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Introduction

La grossesse, état essentiellement féminin qui amène une vulnérabilité particulière, incarne la quintessence de la femme à la marge. Le Code criminel prévoit différentes infractions relatives à la grossesse, des infractions genrées qui amènent l’accusation de femmes devant faire face à la maternité, souvent bien malgré elles. Ce texte analyse ces infractions dans une approche qui fait le lien entre le passé et le présent.

En droit canadien, mise à part la grossesse forcée comme forme de crime international, il n’existe plus de crime dont seule la femme peut être victime (c’était auparavant le cas du viol et de la séduction sous promesse de mariage ou par un capitaine de navire). Par contre, il existe des crimes dont seule la femme, enceinte ou ayant accouché récemment, peut être accusée, pouvant amener une marginalisation supplémentaire de ces femmes. Ainsi, nous aborderons dans un premier temps les infractions relatives à l’avortement et au fait de tuer un enfant lors de sa mise au monde, puis, dans un second temps, les infractions reliées à la grossesse dont seule la femme peut être accusée, soit la négligence à se procurer de l’aide lors de l’accouchement et l’infanticide et, finalement, les autres infractions ayant historiquement visé les femmes qui venaient d’accoucher, soit la suppression de part et l’abandon d’enfant.

Le texte adopte une perspective historique qui fait référence au contexte dans lequel ces infractions ont été criminalisées au Canada, pour le mettre en relief à l’aide de cas d’application plus récents, tirés de la jurisprudence. Entre autres, plusieurs décisions récentes de la Cour suprême du Canada sur ces infractions montrent l’actualité des questions posées dans ce contexte. Le texte remet en question la cohérence et le modernisme de ce régime législatif.

Infractions relatives à l’avortement et au fait de tuer un enfant pendant sa mise au monde : un manque de cohérence

Le Code criminel canadien interdisait l’avortement, sauf à des fins thérapeutiques, tout en prévoyant une peine plus clémente pour les femmes se faisant avorter (2 ans d’emprisonnement) que pour les avorteurs (perpétuité). Cependant, « aucune femme au Canada ne s’est fait accuser d’avoir interrompu illégalement une grossesse » (Dumont, 1980-1981, p. 165).

Depuis 1988, l’avortement n’est plus un crime au Canada. En effet, dans l’arrêt Morgentaler, la Cour suprême a invalidé l’article du Code criminel qui criminalisait le fait de procurer un avortement parce que celui-ci portait atteinte aux droits et libertés reconnus aux femmes par l’article 7 de la Charte canadienne. La disposition invalidée prévoyait un régime d’avortement thérapeutique, lequel était permis lorsque la grossesse menaçait la vie ou la santé de la mère, mais selon une procédure complexe, qui n’était pas accessible à toutes les femmes à travers le pays. L’inaccessibilité de la procédure et les délais qu’elle impliquait violaient le droit à la sécurité des femmes, d’une façon qui n’était pas conforme aux principes de justice fondamentale. De plus, une atteinte à la liberté est présente, non seulement par la menace d’emprisonnement, mais également, selon la juge Wilson, puisque la liberté doit permettre à la femme de faire des choix de vie fondamentaux, comme celui de mener une grossesse à terme ou non.

À la suite de l’invalidation de la disposition du Code criminel relative à l’avortement, le Parlement fédéral a tenté à de multiples reprises de prévoir une nouvelle disposition sur le sujet, sans succès (Lemonde, 2009). La question est si sensible et polarise tellement la société comme ses parlementaires qu’elle demeure intouchée. La conséquence est que l’article du Code criminel relatif à l’avortement n’a toujours pas été abrogé par le Parlement et y figure donc encore… près de 30 ans après la décision Morgentaler ! Le droit criminel n’a pas été revu afin de l’harmoniser avec la légalisation de l’avortement. Ainsi, les infractions suivantes, prévues au Code criminel, sont toujours applicables :

163 (2). Corruption des moeurs – Commet une infraction quiconque, sciemment et sans justification ni excuse légitime, selon le cas (…)

c) offre en vente, annonce ou a, pour le vendre ou en disposer, quelque moyen, indication, médicament, drogue ou article destiné à provoquer un avortement ou une fausse couche, ou représenté comme un moyen de provoquer un avortement ou une fausse couche, ou fait paraître une telle annonce ;

288. Fournir des substances délétères – Est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de deux ans quiconque illégalement fournit ou procure une drogue ou autre substance délétère, ou un instrument ou une chose, sachant qu’ils sont destinés à être employés ou utilisés pour obtenir l’avortement d’une personne du sexe féminin, que celle-ci soit enceinte ou non.

