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Le 11 avril 2014, dans le cadre de la semaine nationale de sensibilisation aux victimes d’actes criminels, le groupe de recherche Victimes, droits et société du Centre international de criminologie comparée (CICC) de l’Université de Montréal organisait le colloque Femmes à la marge. L’évènement visait à parler des contextes de vulnérabilité spécifiques qui touchent les femmes et qui vont les placer à la marge de la société ou de la « normalité » ou peut-être au contraire, des femmes qui se trouvent déjà à la marge, les plaçant ainsi dans un contexte de vulnérabilité. Un colloque, qui se voulait interdisciplinaire, réunissant des experts pour aborder la criminalité et la victimisation genrée, des problématiques souvent peu abordées, occultées ou même ignorées. Le colloque Femmes à la marge fut une journée de partage où les panélistes présentaient leurs résultats de recherche, accompagnés par des réflexions issues des pratiques, actions et expériences des divers intervenants, chercheurs et professeurs. Il va sans dire que le colloque fut un succès, or plusieurs questions demeuraient sans réponses et plusieurs réponses invitaient à des réflexions supplémentaires. De ce contexte d’échanges des connaissances passionnés naîtra l’idée de créer un ouvrage collectif où nous poursuivrions nos réflexions à partir des résultats de recherche sur les femmes délinquantes et victimes, qui vivent dans un contexte de marginalité par le fait d’être des femmes. Ultérieurement, plusieurs autres chercheures se sont jointes au projet d’écriture, apportant des connaissances scientifiques sur de nouvelles thématiques peu abordées. Le résultat est la création du présent numéro thématique de la revue Criminologie.

Femmes à la marge vise à faire la lumière sur des problématiques reliées aux femmes dans des contextes spécifiques de violence et de victimisation. À partir des contributions émanant de professeurs, chercheurs et doctorants provenant de différentes disciplines (criminologie, droit, psychologie, psychoéducation, travail social, etc.), cet ouvrage contribuera à donner une visibilité aux femmes qui, en raison de leur contexte de vulnérabilité à la violence, se trouvent à la marge de la loi, de la société et même de la recherche. Plusieurs des questions criminologiques en émergence qui sont abordées dans cet ouvrage touchent notamment aux femmes, des problématiques parfois anciennes, mais qui demeurent des sujets tabous, donc pas suffisamment abordées par la littérature scientifique. Ce numéro consacré aux femmes qui se trouvent à la marge explore diverses thématiques : les femmes auteures d’un homicide conjugal ou d’agressions sexuelles, les crimes liés à la maternité, les violences basées sur l’honneur, l’itinérance au féminin, les jeunes mineures en fugue et la violence de genre en milieu scolaire et familial.

Dans une première partie du numéro, les trois premières contributions portent sur la criminalité des femmes en tant qu’auteures d’un crime. D’abord, l’article écrit par les psychologues Suzanne Léveillée et Clémentine Trébuchon aborde l’homicide conjugal au féminin. Elles partent du principe qu’étant donné que les femmes sont quatre fois plus susceptibles que les hommes d’être victimes d’un homicide conjugal, la plupart des recherches se focalisent sur les hommes ayant tué leur conjointe ou ex-conjointe. Or, peu d’études portent sur les enjeux psychosociaux de femmes auteures d’un homicide conjugal. L’objet de leur recherche est d’étudier, dans une visée exploratoire, les caractéristiques psychopathologiques, criminologiques ainsi que les motivations de femmes ayant commis un homicide. Dans ce texte traitant de la violence au féminin, les auteures présentent quelques comparaisons (différences et similitudes) entre les hommes et les femmes qui commettent un homicide conjugal. Pour ce faire, une analyse exhaustive des dossiers du coroner en chef du Québec a été effectuée sur une période allant de 1989 à 2006 pour un total de 40 cas. À partir des résultats, les auteures dégagent certaines particularités féminines.

L’article subséquent, Les femmes qui agressent sexuellement en compagnie de leur conjoint, est coécrit par la doctorante Marion Desfachelles et la professeure Franca Cortoni, les deux issues de l’École de criminologie. Bien que les connaissances relatives aux délinquantes sexuelles se soient développées au cours des dernières décennies, la question des « codélinquantes sexuelles » reste sous-étudiée. Les codélinquances constituent pourtant une importante portion des délits sexuels féminins. Les données de leur recherche ont été recueillies lors d’entretiens semi-dirigés auprès de dix-sept femmes incarcérées en France pour des délits sexuels commis avec leur conjoint ou amant. À des fins de triangulation des données, la méthodologie comprend également une revue des dossiers pénaux. Leurs résultats de recherche montrent que les codélinquantes présentent des facteurs de vulnérabilités spécifiques acquis au cours de leur enfance et à l’âge adulte à travers leurs expériences sentimentales négatives et abusives, les mettant dans une position à risque d’agresser sexuellement.

