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Michel Federspiel enseigna le grec toute sa carrière à l’Université de Clermont-Ferrand (1966-2002). À partir des années 1970, il se donna pour objectif de traduire et de commenter dix opuscules pseudo-aristotéliciens et un traité aristotélicien. Il y travailla jusqu’à sa mort en 2013. L’éditeur Les Belles Lettres accepta de publier les travaux de Federspiel, qui paraîtront en cinq tomes dans la collection « La Roue à livres ». Le premier titre à sortir des presses contient le traité aristotélicien Du ciel. Victor Gysembergh fut chargé de la révision du manuscrit et de la mise à jour scientifique. Il ajouta des notes complémentaires, une bibliographie bonifiée et un index. Par son origine, le volume est plus érudit que les autres titres parus dans cette collection. Le commentaire prend la forme d’une analyse suivie, structurée selon la numérotation Bekker, sans appels de notes dans la traduction. L’ouvrage de Federspiel offre la quatrième traduction française commentée du traité Du ciel. Ce dernier a en effet été publié en français dans les traductions modernes de J. Tricot (Vrin, 1949), de P. Moraux (Les Belles Lettres, 1965) et de C. Dalimier-P. Pellegrin (Flammarion, 2004). La force de Federspiel tient à notre avis dans son expertise en tant que traducteur de textes scientifiques et techniques anciens. Il aborde le traité Du ciel dans une perspective que ne pouvaient avoir ses prédécesseurs, avant tout philosophes de formation.

Une introduction de quatre-vingt-sept pages, abondamment annotée, précède la traduction. La première partie s’intéresse à la structure et au plan du traité. Federspiel s’interroge sur l’unité du traité. A-t-il une cohérence interne ou résulte-t-il d’une juxtaposition de textes aristotéliciens datant de périodes diverses ? La question se pose depuis longtemps sans qu’un consensus ait été atteint. Federspiel énumère les positions défendues au fil des spécialistes, puis refuse de prendre position. Il renvoie le lecteur à la documentation pertinente qu’il a citée. Le reste de la première partie résume les principaux thèmes relevant des quatre livres du traité Du ciel. La deuxième partie de l’introduction se penche sur la cosmologie et la mécanique à l’oeuvre dans le traité. En divisant l’univers en deux zones, la région supralunaire composée d’éther et la région sublunaire composée des quatre éléments traditionnels, Aristote donne une orientation particulière à sa mécanique. Les mouvements naturels des corps diffèrent selon la région : l’éther se meut en cercle, alors que les corps d’ici-bas se déplacent en ligne droite vers le haut ou vers le bas. Federspiel explique clairement les difficultés que rencontre la mécanique aristotélicienne. Le Stagirite ignorait le principe d’inertie, ce qui l’obligea à postuler que le mobile ne se meut que sous l’action du moteur, qui doit toujours agir sur le mobile pour que celui-ci se déplace. De plus, Aristote n’arriva pas « à lier le poids d’un corps à sa densité, à sa quantité de matière ou masse et à l’accélération de la pesanteur en un point donné » (p. 26). C’est pourquoi il dut octroyer des mouvements naturels aux éléments, vers le haut ou vers le bas, afin d’expliquer le lourd et le léger. La troisième partie de l’introduction s’attarde aux critiques qu’Aristote adresse à Platon dans le traité Du ciel. Sauf exception, Aristote évoque Platon pour le critiquer. Il s’en prend avant tout au Timée et à la théorie des éléments que propose ce dialogue. Federspiel ne manque pas de souligner la mauvaise foi d’Aristote à l’égard de son maître, comme aussi les arguments trop cryptiques ou incomplets pour être vraiment compréhensibles. La quatrième partie discute de la méthodologie qu’Aristote emploie dans le traité. La principale méthode utilisée distingue entre un examen général ou universel d’un problème et un examen particulier. La méthode générale est souvent dialectique, appartient en propre au philosophe et s’utilise quand les objets à l’étude échappent à l’observation empirique. Par exemple, l’inexistence d’un corps infini ou l’unicité du ciel. L’examen particulier porte sur l’évidence sensible, relève souvent du sens commun, et repose sur l’observation ou la tradition populaire (on n’a jamais vu que…). Il n’en reste pas moins, explique Federspiel, que l’observation et l’examen général demeurent pour Aristote des outils à la solde des conceptions traditionnelles et des préjugés. Par exemple, lorsqu’il assimile le nombre trois au concept de tout et de parfait, le Stagirite ne suit pas une démarche scientifique, mais amalgame l’arithmologie pythagoricienne à la géométrie en trois dimensions et à des conceptions religieuses et linguistiques. La cinquième partie aborde l’utilisation des mathématiques dans le traité Du ciel. Cinq pages suffisent à expliquer que ce traité évoque souvent les mathématiques, mais pas dans une perspective philosophique. Celles-ci servent à décrire les phénomènes physiques. Dans la sixième et dernière partie, Federspiel évoque des critiques que Straton, Xénarque et Philopon formulèrent contre la cosmologie aristotélicienne. L’existence de l’éther était toujours le premier point en litige.