Maintenant que la criminalisation de l’avortement a été déclarée inconstitutionnelle, on peut s’interroger sur la constitutionnalité de ces infractions (Commission de réforme du droit du Canada, 1989). Rappelons que dans les siècles passés, les tentatives d’avortement se faisaient souvent en ingurgitant des breuvages composés de substances diverses : « de sabine, d’armoise, de rue, d’ergot de seigle, de tanaisie, de menthe pouliot ou de quinine » (Chênevert, 2003, p. 56). Les dispositions, toujours en vigueur, n’exigent pas que la substance soit frauduleusement présentée comme ayant des vertus abortives ; elles s’appliquent non seulement aux substances nocives, mais à tout médicament ou chose. Il faut toutefois que l’acte soit commis sans justification ou illégalement, ce qui est loin d’être clair dans le contexte actuel. Ainsi, on peut se demander si elles ne pourraient pas s’appliquer à certaines formes de contraceptifs tardifs (pilule du lendemain), de pilule abortive ou de substances utilisées dans le contexte d’avortements (anesthésiant ou autre), par exemple à cause de leurs effets secondaires importants. Malgré le fait qu’il est peu probable que des accusations criminelles soient déposées de nos jours pour ce type d’infractions, le fait qu’elles y demeurent démontre l’archaïsme et l’incohérence du Code au sujet de la liberté d’une femme de mettre fin à sa grossesse et celui d’un professionnel de la santé, comme un pharmacien, d’y contribuer.

Le projet de loi C-51, tout récemment déposé à la Chambre des communes, prévoit d’ailleurs l’abrogation de ces deux dispositions reliées à l’avortement. Ce projet de loi vise justement à abroger les dispositions désuètes, inconstitutionnelles ou dont la constitutionnalité est fragile.

Le Code criminel contient également deux infractions applicables aux décès lors de la mise au monde. On distingue le cas où le foetus meurt avant de venir au monde de celui où l’enfant meurt après sa naissance.

L’article 238 C.cr. prévoit l’infraction de tuer, au cours de la mise au monde, un « enfant non encore né » : « Est coupable d’un acte criminel et passible de l’emprisonnement à perpétuité toute personne qui, au cours de la mise au monde, cause la mort d’un enfant qui n’est pas devenu un être humain, de telle manière que, si l’enfant était un être humain, cette personne serait coupable de meurtre. » Cette infraction, qui s’applique à la destruction tardive du foetus, a probablement été adoptée afin de faire le pont entre les infractions d’avortement et d’infanticide et de s’assurer que tous les cas soient criminalisés (Backhouse, 1983, p. 112 ; Commission de réforme du droit du Canada, 1989, p. 8). Le législateur a voulu éviter un vide juridique entre l’avortement et l’homicide. Ainsi, tuer un foetus lors de sa mise au monde est une infraction, même si ce n’est pas un avortement en tant que tel ni un homicide, car ce n’est pas une personne qui est tuée.

Le Code criminel précise clairement que le foetus ne devient une personne que lorsqu’il naît. La jurisprudence établit d’ailleurs que le foetus n’est pas considéré comme une personne (Tremblay c. Daigle, 1989), et ce, même lorsqu’il se trouve dans la filière génitale (R. c. Sullivan, 1991). La définition d’homicide peut cependant inclure des blessures infligées avant ou pendant la naissance, mais dans ce cas, contrairement à l’infraction précédente, l’enfant doit être né avant de décéder :

223 (1). Quand un enfant devient un être humain – Un enfant devient un être humain au sens de la présente loi lorsqu’il est complètement sorti, vivant, du sein de sa mère :

a) qu’il ait respiré ou non ;

b) qu’il ait ou non une circulation indépendante ;

c) que le cordon ombilical soit coupé ou non.

(2) Fait de tuer un enfant – Commet un homicide quiconque cause à un enfant, avant ou pendant sa naissance, des blessures qui entraînent sa mort après qu’il est devenu un être humain.

C’est donc dire que, selon le Code criminel, un enfant n’est pas nécessairement un être humain ! On utilise le terme « enfant » pour viser, dans certains cas, des foetus, ce qui est loin d’être neutre. Pour certaines infractions, comme la suppression de part que nous analyserons plus loin, « l’enfant » visé peut ne jamais être devenu un être humain ou une personne.

