pourrait pousser certains jeunes à prendre de plus grands risques.

Souhaitable ? Non. J’réponds pour moi là parce que ça change absolument rien… Si vous t’sé, si vous empêchez les jeunes de fuguer, mettons qu’vous essayez d’m’empêcher d’fuguer, pis mettons qu’vous réussissez ok… parce que j’garantis pas qu’vous allez réussir parce que… En tout cas… c’est ça… mettons vous m’empêchez d’fuguer, ça va juste me mettre encore plus en criss, pis me donner une bonne raison pour m’en aller plus loin dans ma fugue, pour me cacher de plus en plus pour pas qu’vous m’retrouviez, que j’change de ville, que j’me mette deux fois plus d’en marde pour vous faire chier. Mais dans l’fond, c’est moi qu’ça fait chier… Fa que, dans l’fond, on s’met dans marde à cause qu’on veut vous faire chier, c’est comme… (…) pour pas t’faire pogner, t’es prêt à pas mal toute… pas mal toute… j’dis pas mal toute, parce que t’sé pour moi, j’suis pas prête à m’prostituer, j’suis pas prête à entrer dans un gang de rue, mais j’suis prête à battre quelqu’un, à voler des chars, voler des maisons, mais t’sé j’m’en fous…

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Pour sa part, un garçon affirme qu’il se serait suicidé si on l’avait empêché de fuguer. La fugue était son unique porte de sortie. En fait, les jeunes voient mal comment leur milieu de vie pourrait pallier le besoin de liberté et d’autonomie qu’ils revendiquent. L’institution que plusieurs ont quittée fait l’objet parfois de critiques sévères.

La seule chose qui a été bonne cé que j’tais enfermée genre… Mais les éducateurs y ont juste rajouté à la peine et à la tristesse que j’avais. C’tait juste… c’tait juste… c’était juste méchant… Moi là, tout ce que je vois cé qui sont fucking méchants, moi je te dis y’étaient juste méchants là. Y avait rien d’autre, y avait pas de gentillesse, y en avait qui était fines là mais… non.

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Ou encore, sans nier qu’on y apprend certaines choses, les jeunes indiquent qu’ils n’y trouvent pas ce dont ils ont besoin.

Bah pas de toujours leur dire bon euh… « Veux-tu que je fasse tes toasts ? » Bah, c’est sûr que si a fait ton déjeuner tout le kit là, c’est correct là, avoir plus d’activités de cuisine, mais pas être obligé de… On fait la ligne pour aller à telle place. T’sé ça marche pas ça, faut que tu leur donnes de l’autonomie, faut tu leur fasses, faut tu leur donnes un sentiment de confiance (…). C’est toutes des activités vraiment poches là. T’sé de donner, donner plus le choix aux jeunes… « Qu’est-ce que vous voulez faire ? » Emmenez-en des projets, on va les faire, on va les construire, on va les monter. Vous voulez du sport, on va en faire, let’s go, t’sé on bouge.

11151, Jeune, Fille, Communautaire, Montréal

Au point, dans certains cas, de se replier sur eux-mêmes pour ainsi devenir entièrement imperméables à tous les contacts dans le milieu.

Plus maintenant… parce j’suis rendue à un stade de ma vie où c’que y a pus grand monde qui ont d’l’emprise sur moi, parce que y l’savent très bien, même qui me l’ont dit en rencontre, on sent qu’on peut même pus t’approcher… Genre, j’suis rendu… j’me fous d’toé, j’me fous d’toé, j’me fous d’toé, crissez-moi la paix… Approchez-moi même pas, j’ai même pas l’goût d’vous parler. C’est laissez-moi faire mon temps, j’vas crisser mon camp après, c’est toute… c’est ça…

12124, Jeune, Fille, Institutionnel, Québec

Autrement dit, les jeunes expliquent que la fugue constitue une mise à distance nécessaire de leur milieu de vie, faisant que ce dernier ne peut pallier directement ce besoin, sinon par l’écoute, l’ouverture et la communication. Ils souhaiteraient ainsi partager les expériences qu’ils veulent vivre, à condition toutefois que ces échanges ne soient pas destinés à leur mettre des interdits.

C’est d’ailleurs pourquoi nous leur avons demandé s’il était souhaitable de laisser plus de liberté aux jeunes. Ces derniers sourient pour la plupart à cette éventualité. On pourrait ainsi apaiser la colère, les frustrations, l’indignation et le sentiment d’être enfermé. Mais les répondants ajoutent que des risques seraient forcément associés à cette pratique, tout en ajoutant que les jeunes les prendront de toute façon. Dans l’extrait qui suit, cette répondante explique que ces risques valent la peine d’être pris, pour la confiance qui leur serait ainsi témoignée. En retour, les jeunes pourraient en déduire qu’ils peuvent aussi se faire confiance et s’appuyer ensuite sur elle pour avancer dans la vie.