La traduction se base sur l’édition établie par P. Moraux en 1965. Federspiel propose vingt-neuf amendements au texte grec. Nous avons confronté plusieurs pages de la traduction avec le texte grec, en sélectionnant des passages au hasard dans chacun des quatre livres du traité Du ciel. On constate que Federspiel traduit l’esprit du texte plus que la lettre. Le style gagne en élégance mais perd en précision. Par exemple, en 268a8-9, le grec se rend littéralement comme suit : « Parmi les grandeurs, celle qui se divise selon une dimension est une ligne, selon deux dimensions une surface, selon trois dimensions un corps ». Federspiel traduit : « Dans les grandeurs, on distingue la ligne, la surface et le corps, divisibles respectivement selon une, deux ou trois dimensions ». Ou bien, en 268a10-11, Aristote affirme : « En effet, comme les pythagoriciens le disent eux aussi […] » ; Federspiel écrit : « En effet, et c’est aussi une thèse pythagoricienne […] ». Le traducteur prend de la liberté avec la lettre du texte sans pourtant en dénaturer le sens. Il est difficile d’apprécier l’exactitude de ce style de traduction, car Federspiel ne se contraint pas à respecter le nombre et la fonction grammaticale des substantifs, ni les temps et les personnes des verbes conjugués. Les compléments au pluriel peuvent devenir des sujets au singulier, les verbes personnels des impersonnels, et ainsi de suite. Des mots grecs ne sont pas traduits même dans des phrases simples, alors que des mots lourds de sens apparaissent dans des passages complexes. Il est troublant de voir apparaître le terme « principe » sans que le grec fournisse d’équivalent direct ni contextuel. Autant que nous puissions en juger, Federspiel ne trahit pas le texte du traité Du ciel. Le lecteur qui goûte les traductions plus littérales se tournera de préférence vers les travaux de Moraux ou de Dalimier-Pellegrin. Celui qui apprécie les traductions plus littéraires de Tricot préférera celle de Federspiel.

Un commentaire de plus de cent pages suit la traduction. Les interventions sont érudites, bien documentées et parsemées de grec, qui est cependant toujours traduit en français. Federspiel fait preuve de mesure et prend soin de ne pas se perdre dans des points de détail. Il souligne à maintes reprises qu’il ne peut aller en profondeur et qu’il se contente d’indications générales. Les notes les plus longues ne dépassent pas deux pages. La majorité des analyses tiennent en un court paragraphe. L’ampleur du commentaire reste remarquable et surpasse les indications plus sommaires de Tricot et de Dalimier-Pellegrin. L’ouvrage de Moraux offrait peu de notes complémentaires, mais l’introduction à son édition comptait cent quatre-vingt-dix pages. Ce qui fait de l’ouvrage de Federspiel le deuxième commentaire en importance sur le traité Du ciel dans le monde francophone.

Le livre se termine sur deux bibliographies et un index. La première bibliographie reprend les titres cités par Federspiel dans l’introduction et le commentaire. Les titres apparaissent en ordre alphabétique des auteurs modernes. Nous aurions souhaité y trouver des divisions thématiques, à tout le moins une section pour repérer aisément les traductions et les commentaires sur le traité Du ciel. En l’état, le lecteur qui cherche les traductions modernes du traité doit se repérer avec le nom de famille du traducteur moderne. Il n’y a pas d’entrées à « Aristote ». La seconde bibliographie recense les publications que Federspiel n’a pu prendre en compte. Nous y trouvons cette fois des sections thématiques qui aident au repérage. Un « Index nominum et rerum » clôt l’ouvrage. Il se cantonne malheureusement à la traduction du traité. Les mentions faites à des personnes ou des concepts-clés dans l’introduction et le commentaire ne sont pas consignées. L’index aurait pourtant permis d’exploiter au mieux l’érudition dont fait preuve le commentaire.

En somme, la publication de ce premier ouvrage rend un bel hommage à l’oeuvre de Federspiel. Son travail méritait une telle diffusion, car il manifeste une qualité scientifique indéniable. Les tra- ductions françaises du traité Du ciel ne manquant pas, c’est surtout l’introduction et le commentaire suivi, parmi les plus étoffés, qui contribueront aux études aristotéliciennes.