Ce type d’homicide semble pouvoir être applicable à certaines méthodes d’avortements tardifs, qui requièrent l’introduction dans le liquide amniotique de substances qui provoquent l’accouchement d’un bébé qui est habituellement mort-né, bien que ce ne soit pas toujours le cas. La Commission de réforme du droit du Canada (1989) conclut donc : « Malgré l’arrêt Morgentaler, donc, quiconque exécute un avortement thérapeutique pourrait vraisemblablement être déclaré coupable dans certains cas du crime d’homicide pour avoir causé la mort du foetus après la naissance » (p. 23).

Ces différentes infractions relatives à l’avortement et à l’accouchement sont inutilement compliquées, manquent de clarté et sont inadéquates sur les plans social, médical et constitutionnel (Commission de réforme du droit du Canada, 1989). Elles sont difficilement conciliables avec l’arrêt Morgentaler et avec les droits des femmes. À ce chapitre comme dans bien d’autres, notre Code criminel doit être actualisé et revu, notamment à cause de ces dispositions qui risquent de mettre les femmes enceintes à la marge. De plus, elles reflètent un contexte social dépassé où l’accès à l’avortement était difficile, inefficace et criminel (Cliche, 1990).

Les infractions reliées à la grossesse applicables à la femme seulement

Le Code criminel prévoit deux infractions dont seules les femmes peuvent être trouvées coupables : la négligence à se procurer de l’aide lors de l’accouchement et l’infanticide. Ces dispositions reflètent le fait que seules les femmes peuvent porter et mettre au monde des enfants, mais, au-delà de cette réalité biologique, elles traduisaient également une réalité sociale qui faisait en sorte que les femmes pouvaient se retrouver particulièrement désemparées et vulnérables relativement à une grossesse non désirée. Cette vulnérabilité pouvait les amener à commettre des actes qui feraient d’elles des criminelles, des femmes à la marge.

La négligence lors de l’accouchement

Tout d’abord, l’article 242 C.cr. prévoit l’infraction de négligence à se procurer de l’aide lors de la naissance d’un enfant, qui se lit comme suit : « Est coupable d’un acte criminel et passible d’un emprisonnement maximal de cinq ans une personne du sexe féminin qui, étant enceinte et sur le point d’accoucher, avec l’intention d’empêcher l’enfant de vivre ou dans le dessein de cacher sa naissance, néglige de prendre des dispositions en vue d’une aide raisonnable pour son accouchement, si l’enfant subit, par là, une lésion permanente ou si, par là, il meurt immédiatement avant, pendant ou peu de temps après sa naissance. »

Pour que cette infraction soit consommée, il faut que le décès ou la lésion à l’enfant soit attribuable à la négligence de sa mère lors de l’accouchement (d’où le « par là »), et non à des événements ayant suivi l’accouchement. Par exemple, dans l’affaire Bryan (1959), une femme ayant accouché seule et croyant l’enfant mort, l’a jeté dans une chute à déchets et l’enfant a été, de ce fait, incinéré vivant. La majorité de la Cour d’appel de l’Ontario a estimé que la mort de l’enfant ne découlait pas de la négligence à l’accouchement, mais bien d’événements subséquents, ce qui rendait la mère non coupable de cette infraction. De plus, le laps de temps entre l’accouchement et le décès, de 9 heures à 17 heures dans ce cas, était trop long pour qu’on considère qu’il s’agissait de « peu de temps ».

Il faut aussi une intention spécifique d’empêcher l’enfant de vivre ou de cacher sa naissance. Cependant, il n’est pas nécessaire que le foetus soit devenu une personne pour que cette infraction soit consommée, car « l’enfant » – le vocabulaire est significatif – peut être mort avant sa naissance. Présente dans le Code criminel de 1892, cette infraction reflète la réalité des filles-mères enceintes d’enfants qui étaient alors considérées comme illégitimes et qui accouchaient dans la solitude, afin de cacher leur situation. Le vocabulaire relatif à l’enfant n’a pas été adapté plus récemment à la suite des décisions de principe Morgentaler (1988) et Tremblay (1989).

Des femmes sont encore aujourd’hui accusées (R. c. Levkovic, 2010 ; R. c. Levkovic, 2013 ; Levkovic, 2014 ; R. c. Morrow, 2008) et trouvées coupables (R. c. Anderwald, 2005 ; R. c. Jones, 2005) de cette infraction, ignorant souvent qu’elles sont enceintes au moment de leur accouchement. En effet, comme plusieurs crimes reliés à l’accouchement, cette infraction se produit souvent dans un contexte de déni de grossesse.