Oui y a des risques, mais ça s’rait quoi la vie si on en prenait pas… y’ a des risques de perdre le jeune, y a des risques… y a des risques immenses de de… T’sé ça s’peut qu’le jeune te manipule ben raide là pour te dire, écoute, j’consomme quasiment pas bla bla bla, pis qu’tu y laisses d’la liberté pis qu’dans l’fond, y r’vient super scrap pis qu’y’a failli mourir ok… Mais t’sé, si l’jeune est vraiment honnête, tu vas pas l’priver d’la liberté qui peut avoir… T’sé c’est sûr que y a des risques à prendre, mais moi j’trouve qu’y en valent la peine, parce que ceux qui ont l’droit à leur liberté, y doivent l’avoir. (…) Quels sont ces bénéfices ? Ça s’rait de pouvoir avancer dans vie… d’avancer dans vie parce que en donnant une liberté au jeune, ça va prouver que vous avez confiance en lui. Fa que, ça va l’aider à avoir lui-même confiance en lui… pis pouvoir se voir plus tard faire quelque chose de sa vie et non vendre d’la drogue toute le reste de sa vie dans l’fond…

12124, Jeune, Fille, Institutionnel, Québec

Or, de manière générale, les jeunes sont d’avis qu’avec plus de liberté, ils pourraient mieux se développer, à condition toutefois que certaines limites soient imposées. On propose notamment d’accorder cette liberté de manière graduelle. Ou de travailler de façon personnalisée, puisque malgré tous les avantages que l’on puisse associer à cette pratique, certains jeunes pourraient en abuser et développer des problèmes plus graves que ceux qu’ils avaient avant, notamment des problèmes de dépendance aux drogues.

Cela dit, une liberté assistée serait sans doute la meilleure option, parce que la liberté que les jeunes revendiquent n’est pas tant celle qui leur permettrait de se libérer des structures rigides de l’établissement ni de rompre les liens avec les gens qu’ils quittent, mais celle qui leur permettrait d’aller à leur propre rencontre et de vérifier leur capacité à fonctionner seuls dans le monde qui les attend.

Mais certains jeunes doutent du fait que les intervenants puissent prendre un tel virage, sachant qu’une telle pratique leur demanderait de bien connaître les jeunes, de bien vouloir garder le contact avec eux durant leurs sorties, de ne jamais rompre la communication avec eux et de rester disponibles en toutes circonstances. Vingt-deux des jeunes que nous avons rencontrés ont établi un contact avec un intervenant durant l’une de leur fugue, dont neuf avec un intervenant du centre jeunesse. Ils souhaitaient ainsi éviter la panique, rassurer et faire en sorte que l’on cesse les recherches. Mais ils voulaient aussi discuter et être guidés relativement à des situations difficiles et établir avec eux des ententes pour que leur retour soit constructif.

Discussion

Le discours des filles que nous avons présenté dans cet article laisse voir, en premier lieu, que les risques qu’elles prennent alors qu’elles sont en fugue ainsi que les dangers pouvant y être associés sont bien réels. En conséquence, nous pourrions comprendre que ces témoignages soient de nature à soulever de grandes inquiétudes. Notamment chez les intervenants des centres jeunesse fortement interpellés par les enjeux de l’imputabilité que leur attribue leur mandat et conscients du fait que les situations dans lesquelles ces jeunes se placent représentent pour les filles de très grands défis. D’autant plus que ces résultats rappellent ceux des premières recherches que nous avons documentées dans cet article, indiquant que la fugue constituerait un enjeu majeur pour les jeunes les plus à risque et pouvait les conduire vers de nouveaux traumatismes qui, en définitive, les amèneraient à développer des désordres post-traumatiques (Withbeck et al., 2000 ; Withbeck et al., 2007).

En revanche, les résultats de cette recherche ne mettent pas moins en évidence que les filles, comme les autres répondants, tirent des apprentissages importants de ces expériences. Malheureusement, ces apprentissages découlent parfois des expériences les plus difficiles. Certaines d’entre elles en sont ressorties terrifiées en quelque sorte, constatant aujourd’hui qu’elles n’ont pas su s’imposer des limites et qu’elles ont bien failli y laisser leur peau. Qu’elles n’ont pas su non plus profiter de leur liberté comme elles l’auraient souhaité et qu’en définitive, il est difficile pour elles de fonctionner seules en dehors de la surveillance des adultes dont elles tentent de s’affranchir en quelque sorte.