Marie-Pierre Robert, professeure en droit pénal canadien et international, dans son article Crime et maternité, analyse les infractions au Code criminel canadien reliées à la grossesse. Selon l’auteure, la grossesse, état essentiellement féminin, amène une vulnérabilité particulière, incarne la quintessence de la femme à la marge puisque celle-ci peut se retrouver particulièrement désemparée et vulnérable du fait de faire face à une grossesse non désirée. En droit canadien, mis à part la grossesse forcée comme forme de crime international, il n’existe plus de crime dont seule la femme peut être victime. Par contre, il existe des « crimes genrés » dont seule la femme, enceinte ou ayant accouché récemment, peut être accusée, pouvant l’amener à une marginalisation supplémentaire. S’appuyant notamment sur la jurisprudence canadienne récente relative à de telles infractions (avortement, négligence à se procurer de l’aide lors de l’accouchement, infanticide, suppression de part et abandon d’enfant), le texte remet en question la cohérence et la modernité de ce régime législatif, qui semble être le reflet d’une époque révolue, ce qui accroîtrait la vulnérabilité et la marginalité de la femme.

Dans la deuxième partie du numéro, les problématiques des jeunes mineures en fugue et l’itinérance au féminin seront traitées. Tout d’abord, la professeure Sylvie Hamel, du Département de psychoéducation, dans son article La problématique des mineures en fugue : question de protection ou de développement ? présente les résultats de sa recherche s’intitulant Rejoindre les mineurs en fugue dans la rue : Une responsabilité commune en protection de l’enfance, ayant été réalisée entre 2008 et 2011 dans le but de réactualiser la compréhension de l’expérience de la fugue chez les jeunes. À propos de la situation des filles, les résultats mettent en évidence que les intervenants estiment que les filles sont désormais plus nombreuses à faire des fugues, au point où elles auraient rejoint les garçons. Les intervenants estiment aussi que les filles se placent généralement dans des situations plus dangereuses que les garçons, parce qu’elles doivent recourir davantage à leur réseau de connaissances et de fréquentations pour répondre à leurs besoins de base, en l’occurrence l’hébergement. Les jeunes mineures qui fuguent bénéficient peu du soutien des organismes, dans une moindre mesure que les garçons à tout le moins, et vivraient ainsi de plus grands risques étant donné qu’elles s’en remettent bien souvent au soutien de gens qu’elles ne connaissent pas. Est-ce que le regard porté sur elles, les confinant au rôle de victime, peut contribuer à décupler leur marginalisation et peut-être même à soulever en elles le désir de prendre de plus grands risques pour pouvoir en émerger ? Cet article se concentre sur le discours des jeunes filles (n = 17), à propos des dangers qu’elles ont rencontrés durant leurs fugues, mais aussi à propos du sens qu’elles donnent à cette expérience qu’elles ont vécue.

Ensuite, les professeures Céline Bellot et Jacinthe Rivard, de l’École de travail social, dans leur article intitulé Repenser l’itinérance au féminin dans le cadre d’une recherche participative, sous une perspective de travail social, font un exercice de visibilisation de l’itinérance des femmes. Les auteures considèrent que les savoirs sur les situations d’itinérance ont été construits à partir de l’expérience masculine, et de ce fait, l’itinérance féminine se trouve à la marge de ces connaissances, au mieux présentée comme cachée, au pire comme invisible. Elles s’appuient sur un positionnement épistémologique critique et sur une approche participative, afin de créer une mobilisation des connaissances, induites par des femmes vivant ou ayant vécu des situations d’itinérance. Ainsi, cet article vise à rendre visible l’itinérance au féminin non pas simplement en déconstruisant les savoirs établis relativement à l’itinérance masculine, mais bien davantage en coconstruisant des savoirs générés par les personnes concernées.

Dans le présent numéro, nous trouvons également deux articles traitant de la problématique des violences basées sur l’honneur (VBH). Bien que ces dernières années il y ait eu des avancements dans le cadre de l’intervention et de la recherche, les VBH demeurent une réalité encore peu visible, mal comprise et encore taboue. Cette réalité cache plusieurs formes de violences liées à l’honneur qui interpellent de plus en plus les acteurs sociojudiciaires de divers milieux. Il est essentiel de mieux comprendre ces violences, qui s’inscrivent dans le continuum de la violence envers les femmes, pour agir efficacement sur le plan de la prévention, de l’intervention et de la protection des femmes et des filles vulnérables, souvent isolées, qui sont issues de communautés d’origine très diverses.

La première contribution, Le crime d’honneur : dans les marges de la hiérarchie de genre, est de la docteure en histoire Aurore Schwab. L’auteure considère que la victime du crime d’honneur est généralement une femme soupçonnée de gérer sa chasteté d’une façon divergente de l’avis de son groupe familial. De plus, habituellement, l’auteur du crime d’honneur est un homme qui fait partie du même groupe familial que la victime. De l’avis de Schwab, la hiérarchie de genre est sous-jacente au crime d’honneur. Pour le montrer, elle étudie le cas du crime d’honneur subi par Samia Sarwar en 1999 au Pakistan. Plus particulièrement, l’auteure analyse la manière dont la hiérarchie de genre peut marginaliser le groupe social des femmes. Ensuite, elle présente le rôle des femmes comme complices du crime d’honneur. Enfin, cet article met en lumière, notamment par l’analyse du discours de la rapporteuse spéciale onusienne sur la violence envers les femmes, ses causes et ses conséquences, la manière dont les (op)positions sur le crime d’honneur et la hiérarchie de genre traversent les échelles de gouvernance.