L’infanticide

Ensuite, l’infraction, visant la femme, qui a été davantage appliquée, bien qu’il n’y ait jamais eu un très grand nombre de cas, est celle d’infanticide. La disposition à ce sujet, inspirée de la loi britannique, se lit ainsi :

233. Une personne du sexe féminin commet un infanticide lorsque, par un acte ou une omission volontaire, elle cause la mort de son enfant nouveau-né, si au moment de l’acte ou de l’omission elle n’est pas complètement remise d’avoir donné naissance à l’enfant et si, de ce fait ou par suite de la lactation consécutive à la naissance de l’enfant, son esprit est alors déséquilibré.

Il existe ainsi une relation mère-enfant entre la personne accusée et la victime (R. c. L.B., 2011, paragr. 59), un « enfant nouveau-né » que le Code criminel définit comme une personne âgée de moins d’un an (art. 2 C.cr.).

L’article 233 C.cr. contient une infraction moindre et incluse à celle de meurtre (662(3) C.cr.) qui est punie bien moins sévèrement que celui-ci. En effet, la peine pour l’infanticide est un emprisonnement maximal de cinq ans (art. 237 C.cr.) plutôt que l’emprisonnement à perpétuité (art. 235 C.cr.). En ce sens, cette disposition est particulière parce qu’elle prévoit une infraction, mais avec des caractéristiques d’un moyen de défense partiel (Grant, 2010 ; Sanjeev, 2010). La Cour d’appel de l’Ontario, dans R. c. L.B. (2011), a fait une analyse très exhaustive de l’historique et de l’interprétation de la disposition relative à l’infanticide, afin de déterminer dans quelle mesure l’infanticide peut être une défense à une accusation de meurtre. La Cour détermine que l’infanticide ne requiert pas la preuve de la mens rea du meurtre et qu’il peut constituer un moyen de défense à une telle accusation. Dans le contexte approprié, le jury doit se demander, en premier lieu, si l’infraction d’infanticide est prouvée, et c’est seulement à défaut qu’il analysera la question de la culpabilité pour le meurtre.

Après avoir refusé la permission d’en appeler dans l’affaire R. c. L.B. (2011), la Cour suprême du Canada a récemment dû clarifier la question, dans l’affaire R. c. Borowiec (2016, paragr. 15), son premier arrêt sur l’infanticide, dans lequel elle valide l’analyse de la Cour d’appel dans L.B. :

« L’infanticide peut constituer à la fois une infraction autonome et, comme en l’espèce, une défense partielle en réponse à une accusation de meurtre : L.B., paragr. 99 et 104 ; Guimont, p. 165. Lorsque la preuve donne une vraisemblance à la défense d’infanticide, le ministère public doit prouver hors de tout doute raisonnable qu’elle ne s’applique pas : L.B., paragr. 137. »

Parce que l’esprit de la femme est déséquilibré du fait d’avoir donné naissance à un enfant, on excuse partiellement son comportement et on la trouve coupable d’infanticide. Or, ce dérèglement de l’esprit consécutif à l’accouchement n’a même pas à être prouvé (art. 663 C.cr.), il est présumé chez la femme accusée d’infanticide ! Comme l’écrivait Dumont au début des années 1980 :

« Et si une femme par ailleurs bafouait son rôle de mère au point de tuer son enfant, qu’arrivera-t-il ? Oeuvre inimaginable au point d’affirmer que c’est nécessairement le fait d’une folle ? En effet, si le droit criminel dispose que toute personne accusée d’un crime est présumée saine d’esprit à moins de démonstration contraire, le Code criminel stipule que si une mère tue son nouveau-né, elle peut être accusée d’infanticide au lieu de meurtre ; on présuppose en pareil cas qu’elle souffre de troubles mentaux et qu’elle n’est plus saine d’esprit. La présupposition n’a donc pas besoin de démonstration judiciaire, l’accusation réduite est une preuve suffisante. »

Dumont, 1980-1981 p. 178

Les femmes ayant tué leur nouveau-né sont cependant de nos jours de plus en plus accusées de meurtre et de moins en moins accusées d’infanticide (Cunliffe, 2009 ; Grant, 2010 ; R. c. Effert, 2011 ; R. c. L. B., 2011). Or, dans le cas d’accusation de meurtre, cette présomption ne joue pas et l’infanticide est plutôt appliqué comme moyen de défense. La plupart des déclarations de culpabilité pour infanticide font suite à un plaidoyer de culpabilité (R. c.L. B., 2011, paragr. 1).