Mais d’autres semblent néanmoins avoir tiré leur épingle du jeu. Ces dernières témoignent des gains qu’elles ont tirés de leur expérience, reliés à l’autonomie, à la débrouillardise, à la connaissance du monde qui les entoure et à la capacité qu’elles ont développée à reconnaître les dangers. Ces gains sont également reliés au recul que ces jeunes ont pris relativement à certaines situations, les amenant à mieux comprendre leur part de responsabilité dans des conflits qu’elles entretenaient avec des intervenants ou encore à constater que les adultes qui les entourent sont soucieux de leur bien-être et de leur sécurité. Dans certains cas, ces constats ont propulsé les jeunes et leur ont donné la force de faire face à leurs difficultés. Et bien que toutes n’aient pas connu des issues aussi positives, plusieurs affirment qu’elles fugueraient de nouveau si cela était à refaire. Parce que si elles n’avaient pas fait ce pas en avant, les amenant à prendre une bouffée d’air en dehors des institutions, les conséquences auraient sans doute été encore plus graves pour elles.

Cela dit, ces témoignages laissent penser que ces jeunes, les filles tout autant que les garçons, ont des besoins fondamentaux. Et apparemment, ces besoins sont reliés au désir qui habite ces jeunes de s’affranchir et de connaître leur véritable valeur. Ces résultats rappellent ceux de la recherche de Martinez (2006) indiquant que la fugue constituait pour les jeunes une occasion d’apprendre sur eux, à travers les expériences qu’elle les amènerait à vivre. Mais dans la recherche dont il est question ici, nous voyons en plus que cette mise à distance de leur milieu de vie permet aussi aux jeunes filles de mettre à l’épreuve la force des liens qui les relient tant à l’intérieur qu’à extérieur de l’institution. Comme si elles tentaient de préparer, à leur manière, leur passage à la vie adulte, sachant qu’elles ne pourront plus, après l’âge de 18 ans, compter sur l’institution pour assurer leur protection.

Dans la transition, il semble donc que les filles que nous avons rencontrées estiment qu’il serait souhaitable que des dispositifs soient mis en place pour leur permettre d’apprivoiser leur liberté, mais sans pour autant rompre les liens avec les adultes qui les entourent, dont font partie les intervenants, avec qui elles pourraient échanger durant le processus. En d’autres mots, le principal enjeu pour ces jeunes ne semble pas être celui de quitter l’institution à tout prix. Comme nous l’avons vu d’ailleurs, certains y reviennent au besoin en voyant d’un bon oeil le filet de sécurité que les centres jeunesse leur offrent encore avant leurs 18 ans. Non, le principal enjeu semble être relié à la possibilité de développer avec elles une relation différente, une relation qui sans doute devrait être moins axée sur leur protection mais davantage sur l’accompagnement, avec les risques que pourrait comporter une telle pratique, dans un processus où il leur serait permis de vivre des expériences les amenant à vérifier leur capacité à fonctionner de manière autonome au cours de la prochaine étape de leur vie.

Conclusion

Ces considérations ne tiennent pas compte évidemment du point de vue des intervenants, ni même des contextes organisationnels actuels voulant qu’il soit difficile pour les institutions d’assurer une continuité des liens entre les jeunes et les intervenants, voire une stabilité des services qui soit acceptable. Mais les constats que nous faisons ici sur les besoins que les jeunes expriment apparemment au moyen de la fugue nous placent néanmoins devant l’évidence que pour assurer la protection des mineurs en fugue (filles et garçons), sans contraindre leur développement, les adultes devront trouver un point d’équilibre entre deux types d’intervention. D’abord, celles qu’ils devront développer autour des jeunes, et sans doute avec eux aussi, pour assurer leur sécurité. Et en ce sens, les institutions devront sans aucun doute consolider leurs liens avec leurs partenaires dans la communauté (organismes, familles et autres membres de l’entourage). Puis, nous pensons aussi aux interventions qu’ils devront développer pour s’assurer que les jeunes acquièrent, à l’intérieur d’eux, le sentiment qu’ils peuvent assumer et assurer leur propre sécurité.

Sans doute que pour atteindre ces objectifs, les interventions devront se décliner différemment selon le sexe, considérant que les filles et les garçons peuvent devoir faire face à des dangers différents et que le sentiment de sécurité pourrait, chez l’un comme chez l’autre, être rattaché à des représentations différentes. Ce point met d’ailleurs en relief une des limites de cette recherche qui n’a pas été réalisée dans une perspective comparative à proprement parler. Si elle met en lumière que le sens et les besoins que les filles expriment avec la fugue sont semblables à ceux des garçons, elle ne permet pas de savoir si les filles se distinguent néanmoins sur certaines dimensions spécifiques de leur expérience (types d’évènements, stratégies, réponses de l’environnement). C’est pourquoi il serait utile de poursuivre les recherches en ce sens. Pour aider les intervenants à adapter le mieux possible leurs interventions et ainsi, répondre véritablement aux besoins que cette première recherche met en évidence chez les mineures en fugue, qui est celui de développer leur capacité à affronter la réalité qui les attend.