Le deuxième article, Les violences basées sur l’honneur au Canada et au Québec. Renforcement des lois afin de venir en aide aux victimes, est coécrit par les professeures Estibaliz Jimenez et Marie-Marthe Cousineau, ainsi que par les étudiantes à la maîtrise Ève-Marie Tanguay et Joelle Arcand, sous une approche interdisciplinaire (droit, criminologie, psychoéducation et travail social). En 2009 survenait au Canada le meurtre sordide de trois jeunes filles et de leur tante par trois membres de la famille. Désormais tristement célèbre, le cas Shafia, largement médiatisé, avait soulevé dans la foulée d’importantes questions sur la façon de prévenir les VBH et de protéger les jeunes filles vivant une telle situation. Les VBH sont difficiles à aborder de peur de stigmatiser et marginaliser davantage au passage certaines femmes, familles et communautés issues de l’immigration. Dans ce contexte, les enjeux entourant l’intervention se complexifient non seulement lorsqu’il s’agit d’identifier et de soutenir les victimes, mais également dans les cas de dénonciation des agresseurs. Dans les années suivant l’affaire Shafia, des lois ont été adoptées autant au fédéral qu’au provincial afin de protéger les victimes des VBH. Le présent article a pour objectif, à partir d’un examen des textes juridiques et jurisprudentiels, de mettre en lumière, tout en la remettant en question, l’évolution des mesures survenues à la suite de l’affaire Shafia en vue de faire face à la réalité des VBH.

La dernière partie du numéro thématique Femmes à la marge, porte sur la violence genrée et ses conséquences. Le premier article porte sur la violence vécue par les filles en milieu scolaire en France. Le deuxième, sur les femmes victimes de violence conjugale ayant accepté l’engagement 810 du Code criminel canadien.

La contribution de Patricia Mercader, professeure en psychologie sociale, est fondée sur une recherche interdisciplinaire intitulée Pratiques genrées et violences entre pairs : les enjeux socio-éducatifs de la mixité au quotidien en milieu scolaire. On y examine la portée identitaire des violences de genre entre élèves, avec l’hypothèse que ces violences, signe d’une véritable intolérance à la mixité, ont pour effet de marginaliser les filles, malgré leur nombre et leur réussite scolaire, dans le groupe des pairs centré sur les garçons. L’analyse de l’article est fondée sur 39 entrevues semi-directives avec des chefs d’établissement et une année scolaire entière d’observations ethnographiques dans cinq établissements de statut, niveau et secteur sociogéographique variés. Dans trois d’entre eux, la violence de genre est quotidienne. Dans ces établissements où la violence physique est quotidienne, c’est le modèle de la virilité qui prévaut, une virilité qui s’exprime essentiellement à l’encontre du féminin, qu’il soit porté par les femmes ou par les hommes, et sur la base du rabaissement.

Finalement, l’article Les femmes victimes de violence conjugale à la marge du système pénal : l’engagement 810 du Code criminel, coécrit par Adriana Bungardean et Jo-Anne Wemmers, dans le domaine de la victimologie. L’engagement 810 du C.cr. est une mesure couramment utilisée comme issue des causes pénales en violence conjugale. Ces dernières années, il y a même eu une augmentation du nombre d’ordonnances d’engagement en vertu de l’article 810 émises dans les cas de violence conjugale à Laval. À la fois mesure judiciaire et extrajudiciaire, l’engagement 810 implique un arrêt de procédures pénales pour l’accusé, en échange d’un engagement de la part de celui-ci de respecter des conditions, dont ne pas contacter, importuner ou se présenter au domicile de la victime pendant une période de 12 mois. L’engagement se veut une mesure visant à assurer un filet de sécurité pour la victime. Or, c’est une mesure qui reste controversée, du fait que bien que l’engagement 810 dans les poursuites en violence conjugale devrait offrir une voie médiane entre l’abandon et des poursuites, dans l’application on donne peu de place aux victimes, ce qui contribue à maintenir les femmes victimes de violence conjugale à la marge de la justice. Malgré l’utilisation fréquente, peu d’études ont cherché à savoir si l’engagement 810 est une mesure appréciée par les victimes et si leur besoin de sécurité a été satisfait. Dans le présent article, il sera également question d’examiner le contexte dans lequel l’engagement est appliqué pour les causes pénales en violence conjugale et les raisons que les femmes victimes évoquent pour avoir accepté ledit engagement.

Voilà donc, en quelques lignes, le sommaire des articles scientifiques présentés dans ce numéro thématique portant sur des femmes à la marge. L’intérêt du présent numéro est de contribuer à donner une plus grande place aux femmes dans des problématiques peu abordées ou qui sont en émergence. Le but ultime étant de sortir ces femmes de la marginalité et de leur donner la parole pour mieux les comprendre et mieux intervenir avec elles.