Récemment, dans l’arrêt R. c. Borowiec (2016), la Cour suprême a eu à interpréter les termes « son esprit est alors déséquilibré » (her mind is then disturbed, en anglais), afin de déterminer s’ils impliquaient la présence de troubles mentaux ou s’ils impliquaient plutôt une forme plus souple de dérèglement. La Cour conclut que « le législateur n’entendait pas restreindre la possibilité de porter des accusations d’infanticide aux situations où la santé psychologique de la femme a été gravement compromise ou à celles dans lesquelles des troubles mentaux ont été établis », ce qui amènerait plutôt, selon l’article 16 C.cr., un verdict de non-responsabilité criminelle. L’expression prévoit plutôt une norme souple, qui serait synonyme de « mentalement agité », « mentalement instable » ou « frappé de confusion mentale », ce qui est un standard moins exigeant et moins stigmatisant pour les mères.

Le déséquilibre doit tout de même avoir résulté « du fait » que l’accusée n’était pas complètement remise, établissant un lien de causalité entre l’accouchement ou l’allaitement et la fragilité mentale. Par contre, aucun lien de causalité n’est exigé entre le déséquilibre mental et les actions de la mère (R. c. Borowiec, 2016 ; R. c. Guimont, 1999 ; R. c. L.B., 2011), il est en quelque sorte implicite. Certains estiment qu’une telle exigence de causalité devrait être ajoutée (Kim, 2013).

L’écart entre cette perception de la femme ayant récemment accouché et l’état des connaissances scientifiques (Friedman, Cavney et Resnick, 2012 ; Motz, 2010 ; Stangle, 2008) montre l’archaïsme de cette disposition. Plusieurs estiment, en conséquence, que cette infraction crée une catégorie quasi médicolégale (Johnson Kramer, 2005) qui devrait être abrogée (Commission de la Réforme du Canada, 1984 ; Sanjeev, 2010). Cependant, cette décision ne peut être prise sans avoir en tête l’historique de cette infraction, dont le fait que son adoption permettait d’éviter la peine de mort aux jeunes mères qui risquaient sinon d’être trouvées coupables de meurtre (Seaborne Davies, 1937). Ainsi, le lien entre l’enfantement et le trouble mental n’a jamais été établi scientifiquement, il était plutôt un prétexte utilisé par le législateur pour justifier un traitement plus clément aux femmes (Osborne, 1987).

En effet, la recherche scientifique établit plutôt que le néonaticide, soit le fait de tuer son enfant lors de son premier jour de vie, est presque toujours commis par la mère à la suite d’un déni de grossesse ou d’une grossesse cachée (Friedman et al., 2012 ; R. c. Leung, 2014 ; Motz, 2010). Le fait que l’enfant ne soit pas désiré explique beaucoup plus le comportement que le déséquilibre mental (Friedman et al., 2012). La majorité des accusations d’infanticide impliquaient non pas des femmes ayant de graves problèmes mentaux, mais plutôt un profil socioéconomique particulier : jeune, célibataire, qui accouche seule et sans soutien (Grant, 2010). Comme l’écrit Motz (2010), dans le cas de l’infanticide, « The social reality of shame, isolation and hardship should not be equated with the biological condition of postnatal instability » (p. 183).

Isabel Grant (2010) estime que l’interprétation de l’article 233 C.cr. relatif à l’infanticide doit se faire en tenant compte des dimensions socioéconomiques de la grossesse et de l’accouchement et de la mesure dans laquelle ce contexte peut contribuer au déséquilibre de l’esprit de certaines femmes. Elle conclut : « Particularly because infanticide is a gendered crime, and one that is intimately related to their reproductive role in society, it is important not to block its availability to women who find themselves in such desperate circumstances » (Grant, 2010, p. 271).

Le fait que des femmes, souvent jeunes et défavorisées, puissent bénéficier de cette disposition relative à l’infanticide, entendue comme un moyen de défense partiel, complexifie la réflexion sur l’opportunité de maintenir un tel sauf-conduit. Une question similaire se pose relativement à la défense de provocation (art. 239 C.cr.), autre défense partielle à une accusation de meurtre, qui s’est souvent appliquée dans des contextes machistes dont les femmes ont été largement victimes (Horder, 1992). Dans ce cas, c’est plutôt par l’interprétation jurisprudentielle qu’on tente de s’éloigner de l’application stéréotypée, faute de modification législative s’expliquant notamment par la rigueur de la peine mandatoire d’emprisonnement à perpétuité pour le meurtre.

Avant même l’introduction de la disposition relative à l’infanticide au Code criminel en 1948, les mères qui tuaient leur nouveau-né, ce qui pouvait être assez fréquent dans les siècles passés, attiraient systématiquement la clémence des juges et des jurys, conscients de la réalité sociale que ce comportement reflétait, soit celle d’une jeune fille sans ressource qui tente de cacher une naissance illégitime qui la déshonore (Chênevert, 2003 ; Cliche, 1990 ; McLachlin, 1991 ; Seaborne Davies, 1937). Cette tolérance pouvait découler de l’inaccessibilité et de l’inefficacité d’autres méthodes de régulation des naissances, que ce soit des contraceptifs ou l’accès à l’avortement, qui faisaient de l’infanticide un moyen postnatal de régulation des naissances (Backhouse, 1984 ; Chênevert, 2003). Devant une grossesse non désirée que la femme est forcée de poursuivre, faute de solution de rechange, l’infanticide devenait un dernier recours.

Les autres infractions visant historiquement les mères

La suppression de part

Au 19e siècle, les femmes accusées d’avoir tué leur enfant invoquaient souvent en défense le fait que l’enfant était mort-né. Comme ces femmes accouchaient presque toujours seules, cet argument était difficile à contrer. Or, si l’enfant n’est pas né vivant, sa mère ne peut pas être reconnue coupable de l’avoir tué. Afin de pouvoir tout de même déclarer ces femmes coupables, le législateur a adopté l’infraction de suppression de part (art. 243 C.cr.), applicable uniquement aux femmes à l’époque, mais à quiconque maintenant, consistant à faire disparaître le cadavre d’un enfant dans l’intention de cacher le fait que sa mère lui a donné naissance, que l’enfant soit mort avant, pendant ou après la naissance (Backhouse, 1984). Pour cette infraction moindre et incluse au meurtre et à l’infanticide (662(4) C.cr.), passible de deux ans d’emprisonnement, le taux de condamnation était beaucoup plus élevé que dans les cas d’infanticide.

La Cour suprême du Canada a récemment eu à déterminer de la constitutionnalité de cette infraction dans l’affaire R. c. Levkovic (2013), où une femme était accusée de suppression de part après avoir laissé des restes de bébé humain dans un sac sur le balcon d’un appartement. Elle prétendait que la définition de l’infraction était imprécise, en violation des principes de justice fondamentale prévus à l’article 7 de la Charte canadienne. L’exigence de précision des lois, qui découle du principe de légalité, est essentielle pour que les individus sachent quand leur conduite est visée par la loi et aussi pour limiter le pouvoir discrétionnaire de l’État. L’argument, qui a été rejeté par la Cour, était basé sur la notion d’enfant mort avant la naissance, qui n’est pas définie au Code criminel. L’accusée prétendait que la loi était imprécise parce qu’elle ne traçait pas de ligne entre, d’une part, les fausses couches et les avortements, qui ne sont pas visés par cette infraction et, d’autre part, les mortinaissances. S’appuyant notamment sur un précédent anglais de 1854, l’affaire R. v. Berriman, la Cour a déterminé que, dans le cas où la mort survient avant la naissance, l’infraction vise uniquement « l’enfant qui serait probablement né vivant », c’est-à-dire « un enfant qui a atteint un stade de développement où, n’eût été un événement ou d’autres circonstances extérieurs, il serait probablement né vivant » (R. c.Levkovic 2013, paragr. 13). Ainsi, la poursuite aura le fardeau de prouver que l’accusée savait que la mort était survenue alors que l’enfant serait probablement né vivant. Le fait qu’une expertise médicale est nécessaire pour établir ce fait n’a pas été jugé problématique au regard de la théorie de l’imprécision.

La Cour a reconnu, dans l’affaire R. c.Levkovic (2013), le lien entre l’infraction de suppression de part et les enquêtes sur les homicides et les autres crimes reliés à l’accouchement, soit ceux de tuer un enfant non encore né et de négligence à se procurer de l’aide lors de l’accouchement, précédemment étudiés (paragr. 61 et 62).

Cette décision, qui revient à déterminer quand un foetus devient un enfant – et non une personne – au sens du Code criminel, était très sensible au regard des droits éventuels du foetus et de ceux des femmes. Dans un contexte où l’avortement est décriminalisé et où aucun régime législatif n’encadre les avortements tardifs, cet arrêt trace une frontière entre l’avortement, d’un côté, et le crime, de l’autre. La Cour suprême a tenté de se tenir le plus loin possible de ces considérations dans son arrêt, ne citant le terme « avortement » qu’une seule fois, et ce, en le rattachant aux positions des parties : « De fait, les parties s’entendent pour dire que dans son application à un enfant qui est mort avant la naissance, l’art. 243 ne s’applique qu’aux mortinaissances – et non aux fausses couches ou aux avortements » (R. c. Levkovic, 2014, paragr. 44). L’application de cet arrêt en première instance établira ce lien.

La Cour suprême du Canada a renvoyé l’affaire en première instance, soit à la Cour supérieure de l’Ontario, qui a déclaré l’accusée non coupable (R. c.Levkovic 2014). La preuve révélait que l’accusée, qui consommait beaucoup de drogue, avait fait plusieurs tentatives pour se faire avorter tardivement. L’expertise a établi que les restes étaient âgés d’environ 36 semaines, mais il n’a pas pu être établi hors de tout doute raisonnable que l’enfant serait probablement né vivant, parce qu’il a pu décéder à la suite d’une tentative d’autoavortement, ce qui ne tombe pas sous le coup de la loi. En acquittant l’accusée, le juge a tenu à lui signifier son dégoût, ce qui est assez inusité :

« Frankly, I find that result to be deeply disturbing and, in fact, disgusting at any moral level. However, I am bound by the law as the Supreme Court of Canada interprets it. You, Ivana Levkovic, have brought shame and community repulsion upon yourself (…). »

R. c.Levkovic 2014, paragr. 19-21

Mme Levkovic avait déjà été acquittée en 2010, par rapport à une autre grossesse, de négligence à se procurer de l’aide lors de l’accouchement et de suppression de part, après que le cadavre de l’enfant ait été conservé dans le congélateur pendant trois ans. Le juge n’était pas convaincu hors de tout doute raisonnable de sa culpabilité, notamment de son intention spécifique exigée à l’article 242 C.cr. et du fait qu’il s’agissait peut-être d’une fausse couche.

Bien que cette infraction s’applique à quiconque maintenant, ce qui inclut tant les hommes que les femmes, la jurisprudence rapportée démontre que les personnes accusées sont très majoritairement, voire exclusivement, de sexe féminin. Des femmes sont encore aujourd’hui condamnées pour ce crime et se voient imposer généralement 12 à 14 mois d’emprisonnement dans la collectivité suivis de deux ans de probation (R. c.Morrow, 2008 ; R. c. Taylor, 2011 ; voir aussi R. c. Anderwald, 2005). Certaines accusations d’outrage à un cadavre (art. 182 C.cr.) sont également posées dans ce contexte (R. c.Hagel, 2009 ; R. c.Morrow, 2008), une infraction plus générale, passible d’une peine plus élevée (cinq ans d’emprisonnement), alors qu’elle n’exige pas l’intention spécifique de la suppression de part.

L’abandon d’enfant

Notons enfin le crime d’abandon d’enfant (218 C.cr.), qui visait historiquement des cas où des nouveau-nés étaient laissés dans des endroits publics par leur mère, parfois dans l’espoir qu’ils soient recueillis. Si l’enfant décédait avant qu’il ne soit pris en charge, mais dans des circonstances qui ne démontraient pas l’intention de le tuer, la mère pouvait être accusée d’abandon d’enfant (Backhouse, 1984). Ce crime se lit aujourd’hui comme suit :

218. Quiconque illicitement abandonne ou expose un enfant de moins de dix ans, de manière que la vie de cet enfant soit effectivement mise en danger ou exposée à l’être, ou que sa santé soit effectivement compromise de façon permanente ou exposée à l’être est coupable :

  • a) soit d’un acte criminel passible d’un emprisonnement maximal de cinq ans ;

  • b) soit d’une infraction punissable sur déclaration de culpabilité par procédure sommaire et passible d’un emprisonnement maximal de dix-huit mois.

La Cour suprême du Canada a d’ailleurs récemment eu à juger d’un cas semblable dans l’affaire R. c. A.D.H. (2013), où une femme, qui ignorait être enceinte, a accouché dans les toilettes d’un grand magasin, abandonnant l’enfant, qu’elle croyait décédé, dans la cuvette. Or, il était vivant et a été recueilli. Accusée d’abandon d’enfant, elle a rapidement reconnu les faits, mais prétendait ne pas avoir la mens rea requise. Autrement dit, elle prétendait que, faute de connaissance du fait que l’enfant était vivant, elle ne pouvait pas avoir eu l’intention de l’abandonner, ce qui était requis, selon elle, pour établir sa culpabilité. À la suite d’une longue analyse historique, la Cour suprême en vient à la conclusion que cette infraction nécessite effectivement une mens rea subjective, dans cet arrêt qui constitue dorénavant un arrêt de principe sur la présomption de faute subjective pour les infractions criminelles. L’accusée a donc été déclarée non coupable. On sent dans la rédaction de ce jugement, tant de la part de la majorité que de celle de la minorité, une compassion pour l’accusée.

Tous les crimes analysés étaient donc reliés en ce qu’ils s’appliquaient tous à la femme enceinte forcée de poursuivre sa grossesse, faute de solution de rechange. Ils s’appliquent à différents stades de la périnatalité : pendant la grossesse (avortement), pendant l’accouchement (négligence, causer la mort pendant la naissance, homicide), après la naissance de l’enfant (infanticide, suppression de part, abandon), tout en visant la même personne. En effet, une femme pouvait tenter de provoquer ses règles en ingurgitant une potion qui n’allait pas produire l’effet recherché, se résoudre à tuer l’enfant, et, si elle s’en avérait incapable, l’abandonner.

Avant la réforme des infractions sexuelles, la professeure Hélène Dumont (1980-1981) écrivait que la femme « n’est jamais considérée par le Code criminel comme une personne à part entière, ayant une entité qui ne se manifesterait pas uniquement par la virginité ou la maternité » (p. 178). Maintenant que les infractions traitant de la virginité – « de moeurs antérieurement chastes » – ont été abrogées, les seules références à la femme concernent sa maternité. Le code envisage la femme enceinte ou qui vient d’accoucher comme une criminelle ou une personne dont l’esprit est déséquilibré. Cette présomption, bien qu’elle permette à la femme d’éviter la peine obligatoire dans les cas de meurtre, est lourde de signification.

Conclusion

Récemment, la Cour suprême du Canada rendait un verdict de culpabilité pour agression sexuelle dans le cas d’un homme qui avait percé un condom dans le but que sa partenaire tombe enceinte à la suite de leur relation sexuelle. Or, pour elle, le port du condom était essentiel, puisqu’elle ne souhaitait pas avoir d’enfant. Dans cette affaire Hutchinson, la Cour suprême a reconnu que le consentement de la femme à l’activité sexuelle était ainsi vicié par la fraude et qu’il s’agissait, en conséquence, d’une agression sexuelle. Le droit commun a donc sanctionné cette forme très particulière d’infraction dont la femme a été victime impliquant, dans ce cas-ci, une grossesse non souhaitée. La jurisprudence relative aux crimes impliquant une grossesse répond cependant généralement à une autre logique.

Ce texte a analysé les infractions relatives à la grossesse en droit canadien. Maintenant que l’avortement a été légalisé au Canada et que le contexte social a changé, amenant notamment une meilleure accessibilité et fiabilité des méthodes contraceptives, le Code criminel doit être adapté pour actualiser, harmoniser et simplifier les dispositions criminelles entourant la grossesse et l’accouchement. Le projet de loi C-51, récemment déposé à la Chambre des communes, est un pas dans la bonne direction. Même s’il est adopté, il restera du chemin à parcourir, car ces dispositions doivent s’appuyer sur les mêmes normes constitutionnelles et une conception uniforme du statut juridique du foetus, qui n’est pas une personne. À cet égard, la référence au concept d’enfant dans le Code criminel est équivoque. La réflexion sur la réforme de ces infractions doit se faire dans la foulée d’une réforme générale du Code criminel, d’une façon qui soit cohérente avec les autres dispositions, relatives aux infractions, notamment les homicides, et aux moyens de défense. Ainsi, si le législateur souhaite conserver une disposition relative à l’infanticide comme moyen de défense, cela devrait apparaître clairement du libellé de la disposition.

Alors qu’on les dirait tirées du passé, quelques affaires récentes de la Cour suprême du Canada ont montré une réalité sociale encore présente, bien que moins répandue qu’avant, de jeunes femmes défavorisées qui accouchent seules, parfois sans savoir qu’elles étaient enceintes. Alors que ces cas attiraient la sympathie des juges et des jurys autrefois, ce n’est plus nécessairement le cas aujourd’hui.

Se référant à notre droit criminel, la juge McLachlin (1991) conclut : « It has often placed the burden of social problems on the backs of women through the so-called « feminine » crimes related to reproduction and sexuality » (p. 22). Si le nouveau-né est dans un état de vulnérabilité particulière qu’il faut protéger, cela est également le cas de la mère qui vient d’accoucher dans des conditions difficiles, une situation dans laquelle seule une femme peut se retrouver. Il faut trouver un équilibre entre la protection des femmes et celle des nouveau-nés dans le droit criminel, afin que celui-ci ne soit pas un outil de marginalisation supplémentaire de certaines grossesses.